Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Toujours voulant savoir pourquoi, on croit au toit sans en voir l’ombre.
L’Ogre du Jeu
*
Dans le silence du Pavillon du Flocon, destiné aux visiteurs, je m’étais glissé dans la chambre d’Irami pour lui raconter mon prochain rendez-vous nocturne et lui dire que, cette fois-ci, il était spécialement invité par Yelyeh, y compris Sonju. Ce dernier s’empressa de dire :
— « Ne la faisons pas attendre. Allons-y ! »
Le Fondateur des Nuages avait manifestement hâte de rencontrer la dragonne. Irami et moi échangeâmes un regard amusé. Mon ami hocha la tête.
— « Nous te suivons, Zangsa. »
Les chambres des visiteurs, par ailleurs simples, étaient bien heureusement chauffées par des poêles. Quand j’ouvris la porte, un courant d’air glacial m’enveloppa. Je venais de mettre un pied dehors, dans le couloir, quand j’entendis un souffle de surprise et je perçus l’odeur d’un humain. Je tournai la tête.
À trois mètres à peine de la porte, les bottes à la main, les pieds nus, emmitouflé dans une cape, se trouvait Son Altesse le Quatrième Prince de l’Empire. Il avait visiblement quitté sa chambre du Pavillon de Glace pour subrepticement entrer dans le bâtiment des visiteurs. Mais pourquoi à pas furtifs ?
Un sourcil haussé, je dis :
— « Bonsoir. »
Le prince s’était redressé de tout son haut. Il se racla la gorge et salua comme un cultivateur du Murim, mais il parla comme un noble :
— « Bien le bonsoir. Je viens rendre visite à mon jeune frère. »
— « Et tu avais enlevé les bottes pour ne pas nous réveiller. C’est gentil », fis-je en souriant. Je désignai la porte d’à côté. « La chambre de Liuk est juste ici. »
Prince Rajeyl hésita, regarda la porte que je désignai, puis demanda dans un murmure :
— « Ton compagnon est l’Épée Filante Qui Danse, n’est-ce pas ? » Ses yeux brillèrent, se posant sur Irami, juste derrière moi, sur le pas de la porte. Il resalua, inclinant la tête. « Nobles cultivateurs. Puis-je vous déranger un instant ? »
J’échangeai un coup d’œil avec Irami, qui hocha la tête. Nous retournâmes dans sa chambre avec le prince. Dès que je refermai la porte, celui-ci avoua dans son langage princier :
— « Je ne voudrais guère trop vous déranger, mais on m’a dit que vous étiez au courant de ma véritable identité… »
— « Parle sans crainte », assura Irami, tout aussi courtois. « Les titres impériaux ne sont que du vent dans le Murim. »
Son éternel air serein sembla marquer le prince, qui inclina respectueusement la tête et se présenta humblement :
— « Merci. Ici, je suis simplement Rajeyl, novice de la Secte des Glaces. On me connaît aussi sous le nom de Raconteur Impertinent. »
Je mis un temps à réagir, puis j’agrandis les yeux, incrédule.
— « Quoi ? Le Raconteur Impertinent ? L’auteur de l’œuvre Poésies de l’âme ? »
Manifestement content d’avoir été reconnu, le prince modéra aussitôt son expression et confirma :
— « J’ai effectivement écrit ces humbles vers. »
Je soufflai. Il y avait quatre ou cinq ans, en furetant dans la bibliothèque de Maître Ryol, j’étais tombé sur ces cinq recueils et les avais lus avec intérêt, m’imaginant que l’auteur devait être quelque vieux haut fonctionnaire impérial féru de poésie et d’histoire, tantôt logique, tantôt sentimental, se défoulant par écrit contre la corruption morale endémique au système, mais aussi contant de vieilles légendes perdues bien amusantes. Il consacrait tout un recueil à exalter la vertu et les idéaux de certaines anciennes personnalités, presque toutes issues du Murim. J’avais même fait lire ça à Irami. Mais l’auteur était en fait un jeune prince de l’Empire ? J’eus tout d’un coup un élan de sympathie pour lui, mêlé de curiosité.
— « Hé. Je pensais que le Raconteur était un vieil érudit. Mes excuses, Altesse », dis-je en souriant.
— « De beaux vers et de belles idées », ajouta Irami.
Le prince s’inclina à nouveau.
— « Ce n’est que l’œuvre d’un homme qui a à peine vu le monde et a encore beaucoup à apprendre, mais je vous remercie. »
— « Et… en quoi pouvons-nous t’aider ? », m’enquis-je.
— « Eh bien… » Le prince hésita puis lança enfin, sincèrement troublé : « Voyez-vous, Liuk, mon cher frère, est parti au printemps chercher un remède pour réparer mon sceau corrompu. C’est un jeune très prudent pour certaines choses mais intrépide quand il s’agit de me servir. Cette après-midi, quand il est revenu, j’étais heureux de le retrouver sain et sauf. Cependant… j’ai de suite trouvé que quelque chose n’allait pas. L’apparence était là, le cœur avait changé. Je l’ai alors poussé à un duel. S’il perdait, il devait répondre à ma question sans mentir. Liuk aurait bien évidemment accepté, tout en sachant qu’il perdrait. Mais il a gagné. Je devrais pouvoir m’en réjouir, mais… »
— « En résumé, tu soupçonnes le Liuk d’aujourd’hui d’être un imposteur », l’interrompis-je, fatigué de ses tergiversations.
Le prince nous regarda tour à tour puis acquiesça.
— « C’est exactement cela. Mais je voudrais en avoir le cœur net et, par conséquent, j’aimerais demander à l’imposteur ce qu’il a fait de mon frère bien aimé. Voilà pourquoi je suis venu ici cette nuit. »
Je cogitai. Je ne voulais pas trahir l’Ogre du Jeu, mais si le Prince Rajeyl parlait de ses soupçons à la Suprême, c’en était fini de lui. Devais-je tout lui avouer ? Au moins, lui assurer que Liuk, le vrai, allait bien…
— « Allons le voir », dit soudain Irami. Je sursautai. Quoi ?
Une lampe à la main, Irami sortait déjà de la chambre. Il était plongé dans ses pensées. Après quelques méditations, je me dis qu’il songeait peut-être à son clan des Namgath et à la relation bien plus conflictuelle avec son propre frère aîné… Le Prince Rajeyl, lui, avait l’air d’avoir une profonde affection pour son jeune frère. Et Irami ne voulait pas que cette bonne relation prenne fin. Je soupirai, esquissant un sourire. Ne m’en veux pas trop, Loufou.
Nous trouvâmes l’ogre-Liuk en train de ronfler tout près du poêle, enveloppé de couvertures et… entouré d’une formation d’illusions si subtile que je ne l’aurais pas perçue si je ne l’avais pas cherchée. Il s’était donc même préparé au cas où quelqu’un aurait eu l’idée de s’introduire dans sa chambre pendant qu’il dormait. Une telle maîtrise des illusions était tout simplement époustouflante.
Je posai un doigt sur un des quatre coins du lit, que Taz avait utilisés comme piliers pour sa formation runique. Le lien avait été si finement ciselé que j’aurais été en peine de dire s’il utilisait du ki pourpre ou du ki doré.
— « Décidément », fit soudain la voix de Liuk, « vous entrez chez les autres quand ça vous plaît. »
Comme il s’asseyait sur le lit, je désignai Irami du pouce.
— « C’est lui qui a ouvert la porte sans frapper. »
Irami salua respectueusement.
— « Je demande pardon pour mon impolitesse. Cependant, se faire passer pour quelqu’un d’autre n’est pas mieux. J’aimerais que tu expliques à cet homme que son frère est sain et sauf. »
L’ogre regarda le Prince Rajeyl. Il y eut un silence. Il soupira et, alors, sortant de nulle part sa longue pipe, il la mâchonna en maugréant :
— « C’est pour ça que vous m’avez réveillé ? Zangsa », m’appela-t-il. « Qu’est-ce que tu fabriques… ? »
À cet instant, je touchai quelque chose dans la formation qui la brisa et la véritable apparence de l’ogre apparut dans toute sa splendeur. Taz me foudroya du regard. Oups. La réaction du Prince Rajeyl ne se fit pas attendre : il pâlit et dévisagea l’ogre-démon comme s’il avait vu un monstre, puis il s’écria :
— « Un… ! »
Je me précipitai pour poser une main sur sa bouche et dis sur un ton rassurant :
— « Chut, Altesse. Contre toute apparence, cet ogre a sauvé la vie de Liuk hier soir. Mais si les Lancières le voient, il pourrait bien finir embroché. »
Le Prince Rajeyl me regarda, les yeux écarquillés. Il recula pour échapper à ma main et prit une bouffée d’air. Au lieu de crier à l’aide, il se contrôla et eut l’air d’évaluer la situation avec un calme remarquable.
— « Est-ce vrai ? », demanda-t-il alors. « Que tu as sauvé la vie de Liuk. »
L’ogre se tapota le menton du bout de sa pipe et haussa les épaules.
— « C’est faux. J’ai joué avec lui, c’est tout. Zangsa : je t’ai dit qu’il était sain et sauf. Pourquoi m’avoir réveillé et brisé ma formation ? J’ai dit que je ne mangeais pas d’humains depuis longtemps, mais, tiens, un renard pourpre comme toi, même hybride, ça ne doit pas être mauvais… accompagné d’une soupe d’orties, peut-être… »
Sa voix était calme mais ses yeux continuaient à lancer des éclairs. Je me cachai à moitié derrière Irami en protestant :
— « Irami ! Il veut me manger ! »
— « Espèce de lâche, tu fais bien de te cacher, car je ne plaisante pas », fit l’ogre d’une voix grondante. « Mais, si tu penses que ton ami va pouvoir te protéger, tu te trompes ! »
Il fit virevolter sa pipe entre ses doigts. Soudain, la chambre chavira et mon champ de vision se distordit. Je me trouvai tout à coup au-dessus d’un océan d’aiguilles rocheuses qui s’avéraient être de plus en plus grandes au fur et à mesure que je tombais, tombais, le vent sifflant à mes oreilles…
Le cœur battant, tous mes sens trompés par l’illusion, je fermai mes poings avec force. La formation illusoire de Taz nous englobait comme un voile qu’il nous aurait jeté dessus. Comme je ne trouvai pas d’issue facile, je grognai :
— « Yelyeh m’a dit un jour : si quelqu’un te mange avant moi, je le mangerai jusqu’aux os. Loufou, tu veux toujours ton renard aux orties ? »
L’illusion demeura encore quelques secondes puis s’évanouit aussi vite qu’elle était venue. Irami et moi étions toujours debout, mais, en tout cas pour ma part, peu s’en fallait que je ne tombe à genoux tellement l’illusion de la chute avait fait trembler ma perception de la réalité.
Je croisai mes bras, un sourire moqueur aux lèvres.
— « Tu as tellement peur de Yelyeh ? »
L’ogre fit claquer sa langue, le regard rivé sur quelque chose derrière nous. Je découvris alors le Prince Rajeyl, affalé sur le sol en pierre, respirant par à-coups, le teint très pâle. Je soufflai.
— « Tu viens de tuer ton frère avec ton illusion ! »
— « N’exagérons rien. »
— « Une… illusion ? », répéta le prince faiblement.
L’ogre était quand même un peu inquiet, car il se leva et nous aida à allonger le prince sur son lit. Il avait la mine sombre.
— « Cette formation runique est diabolique. »
— « Au moins, tu t’en rends compte. Je comprends mieux pourquoi les Moines d’Amabiyah disent que l’art de l’illusion est une arme dévastatrice… »
L’ogre me frappa la tête avec sa pipe.
— « Je parle du sceau qu’il porte, renard abruti. »
Oh. L’ogre déboutonna le haut de la tunique du prince et Irami et moi nous rembrunîmes quand nous vîmes le fameux sceau impérial.
Le tatouage, de couleur carmin tacheté de noir, se trouvait au niveau du cœur, sur la poitrine, à gauche. Il représentait l’aigle impérial embrassant l’Œil de la Vérité de ses ailes déployées vers le haut.
J’avais vu ce symbole de nombreuses fois pendant mes années d’errance passées avec mon grand-père : on le retrouvait gravé sur quasiment toutes les façades des bâtiments officiels et sur les arcs en pierre à l’entrée des villes. Les dalles de la Place de la Liberté, dans la Cité Impériale, étaient décorées de ce motif. Même si l’Empire Démocratique des Plaines Centrales avait adopté la rose bleue avec la colombe blanche comme nouveau symbole depuis près d’un siècle, l’ancien symbole impérial n’était pas tombé dans l’oubli, loin s’en fallait. Tout indiquait, d’ailleurs, que la propre famille impériale continuait à l’utiliser pour tatouer ses nouveaux membres.
Comme l’ogre approchait une chaise pour s’asseoir au chevet du lit, je demandai :
— « Tu penses pouvoir l’aider ? »
— « Moi ? Mnon, pourquoi ? », demanda l’ogre, mâchonnant sa pipe. « Je ne m’y connais pas en sceaux. »
— « Pourquoi tu dis alors que c’est un sceau diabolique ? », s’enquit Irami.
Je tendis une main vers le sceau du prince tandis que Taz répondait :
— « L’énergie du sceau est du ki orange. »
J’écarquillai les yeux, ma main s’arrêtant net à quelques centimètres de la poitrine du Prince Rajeyl.
— « Du ki orange ? », répéta Irami. « Tu veux dire que le scelliste a utilisé du ki pourpre et du ki doré pour fabriquer ce sceau ? »
L’ogre le regarda avec curiosité.
— « Tu es un humain et tu parles de ki pourpre au lieu de ki-démon ? Enfin », reprit-il, « comme j’ai dit, je ne m’y connais pas en sceaux, mais mélanger deux énergies incompatibles, c’est clairement diabolique. Devinez quel est l’autre nom du ki orange ? »
Je haussai un sourcil. Le ki orange avait un nom ?
— « Qu’est-ce que tu racontes, Loufou ? », répliquai-je. « Le ki orange n’est pas un type de ki. »
— « C’est faux. Le ki orange est aussi appelé le ki originel. »
Le ki originel ?
— « J’ai entendu une fois une histoire », intervint alors Sonju depuis sa Corne des Nuages. « C’est l’histoire d’un gros poisson à deux têtes, l’une pourpre, l’autre dorée. L’une voulait nager à la surface, l’autre voulait nager sous l’eau. Fatiguée de les entendre se plaindre, la Rivière décide de les couper tout du long, donnant naissance au poisson doré et au poisson pourpre. Quand l’Océan veut les assembler à nouveau, il n’y parvient pas, car leurs blessures sont déjà guéries. L’un s’éloigne vers le haut et rejoint les sources d’eau, là où il peut regarder le ciel le plus près. L’autre s’éloigne vers le cœur de la terre et atteint les profondeurs, là où il peut s’allonger. Jamais ils ne se voient, jamais ils ne font demi-tour, car s’ils le faisaient, les deux mourraient. »
L’ogre hocha la tête.
— « C’est pourquoi, dit-on, le ki pourpre est plus fort dans les hautes montagnes et le ki doré est plus fort dans les plaines. Qui t’a raconté cette histoire ? »
— « Oh, une vieille dame qui n’est probablement plus de ce monde. Une humaine-démon. »
Je sursautai légèrement. Sonju avait rencontré une humaine-démon ? Les humains pourpres, d’après Yelyeh, avaient tellement souffert des persécutions humaines qu’ils s’étaient depuis longtemps retranchés loin à l’intérieur des Montagnes Perdues, même bien avant Sonju.
L’ogre hocha la tête à nouveau puis demanda :
— « Au fait, tu es qui ? »
Je souris et, laissant Sonju se présenter, je demandai au prince :
— « Je peux ? »
Le Prince Rajeyl hocha la tête, l’air plus intéressé par la présentation de Sonju que par son sceau. Je posai mes doigts autour de celui-ci. La complexité des runes me sauta aussitôt aux yeux. C’était un vrai travail de minutie. Le nombre de runes n’était pas moindre que celui du sceau qui protégeait les Trésors de la Secte des Esprits et, pourtant, ce dernier était bien vingt fois plus large. Cependant, comme je continuai mon examen, je m’aperçus que la plupart des runes n’étaient pas activées et qu’en tout cas maintenant, elles ne servaient que de simple décoration, peut-être pour camoufler le mécanisme. Quant à la nature du ki qui fluait dans la formation, elle était effectivement très étrange. Aux points où l’énergie orange était la plus concentrée se trouvaient les taches noires du tatouage.
— « Je vois », disait l’ogre à Sonju. « Tu es quand même bien plus jeune que moi, humain. Ça ne se voit pas, certes », ajouta-t-il.
Je haussai un sourcil.
— « Oho ? Tu veux dire que ton apparence d’ogre est aussi une illusion ? Tu serais en fait criblé de rides, pire que Sonju ? »
— « Je m’étonne que Yelyeh ne t’aie pas déjà dévoré tellement tu jases comme une pie », répliqua Taz. Sans me démentir, cependant, il reprit son apparence de Liuk et ajouta : « Alors ? Peux-tu sauver mon frère ? »
Il prenait son rôle à cœur. J’avouai :
— « Je n’en sais rien. Je n’ai jamais manipulé de ki orange. Mais cette famille impériale fait vraiment du n’importe quoi. Je savais qu’ils n’ont que faire d’avoir des gardes “améliorés” et intoxiqués au ki pourpre, pourvu qu’ils tiennent quelques années, et je comprends qu’ils essaient d’expérimenter sur des bêtes, c’est des sans-cœurs, mais utiliser du ki orange sur leurs propres enfants… Ils voulaient tout simplement te tuer, non, Altesse ? »
Se rasseyant sur le lit, le Prince Rajeyl soupira.
— « Désolé. Le ki orange, c’est à cause de moi. »
Nous soufflâmes de surprise. Quoi ? Il reprit :
— « J’ai voulu enlever le mécanisme qui leur permettait de me localiser. Ce faisant, j’ai vu que le ki-démon du sceau allait se libérer dans mon corps et me tuer. Je l’ai donc fusionné avec mon ki. Vu les taches noires qui se répandent peu à peu, j’ai l’impression que ce ki orange est en train de détruire le sceau. J’ai pensé que c’était peut-être un bon signe, mais vous n’avez pas l’air d’être du même avis. »
Je le dévisageai, ahuri.
— « Tu as fusionné du ki doré et du ki pourpre ? Comment tu as fait ça ? »
Le prince avait une mine gênée.
— « Je sais que c’est tabou, mais… ma vie était en jeu. »
— « Zangsa t’a demandé comment tu as fusionné ces deux énergies incompatibles », intervint Taz. Son ton de voix trahissait sa curiosité.
— « Comment », répéta le prince. Il hésita puis confessa : « J’ai un penchant pour l’alchimie. Après maintes recherches, j’ai improvisé une recette et fabriqué une potion à base de venin de méduse argonanthe, que j’ai demandé à mon capitaine de m’apporter. Je vous prie de ne pas en parler à Liuk. »
— « Trop tard », dit l’ogre.
Prince Rajeyl lui envoya un regard légèrement contrarié.
— « Pourrais-tu ne pas prendre l’apparence de mon cher frère ? Et pourrais-tu me dire où il se trouve ? »
— « Je le pourrais, si tu me réponds à ça. » Taz récita :
Elle atterre ceux qui la craignent,
Fait sourire ceux qui l’évitent,
Elle est vide, mais donne un sens,
Tous nous guide vers l’inconscience.
Qui est-elle ?
Dans le silence de la pièce, le prince le dévisagea quelques secondes, puis il dit :
— « La mort. »
Taz reprit son apparence d’ogre, la pipe entre ses lèvres.
— « Exact. Ton frère est chez moi, dans ma grotte, avec mon assistant. »
— « Un slime », murmurai-je.
— « Quoi ? », fit le prince, n’ayant apparemment pas bien entendu.
Je souris et lui demandai de se rallonger pour que je puisse observer le sceau avec plus d’attention.
— « Et Yelyeh ? », me demanda Sonju. « Ce n’est peut-être pas bien de la faire attendre. Peut-être qu’elle saura aider ce jeune homme. »
— « Peut-être. Malheureusement, la minutie n’est pas son truc », dis-je.
— « Yelyeh ? », répéta Taz. « Vous… alliez la voir cette nuit ? »
Sans détourner mon attention du sceau, je proposai, moqueur :
— « Tu veux venir avec nous ? »
— « Pas spécialement. »
Hé. Je retrouvai ma gravité en tâtonnant le sceau impérial avec grande délicatesse. La formation était si fragile que je craignais de la briser, ce qui libérerait un soudain flux de ki orange — enveloppé de venin de méduse — dans tout le corps. Cela provoquerait très certainement une mort immédiate.
Alors, le prince murmura :
— « Elle est vide, mais donne un sens. »
Mes yeux se tournèrent vers les siens, qui m’observaient attentivement. Avait-il lu quelque chose dans mon expression ? J’avais pourtant essayé de ne rien montrer. Aussi, la devinette de l’Ogre du Jeu ne lui avait sûrement pas remonté le moral, il fallait le dire. Doucement, je dis :
— « Altesse. Tu as peur de la mort ? »
Le Quatrième Prince de l’Empire prit l’air songeur.
— « Je me mens peut-être, mais je me dis que cela fait longtemps que je n’ai plus peur d’elle. Il est des choses qui sont bien plus terrifiantes que la mort. Mais, vois-tu, je suis mortel. Je préfèrerais l’éviter et continuer à répondre à l’amour des gens qui m’aiment, à admirer la belle Suprême des Glaces, et sa forteresse, et ses vues imprenables sur l’Empire. Je suis un sot qui, même à la porte de la mort, veut continuer à sourire. »
En disant cela, il souriait. J’en fus profondément ému. Je me levai et grommelai à Irami par voie mentale :
“C’est un maître de la rhétorique. Il m’a touché.”
“Y a-t-il une chance ?”, demanda Irami.
“Si je brise le sceau, il meurt. Si on ne fait rien, le ki orange ne tardera pas à rompre le sceau et il mourra. Le seul moyen qui me vient à l’esprit est d’épuiser l’énergie du sceau sans toucher le sceau proprement dit.”
“C’est possible ?”, demanda Sonju.
“C’est possible, mais…”
Je tapotai mon menton du doigt et finis à voix haute :
— « Je vais avoir besoin de l’aide de quelqu’un qui puisse aspirer du ki orange et du venin de méduse argo-machin sans mourir. »
Je jetai un coup d’œil interrogateur vers l’ogre, qui réagit lentement, posa sa pipe sur son genou et répliqua enfin :
— « À mon âge, je ne joue pas à des jeux si dangereux, voyons. »
Humph. C’était qui, le lâche ? Enfin, je le comprenais. Je soupirai.
— « Allons tous voir Yelyeh. Elle saura peut-être quoi faire. »
— « Je peux venir, moi aussi ? », demanda le Prince Rajeyl, se redressant sur le lit.
— « Ce serait même plus pratique : faire entrer une dragonne dans la Secte des Glaces pourrait m’attirer quelques ennuis », dis-je avec euphémisme. « Ah, mais si elle ne t’aime pas, tu pourrais finir rôti sur des brochettes. C’est ton choix. »
Le prince se leva sans hésiter.
— « Je viens. Cette Yelyeh est donc bel et bien une dragonne-démon ? »
À cet instant, je perçus une odeur provenant de derrière la porte. Et zut… Je fis une moue souriante sans répondre puis me tournai vers Taz, qui venait de quitter sa chaise.
— « Oh ? Tu as décidé de venir, finalement ? »
— « Non. Je retourne dans mon lit. »
— « Tu blagues ? Loufou. Ça fait combien de temps que tu n’as pas vu Yelyeh ? »
— « Une cinquantaine d’années. Et ne m’appelle pas par ce surnom ridicule. Tu es lourd, à la fin. »
— « Jouons », répliquai-je. « Si je gagne, tu viens. »
Prêt à se remettre au lit, l’ogre déguisé en Liuk me décocha un regard railleur.
— « Tu es sûr ? Si je gagne, tu deviens mon disciple. »
Encore cette histoire de disciple ? J’avais du mal à croire qu’il puisse utiliser un simple jeu pour forcer une décision pareille.
— « Tu n’es pas sérieux, si ? Pourquoi me vouloir comme disciple ? »
— « Deux raisons. Parce que les renards comme toi sont des joueurs impulsifs bien amusants qui se croient plus malins que les autres. Et parce que ça mettrait en rogne ce gros moineau rouge. »
Il me tapait sur les nerfs. Je répliquai en récitant le jeu d’enfant :
— « Devine, Mimine, devine, qui est derrière la porte ? »
L’ogre se redressa, haussa un sourcil puis riva son regard sur la porte de la chambre. Hé. Il n’avait donc pas perçu sa présence…
— « Je peux ouvrir la porte ? » Je soufflai. Il ajouta : « Je rigole. J’ai combien de temps pour deviner ? »
— « Tu penses dormir jusqu’au petit matin avant de répondre ? », maugréai-je. « Tu es vraiment mauvais joueur. Réponds tout de suite ou tu perds. »
L’ogre était contrarié. Il ne voulait pas jouer à mon jeu, mais il ne voulait pas perdre non plus. Hoho. Qui des deux était le joueur le plus impulsif ?
— « Personne. »
Sa réponse m’arracha un sourire.
— « Yelyeh va être contente de te revoir. »
Tout aussi curieux, Irami ouvrit la porte. Une petite silhouette apparut dans l’encadrement, vêtue de sa longue tunique noire brodée d’orange. C’était la Doyenne des Glaces. Je fus quelque peu soulagé de le constater : avec le froid, mon flair était un peu lent et j’avais craint que ce ne soit la Suprême.
Les mains derrière son dos, la vieille Lancière ne fit aucun geste qui trahisse la moindre honte d’avoir écouté aux portes et elle nous regarda tour à tour. Irami la salua poliment.
— « Bonsoir, Doyenne. Désolé pour le bruit. »
Il n’avait, pourtant, pour ainsi dire pas parlé, lui. Je souris à la Doyenne. Je ne savais pas depuis combien de temps elle nous écoutait et je devais présumer qu’elle avait compris bien des choses sur moi et Yelyeh…
— « Hum », fit-elle alors. « Vous pensez pouvoir sortir de cette forteresse sans alerter mes consœurs ? Vous êtes bien optimistes. »
Un instant, je craignis qu’elle ait déjà alerté les Lancières. Son regard perçant me traversa. Alors, la Doyenne ajouta :
— « Suivez-moi. »
Je battis des paupières. Elle n’allait pas nous guider chez la Suprême, si ? Voyant nos mines hésitantes, la Doyenne grogna à nouveau :
— « Suivez-moi. Je vais vous montrer un passage pour sortir. »
Oh ? Sérieusement ? Le Prince Rajeyl s’avançait déjà.
— « Mille mercis, vénérable Doyenne. Ta bonté me va droit au cœur. Mais si cela peut te causer des ennuis… »
— « Mon seul ennui, c’est de devoir répéter trois fois les mêmes mots », rétorqua-t-elle. Elle nous tourna le dos et commença à s’éloigner dans le couloir.
J’échangeai un regard avec Irami. Si nous n’avions été que tous les deux, nous aurions pu sortir tout seuls avec le Pas Céleste du Renard et sa Danse du Nuage pour passer au-dessus des remparts et du Lac de Glace, mais, avec le prince et l’ogre, c’était une autre affaire. Je hochai la tête et allais me mettre en route quand Taz passa devant nous en grommelant :
— « Tu me le paieras. »
Hoho, il n’allait quand même pas en vouloir au petit renard impulsif qui se croyait plus malin que les autres ? Je ris.
— « Mauvais perdant. »
Il me frappa une deuxième fois la tête avec sa pipe.