Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

41 Des princes bien embêtants

Maître Melluga disait : « Pour faire du feu glacé, il suffit de glacer la pensée du feu ».

J’ai passé cinquante ans à essayer de comprendre ses paroles, mais la pensée du feu danse encore : peut-être est-ce ma propre pensée qui s’est glacée ?

Zahilya, première disciple de Melluga, Fondatrice de la Secte des Glaces

*

— « Oh, que c’est magnifique ! »

Depuis que nous étions arrivés à la Secte des Glaces, Yo-hoa n’arrêtait pas de montrer son émerveillement. L’étroite passerelle en bois, le Lac de Glace que nous avions traversé sur un bateau tiré depuis les remparts, puis la forteresse elle-même, la grande cour glacée où s’entraînaient les Lancières et, à présent, le grand Hall scintillant au fond duquel nous recevait la Suprême des Glaces, d’une glaciale beauté. Les yeux de Yo-hoa irradiaient la joie de voir tant de choses nouvelles. Je lui fis remarquer dans un murmure :

— « Au lieu du Mont-Céleste, tu devrais avoir rejoint la Secte de la Joie, Yo-hoa. »

Ce n’est qu’alors que Yo-hoa se rendit compte qu’il s’était écrié en pleine conversation.

— « Ah… Pardon, c’est que je viens de remarquer les superbes motifs dessinés dans la glace des piliers, ils sont si beaux… Je suis désolé. Et, Zangsa, je ne changerais l’Œillet Céleste de ma secte pour aucune autre joie au monde », m’assura-t-il à voix basse.

Ça, je le savais bien. La Suprême des Glaces se racla la gorge.

— « Je disais donc : on ne sait pas encore très bien pourquoi ni comment la lance a été rendue, mais on dirait que l’ouverture de la boîte, dans le Canyon des Brumes, a été le déclencheur de tout l’événement. Alors, merci, Sage Ivrogne, d’avoir assisté Ceyra. D’après ce qu’on m’a dit, tu as été d’une grande aide pour trouver la boîte. »

Une main sur la hanche, je souris.

— « Il n’y a pas de quoi. »

Le regard de la Suprême glissa vers Irami, marqua une pause, puis se posa sur Séliel, qui entrait dans la salle à cet instant, les pouces logés dans son ceinturon.

— « Salut », dit-il. Il ouvrit la bouche, vit Irami puis grimaça en voyant la bosse rouge sur son front. « C’est d’hier soir, ça ? »

— « Ce n’est pas la Démon des Toiles », assura Irami.

Séliel ne se rappelait-il pas bien les détails du combat de la veille ? Bon, ce n’était pas étonnant : tout s’était passé si vite… Au regard bizarre qu’il me lança, cependant, je compris qu’il se souvenait du renard. Il semblait toutefois se demander s’il n’avait pas rêvé. Je souris en désignant la bosse de mon ami.

— « Irami est en train de se transformer en licorne. »

Yo-hoa pouffa.

— « J’aimerais bien voir ça ! »

Une fois qu’Irami s’était relevé en disant qu’il allait bien, la seule qui n’avait pas ri en voyant la belle bosse avait été Mofafi : la mère de Ceyra était devenue rouge comme la ruborale au soleil.

Séliel prit une mine désabusée.

— « En tout cas », dit-il. « Yeux-de-Poisson me demande si tu as trouvé la dragonne, Zangsa. Il est resté avec le bellâtre. C’est pire qu’une sangsue. »

— « Son frère va bien ? »

— « Il s’entraînait à l’épée quand je suis arrivé. »

Le sceau corrompu ne l’incommodait donc pas tant que ça. Je sentis soudain une brise, à la fois douce et froide : c’était la Suprême qui s’était avancée et s’arrêtait tout près de moi. Ses longs cheveux argentés reflétaient la lumière glacée du Hall des Glaces. Ses yeux, d’un gris plus profond, se fixèrent sur moi.

— « As-tu trouvé cette dragonne ? »

Elle était tellement près que je reculai d’un pas en bredouillant :

— « Comment ? »

— « Liuk semble penser que tu connais personnellement la Dragonne-Démon. Tu l’appellerais Yelyeh. »

— « Ah ? » C’est qu’il était bavard, ce jeune prince. J’échangeai un regard avec Irami puis ris : « Je connais la Dragonne-Démon ? Moi ? Si je l’avais vraiment croisée, je serais sûrement déjà dans son estomac ! Ah, mais je connais effectivement une personne du nom de Yelyeh. C’est une amie à moi. »

— « Une humaine ? »

— « Une humaine. »

L’air autour de moi se refroidit d’un coup. La Suprême dardait sur moi un regard glacial. J’ajoutai, mal à l’aise :

— « Je n’ai pas trouvé de dragon, mais j’ai promis à Liuk de faire ce que je peux pour enlever le sceau corrompu de son illustre frère. Si c’est possible, j’aimerais pouvoir le rencontrer. »

La Suprême eut l’air songeuse. Alors, d’un pas vif, elle se dirigea vers la sortie du Hall. Un instant, je pensai qu’elle allait appeler les Lancières pour me jeter au cachot pour menteur. Cependant, elle n’en fit rien et dit simplement :

— « Un maître runiste des Esprits a déjà essayé en vain de l’aider. Mais j’ai entendu dire que le premier disciple de Maître Ryol est très doué en matière de sceaux. Si Liuk et Séliel ont déposé leur espoir en toi, j’en ferai autant. Suivez-moi. »

Sans un mot, Yo-hoa, Irami, Séliel et moi la suivîmes dans les galeries glacées de la forteresse.

* * *

Le choc léger des épées en bambou emplissait la salle d’entraînement. Le soleil s’était déjà couché et seules des chandelles ordinaires illuminaient l’endroit.

Comme nous entrions, je vis Liuk reculer sous le coup asséné par un homme élancé et aux traits fins, approchant de la trentaine. Il était si concentré dans sa danse d’épée qu’il ne nous vit pas arriver. De fait, on aurait dit qu’il dansait plus qu’il ne combattait. Maître Zéligar aurait dit qu’il gesticulait. « Tes mouvements sont trop amples ! », aurait-il lancé. « Et cette manière de poser les pieds ! Stabilise ta posture ! Un coup de vent pourrait te faire tomber ! »… Je me rappelais par cœur ses mots, qu’il nous avait adressés tant de fois à moi et à mes camarades de classe. Je me souvenais aussi très bien des heures passées à cloche-pied sur un rocher, à la merci des vents des Montagnes d’Argile… N’ayant pas eu les mêmes méthodes d’apprentissage, le Quatrième Prince de l’Empire ne se débrouillait toutefois pas si mal. Il sourit, d’un sourire qui n’avait pas une once d’arrogance. Puis il frappa et atteignit le poignet de Liuk. Son frère, cependant, ne lâcha pas son épée et riposta brusquement avec la même attaque. L’épée en bambou du Prince Rajeyl percuta le sol. Séliel siffla.

— « J’y crois pas. Il a perdu contre Yeux-de-Poisson ? »

Mon cœur avait manqué un battement. Le Prince Rajeyl dévisagea son jeune frère et murmura :

— « Qui… ? »

Soudain, il s’affaissa. Nous accourûmes, mais ce fut Liuk qui retint sa chute puis l’allongea sur le plancher de la salle avec une grimace troublée.

— « Frère ! »

— « Il s’est tout simplement évanoui », dit la Suprême après avoir touché le pouls du prince.

— « Je lui avais pourtant dit qu’un exercice intense le drainerait de ses forces plus rapidement », fit une voix agacée derrière nous.

Je me retournai. Vêtue d’une tunique noire brodée d’orange, une très vieille femme s’avançait dans la pièce. Sans l’avoir jamais vue, je devinai que ce devait être la fameuse Doyenne qui avait parlé de la Dragonne-Démon à ces deux princes.

— « Il vaudrait mieux le laisser se reposer pour l’instant », dit la Suprême. Et elle se leva en prenant le Quatrième Prince de l’Empire dans ses bras, comme s’il s’était agi d’un enfant. « Milia, pourrais-tu guider ces jeunes hommes au réfectoire ? Après tout ce voyage, ils ont sûrement faim. Nous reparlerons du sceau demain matin. »

Nous saluâmes respectueusement et la remerciâmes pour son hospitalité. Quand la Suprême partit avec le Prince Rajeyl, je posai une main sur l’épaule de Liuk avant qu’il n’ait l’idée de la suivre.

— « Liuk, tu permets ? », dis-je. Et je me baissai pour relever son pantalon, mettant sa cheville à découvert. Au début, je ne vis rien, puis je distinguai alors la trace d’un bleu. Je relevai la tête. « Tu n’as plus mal à la cheville ? »

Liuk assura :

— « À peine. »

Je me redressai.

— « N’empêche que, faire un duel d’entraînement, avec une cheville meurtrie, c’est pas très malin, Yeux-de-Poisson. Qui perd pied, perd la main. »

Les yeux de Liuk scintillèrent. Il répliqua :

— « C’est mon frère qui a voulu le duel. J’ai pas eu le choix. »

— « Tu parles de ton frère, maintenant, mais tu parlais de Son Altesse l’autre jour ? »

— « Je l’appelle comme je veux. C’est la même personne. »

— « Ce qui n’est pas vrai pour tout le monde. »

Liuk resta inexpressif.

“Tu me cherches ?”, grogna soudain l’Ogre du Jeu par voie mentale.

“C’est Liuk, que je cherche”, rétorquai-je, “pas un vieil ogre déguisé en Yeux-de-Poisson. J’espère que tu ne l’as pas mangé.”

“Je l’ai laissé avec Mashi. Il ne pouvait pas marcher.”

“Et tu as eu la géniale idée de t’amuser en prenant son identité”, complétai-je. “Un ogre-démon infiltrant la Secte des Glaces, pas mal comme idée pour en finir avec ta vie diablement longue.”

Liuk fit une moue — ou plutôt l’Ogre du Jeu déguisé d’illusions. Comme la Doyenne et Séliel nous regardaient bizarrement, je m’étirai en m’exclamant :

— « J’ai une faim de démon ! Allons manger, les gars ! J’ai entendu dire que remporter une victoire douteuse en ayant faim peut générer un déséquilibre énergétique qui, invariablement, fait pousser une corne. Irami en est la preuve vivante », dis-je, en désignant la bosse de mon ami au milieu du front. « Vu que tu viens de faire une déviation de ki il n’y a pas longtemps, Liuk, moi si j’étais toi, je ferais très attention. La corne pourrait rester à vie. »

— « Haha ! », rit Yo-hoa en renchérissant : « En fait, les rumeurs disent même que c’est le Démon de la Corne qui en profite pour t’attaquer. »

— « Daemon cornus », affirmai-je. « C’est sérieux. C’est de la démonologie. »

Sa corne d’ogre bien dissimulée, Tazkadorafan roula les yeux.

— « Y a-t-il plus de charlatans dans le Murim qu’au Grand Palais Impérial ? », répliqua-t-il. Et il rajouta mentalement : “Ne me trahis pas, jeune renard, ou ce jeu deviendra ton pire cauchemar.”

Ça rimait. Je parlai franchement :

“C’est toi qui tiens la corne : moi, je ne joue à rien.”

Et je rajoutai à voix haute :

— « Je te rappelle que le charlatan est venu expressément pour aider ton “frère” qui s’évanouit à tout bout de champ. »

“Du reste, ne m’as-tu pas déjà trahi, toi, en disant à la Suprême que je connaissais Yelyeh ?”, grognai-je par voie mentale.

“Le vrai Liuk l’aurait dit. J’ai pris mon rôle à cœur.”

“Si c’était vrai, tu aurais perdu le duel. Tu ne sais pas qu’un joueur qui ne sait pas perdre, ne sait pas gagner ?”

“Deviens mon disciple.”

Les paroles de l’Ogre du Jeu arrivèrent dans un élan si brusque et si mal à propos que je demeurai interloqué.

“Quoi ?”

“Non rien.”

Comment ça, rien ? Il venait de me demander de devenir son disciple ! Ce n’était pas une proposition que l’on lançait à la légère, surtout dans le monde de la cultivation… L’Ogre du Jeu était-il tout simplement en train de jouer ? Je secouai la tête, chassant toutes ces pensées.

Serein, ignorant notre conversation sur les démons et les cornes, Irami s’inclinait devant la vieille Lancière.

— « Un plaisir de te revoir, Doyenne. »

Oh, ils se connaissaient ?

— « Pareillement, jeune Irahayami. Ma parole, tu es encore plus bel homme qu’il y a trois ans ! Quand tu auras mon âge, tu seras la beauté incarnée », plaisanta-t-elle. « Suivez-moi donc. »

Au réfectoire, l’ogre mangea comme trois. Séliel le dévisageait, ahuri. Yo-hoa complimenta ce bel appétit et l’imita en se resservant une généreuse portion. Quelle idée de se goinfrer avant de dormir… Enfin, Irami avait bien garni son plat aussi. Je me demandai s’il avait compris que le Liuk assis à notre table n’était pas l’authentique quand Sonju me demanda par voie mentale :

“Cet ogre, que fait-il ici ?”

Hé. Le Fondateur des Nuages avait percé le mystère. Mâchant mon poisson à pleines dents, je répondis :

“C’est l’Ogre du Jeu. Alors, forcément, il joue.”