Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

39 La Forêt de Glace

L’officier impérial se refusait à faire demi-tour : il envoya un messager à la Cité du Blé pour demander conseil. Entretemps, Irami et moi avançâmes sur la pente enneigée jusqu’au groupe de Lancières. Nous apercevant, Mofafi ouvrit grand les yeux.

— « Zangsa ! », s’exclama-t-elle. « Et Irahayami. Quel plaisir de vous revoir ! »

— « C’est un plaisir de revoir la Grêle de l’Aube », répondit Irami.

Tout en saluant avec respect, je lançai mentalement :

“Eh, Irami… Je ne savais pas que tu la connaissais déjà.”

“Pendant mon Tour des Sectes, je l’ai accompagnée avec ses disciples pour escorter une caravane de glace spirituelle jusqu’à la Cité du Lac.” Après une brève hésitation, il conclut : “Le trajet s’est fait sans encombres.”

Je soupirai intérieurement. Irami parlait de lui-même presque aussi souvent qu’il souriait. Pourtant, avec moi, il était plus bavard qu’avec tout autre. Enfin, dans ce cas précis, j’avais l’impression qu’il avait tu son voyage avec Mofafi pour une raison.

“Elle ne t’a pas écrasé les mains, au moins ?”

“J’ai promis à ses disciples de ne rien dire.”

Ah, mince, à ce point ? Ma curiosité était piquée, mais s’il en allait de l’honneur de Mofafi…

— « Zangsa », me salua Biya tout en s’avançant. « Je ne m’attendais pas à revoir si vite mon fan des biscuits glacés. »

En deux ans, la disciple n’avait pas changé. Elle portait la même veste en fourrure couleur sable qu’elle avait sûrement soigneusement tissée de son ki pendant sa dernière année d’Académie ; ses cheveux noirs étaient coupés court juste au-dessus de ses épaules. Ses pommettes, malgré ses trente ans, étaient toujours rebondies comme celles d’une enfant. Je souris.

— « Biya, ma sœur. Tes biscuits sont toujours aussi glacialement délicieux. »

Pour tout dire, pendant mon mois de silence, j’avais découvert que ces biscuits glacés m’aidaient à ajouter de la stabilité entre mes deux océans de ki — peut-être juste parce qu’ils m’invitaient à me taire et à me concentrer, comme disait Ryol, avec ses « hoho » je-sais-tout… J’avais donc écrit à Biya pour lui en demander davantage en lui disant que, la nuit, j’entendais encore les pleurs plaintifs de ma flûte de cerisier cassée. J’avais quand même fabriqué et envoyé en contrepartie deux jolies boucles d’oreille runiques qui, une fois chargées du ki du porteur, étaient censées aider à percevoir plus clairement le ki environnant et les barrières. Biya m’avait remercié en envoyant tout un sac de biscuits glacés « spéciaux », encore plus durs à avaler que les précédents. Jamais je n’avais médité et stabilisé mes deux océans de ki autant que pendant ma septième et dernière année d’Académie… J’avais donc fait honneur à mon titre d’étudiant sénior. Grâce à des biscuits.

Je remarquai, en tout cas, que la Lancière portait encore les boucles d’oreille.

— « Elles fonctionnent encore ? », lui demandai-je, les désignant.

Biya envoya un regard prudent vers Mofafi, qui demandait à Irami ce que nous faisions là. Elle avoua par voie mentale :

“Elles fonctionnaient jusqu’à cet hiver. En fait, j’étais en train de ramasser de la sève de glace dans nos mines, quand j’ai été attaquée par des mites-flocons, je suis tombée dans le piège d’illusions de ces fichues bestioles et, pour trouver la sortie de leur illusion, je me suis aidée de tes boucles d’oreille. Mais… voilà, à peine libérée, j’ai vu Mofafi arriver en trombe dans la galerie. Elle a utilisé le Souffle de Givre. Les papillons sont tombés raides morts.”

Si des mites-flocons, faites de glace, étaient mortes de froid sous l’attaque de la Grêle de l’Aube, alors…

“J’ai retrouvé ma lampe congelée, mon sac et mes chaussures en lambeaux… et, bien sûr, les runes dans les boucles d’oreille ont craqué”, conclut Biya.

Et c’est bien parce que j’avais réussi à me procurer des petits débris de bois de l’Arbre Vertueux pour fabriquer ces boucles d’oreille qu’elles avaient tenu bon. Je fis une moue compatissante.

“Heureusement que ce n’est pas toi qui as craqué.”

Biya souffla.

“J’ai craqué mentalement. Je crois que Mofafi a enfin compris que, si elle continuait comme ça, elle allait finir par transformer une de ses jeunes consœurs en glaçon. Enfin bon. Vous venez voir la Lance ? Mofafi a l’air de vouloir vous laisser passer : Irahayami t’attend. Tu verras, la Lance est magnifique.”

“Vous ne l’avez pas déjà descendue jusqu’à votre forteresse ?”, m’étonnai-je.

Biya grimaça.

— « Tu verras », répéta-t-elle à voix haute.

— « Zangsa ! », ajouta Mofafi avec un sourire maternel. « Tu peux passer. Ma fille vous attend là-haut. »

Ma curiosité piquée, j’adressai un hochement de tête de remerciement aux Lancières et m’empressai de rattraper Irami, qui montait déjà la pente. Derrière nous, j’entendis l’officier impérial protester d’une voix tonitruante :

— « Et pourquoi ces deux-là peuvent-ils passer et pas nous ?! Mesdames ! Je vous le répète : je représente la magistrature de la Province du Blé. S’opposer à moi, c’est s’opposer à l’autorité de notre Démocratie Impériale. Oseriez-vous vous rebeller contre l’Empire ? »

Tournant la tête, j’aperçus Mofafi planter sa hallebarde dans le sol avec une telle force de ki que, même à distance, je sentis l’air se refroidir.

— « Nous rebeller ? », répéta-t-elle. « La Secte des Glaces n’a jamais fait partie de l’Empire. Je répète : nous avons informé notre Suprême de votre venue. Attendez patiemment sa réponse ou faites demi-tour. »

L’officier s’indigna :

— « Je vous demande pardon… ! »

— « Pendant des siècles », rétorqua Biya, « le Croc a été sous la supervision de notre Secte. L’Empire n’a pas à gaspiller des efforts et de l’argent pour s’occuper de cette affaire, merci. Nous informerons sûrement très bientôt ton magistrat de notre enquête sur le phénomène qui a eu lieu hier. Ne t’inquiète pas : il ne s’est rien passé de grave et surtout rien qui puisse nuire à l’Empire. »

Elle ne manquait pas de tact, je trouvai. L’officier, cependant, protesta. Par voie mentale, je suggérai à Biya :

“Offre-leur des biscuits glacés.”

“La Sixième Guerre des Sectes contre l’Empire provoquée par des biscuits glacés ? Non merci”, répliqua Biya, amusée tout de même.

Je souris et m’engouffrai bientôt avec Irami dans la Forêt de Glace. La légère brise du matin faisait osciller les branches des pins de glace comme des grelots et les voix des Lancières et de l’officier se noyèrent vite dans la suave mélodie tintinnabulante de la forêt.

Tandis que nous gravissions pentes et ravins, malgré la froideur grandissante, je perçus les odeurs de plus d’une créature rôdant dans les parages. Un ours ronflait dans son refuge, un jeune renard roux émit un cri d’alarme et déguerpit en nous voyant, un faucon des neiges nous observait depuis le haut d’un sapin… Tout d’un coup, je sentis une odeur de souris. Je me transformai, glissai hors de mes vêtements, m’élançai et, d’un saut presque vertical, je plongeai tête la première dans la neige. Mes crocs se refermèrent sur le vide. Zut, zut, zut. La souris était partie.

Quand je relevai la tête, je vis Irami planter Nuage dans la neige quelques mètres plus loin. Il tua la souris d’un coup. Il la sortit de sa cachette, puis il me la tendit. J’aplatis mes oreilles. À mon âge, manger une souris que je n’avais pas chassée… ! Père aurait trouvé ça honteux. C’est qu’Irami ne comprenait rien à rien à la fierté d’un chasseur…

Avec un geste boudeur, je dis :

“C’est toi qui l’as chassée, c’est toi qui la manges.”

Irami marqua un temps d’arrêt puis, posant la souris sur la neige avec délicatesse, il dit :

— « Un autre renard mauvais chasseur me remerciera, alors. »

Je le dévisageai, incrédule.

“Irami ! Ho ! Tu viens de me traiter de mauvais chasseur ou je rêve ? En plus, tu ne peux pas être sérieux… !” Je ramassai la souris entre mes crocs alors qu’Irami nettoyait soigneusement son épée. “Abandonner sa proie après l’avoir tuée, c’est moche. C’est très moche, Irami.”

Irami rengaina et répliqua :

— « Tu as l’air de vouloir la déguster, pourtant. »

C’était vrai : mes babines dégoulinaient déjà du sang de la souris. Mon festin ne dura pas, cependant : soudain, je sentis l’air se glacer. Abandonnant la souris, je dressai la tête. Mofafi ? Non. Ce ki à glacer les sangs était bien différent. Tournant la tête à droite et à gauche, je finis par débusquer le coupable : un énorme renard à trois queues, au pelage blanc scintillant de reflets dorés. Un grand renard des neiges spirituel… C’était la première fois que j’en voyais un. Il n’était pas plus petit que mon père, et c’était beaucoup dire. Il approcha d’une démarche assurée.

“Zangsa. Tu le connais ?”, demanda Irami, quelque peu tendu.

“Non.”

Irami essaya alors de dégainer, mais sa lame était restée coincée à cause du froid. Mes quatre pattes commencèrent à trembler sous la seule pression de l’aura de la bête spirituelle. Tous les grands renards des neiges étaient-ils si puissants ? Cette force de ki, cette élégance et cette intelligence qui brillait dans ses yeux dorés… Bien plus que mon père, son aura me rappelait celle de Yelyeh.

“Se pourrait-il… ?”, souffla alors Sonju depuis sa Corne des Nuages.

“Sonju ! C’est un ami à toi ?”, m’enquis-je avec un brin d’espoir.

“Hmm”, fit Sonju, songeur. “L’amitié entre un humain et une petite bête spirituelle n’est pas si rare, certes, mais un grand renard comme ça… Si je ne me trompe… À mon époque, on racontait que le Dieu du Croc veillait sur la montagne. Selon la légende, il ne se montrerait qu’une seule fois devant chaque Suprême de la Secte des Glaces pour lui enseigner un pouvoir secret. Mais je me trompe peut-être.”

Le Dieu du Croc ? Un dieu ? Ce renard géant était puissant au point de mériter un tel titre ? Irami répliqua :

“Si c’est vrai et qu’il ne se montre que devant la Suprême des Glaces, pourquoi se montrer à nous ?”

“J’ai dit : je me trompe peut-être”, répéta Sonju. Il avait pourtant l’air de considérer la possibilité sérieusement.

Mais, s’il avait vu juste et que la légende était vraie, alors, c’était peut-être que le Dieu du Croc dévorait tous les intrus qui avaient le malheur de croiser son chemin ?

L’énorme renard des neiges s’arrêta à quelques mètres à peine. Je levai des yeux craintifs. Pouvions-nous seulement nous échapper vivants s’il attaquait ? Aucune chance. Mon instinct de bête me le criait haut et fort.

Malgré cela, quand le renard spirituel tourna ses yeux dorés vers Irami, je m’interposai, les babines retroussées, pour bien lui faire comprendre que l’humain et moi étions amis. S’il l’attaquait, il aurait aussi affaire à moi… non pas que cela aille l’intimider. Je me forçai à me calmer et poussai la souris d’une patte vers le renard des neiges, l’air de dire : « Désolé si on a chassé cette souris dans ton territoire. Elle est à toi. On ne fait que passer »

Il y eut un silence dans lequel j’eus l’impression que le renard avait oublié ma présence. Alors, soudain, le renard des neiges dit par voie mentale :

“L’Océan Vivant Qui Ondule. Une rare constitution qui peut conquérir l’eau des cieux. À te voir, tu manques encore de compréhension pour te défendre de la glace divine.”

Il avait établi une communication pour nous deux, mais il parlait surtout à Irami. Celui-ci ne répondit pas. Je tournai la tête et la peur m’envahit quand je vis que mon ami tenait à peine debout. Il était transi de froid. Je compris non seulement que cette « glace divine » dont parlait le renard affectait davantage Irami de par sa constitution liée à l’eau, mais aussi que mon ki pourpre arrivait à neutraliser quelque peu le froid glacial, barrière qu’Irami n’avait pas.

Je n’hésitai pas : je m’élançai et effectuai le Pas Céleste autour d’Irami. Il me fallait vite créer une barrière assez puissante pour le protéger. N’ayant pas le temps d’être minutieux, sans aiguilles sous la main, ma seule option était d’utiliser le ki pourpre contenu dans les boucles d’oreille de Yelyeh. Dès que j’ouvris les canaux des deux boucles, le ki afflua. Je dressai la barrière en trois tours rapides. Elle scintilla, gorgée de ki pourpre… mais elle n’allait pas durer. J’atterris sur la neige, face au grand renard spirituel, et le foudroyai du regard.

“Une telle quantité de ki pour protéger cet humain”, fit le renard. Il émit un léger rire de renard. “Le nouveau protégé de Yelyeh est bien amusant.”

D’un coup de patte, il fit voler tout un tas de neige et il attrapa la souris entre ses crocs avant de me tourner le dos en disant :

“Jeune renard, n’oublie pas : la Forêt de Glace n’est pas une place pour les bêtes pourpres. Si Yelyeh et toi ne quittez pas le sommet avant ce soir, je prendrai ça comme une invasion. Passe-lui ce message.”

D’un coup de queue vibrant de ki, il détruisit la barrière que je venais de dresser puis, de ses pattes puissantes, il bondit et s’éloigna, l’air de presque voler. Je le perdis bientôt de vue, entre les sapins et la neige. Je laissai échapper un souffle. La barrière de ki pourpre s’était complètement évaporée, mais, heureusement, l’air n’était plus aussi glacial. Tandis qu’Irami se reprenait, je pris ma forme humaine, me rhabillai et grommelai :

— « Si c’était vraiment le Dieu du Croc, je plains les Lancières, dis donc ! Il attaque par caprice et il vole ma souris… enfin, ta souris, Irami. Et, en plus, qu’est-ce qu’il est rétrograde ! La Forêt de Glace n’est pas une place pour les bêtes pourpres, qu’il dit… C’est quoi son problème ? Irami », ajoutai-je en finissant d’enfiler mon manteau noir. « Ça va ? »

Irami hocha la tête. Il avait l’air perdu dans ses pensées.

— « Irami. Tu es sûr que ça va ? »

— « Ça va. Merci, Zangsa. »

— « Hoho, il faut dire que, si tu ne t’es pas transformé en glaçon, c’est grâce à ce renard surdoué qui t’accompagne », me flattai-je. « Qu’est-ce que tu ferais sans moi ? »

Pas de réaction. Irami avait définitivement l’esprit ailleurs. Je m’approchai, curieux.

— « Irami, ne me dis pas que ton cerveau s’est glacé ? Sonju ! Fais quelque chose. Sauve ton disciple. »

“Hum. Tout s’arrange avec un bon coup de bâton, disait mon grand-père.”

— « Oh ? Ton grand-père allait au plus simple. Au fait, j’ai remarqué que tu as disparu de ta corne quand le “Dieu du Croc” s’est approché. Ô vénérable Fondateur, tu ne te serais pas laissé emporter par un élan de lâcheté, des fois ? »

“Humph. C’est la glace divine qui m’a obligé à me replier. Rien à voir avec la lâcheté, ô renard surdoué outrecuidant.”

— « Ah bon ! », fis-je, plus rassuré. « Alors, tu penses que c’était vraiment le Dieu du Croc ? »

“Ça m’en a tout l’air. L’aura était si intense que je n’ai pas pu « voir » la rencontre, mais j’ai entendu ce qu’il a dit. S’il a parlé de glace divine, j’ai peu de doutes sur son identité : la technique secrète apprise par la Suprême des Glaces est bien la technique de la Glace Divine.”

— « Ho ? C’est secret, mais tu es au courant ? »

“Hum. Je suis le vénérable Fondateur des Nuages, après tout.”

Il n’allait pas être plus explicite. N’empêche que ce Dieu du Croc aurait pu s’abstenir d’utiliser sa glace divine sur nous. C’était à se demander si les bêtes spirituelles n’étaient pas un peu bêtes spirituellement…

— « L’eau… »

Je levai des yeux surpris en entendant le murmure d’Irami.

— « Quoi ? », demandai-je.

Mon ami se retourna vers la pente montante et dit :

— « Ce n’est rien. Pressons. »