Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
C’est souvent avec les maximes que l’on dit les plus grandes bêtises.
Nagouak, Fondateur de la Secte de la Joie
*
Les empreintes du taureau des neiges menaient au bord d’une crevasse. Liuk y était tombé. Sauf qu’il n’y était plus. Pire encore : ça sentait l’ogre. Je touchai la trappe en bois de mon museau.
“Il a… déjà été mangé ?”, demanda Irami à contrecœur.
“Je n’en sais rien. Ça ne sent pas le sang, mais… la trappe est isolée par une formation depuis l’intérieur, alors je ne peux être sûr de rien. Attends, Irami”, ajoutai-je comme il allait ouvrir la trappe. “Ce n’est pas prudent. La formation…”
“Tu peux envoyer l’eau de la neige dans les rainures pour l’affaiblir”, proposa Sonju. “Les formations sans piliers, ça se brouille comme l’encre.”
“Souvent”, concédai-je.
Irami dégaina Nuage. Sonju protesta :
“Tu ne sais rien faire sans ton épée, mon cher disciple ? Rengaine et fais-le comme je te dis.”
Ce n’était peut-être pas trop le moment de donner des leçons, mais le Fondateur des Nuages avait sans doute perdu la notion d’urgence, après tant de siècles à vivre dans la solitude. La formation ne se brouilla pas. Sonju grogna et répéta ses instructions. Toujours rien. Finalement, il comprit qu’il s’agissait d’une formation avec des piliers.
“Je me disais bien que c’était le cas”, dis-je, me tapotant le menton — j’avais repris ma forme humaine.
“Tu aurais pu le dire plus tôt !”, grommela Sonju.
Si l’ogre qui vivait dans cet abri était capable de fabriquer une barrière runique complexe… ce n’était assurément pas n’importe quel ogre.
Soudain, la trappe s’ouvrit à la volée. Je vis apparaître, rapide comme l’éclair, un slime pourpre qui redisparut à l’intérieur, croyant probablement être passé inaperçu.
— « Oho ? On nous accueille, on dirait, Irami. On entre ? »
Irami commença à descendre les marches en pierre. Je le suivis de près. La trappe se referma derrière nous.
Il faisait chaud, dans la caverne. Une chandelle emplissait doucement l’endroit d’une fragrance qui me rappela aussitôt les bougies qu’utilisait Yelyeh. Celles-ci étaient faites en cire de grande abeille pourpre et pouvaient rester allumées pendant une année entière avant de se consumer complètement. Elles n’étaient pas faciles à trouver, mais, surtout, elles étaient inutilisables sans feu pourpre pour les allumer. Que faisait un ogre avec des bougies pareilles ?
Je compris après l’avoir observé. Assis en face, sans même s’apercevoir de notre présence, Liuk fixait l’échiquier et ses jetons de jeu. Il fit glisser l’un d’eux par-dessus un jeton de son adversaire et récita :
Façonnée, fondue, moulée,
Je suis née. Tournant mon nez,
J’entre chez moi, un anneau
Sur mon dos pour m’attacher.
Et de château en château
Et de dépôt en dépôt,
Je danse sur tous les bords,
Pour protéger tes trésors.
Ils jouaient aux échecs des énigmes. L’ogre-démon hocha la tête.
— « Une clef ! »
— « Celle-là était trop facile », soupira Liuk.
L’ogre fit alors passer son jeton sauvé par-dessus celui de Liuk et dit sur un ton grave et mélodieux :
Les enfants m’adorent.
Du petit louveteau,
Au petit dragonneau,
Tous veulent me revoir.
Avec un coup de patte, sans peur,
Une roulade, un morceau de bois,
Avec tout et n’importe quoi,
J’élève les cœurs. Qui suis-je ?
Le silence s’installa. Liuk réfléchissait intensément. Alors, il dit, hésitant :
— « La mère. »
— « Non, non, c’est forcément le jeu », intervins-je, les bras croisés.
Liuk sursauta, nous vit enfin et s’exclama de surprise.
— « Zangsa ! L’Épée Filante Qui Danse ! Vous avez réussi à me trouver, grâce aux Dieux ! »
Non, c’était grâce à mon flair. Le prince essaya de se lever, grimaça de douleur et se rassit.
— « Désolé, j’ai encore mal à la cheville. Le slime me l’a réparée, mais je ne peux pas vraiment marcher. »
— « C’est ennuyant, ça », commentai-je.
L’ogre-démon me regardait d’un air peu amical — mais c’était peut-être dû à ses gros sourcils noirs.
— « La réponse à l’énigme est bien le jeu, mais, Mashi, maintenant que j’y pense, qu’est-ce qui t’a pris de laisser entrer ces deux-là sans me consulter ? »
Notre intrusion ne semblait pas l’alarmer plus que ça. Mashi, le slime à l’évidence, se laissa glisser d’une stalactite jusqu’aux genoux de l’ogre-démon avant d’étendre une sorte de petite main gélatineuse vers moi. Il couina. L’ogre me regarda plus attentivement et ses lèvres fines s’ouvrirent d’étonnement.
— « Oh. Je vois. Ces boucles d’oreille, elles sont authentiques ? »
Il les avait reconnues. Évidemment : lui-même en portait une à son oreille droite, quasiment identique. Je hochai la tête.
— « Yelyeh m’a parlé de toi. L’Ogre du Jeu. Loufou, c’est ça ? Apparemment, c’est toi qui as inventé les échecs des énigmes. Content de faire ta connaissance. Moi, c’est Zangsa. »
L’ogre-démon serra sa pipe entre ses doigts avec un peu plus de force.
— « Appelle-moi Loufou encore une fois et je te dévore à la petite cuillère. »
Ah, le nom l’avait mis à contre-poil. Loufou était visiblement un surnom que lui avait donné Yelyeh. Il ajouta :
— « Mon nom est Tazkadorafan Adargoalagwa. »
Il était sérieux ? Je n’allais jamais me souvenir d’un nom pareil. J’essayai quand même :
— « Taz… » Je me raclai la gorge. « Enchanté. »
— « Humph. La tête de moineau rouge a trouvé un autre moineau, on dirait. »
Euh… Il venait d’appeler Yelyeh « tête de moineau » ?
— « Hoho. Si Yelyeh est une tête de moineau, alors, moi, je suis une tête de sauterelle », lui répliquai-je.
— « Ce n’est pas flatteur, en effet », rétorqua l’ogre, mâchonnant sa pipe. « En comparaison, cet humain que j’ai recueilli dans le froid est bien plus adroit, sa mémoire est excellente, il calcule bien, il a de l’esprit, il ne crie pas à chaque mauvais tournant du jeu et il n’est pas mauvais perdant. Comme quoi, un dragon n’est pas toujours meilleur en tout. »
Il en avait, des compliments, pour Liuk ! Je protestai :
— « Yelyeh n’est pas mauvaise perdante. »
— « Tu n’es qu’un petit jeune. Tu ne la connais pas. »
— « Si je la connais ! Et puis… être mauvais perdant fait partie du jeu. »
— « Le siècle dernier, elle a mis le feu à une de mes maisons après avoir perdu une partie de dominos. » Ah, mince. « Parler sans savoir, c’est facile, jeune hybride. Les vétérans comme moi qui l’avons subie, nous savons de quoi est capable un dragon débridé. D’ailleurs, cette étrange tourmente bleue qu’il y a eu hier soir, j’ai immédiatement pensé à elle. Ça n’est pas agréable. De penser à elle. »
Que répliquer à cela ? Ce Loufou était tout bonnement traumatisé par Yelyeh. Yelyeh, qui était si franche, si affable, si parfaite… Mais je ne pouvais pas dire que je ne le comprenais pas.
D’après Yelyeh, Loufou était l’une de ces bêtes pourpres qu’elle avait soumises par la force pendant son premier siècle d’exil. À l’époque, ses instincts de dragon l’avaient menée à toute une aventure de conquêtes, qui, à présent, la faisait rougir en disant : “ah là là, que c’est bête, les jeunes têtes !”. Loufou était l’une des rares créatures de l’époque avec lesquelles elle s’était par la suite « liée d’amitié », selon ses propres mots à elle. Je n’en savais pas plus, à part que, pendant tous ces siècles, Loufou avait développé un grand penchant pour le jeu et qu’il avait ainsi gagné le titre d’Ogre du Jeu dans le monde des bêtes pourpres. Même mon père avait entendu parler de lui. Ah, si : je savais aussi que l’Ogre du Jeu était un maître d’illusions, le genre de maître qui pouvait détraquer les esprits. Peu de Moines, dans toute l’histoire de la Secte d’Amabiyah, auraient été de taille à comprendre les formations d’illusions de l’Ogre du Jeu.
Je remarquai alors le regard intense de Liuk et devinai que le pauvre prince n’en pouvait plus de répondre aux attentes de l’ogre…
— « Continuons », dit alors Liuk à ma surprise. « Tu as promis de me parler de la Dragonne-Démon si je gagne. Je dois tout savoir. »
Visiblement, il avait fait un pari. Il était tellement concentré sur le jeu, cependant, qu’il n’avait pas l’air d’avoir capté que, moi aussi, je la connaissais personnellement, cette dragonne. Enfin, il comprendrait bien assez tôt. Je reculai d’un pas en disant :
— « En fait, Taz, nous étions à la recherche de ton partenaire de jeu, car nous craignions qu’il lui soit arrivé quelque chose. Mais, puisqu’il est bien en sécurité chez toi et qu’il préfère rester au chaud, amusez-vous bien. »
— « Quoi ? Vous partez ?! », protesta Liuk, l’air de soudain se réveiller.
— « On reviendra te chercher », promis-je sur un ton léger. « N’est-ce pas, Irami ? »
— « Jeune hybride », me lança l’Ogre du Jeu. « Penses-tu que l’on peut entrer et sortir de la maison d’un ogre sans payer tribut ? Je deviendrais la risée de toute la contrée. »
— « Euh… Payer tribut ? Tu veux des pièces d’or ? »
J’allais réussir à perdre cinq-cents pièces d’or en un jour, à ce rythme. L’ogre hésita puis dit :
Il était une fois un peintre
Qui peignait mais ne vendait.
Dans la guilde, il se fit membre ;
En grimpant, il devint roi ;
Et il vendait, oui, il vendait,
Et ne peignait plus jamais.
— « Moralité ? », conclut-il.
Je répondis de but en blanc :
— « Moralité : être peintre ne te protège pas de l’idiotie. »
Je crus voir l’ombre d’un sourire se dessiner sur les fines lèvres de l’ogre. Il dit :
— « Zangsa, c’est ça ? Quand tu verras Yelyeh, dis-lui qu’elle se rappelle sa promesse. »
Yelyeh avait oublié une promesse ? D’où, peut-être, le « moineau rouge »… Je répondis :
— « Bien sûr. Sur ce. »
Irami et moi saluâmes.
— « Attendez ! Zangsa ! L’Épée Filante Qui Danse ! », appela Liuk, désespéré, alors que nous montions les escaliers. « Ne me laissez pas seul… »
Mon cœur se fendit un peu à l’entendre nous supplier ainsi et je m’aperçus qu’Irami n’était pas à l’aise non plus. Cependant, avec sa cheville blessée, le prince serait bien mieux à l’intérieur de la caverne de l’Ogre du Jeu. Je m’arrêtai sur la dernière marche pour lancer :
— « Ah, Loufou ! Si tu manges Liuk, je le dirai à Yelyeh ! »
— « C’est toi que je vais manger ! », grommela l’ogre. « Et puis, je n’ai pas mangé d’humains en trois siècles. À mon âge, ils sont difficiles à digérer. Bon vent ! Liuk, où vas-tu donc comme ça ? Tu vas recasser ta cheville. Rassieds-toi. Voilà qui est mieux. Oublions cette partie interrompue. Si nous jouions au pendu ? Enfin, à ma version. Je t’explique… »
La trappe se referma derrière nous et le silence se fit. Une fois sortis de la crevasse, je repris ma forme de renard et Sonju commenta :
— « Cette Yelyeh a des connaissances fort intéressantes. »
Irami hocha la tête. Avec ma patte de derrière, je grattai mon oreille puis dis :
“Moi, par exemple.”
Il y eut un silence trop long à mon goût et, comme Irami se mettait en route en m’ignorant, je le suivis en protestant :
“Eh, dites quelque chose, les gars !”
“Au fond”, relativisa Sonju, “tout un chacun a quelque intérêt.”
Sa réponse me fit tiquer.
“Je n’ai jamais rongé de corne du Dragon Céleste. C’est peut-être bon. Irami, tu me laisses tester ?”
“C’est très mauvais, je t’assure”, répliqua Sonju.
“Alors, pour se faire les dents…”
“Tu es immensément intéressant, Zangsa. Et tes dents sont impeccables.”
Je passai devant Irami sur mes quatre pattes, amusé.
“Hoho. Merci.”
Nous nous éloignâmes vite du refuge de l’Ogre du Jeu, nous élançant dans la nuit, grimpant le dos du Croc.
* * *
L’aube se levait et le blanc sommet du Croc étincelait sous les premiers rayons du soleil quand nous rejoignîmes le sentier principal. Peu après, celui-ci se bifurquait : le chemin de droite était plat et, via un étroit passage en bois contournant les falaises par le sud, il menait au célèbre plateau infranchissable de la Forteresse des Glaces ; l’autre sentier continuait à monter le dos du Croc vers la cime qui s’inclinait vers l’est. Je m’arrêtai.
J’avais songé à aller directement à la Secte des Glaces, car, si Yelyeh avait rendu la fameuse lance hier après-midi, les Lancières avaient eu tout le temps d’aller la chercher et de la ramener chez elles, mais…
— « Il y a du monde, plus en avant », fit remarquer Irami.
Effectivement, sur le chemin qui menait à la cime, peu avant la lisière de la Forêt de Glace et de ses pins glacés, l’on pouvait distinguer un groupe de personnes assez important… ou plutôt deux, rectifiai-je, comme nous approchions : le premier portait l’étendard impérial ; le second, qui lui barrait le passage, était composé d’une bonne cinquantaine de Lancières. À regarder leurs têtes, ils avaient l’air de maintenir une conversation de sourds depuis un moment.
L’officier impérial lança :
— « J’ai ordre de passer, mesdames. »
— « Et moi, j’ai ordre de ne laisser passer personne », répliqua une Lancière.
À la voir avec son arme imposante, dépassant toutes les têtes, je la reconnus tout de suite : c’était Mofafi, la Hallebardière de la Grêle de l’Aube, l’une des cultivatrices les plus célèbres de sa secte et, enfin et surtout, c’était la mère de Ceyra.
D’un accord tacite, Irami et moi nous arrêtâmes à une bonne distance. Je dis par voie mentale :
“Irami… C’est elle. Mofafi.”
Irami hocha la tête. Je lui avais déjà raconté mon périlleux périple avec la mère de Ceyra, lors de mon Tour des Sectes trois ans plus tôt, alors que je quittais précisément la Secte des Glaces. La situation présente me rappela un peu celle d’alors : j’étais en train de traverser l’étroit passage en bois qui était cloué à la falaise quand je m’étais retrouvé nez à nez avec la Grêle de l’Aube…
* * *
— « Tu pars pour la Secte du Papillon Blanc, maintenant, c’est ça ? », demanda le jeune Lancier qui venait de me guider à travers le Lac de Glace. « Au fait, tu m’avais demandé, l’autre jour, ce qu’étaient les biscuits glacés. »
Ceyra me les avait mentionnés plus d’une fois, à l’Académie, et avait toujours esquivé mes questions après coup. J’avais évidemment profité de mon passage dans sa secte pour poser la question. Personne n’avait voulu me répondre. J’en étais presque venu à croire qu’il s’agissait de quelque secret férocement défendu par la Secte des Glaces et je repartais quelque peu déçu de ne pas en avoir goûté un seul. Le jeune Lancier sourit, espiègle.
— « Je t’en ai apporté un. »
— « Sérieusement ?! », m’écriai-je.
Il sortit une petite boîte soigneusement fermée et hésita.
— « Ça reste entre nous. »
— « Biscuit reçu, bouche cousue », promis-je. Cela parut l’amuser. Il me passa le biscuit enveloppé dans un petit tissu. « Merci, Zortaro ! »
Le biscuit était petit mais dodu, d’un beige pâle picoté de… framboises ? Je n’en étais pas certain. Avec le froid environnant, mon flair était quelque peu engourdi. Salivant, je fourrai le biscuit dans ma bouche. Il ne croqua pas sous mes dents. Je serrai la mâchoire plus fort et je fus incapable de la rouvrir… Le biscuit était resté collé à mon palais et à ma langue. C’était comme si j’avais mis un glaçon incassable dans ma bouche. Je ne parvins qu’à avaler le jus des framboises : le reste était resté bloqué. Zortaro éclata de rire. Je lui jetai un regard noir. Il dit :
— « Ne m’en veux pas trop, Zangsa : c’est l’adieu classique que nous réservons aux étudiants de sixième année qui viennent nous voir ! En fait, chez nous, fabriquer des biscuits glacés, c’est un vrai entraînement. Les biscuits glacés de la Suprême peuvent réduire un disciple au silence pendant des semaines. Mais rassure-toi : ton biscuit fondra en deux ou trois jours. C’est moi qui l’ai fabriqué. Tu peux essayer de le faire fondre avec ton ki, mais… c’est tout un défi », me prévint-il, amusé. « Sur ce, bonne route ! »
Je grognai alors que ce traître de Zortaro s’éloignait. J’essayai de faire fondre le biscuit avec mon ki doré sans résultat. Je décidai d’attendre d’avoir quitté ces lieux inhospitaliers pour tester mon ki pourpre et, tournant mon dos au Lac de Glace et à la Secte des Glaces, je m’engageai sur l’étroit passage en bois cloué à la falaise, longeant celle-ci au milieu d’une brume glaciale.
Tout en essayant de force d’ouvrir la bouche en émettant des grognements étranglés, j’allai de planche en planche, si pressé de sortir de là que je ne remarquai pas que quelqu’un venait en face. Je manquai lui rentrer dedans et levai des yeux de plus en plus écarquillés vers la géante qui me barrait le chemin. Une… Lancière ? Ses cheveux blonds ramassés en queue de cheval, une énorme hallebarde à la main, elle me rendit un regard de pierre. Par endroits, sa peau était couverte d’écailles de glace. C’était là une des techniques les plus avancées de la Secte des Glaces. Cette Lancière… n’était pas n’importe quelle disciple.
— « Qui es-tu ? », demanda-t-elle.
J’allais établir une connexion par la Voix du Ki pour répondre mentalement, mais mon lien se désagrégea. J’en fus déconcerté. Cette Lancière avait-elle refusé le contact ? Je compris que non quand, l’air de n’avoir rien perçu, elle frappa les planches de bois de sa hallebarde et redemanda :
— « Qui es-tu ? »
Fort heureusement, elle n’utilisa pas son ki. Les planches grincèrent quand même, soulevant des voix plaintives derrière la hallebardière.
— « Mofafi ! Doucement. La passerelle… »
— « Nous l’avons déjà réparée le mois dernier… »
— « La Suprême va encore t’appeler la Brute de l’Aube… »
Ce n’est qu’alors que j’aperçus les trois Lancières qui accompagnaient la géante. Celle-ci semblait de plus en plus irritée par mon silence. Je saluai avec respect, je montrai mon badge de l’Académie puis signalai ma bouche, fis une croix avec mes doigts et, cela fait, je tournai le dos aux quatre Lancières pour rebrousser chemin. Cette passerelle était si étroite que tenter des acrobaties pour croiser ces dames aurait été périlleux. J’étais par trop conscient de l’à-pic vertical qui se perdait dans la brume, loin, très loin au-dessous de nous.
Je n’avais pas fait cinq pas que, tout d’un coup, la géante s’élança et, pour m’arrêter, planta sa hallebarde sur une planche juste devant moi. La planche craqua et vola en mille morceaux. Je crus mon heure arrivée. Lançant un cri inarticulé, je m’agrippai à la corde clouée le long de la passerelle. Fort heureusement, les autres planches demeurèrent intactes. Je levai un regard ahuri vers la grande blonde qui me tenait en tenaille entre son arme et son corps glacé de colosse. Mes yeux s’étaient même embués de larmes sous le coup de la peur soudaine. Et zut. Je grommelai : « Tu es folle ? », mais seul un son incompréhensible sortit de ma bouche. Alors, les pommettes de la hallebardière rosirent.
— « Pardon. Je t’ai fait peur. »
— « Évidemment que tu lui as fait peur ! », s’exclama une de ses compagnes. « Regarde-le ! C’est un jeune étudiant de l’Académie ! Le pauvre, il ne manquait plus qu’il tombe et s’écrase en bas par notre faute ! Jeune homme, jeune homme », m’interpela-t-elle. Son visage rond et inquiet apparut entre la falaise et la géante. « Ça va ? Je te prie d’excuser notre cher maître : c’est une brute qui ne contrôle pas sa force. Mais c’est la Hallebardière de la Grêle de l’Aube, tu comprends : tu le sais peut-être déjà, mais c’est grâce à elle qu’on délivre si vite la glace spirituelle du Croc à l’Académie. »
Tu m’en verras ravi, mais je ne suis pas alchimiste et je n’ai pas vraiment eu besoin de potions à base de glace spirituelle toutes ces années… C’est ce que je répondis intérieurement, mais je gardai silence. La disciple ajouta :
— « Crois-moi, je l’ai vue écraser la tête d’une vipère-démon géante avec cette hallebarde : si elle n’a cassé qu’une planche de bois, tu peux être rassuré. »
Ses paroles étaient affreusement rassurantes. La Hallebardière de la Grêle de l’Aube était embarrassée.
— « Biya… »
— « Ne t’inquiète pas », reprit la disciple à mon adresse. « Nous sommes au tout début de la passerelle. On va faire demi-tour pour que tu puisses passer. »
— « C’est exactement ce que j’allais faire, Biya », répliqua Mofafi sur un ton ferme. « Je voulais juste l’arrêter pour le lui dire plus tranquillement. »
Je n’en crus pas mes oreilles.
— « Tranquillement », se moqua une autre Lancière. « Pour ça, c’est réussi. »
Mofafi se racla la gorge et, faisant passer sous mon nez sa hallebarde pour la faire glisser dans sa main gauche, elle me surprit encore une fois en me prenant par la main.
— « Allons-y. »
Je rougis. M’avait-elle pris pour un enfant de cinq ans ? Elle partait déjà et, craignant qu’elle ne décroche mon bras si je ne bougeais pas, je la suivis sagement, faisant attention où je mettais les pieds. La main de la Lancière n’était pas glacée, au moins, mais elle serrait un peu trop fort.
Nous étions effectivement tout près du début de la passerelle et j’atteignis enfin la terre ferme — enfin, la neige. J’avais toujours le biscuit glacé collé au palais. Or je voulais poliment demander à la Grêle de l’Aube qu’elle lâche ma pauvre main écrasée dans la sienne. Biya, la jeune disciple au visage rond, commenta :
— « Quand je pense que Ceyra aussi est en plein Tour des Sectes ! Comme le temps passe vite ! Mais dis, jeune étudiant, tu connais sûrement Ceyra, n’est-ce pas ? » Comme je hochais la tête, elle pointa son pouce vers Mofafi. « C’est sa fille. »
Un instant, je crus qu’elle plaisantait. Puis je compris que non. Alors, toutes les histoires que Ceyra m’avait racontées sur sa mère adorée me revinrent. Elle l’avait présentée comme une Lancière expérimentée, une chasseuse aguerrie qui avait terrassé un ours de glace avec son seul ki.
“Un jour, dans la Colline des Décharnés”, m’avait-elle raconté, “un officier impérial est venu nous dire que nous n’avions pas le droit de construire une maison là sans autorisation et qu’il viendrait nous sortir de là avec la milice. Alors, ma mère a passé toute la nuit à couvrir de glace le périmètre. Le jour suivant, l’idiot est arrivé avec ses hommes. Ils sont repartis en tremblant de froid et ne sont plus jamais revenus. Ha ! La température était si basse que j’avais moi-même des engelures ! C’est que ma mère ne rigole pas quand elle se fâche !”
Si je me rappelais bien, sa mère avait aussi sauvé à elle seule un gros bateau de marchands, alors que des sirènes dentues voulaient emporter celui-ci vers le fond du Lac des Immortels avec leur puissant et fatal tourbillon. Dans ma tête, je me l’étais imaginée un peu comme Ceyra en plus âgé et légèrement plus musclée, avec une chevelure rouge et des yeux vifs couleur bronze. Jamais au grand jamais je n’aurais pu deviner que cette géante blonde à l’allure de héros était…
“Ça oui, ma mère, son seul point faible, à part la cuisine, c’est qu’elle a un cœur trop sensible.”
Je laissai échapper un rire étouffé. Sensible ? Elle avait manqué me jeter dans le vide ! Alors, Mofafi, toute rouge, lâcha ma main, elle aussi écarlate d’avoir été trop serrée.
— « Se pourrait-il… ? », fit-elle, portant ses doigts aux lèvres. « Se pourrait-il que tu sois un ami de Ceyra ? »
J’acquiesçai et, prenant ma flûte vaudou en bois de cerisier, que je tenais de Maître Ryol, je dessinai mon nom sur la neige.
— « Je suis Zan… wou ? », lut Mofafi.
À la voir se pencher au-dessus de mon épaule, je m’étais raidi et mon dernier signe s’était légèrement tordu. Je corrigeai mon tracé et tapotai avec ma flûte.
— « Zangsa », dit Biya. « Zangsa. Ça me dit quelque chose. »
— « Zangsa ! », s’exclama Mofafi, nous faisant tous sursauter. « Ceyra m’a beaucoup parlé de toi ! Tu es ce premier ami qu’elle a fait à son arrivée à l’Académie ! Le jeune chamane qui n’avait pas lu un livre de sa vie, c’est donc toi ! » Un instant, je pensai qu’elle se moquait de moi et de mon ignorance d’adolescent, mais quel cultivateur de son calibre se moquerait d’une chose si bête ? Mes doutes moururent quand elle frappa son poing contre sa paume et s’inclina, toute émue. « Par ma faute, ma petite est si sauvageonne que j’avais peur qu’elle n’arrive pas à trouver d’amis. Merci, merci d’avoir été à ses côtés toutes ces années. J’espère que votre amitié perdurera. »
Elle avait même quelques larmes aux yeux. Somme toute, son cœur n’était effectivement pas fait de glace, bien au contraire. J’aurais bien voulu lui répondre davantage que par des signes et un sourire, mais ce maudit biscuit glacé m’en empêchait. Je tentai de lui parler par voie mentale et, encore une fois, mon effort fut vain. Tenait-elle une barrière de ki constamment autour d’elle ? Ç’aurait été un gaspillage d’énergie un peu ridicule, à moins qu’elle ne soit en train de s’entraîner…
Soudain, elle me prit les mains.
— « Zangsa. Je peux t’aider à te défaire des effets de ce biscuit glacé. C’est la moindre des choses que je puisse faire pour celui qui a tant aidé ma fille. Qu’en dis-tu ? »
Je pâlis. Ma flûte en bois de cerisier, entre mes mains, avait fait crac. Je n’osai même pas la regarder. Mais j’étais certain qu’elle avait craqué. D’accord, c’était un cadeau de Maître Ryol, pas de Yelyeh ni d’Irami, ça faisait moins mal au cœur, mais… Me libérant de l’étreinte des mains de Mofafi, je rangeai ma flûte et saluai, l’air de dire : je pars. La mère de Ceyra prit alors un air ému puis grave.
— « Je comprends. Le biscuit glacé est un défi pour les étudiants de l’Académie et j’ai failli te l’enlever. Je te demande de m’excuser. Plus on vieillit, plus on oublie d’accorder de l’importance à ces petits jeux de ki. J’espère que nous aurons l’occasion de parler une autre fois, Zangsa. Bon Tour des Sectes. »
Elle et ses trois disciples saluèrent, répondant à mon salut. Je partis un peu à la va-vite, mais sentis quand même une voix mentale m’effleurer et me dire :
“Désolée pour la flûte. C’est délicat de ta part de ne rien lui avoir dit. Je sais que ce n’est pas assez, mais je t’enverrai dix pièces d’or pour que tu la remplaces.”
Je jetai un regard par-dessus mon épaule, surpris. C’était Biya. Elle voulait me donner dix pièces d’or pour une flûte vaudou ? J’esquissai un sourire.
“Envoie-moi plutôt une grosse boîte de biscuits glacés. J’y ai pris goût.”
“Euh ?” Biya souffla, amusée. “Tu l’auras. Mais n’en fais pas manger à tes juniors : ça gâcherait leur surprise.”
“Promis juré. J’en passerai un à Maître Ryol. Mélangé à du chocolat, il va adorer. C’est un gourmand.”
“Hum, hum. Ceyra nous avait bien dit que tu aimais chercher les ennuis”, commenta Biya en riant mentalement. “Bon voyage, Zangsa. Que ton esprit continue à embrasser la Vertu.”
J’étais peut-être déjà à une cinquantaine de mètres, mais je me retournai et saluai à nouveau avec respect en disant :
“Merci.”
Mon ki pourpre s’avéra presque aussi inutile que mon ki doré pour fondre le biscuit, même sous ma forme de renard, et je ne retrouvai ma voix qu’au bout de deux jours. À mon retour à l’Académie, cinq mois plus tard, je reçus une boîte de vingt biscuits glacés spécialement fabriqués par Biya. Les dissimulant artistiquement en petits gâteaux souvenirs, j’en offris à Louyi Moyong et à trois autres compagnons de ma classe, ainsi qu’à Maître Ryol, à Zéligar et, bien évidemment, à Irami… Après seulement, je sus que Biya était l’une des cuisinières les plus réputées de sa Secte. Même Ryol et Zéligar mirent quelques heures à briser le biscuit. Malgré leur silence, leurs regards étaient très explicites. Ils me coururent après. Sans pitié, on m’obligea à manger tous les biscuits qui restaient et, pauvre de moi, je passai un mois en silence à boire des jus et à manger quelques rares repas copieux entre biscuit et biscuit…
— « Ha ! », me dit Zéligar en me voyant assis sur l’herbe, les jambes croisées. « Voilà un vrai cultivateur ! Si j’avais su, je t’aurais donné des biscuits depuis tes quinze ans. »
Sans perdre ma pose méditative, je fermai les yeux et l’ignorai superbement dans mon silence de sage. N’empêche qu’ironiquement, une fois qu’on arrivait à les croquer, les biscuits glacés de Biya étaient délicieux.