Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Le Sage dit :
« Ce n’est pas la mort qui fauche la vie »,
« Alors qu’est-ce ? » demanda son ami.
« Je sais seulement que certaines choses ne sont pas. »
Rajian Moyong, l’Épée d’Ombres
*
Bien heureusement, les Nobles Renards n’avaient pas fait de mauvaise rencontre et avaient rattrapé les brigands fuyards avec succès. De retour à Loutre, ils se dirigèrent vers le poste de la milice et, pour ma part, je suggérai à Yo-hoa d’emmener Séliel dans l’une des chambres de La Belle Source, qui opérait aussi comme auberge. Je lui donnai cent pièces d’or pour qu’il les transmette aux taverniers.
— « Dis-leur que c’est peu de choses et qu’ils acceptent sans scrupules. Et si tu veux bien informer les Mendiants de Loutre de ce qui s’est passé… Prends bien soin de Séliel. »
— « Vous partez ? », protesta Yo-hoa.
— « Il faut bien que quelqu’un aille voir si Yeux-de-Poisson est encore vivant. On se reverra sûrement demain, si vous montez. Bonne nuit, le Dauphin. »
— « Bonne nuit, le renard ! », répliqua Yo-hoa en riant. « À demain ! »
Irami et moi profitâmes des festivités de Loutre pour prendre un petit encas et quelques provisions. Je bus de longues gorgées d’eau à une fontaine puis nous nous installâmes sur un toit qui surplombait presque toute la ville et je commençai à arracher la viande à des côtelettes d’agneau, mâchant avec appétit. Cela finit de m’enlever le goût ignoble du sang de la Démon des Toiles. Assis à mes côtés, Irami mangeait des petits farcis qui avaient l’air succulents aussi.
— « Je suppose que tu sais où se trouve Liuk », dit-il quand il termina.
— « Ben, tu te trompes… Quoi ? Je ne lance pas mes jetons vaudou à droite et à gauche », protestai-je. Je n’en avais même pas eu vraiment le temps.
J’en étais à ma dernière côtelette. Quand je l’eus bien rongée, je jetai les os vers la cour intérieure, derrière nous, et deux chiens se ruèrent sur le festin. J’ajoutai :
— « Mon flair est imbattable, tu ne sais pas ça ? »
Irami roula les yeux puis dit :
— « Je le sais. »
Il se leva. Je soupirai.
— « Et le temps de digestion ? »
Irami se dirigeait déjà vers le bord du toit. Ce n’était pas courant de le voir si pressé. La bataille avec la Démon des Toiles semblait l’avoir laissé agité. Enfin, je mentirais si je disais que je n’avais pas été moi-même affecté. Un moment, j’avais vraiment cru que cette démon allait tous nous tuer. Cependant… quelque chose d’autre l’inquiétait.
— « Irami. »
Mon ami s’arrêta juste sur le bord du toit. Son long manteau blanc claqua doucement sous la brise. Son expression, que je voyais de profil, était grave et légèrement affligée. J’essayai de deviner ses pensées puis, soudain, je crus comprendre. Toujours assis, je me laissai glisser vers le bord du toit en disant :
— « Eh, Irami… »
— « Zangsa », m’interrompit-il brusquement. « Elle t’a parlé par voie mentale, n’est-ce pas ? »
Il parlait évidemment de la Démon des Toiles. J’esquissai un sourire sardonique.
— « Elle veut faire de moi son prochain repas de noyau-démon. »
Irami frissonna à mes paroles. L’idée l’inquiétait visiblement. Il s’en voulait de nous avoir tous mis en danger à cause de cette démon qui — avant du moins — ne cherchait que lui. Mais, en même temps, il savait pertinemment que nous lui en aurions voulu, à notre tour, s’il avait décidé de tout prendre sur lui. Voilà pourquoi il m’avait quand même laissé mettre mon plan à exécution et prendre la démon par surprise en me transformant en renard… quitte à révéler ma nature à l’Œil Renversé.
— « Si je devais parier », dis-je, « elle n’en dira rien aux autres. Les démons ne partagent pas la nourriture. »
Cela le réconforta légèrement. Cependant, il aurait quand même préféré faire taire à jamais cette démon. Mais peut-être qu’elle était déjà morte ? Je joignis mes mains en une prière.
— « Zangsa ? »
— « Je prie les Dieux d’Outre-tombe pour qu’ils l’accueillent vite en leur sein. Qu’elle repose sur des aiguilles pendant mille ans. Prie avec moi, Irami. »
Après une hésitation, Irami joignit très brièvement les mains. Je faillis crier d’étonnement.
— « Irami. Faire le pitre, ça te va bien, tu sais. »
— « J’étais presque sérieux », répliqua-t-il.
J’éclatai de rire. Puis je détournai les yeux vers la lointaine pièce de théâtre, en contrebas, qui venait de se terminer avec un tonnerre d’applaudissements.
— « Les feux d’artifice vont commencer ! », cria alors un enfant en dévalant la rue juste au-dessous avec ses camarades.
Je grimaçai. Des feux d’artifices ? J’aimais bien les couleurs, mais ils étaient par trop bruyants. Je me levai.
— « Allez, pressons, Irami, pressons. Liuk est peut-être tombé dans une crevasse. Ah, quand même un petit coup de vin avant de partir… »
J’inclinai généreusement la jarre et… au lieu du délicieux vin d’abricot, des pièces d’or jaillirent. Et mince. J’avais oublié que ma jarre de vin avait déjà été vidée par ces maudits Zalnes. Je fermai la bouche à temps, mais une bonne quantité de pièces d’or roula du toit et vint tomber sur la tête des passants, qui aussitôt s’empressèrent de tout ramasser avec une sorte de folie passagère, sans même lever la tête. Le temps de descendre du toit, je constatai que la rue avait été consciencieusement nettoyée.
— « Heureusement que ce n’est pas la jarre entière qui est tombée sur leur tête », dit Irami.
Je fis une moue.
— « Avant de partir, je vais acheter un sac. Ça sera plus pratique. »
— « Pour ce qui te reste, avec ta bourse… »
Je soupesai ma jarre.
— « Euh… C’est vrai. »
— « C’est l’avantage de jeter l’argent par-dessus les toits »,
— « Oui, bon, ça va, Irami. »
— « Et, comme tu dis souvent, en voyageant léger, on arrive plus loin. »
— « Ben, va pas plus loin que ça, Irami, ou je te mords. »
Irami avait repris son expression sereine. Dans sa corne, Sonju souriait. Nous quittâmes la ville et nous gravissions déjà le Croc, sur la piste de Liuk, quand les feux de Loutre et de tous les Villages des Eaux s’élevèrent dans le ciel dans une ribambelle d’explosions et de couleurs, en l’honneur de Razafia, la Déesse de l’Eau. Sous ma forme de renard, les quatre pattes dans la neige, j’aplatis mes oreilles.
“Qu’ils sont bruyants, ces humains”, lâchai-je.
Sonju confia par voie mentale :
“On dit que les feux d’artifices furent inventés par un homme qui voulait briser le ciel pour retrouver sa promise… Vous connaissez l’histoire ?”
Non, je ne la connaissais pas, et le Fondateur des Nuages ne se fit pas prier pour nous la raconter tandis que nous continuions à gravir le Croc.
* * *
Le ciel était d’un bleu azur. Qui l’aurait cru ? Quelques instants auparavant, il faisait pourtant nuit.
Liuk avait débarqué dans une île idyllique qui volait loin au-dessus des nuages. Ses habitants, aux habits exotiques, très souriants, l’avaient immédiatement accueilli comme un messager divin en le voyant arrivé de nulle part… Liuk était à la fois catastrophé et empli d’émerveillement.
Alors qu’il posait une main sur la tête d’un enfant pour le bénir, les cordelettes d’or qui pendaient de sa luxueuse coiffe oscillèrent.
Il n’arrivait pas à comprendre ce qui s’était passé.
Poursuivi par un taureau des neiges en pleine montagne du Croc, il était tombé dans une crevasse. Il s’était cassé la cheville, mais, de toute façon, il n’aurait pas été capable de sortir d’un trou pareil. Transi de froid, endolori, il avait pleuré sur son triste sort et, surtout, sur celui du Prince Rajeyl, qu’il n’avait pas sauvé comme il se l’était promis. Frappant la neige de son poing, sa main avait finalement touché du bois massif. Il se rappelait un bruit retentissant, un éclair de lumière puis…
— « Ah. Je comprends », fit Liuk. « Je suis au paradis. »
Dès qu’il comprit, il sentit son cœur se serrer et il se laissa tomber sur les genoux en lâchant un soupir à fendre les cœurs.
— « Altesse », gémit-il. « Je suis désolé. »
L’enfant qu’il venait de bénir le regarda, surpris, puis le réconforta avec une telle affabilité que Liuk en fut ému.
— « Ne pleure pas », lui dit l’enfant. « Tu n’as rien à craindre ici. »
— « Tiens », ajouta un vieil homme, lui tendant une main pour l’aider à se relever. « Je vais te guider à ta nouvelle maison. »
C’était une demeure luxueuse, entourée de jardins splendides. La vue était aussi fastueuse que celle du Grand Palais Impérial. Rien à voir avec la somptueuse simplicité du Palais du Couchant. Était-ce cela une demeure paradisiaque ? Liuk ne s’y sentait pas à l’aise.
— « Et voilà tes serviteurs », les présenta le vieil homme en désignant toute une file de jeunes hommes et de jeunes femmes. « Tu es désormais le maître de cette maison. Profite-z’en bien. Nous nous reverrons à la pleine lune. »
Soudain, Liuk eut l’impression que le temps passait, filait comme dans un brouillard. Il se vit en train d’ordonner sa maisonnée, de tomber amoureux d’une belle habitante de l’île, de se marier et, alors qu’elle venait de lui annoncer qu’elle attendait un enfant, la pleine lune arriva.
Tous les habitants s’étaient réunis sur les confins de l’île. On avait bandé les yeux de dix enfants. Avec la sensation de se réveiller d’un rêve, Liuk demanda à son épouse :
— « Qu’est-ce qu’ils font ? »
Sa femme avait pris un air triste.
— « C’est la Nuit du Bien Commun. Tous les ans, il nous faut offrir dix âmes pures aux monstres du Bas pour que l’île ne s’effondre pas. »
Liuk mit un temps à comprendre. Alors, l’horreur l’envahit.
— « Quoi ? »
— « Je comprends ton sentiment », assura le vieil homme. « Mais c’est un mal que l’on ne peut pas éviter. Rassure-toi, ton enfant ne sera jamais choisi. Tu es notre messager divin, après tout. »
Le cœur de Liuk battait la chamade. Tous les habitants regardaient, tristes mais solennels. Ce spectacle lui rappela tellement la noirceur du Palais Impérial qu’il en eut la nausée.
— « Non… »
En fait, il n’était pas arrivé dans un paradis mais dans un enfer. Les dix enfants commencèrent à s’avancer vers le bord de l’abîme. Sans plus y réfléchir, Liuk s’élança et leur barra le chemin en criant :
— « Arrêtez ! »
Les îliens le dévisagèrent, incrédules. Liuk transpirait. Il n’avait jamais aimé être le centre de l’attention et encore moins faire le héros. Il n’aimait pas non plus le risque, mais…
— « Mon amour », lui dit alors son épouse en prenant doucement son bras. « Viens. Songe à ton enfant. Je t’en supplie. »
Quel risque pouvait-il encourir s’il était déjà mort ? Il se libéra de la prise de cette femme dont il ne se rappelait même pas le nom et s’écria :
— « Citoyens de l’île, écoutez ! La Nuit du Bien Commun est terminée ! »
— « Quoi ? Tu veux qu’on meure tous ? », protesta une voix.
Un autre homme intervint :
— « Moi, j’ai toujours dit : au lieu de dix enfants, si nous envoyions vingt vieux ? Ce serait moins cruel. »
Quelques-uns acquiescèrent vivement.
— « Et si les monstres ne sont pas contents et que l’île s’effondre quand même ? », rétorqua le vieil homme qui avait guidé Liuk à sa demeure.
— « Qui ne tente rien n’a rien ! »
L’horreur de Liuk faisait place peu à peu à une colère montante. Pourquoi, même dans sa mort, lui fallait-il rencontrer des vermines pareilles ? Il éclata.
— « Idiots ! Tous autant que vous êtes ! Vous ne valez pas mieux que les démons ! Vous… ! »
Ses paroles se bloquèrent dans sa gorge. Sa rage se fit mélancolique. Il repensa à Son Altesse et l’angoisse le saisit : combien de temps s’était écoulé ? Le Prince Rajeyl était-il encore en vie ? Sous le coup de ces questions, il recula… perdit pied et tomba dans l’abîme.
Quand il rouvrit les yeux, il était allongé dans une caverne illuminée par une grande chandelle. Tout près, sur une pierre plate, il repéra un échiquier. De l’autre côté, assis les jambes croisées, une pipe nonchalamment abandonnée entre ses doigts, un homme vêtu d’une ample robe noire bordée de rouge lui jeta un coup d’œil.
— « Tu es enfin réveillé. »
Alors, Liuk vit ses yeux pourpres démoniaques et, là, entre deux mèches de ses cheveux noirs, sur le haut de son front, une corne de la couleur des démons. Ce n’était pas un démon cultivateur. Et ce n’était pas un humain. C’était un ogre-démon ! Parcouru de sueurs froides, Liuk s’assit sur son séant.
— « Le monstre d’en Bas ? », demanda-t-il.
L’ogre happa une bouffée de sa pipe sans émettre la moindre fumée, puis il répliqua :
— « Tu m’as réveillé en frappant à ma porte. Alors, mon petit jeu d’illusions, tu l’as bien mérité. Tu ne t’en es pas trop mal sorti. »
Liuk battit des paupières. Des illusions ? L’île, la demeure, l’épouse, le sacrifice… ça n’avait été que des illusions ? C’était plus logique comme ça, à vrai dire, mais alors… et si l’ogre, aussi, était une illusion ? Sa cheville, qu’il avait cassée en tombant dans la crevasse, ne lui faisait plus mal. Si tout ceci était réel, alors… Il arrêta de se frotter les tempes et leva brusquement la tête.
— « Alors, je suis vivant… et je suis toujours dans la montagne du Croc ? Depuis combien de temps suis-je ici ? Répondez, je vous en conjure ! »
— « Mm, le temps… » L’ogre joua avec sa pipe, pensif. « Je n’en sais rien. Tu es pressé ? »
— « Oui ! » Liuk repéra alors les escaliers en pierre qui semblaient conduire à la trappe en bois qu’il avait frappée avec son poing après être tombé dans la crevasse. Il les désigna. « La sortie, c’est par ici ? »
— « Tu veux déjà partir ? Dommage pour toi. Dans mon illusion, tu avais l’air d’être quelqu’un d’assez instruit. Tu dois savoir, alors, que je n’ai rien d’un humain. Tu n’as pas peur ? »
L’ogre-démon le toisait ouvertement. Liuk lui décocha un regard noir.
— « Si tu pensais me dévorer, tu ne m’aurais pas testé avec ton illusion insensée. »
— « Insensée ? »
Liuk se recroquevilla à la voix grondante de l’ogre. Puis celui-ci reprit en mâchonnant sa pipe :
— « Ça faisait un certain temps que je ne parlais pas avec un humain. L’envie de jouer m’a pris. Mais ce n’était pas une illusion insensée. Des êtres comme les habitants de l’île que tu as traités d’idiots, j’en ai vu bien des fois dans ma vie. Des bêtes pourpres, des bêtes dorées, mais, parmi ces dernières, surtout, surtout, des humains. Ils sourient sous le beau temps ; ils poignardent, les yeux fermés. C’est pourquoi cette illusion n’était pas insensée », insista-t-il. « Car, si tu n’avais pas réagi au sacrifice, je t’aurais mangé. »
Liuk pâlit. Sa tête commençait à se refroidir un peu et sa situation délicate lui devenait de plus en plus claire.
— « Je… Je vois. Ce n’était donc pas une illusion insensée. »
— « Je suis content que tu t’en rendes compte. En tout cas, c’est un plaisir de parler avec toi… Liuk, c’est ça ? »
Comment savait-il… ? Puis Liuk comprit : il s’était déjà présenté à voix haute, dans son illusion. L’ogre posa alors sa pipe sur la pierre plate, près de l’échiquier, et dit :
— « Appelle-moi Tazkadorafan Adargoalagwa. »
Liuk cligna des yeux et, comme l’ogre attendait une réponse, il ravala sa salive et, posant sagement les mains sur ses genoux, il inclina la tête en disant :
— « C’est un honneur, Taz… Tazkadorafan Adargoalagwa. »
L’ogre eut un sourire en coin.
— « Parfait. Mashi ! »
Il claqua des doigts et, soudain, une petite créature gluante et pourpre se laissa tomber d’une des stalactites. Liuk sursauta.
— « Un slime-démon ? », dit-il en grimaçant. Il avait lu que le seul contact avec une de ces bêtes pouvait donner des furoncles sur toute la peau.
— « Mashi est mon plus loyal assistant », répliqua l’ogre. « C’est lui qui a soigné ta cheville cassée. »
Liuk écarquilla les yeux, le cœur au bord des lèvres. Cette créature l’avait touché ? Vraiment ? Il tourna son regard vers sa cheville, s’attendant presque à la trouver couverte de pustules démoniaques… Elle ne l’était pas. Il posa le pied sur le sol en y appliquant un peu de poids et sentit une légère douleur, mais rien à voir avec la douleur lancinante d’une cheville cassée.
— « Les miracles n’existent pas : tu auras quand même besoin d’une béquille pendant quelques jours », l’informa l’ogre, puis il demanda : « Tu veux bien prendre note, Mashi ? »
Le slime émit un bruit d’assentiment et, dégurgitant une ardoise et une craie de qui sait où avec une élégance douteuse, il se déclara prêt avec un autre couinement et prit une pose appliquée de secrétaire. Pour peu, Liuk l’aurait trouvé drôle.
— « Liuk. »
— « Oui ?! », fit Liuk, se raidissant et se tournant vers l’ogre.
— « Tu sais jouer au mot-fourché, n’est-ce pas ? Si je perds, je t’aide à sortir d’ici. »
Liuk le dévisagea, ébahi. Voulait-il parler du jeu d’enfant où l’on ajoutait chacun son tour une syllabe jusqu’à ce que l’un des joueurs se trompe ? Liuk n’y avait jamais joué. Cloîtré dans l’aile nord du Grand Palais Impérial jusqu’à ses neuf ans, sous la stricte supervision de sa préceptrice, il n’avait même quasiment jamais parlé avec des enfants de son âge…
— « Pi », fit l’ogre.
— « Pipa », dit Liuk, rougissant.
Jamais il n’aurait pu imaginer qu’un jour, il jouerait son premier mot-fourché avec un ogre-démon.
— « Pipapou. »
— « Pipapoupa. »
— « Pipapoupali. »
— « Pipapoupalika. »
En quelques échanges, cela devint bientôt un :
— « Pipapoupalikataparapalakopatonopazotatalododa. »
Liuk avala une bouffée d’air en terminant l’énorme mot. À cet instant, les joues de l’ogre rosirent légèrement. Il continua avec plus d’entrain. Il avait l’air de bien s’amuser. C’était rassurant, mais, et si Liuk perdait ? L’ogre allait-il le dévorer ? Il n’avait pas mentionné ce cas ; or, il était clair que sa mémoire était tout sauf mauvaise. Peu à peu, Liuk commença à hésiter sur les syllabes. Finalement, il se trompa. Il y eut un silence. L’ogre regarda le slime, qui se mit à trembler et à couiner. Alors, l’ogre-démon soupira et montra l’ardoise : les syllabes avaient été soigneusement notées. Sauf que le slime avait commencé en écrivant trop gros. Du coup, les dernières syllabes étaient illisibles et, apparemment, Mashi n’était pas capable de se les rappeler. Liuk soupira, résigné mais la peur au ventre.
— « J-J’ai quand même perdu. »
— « Idiot. » L’ogre récupéra sa pipe et dit : « Ne perds pas avant d’avoir perdu. C’est partie nulle. Je me suis bien amusé. Jouons maintenant à autre chose. »
Liuk tiqua. Si cet ogre-démon avait encore l’intention de le manger, sa cruauté n’avait pas d’égal. C’était pire qu’un chat jouant à coups de pattes avec un oiseau blessé.
Liuk jeta un coup d’œil furtif vers les escaliers. Et s’il s’élançait vers la trappe pour s’enfuir ? Il pourrait peut-être arriver en vie à la crevasse même avec sa cheville blessée, mais sortir de celle-ci, par contre…
Alors, il croisa les yeux pourpres de l’ogre et toute pensée de fuite s’évanouit.
— « Pourquoi cette urgence à vouloir partir ? »
Liuk ravala sa salive.
— « Je… »
Alors, il expliqua. À son propre effarement, il révéla même son identité et celle de Son Altesse, parla du sceau corrompu et de sa quête.
— « La Dragonne-Démon ? » L’ogre fit une moue. « Je vois. Je connais. »
— « Tu la connais ?! », s’écria Liuk.
— « Mm. Mm », réfléchit l’ogre. Puis il dit : « Si tu remportes suffisamment de victoires, je veux bien répondre à tes questions. »
— « Vraiment ?! »
— « Vraiment. »
Alors, sa pipe dans le creux de sa main, l’ogre énonça :
— « Un petit dragon habitait dans une grotte près du sommet du Pic des Nuages. Il invita chez lui ses amis : un ogre, un humain et un lapin. Cependant, seul un dragon, avec ses ailes, pouvait atteindre une telle grotte. Il lui fallait donc les emmener tous les trois. Le problème, c’est que le petit dragon ne pouvait porter qu’un seul de ses amis à la fois. L’ogre et le lapin s’entendaient bien, mais, laissés sans surveillance, l’ogre aurait mangé l’humain et l’humain aurait mangé le lapin. Bien embêté, le petit dragon se demanda : comment faire pour tous les emmener chez lui sains et saufs ? »
Liuk haussa un sourcil. Ha. Un casse-tête aussi simple, Son Altesse en aurait ri ! Posant les poings sur ses genoux, acceptant le défi de cet ogre, il répliqua :
— « Il doit d’abord s’envoler avec l’humain, retourner, puis, par exemple, transporter l’ogre, revenir avec l’humain, transporter le lapin, puis retourner prendre l’humain. Voilà tout. »
L’ogre tapota sa pipe de satisfaction.
— « Bien, bien, bien. Qu’est-ce qu’on s’amuse. Un autre casse-tête. En as-tu un meilleur ? »
— « Bien évidemment ! », rétorqua Liuk. Et il se lança dans son énoncé en pensant vivement : tenez bon, Altesse !