Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
La Démon des Toiles était entrée dans ma formation runique sans que je m’en aperçoive. Forcément : elle n’avait pas une once de ki doré et j’avais préparé ma formation pour détecter des humains… pas des démons.
La milice et les Nobles Renards étaient partis, mais c’était mieux ainsi : si cette démon cultivatrice avait été capable de blesser Irami, elle n’aurait pas eu grand mal à se débarrasser de quelques interférences de plus. Mais venait-elle vraiment avec l’intention de combattre ? Nous étions quatre et aucun de nous n’était une proie facile…
La Démon des Toiles n’attendit pas que nous répondions : elle envoya quatre fils de ki pourpre directement vers chacun de nous. Irami et Yo-hoa parèrent. J’esquivai et envoyai ma jarre vide de vin en l’air, devant Séliel, pour dévier le quatrième fil avant que celui-ci ne l’atteigne : la jarre éclata en mille morceaux en heurtant la pointe mortellement perçante du fil. Séliel fit un bond en arrière, confus. L’homme du désert était peut-être un bon bretteur, mais je venais de comprendre qu’il n’avait aucune expérience contre les techniques de ki.
— « Ho ? Tes amis ont l’air délicieux aussi », apprécia la Démon des Toiles. « Au fait, la blessure est guérie ? »
— « C’est la Démon des Toiles ! », comprit Yo-hoa. « Irahayami ! »
Il avait l’air de lui demander par là ce que nous étions censés faire. Rien n’était plus simple : il nous fallait la vaincre.
Irami et Yo-hoa s’élancèrent. La démon bondit sur ses propres fils pour esquiver l’attaque et elle atterrit sur la palissade.
— « Recule ! », lança Irami à Yo-hoa.
Tous deux évitèrent de justesse un piège de fils tissés en toile. Irami ajouta :
— « Faites attention. Nos épées ne peuvent pas trancher ces fils. »
Ce qui voulait dire que, si on tombait dans son piège, on était perdu. Je demandai par voie mentale :
“Dis, Sonju. Dans le pire des cas, tu pourrais encore transformer Irami en nuage ?”
“Je n’ai pas encore réaccumulé assez d’énergie interne pour réussir la Neuvième Forme”, soupira le vieux cultivateur depuis la Corne des Nuages.
Il ne fallait donc pas compter sur ça. Le seul moyen était qu’au moins l’un de nous s’approche suffisamment d’elle pour la tuer. Mais comment s’en approcher avec tous ces fils ?
Séliel brandit un des couteaux qu’il avait pris à un Zalne et il le lança. Malgré la distance, la lame alla se ficher sur le haut du pilier de bois où était perchée la démon. Joli tir, tout de même.
À mon tour, d’une chiquenaude bien placée, j’envoyai une de mes pièces d’or que j’avais affilées dans la diligence pour Shinziyah : propulsée par mon ki doré, la pièce de monnaie fusa vers la Démon des Toiles. Elle l’attrapa malgré sa vitesse et eut un sourire goguenard.
— « Tu essaies de me soudoyer, Sage Ivrogne ? »
Elle savait qui j’étais ? Je lui renvoyai le sourire.
— « Tu es bien renseignée. Mais je ne soudoie pas. Je pensais t’écrabouiller la cervelle. »
— « Avec une pièce d’or empoisonnée ? Je vois qu’on me sous-estime ! »
Elle me renvoya ma pièce d’or. Celle-ci volait bien plus vite qu’avant. Je l’attrapai à quelques centimètres de mon front. Je dus utiliser discrètement mon ki pourpre pour l’arrêter avant qu’elle ne blesse ma main.
Je grommelai intérieurement. Avant de la lancer, j’avais enduit la pièce d’or de venin de verpion, mais non seulement mon projectile n’avait même pas égratigné notre assaillante mais en plus celle-ci avait détecté le poison. Cette Démon des Toiles n’était certainement pas n’importe quel démon. J’avais hésité à me servir du super poison anti-démon que m’avait offert Ak-Baé, avant notre départ, ce matin. J’étais content de ne pas l’avoir utilisé ici : je n’aurais fait que révéler ma meilleure arme.
La Démon des Toiles continuait à tisser sa toile, projetant ses fils vers les bâtiments environnants. Son intention était à l’évidence de fabriquer une énorme toile au-dessus de nos têtes puis de la faire tomber pour nous attraper. Elle s’attendait donc probablement à ce que nous essayions de nous enfuir pour éviter son piège.
J’avais une idée en tête. Et si ses fils n’affectaient pas les bêtes pourpres ?
J’avais besoin de m’en assurer sans réveiller les soupçons de la Démon des Toiles. J’en parlai à Yo-hoa et Irami par voie mentale. Tous deux m’aidèrent à distraire la démon et plongèrent vers elle pour la forcer à retarder la fabrication de sa toile. Avec autant de fils partout, si j’en touchais un, s’en rendrait-elle compte ? Je n’avais pas d’autre moyen de le savoir que de tester.
Je concentrai du ki pourpre dans ma main et essayai de saisir le fil le plus proche. Ma main, bouillonnante de ki pourpre, passa à travers. Mon cœur bondit à la bonne nouvelle.
Je réagis aussitôt. Profitant de ce que la démon avait l’attention tournée vers Irami et Yo-hoa, je m’emparai d’un des couteaux qu’avait ramassés Séliel et appliquai sur la lame plusieurs gouttes du produit anti-démon que m’avait donné Ak-Baé. Je fronçai le nez. Ça sentait le souffre. J’espérai seulement qu’Ak-Baé n’avait pas exagéré la dangerosité du poison. Je rendis l’arme à Séliel comme si elle me brûlait en disant :
— « Quand je te dirai “yaw”, ne rate pas. »
— « Yaw ? », répéta Séliel, déconcerté.
— « Irami ! », m’écriai-je. « Fuyons ! »
J’en profitai pour lui passer le flacon bien fermé et ajoutai par voie mentale :
“Au cas où, utilisez le poison, vous aussi !”
Nous nous enfuîmes exactement comme la Démon des Toiles l’avait pressenti. La grande toile en construction s’abattit sur nous. Cette démon avait sous-estimé la vitesse de ses adversaires : filant comme un nuage et un dauphin, Irami et Yo-hoa arrivèrent, sains et saufs, devant le bâtiment principal des brigands et s’y introduisirent. Par contre, Séliel ne courait pas aussi vite et, un instant, je craignis qu’il n’arrive pas à temps. Il grogna :
— « Allez-y… »
J’écarquillai les yeux. Était-il en train de nous dire de nous enfuir et de le laisser en arrière ?
— « Idiot », lui dis-je.
Je le poussai sur le dernier mètre et il évita le piège de justesse. Quant à moi, je sentis les fils se refermer contre ma peau. Séliel retrouva l’équilibre et se retourna vivement, abasourdi. La Démon des Toiles éclata de rire.
— « Et de un », dit-elle.
Je la vis quitter son pilier d’un saut et glisser sur sa toile pour s’approcher. On aurait dit qu’elle volait. Elle sortit sa dague. À la lumière des lanternes du bâtiment principal, je pus voir la démon de façon plus nette. Malgré sa beauté apparente, elle me parut extrêmement laide. Ses yeux pourpres lançaient des étincelles écarlates. Le ki pourpre ne prenait des teintes rougeâtres que lorsque le corps avait absorbé beaucoup, beaucoup de noyaux-démons. Que Yelyeh ait les yeux écarlates, après des siècles d’existence, ce n’était que naturel. Mais qu’une simple humaine ait pu déclencher une telle métamorphose… C’en était terrifiant.
Cerise sur le gâteau, elle se mit à chanter sur un ton sinistrement joyeux :
Il court, il court,
Le cafard,
Il pensait être rusé.
Il court, il court,
Le cafard,
Mais l’araignée l’a attrapé !
Ceyra chantait mille fois mieux que cette maudite araignée.
Sans la quitter du regard, je la vis approcher, sûre d’elle. Pensait-elle me prendre en otage ? Ou bien allait-elle me tuer tout simplement ? Je n’avais aucune envie d’attendre pour le découvrir.
Séliel, cet idiot, était sur le point de jeter son couteau. Je ne pouvais pas attendre davantage. Je me transformai.
Dès que je pris ma forme de renard, les fils arrêtèrent de me serrer. Je passai à travers et bondis sur la Démon des Toiles. Son étonnement ne l’empêcha pas de lever une barrière de toiles. Elle n’avait cependant pas eu le temps de comprendre que ses fils, tels qu’ils étaient, ne m’affectaient pas. Ce qui ne voulait pas dire que la démon n’était pas capable de tisser des toiles mortifères contre les bêtes pourpres : les démons cultivateurs étaient, avant tout, des chasseurs de bêtes-démons.
Je la mordis au mollet, lui fis perdre l’équilibre puis, avant qu’elle ne réagisse et ne me tue avec quelque technique, je bondis en arrière et lançai mon cri de renard :
— « Yaw ! »
Irami et Yo-hoa fonçaient déjà. La Démon des Toiles jura et se remit sur ses pieds en s’aidant de ses fils tout en envoyant une attaque contre Irami et Yo-hoa… Comme je l’escomptais, elle avait complètement oublié Séliel, qui de toute façon, devait-elle penser, n’était visiblement même pas un cultivateur… Le couteau de Séliel fusa et se planta dans son épaule. Elle hurla. J’eus un sourire de renard vengeur alors que sa toile s’effritait sous le brusque manque de concentration. Le corps de plus en plus paralysé, elle s’envola tant bien que mal sur un de ses fils pour s’enfuir. Irami et Yo-hoa allaient la poursuivre, mais ils s’arrêtèrent net. Comme moi, ils venaient de percevoir les silhouettes à l’entrée du bastion. D’autres démons cultivateurs ? Ils étaient une dizaine. Et zut…
— « Partons ! », grogna la Démon des Toiles.
Heureusement, les silhouettes obéirent et repartirent dans la nuit, emmenant avec elles la Démon des Toiles blessée. Le poison d’Ak-Baé serait-il assez fort pour la tuer ? Je n’en savais rien. En tout cas, vu son état, elle n’était pas près de revenir nous chercher…
“Ton noyau… Je le dévorerai.”
Mes poils se hérissèrent et mes babines se retroussèrent. Cette Démon des Toiles venait de me parler par voie mentale !
— « Zangsa ? », fit Irami, interrogateur.
Sans répondre, je crachai le sang dégoûtant de la démon, qui m’était resté entre les dents. La seule pensée de l’utiliser pour une poupée vaudou me répugnait, mais, de toute façon, je constatai que ce sang était tellement toxique que le lien avec sa propriétaire se dégradait rapidement. Cela me rappela les plumes de Bec. Cela voulait-il dire que, plus le démon cultivait ses techniques, plus son corps empoisonné se détachait de son âme ? C’était une constatation inquiétante.
Je me calmai, inspirai puis expirai de soulagement et m’assis sur mes quatre pattes. Nous étions tous vivants. C’était presque un miracle.
Merci, Ak-Baé, pensai-je.
Puis je jetai un coup d’œil prudent vers la lame de Nuage, imprégnée du poison.
“Ta lame. Elle pue le soufre.”
“Tu as intérêt à bien la nettoyer, Irami”, renchérit Sonju. Et comme Irami hochait la tête, il ajouta : “Au fait, bien joué, les jeunes. Mais, la prochaine fois, elle ne tombera pas dans le même piège.”
“Rabat-joie”, répliquai-je. Mais il disait vrai. “Espérons qu’il n’y aura pas de prochaine fois et que le poison l’enverra nourrir les fleurs.”
“Espérons”, affirma Irami.
Alors, d’une voix lasse, Séliel demanda :
— « C’est quoi, ce renard ? »
Yo-hoa rit.
— « C’est Zangsa ! »
Il y eut un silence pendant lequel, Séliel et moi, nous nous regardâmes. Puis l’homme du désert tomba à genoux et grommela :
— « Ça fait deux nuits que je dors pas. C’est peut-être pour ça… »
Je m’approchai en lui adressant un sourire de renard qui voulait dire : bien joué. Et c’est que, sans lui, la Démon des Toiles n’aurait pas été paralysée par le poison et, même mordue et blessée à la jambe, avec ses sbires, elle aurait probablement fini par nous massacrer.
Séliel battit des paupières en me regardant… puis il perdit connaissance ou, plutôt, il s’endormit d’épuisement. J’amortis sa chute et, comme Yo-hoa l’allongeait doucement puis en profitait pour me gratter les oreilles, je laissai échapper un gloussement de renard qui le fit rire de bon cœur :
— « Hahaha ! On dirait un rire de sorcière ! Irahayami ! Tu as entendu son rire ? »
— « Hum », fit simplement celui-ci. « Partons d’ici au plus vite. »
Je laissai Yo-hoa installer Séliel sur son dos et tournai autour d’Irami en demandant :
“Tu es jaloux ? Dis, Irami, tu es jaloux ? Si tu veux gratter mes oreilles, je veux bien te laisser faire.”
Irami me jeta un regard vif. Puis, sans surprise, il changea de sujet et répliqua :
— « Je vais aller voir si les Nobles Renards sont sains et saufs. »
C’est vrai que l’Œil Renversé était encore dans les parages. Je hochai la tête, plus sérieux, repris ma forme humaine puis m’aperçus d’un détail. Et zut. Ma formation avait disparu. Non seulement ça, mais, comme je le constatai bientôt, mes barres vaudou avaient été volées. Maudit Œil Renversé. Ça, plus le cheval, plus le vin d’abricot… Je soupirai.
— « C’est pas mon jour. »