Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Comprendre la société est un métier.
Se comprendre soi-même est un élixir de vie.
Yarto, Troisième Fondateur du Temple d’Amabiyah
*
Nous allâmes d’abord sortir Yo-hoa et Séliel du poste de la milice impériale. Sans trop de surprise, je constatai que Yo-hoa avait enfin résolu le malentendu et conversait amicalement avec les Nobles Renards devant le poste. Le problème, c’était Séliel : d’après l’officier, il était inconcevable qu’un migrant de la Cité du Soleil n’ait pas de papiers en règles et il avait insisté pour lui en faire. Seulement, Séliel se refusait à répondre à ses questions, il avait essayé de s’enfuir et la milice l’avait arrêté. Laissant les autres dehors, je le trouvai allongé dans le cachot, l’air de dormir. Je soupirai. Il rompit le silence.
— « Yeux-de-Poisson est parti ? »
Il voulait parler de Liuk.
— « On dirait bien. Tu t’inquiètes ? »
— « Ha. Pas une miette. »
Il mentait. Je ne connaissais pas très bien leur relation, mais je savais que Séliel protégeait Liuk depuis quelques mois déjà.
— « Tu es bon épéiste », dis-je.
— « Merci bien. Je suis meilleur avec les dagues. »
— « C’est vrai ? Tu étais bandit, avant, c’est ça ? »
Séliel souffla et s’assit, me faisant face.
— « Tu essaies de me faire jeter en prison, l’ascète ? Ou devrais-je dire, l’expert grand maître vaudou disciple de Maître Pol ? »
— « C’est Ryol, mais là n’est pas la question. » Je m’accroupis, le regardant avec curiosité. « Dis. Pourquoi tu veux à tout prix aider ce frère malade ? Il t’a sauvé la vie ? »
Séliel grogna.
— « On peut dire ça comme ça. »
Je hochai la tête et me relevai.
— « Eh bien, si tu veux vraiment lui rendre la pareille, mon cher Séliel, pourquoi continuer à te prélasser au clair de lune dans un cachot ? »
Nous nous dévisageâmes. Séliel maugréa :
— « Et toi, qu’est-ce qui te pousse à nous aider ? »
Souriant, je croisai les bras dans mon ample manteau.
— « La curiosité d’un grand maître vaudou. Un sceau impérial, ce n’est pas tous les jours qu’on en voit. »
— « Les gens du Murim, vous êtes tous des toqués. »
Hé. Ce n’était pas faux. Je m’éloignai en ajoutant :
— « Aussi, j’ai promis à Liuk de l’aider. »
Nous remîmes le remplissage des formulaires à plus tard : Séliel se contenta de donner les informations les plus basiques :
— « Séliel, fils d’Azoul et d’Anha, né à la Cité du Soleil au printemps. J’ai vingt-et-un ans, je pense. Profession… »
— « Garde du corps », dis-je, comme il hésitait. « Et maintenant, on y va ? On est pressé. »
— « Et pourquoi ça ? », demanda l’officier un peu sèchement.
Je lui expliquai sans détour. Une demi-heure plus tard, nous étions tous de retour à la taverne La Belle Source, les cinq Nobles Renards inclus, ainsi que l’officier de milice avec ses subordonnés. L’officier était ami du tavernier et était bien décidé à retrouver l’épouse de celui-ci. Il demanda :
— « Comment pensez-vous repérer ces bandits ? »
— « Avec ceci. »
Je levai une main. Entre mes doigts, il y avait un long cheveu noir et bouclé. Il appartenait à l’épouse du tavernier, auquel j’avais demandé, avant de partir, de rassembler autant de ses cheveux que possible. L’officier me regarda sans comprendre. Puis il pâlit quand il me vit dessiner un petit cercle doré.
— « Des arts… des arts vaudou ?! »
Les Nobles Renards se penchèrent pour voir, curieux. Le cheveu trembla puis finit par indiquer une direction : l’est.
— « Allons-y ! », dit la plus jeune des Nobles Renards, celle qui avait mal visé avec son gobelet. Ils s’étaient tous présentés, un peu plus tôt : Iki, Malou, Ratzar, Koundamé et Zila.
— « Iki », lui lança l’homme à la barbe rousse — Malou, peut-être… j’avais déjà oublié. « Petite sœur, tu restes avec le tavernier. »
— « Quoi ?! »
— « Ces bandits pourraient revenir. Protège-le. »
— « Oh ! Je vois. D’accord, grand frère ! Je le protègerai avec ma vie ! »
— « Hum… Pas besoin d’aller si loin », soupira Malou, puis il ajouta pour les autres : « Allons-y. »
Avant de sortir, Yo-hoa s’écria en s’inclinant très bas vers le tavernier :
— « Tout est de ma faute ! Je jure que votre Zoushi reviendra saine et sauve ! »
Quand il sortit, le Dauphin Rieur avait les yeux étincelants de détermination. Alors que nous sortions de la ville par l’est en dévalant la colline dans les ombres nocturnes, je constatai que les Nobles Renards arrivaient à nous suivre sans mal.
“La Secte des Nobles Renards”, murmurai-je par voie mentale. “Irami. Tu connais ?”
“J’en ai entendu parler”, affirma-t-il. “La secte a été formée il y a à peine deux ans. Leur lemme est : Faire briller la Bonté par la Ruse. Je n’en sais pas beaucoup plus, à part que leur Suprême serait le fils aîné en fuite des Lions-Noirs. D’ailleurs, Ratzar a des traits qui me rappelle sa sœur jumelle.”
Je faillis avaler ma salive de travers. L’héritier du Grand Clan des Lions-Noirs se trouvait parmi nous ? Et la fiancée « répudiée » d’Irami était sa sœur jumelle ? Comment Irami pouvait dire des trucs pareils avec autant de calme ? Je jetai un regard en biais, essayant de me rappeler qui était Ratzar. Ce n’était pas le roux, qui était le frère d’Iki. Et Koundamé avait un accent des Kandes semblable à celui des Mendiants Zalda et Lenn. Ce ne pouvait pas être Zila. Ratzar Lion-Noir était donc le jeune homme silencieux aux longues tresses noires. Il portait une lance ainsi qu’un bandeau orange avec un renard noir sur le front, identique à celui de ses compagnons.
“Tu dis que c’est le Suprême de sa Secte ? Il n’a pas dit un mot à part son prénom.”
“Je me trompe peut-être.”
Ratzar n’était donc peut-être pas le Suprême des Nobles Renards, mais c’était quand même un Lion-Noir.
“Et ils sont jumeaux, tu dis… Alors, ta fiancée des Lions-Noirs, elle avait aussi une barbichette ?”
Irami ne répondit pas à ma pique. En tout cas, j’espérais que ce Ratzar n’avait pas une dent contre lui pour s’être enfui du clan des Namgath à cause des fiançailles avec sa sœur jumelle.
Nous arrivions à la colline suivante, loin de toute habitation, quand je refis un cercle pour relocaliser Zoushi, l’épouse du tavernier. Trois collines plus tard, nous parvînmes au bastion des brigands. Une palissade de trois mètres de haut cachait l’intérieur. On ne voyait donc pas les occupants, mais leurs chants festifs et les sons de tambours nous parvenaient clairement… Il s’avérait qu’aux Villages des Eaux, même les hors-la-loi célébraient la Fête de Razafia. Je humai l’air un moment. Il y avait au moins quarante personnes dans le bastion.
L’officier de milice avait des sueurs froides. Grâce à mes yeux perçants, je devinai son teint pâle à travers l’obscurité. Tapis derrière les buissons, Malou dit :
— « L’officier. Tu connaissais déjà cet endroit, je me trompe ? »
L’officier se racla la gorge.
— « Je ne savais pas exactement où il se trouvait. Mais… c’est très certainement le bastion des Zalnes. Ces brigands sont une vraie plaie pour Loutre et pour les villages des environs. »
Les autorités impériales n’avaient cependant pas jugé nécessaire d’envoyer une force pour les mater. Pas étonnant que les Loutriens aient une vision plus positive de la Secte des Glaces que de l’Empire. Je me relevai.
— « Attendez ici quelques instants, d’accord ? Je reviens. »
Je m’élançai vers les arbres. Je fis tout le tour du camp en plantant mes six barres vaudou et les reliant entre elles. Puis j’activai la formation. Comme ça, j’étais à peu près sûr qu’aucun brigand ne pourrait sortir sans que je ne le détecte, à moins que ces Zalnes aient un chamane parmi eux.
Le temps que je revienne, les autres étaient déjà prêts à attaquer le camp. Je me tournai vers Séliel, qui n’avait pas une seule arme — au Vin Rieur, ces démons de l’Œil Renversé lui avaient enlevé jusqu’aux plus petits couteaux. Je lui tendis mon épée.
— « Cette fois, je te la prête. »
Séliel fit claquer sa langue, agacé.
— « J’ai une tête à vouloir cabosser des brigands ? »
— « Je compte sur toi pour garder mes arrières. »
Il me dévisagea puis prit mon épée sans plus de commentaires. Nous allions quitter les arbustes quand j’entendis Ratzar rompre son silence et dire à Irami d’une voix grave et posée :
— « J’ai entendu dire que l’Épée Filante Qui Danse est le meilleur cultivateur de sa génération. J’ai hâte de voir ça. »
Irami secoua la tête.
— « Il n’y a pas de meilleur ou de pire dans un combat : il n’y a que l’erreur de trop. Essayons de l’éviter. »
— « L’éviter même en fuyant ? »
— « L’eau fuit naturellement les montagnes. »
— « Elle fuit encore plus vite si la montagne est escarpée », concéda Ratzar. « Mais, cette nuit, l’eau déferlera comme un torrent. »
Irami hocha la tête. Ils avaient l’air de bien s’entendre, tous les deux, malgré leur charabia métaphorique. Amusé, je me glissai entre eux et dis :
— « Je m’occupe de trouver Zoushi. Occupez-vous du reste. »
L’entrée se fit facilement et sans bruit : Koundamé et Zila assommèrent d’un coup les deux brigands qui surveillaient les portes. Dès que nous entrâmes, cependant, les cris d’alarme ne tardèrent pas à retentir dans le bastion en fête. Nous avions quand même eu l’effet de surprise. Tandis que le combat s’engageait, je me faufilai entre deux bâtiments, vers où se trouvait l’épouse du tavernier. Séliel couvrit mes arrières. J’arrivai devant un dépôt en bois. Un instant plus tôt, il y avait sûrement eu un garde posté là pour surveiller, mais il devait s’être précipité vers le vacarme à l’instant. La porte était fermée avec un loquet depuis l’extérieur. Je fis coulisser celui-ci et j’ouvris. Je trouvai Zoushi ligotée et assise sur un tas de paille. Heureusement, elle n’avait pas l’air d’avoir été blessée ni abusée de quelque sorte. Je la libérai et demandai :
— « Tu peux marcher ? »
— « Bien sûr », répliqua-t-elle. « Mais qui êtes-vous ? »
Des brigands venaient de nous apercevoir et Séliel leur lança deux pierres qu’il avait ramassées — il visa particulièrement bien — puis il s’élança vers eux pour les achever. Je m’écriai :
— « Séliel ! Ne les tue pas ! »
— « Et pourquoi pas ? C’est des brigands. »
Il avait été lui-même brigand… Je grimaçai. Les deux gaillards étaient au sol, mais l’un d’eux essaya stupidement de profiter de la distraction de Séliel pour lui décocher un croche-pied. Séliel planta mon épée dans sa jambe. Le brigand hurla de douleur. Me positionnant entre cette vue et Zoushi, je saluai avec respect et dis :
— « Sortons d’ici et revenons à La Belle Source. Ton époux t’attend. »
La belle épouse n’avait pas l’air apeurée du spectacle.
— « Je ne sais pas qui vous êtes, mais merci infiniment. Si possible, ne les tuez pas. Les Zalnes sont des escrocs, des idiots et des canailles, mais ce ne sont pas des assassins. Je le sais, car mon imbécile de cousin est un Zalne. »
Elle sortit du dépôt d’un pas assuré. Je la suivis. Séliel grommela derrière nous :
— « Quel vieux brigand n’a tué personne dans sa vie ? Et breink », jura-t-il dans son dialecte du désert.
Il donna un coup de pied à son autre victime puis nous rattrapa. Nous arrivions à la place principale, où se déroulait le combat, quand j’aperçus un archer non loin bandant un arc, ciblant Irami.
— « Irami, attention ! », m’écriai-je.
Irami eut le temps d’esquiver la flèche et la deuxième n’arriva jamais : je me jetai sur l’archer. La plupart des brigands avaient été terrassés. Les autres s’enfuyaient. Le chef des brigands finit par s’agenouiller et demander grâce.
— « Je te pardonne si tu me rends mon vin », lui lançai-je. « Oh, mes pièces d’or, aussi. »
Le chef brigand était terrifié. Les mains sur le sol boueux, il répondit :
— « Je vous rends tout ! Je ne savais pas que cette jarre appartenait à des gens du Murim. Pardonnez-moi ! Mais ne tuez pas mes hommes, je vous en supplie : laissez-nous partir. Nous ne volerons plus jamais rien. »
— « Belle promesse pour un brigand », se moqua l’officier de la milice impériale de Loutre. « Nous allons quand même parler tranquillement au poste, Shalon. »
Ils se connaissaient donc. Rien d’étonnant : ce Shalon était le chef brigand de la région. Et l’officier ne se sentait à l’aise que parce qu’il était bien entouré de guerriers du Murim.
— « Cinq se sont enfuis de ma formation », informai-je. « Si vous voulez les rattraper, ils sont partis vers l’est. »
L’officier de la milice me remercia et embaucha sur place les Nobles Renards pour l’aider à rattraper ces fugitifs. Le reste des brigands, bien ligotés, prirent le chemin de Loutre avec la milice. Avant de partir, l’officier jeta un coup d’œil à ma jarre remplie de pièces d’or et il fut sur le point, je pense, de me parler des fameuses taxes à respecter… mais il se tut. Hé. Je me serais bien moqué de lui, autrement.
La milice s’occuperait plus tard de mettre le feu au campement, ce qui, pour moi, n’était que du gâchis. Je soulevai ma jarre de vin… et mon cœur manqua un battement.
— « Non… », murmurai-je.
Je débouchai la jarre, atterré. Ces brigands n’avaient pas laissé une goutte ! Ils avaient englouti du vin d’abricot spirituel comme du mauvais vin ! Mon cœur s’embrasa.
— « Cette bande d’ivrognes ! Irami, ne m’arrête pas, je vais les écarteler vivants ! »
Je me préparais déjà à m’élancer derrière la file de criminels qui disparaissait dans les bois et Yo-hoa essayait gaiement de me calmer — si gaiement que j’avais envie de lui décocher un coup de poing — quand on entendit soudain un rire dans les ombres de la nuit. La brise tourbillonna sur la place du bastion et une odeur puante frappa mes narines.
— « Mais quelle belle surprise. J’entends du grabuge et que vois-je ? On se retrouve, mon amour. »
Je vis apparaître à l’entrée du bastion une femme de petite taille aux cheveux noirs comme un corbeau et à la peau hâlée recouverte de tatouages d’araignées… Je la reconnus aussitôt à la description que m’avait faite Irami. Je me hérissai. La Démon des Toiles ?