Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

34 Olive et Loutre

Quand nous revînmes à l’auberge, le ciel était redevenu gris, moucheté de trouées bleues, et les nuages noirs et les rafales enneigées n’étaient plus qu’un souvenir. Ceyra nous avait laissé une note, nous informant qu’elle et ses consœurs partaient immédiatement pour le Croc. Je me tournai vers Liuk. Le jeune prince était encore sous le choc, mais, nous écoutant parler, il revint à lui et s’écria :

— « Il faut que nous y allions, nous aussi ! Cette dragonne… c’est sûrement la Dragonne-Démon, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? », insista-t-il, se tournant vers moi.

— « Euh… On dirait bien. »

— « Aubergiste ! », héla Liuk sur un ton urgent. « Faites venir les cinq meilleurs chevaux le plus vite possible ! Je vous paierai grassement ! »

Des… chevaux ? Non, non, non, avais-je mal entendu ? Je comprenais l’impatience de Liuk, mais…

Finalement, je me retrouvai devant l’auberge avec cinq beaux chevaux de race. Rien qu’à ma vue, les bêtes reculèrent légèrement. Je secouai la tête.

— « Quatre chevaux suffiront. Je vous suivrai de près. »

— « Je le savais », me lança vertement Liuk, tirant sur les rênes de sa monture piaffante. « Tu t’enfuis. Tu n’escomptais pas aider Son Altesse, et ce depuis le début, je me trompe ? Enfin, qu’importe. Allons-y, Séliel ! »

Il éperonna sa monture et s’en alla avec son garde du corps. Je fis claquer ma langue. Ce prince pressé n’avait même pas pris le temps de payer le gentil palefrenier qui nous avait fait parvenir les montures. Je payai pour quatre chevaux et soupirai à Irami :

— « À quoi bon se presser : la dragonne n’est sûrement plus sur le Croc. »

Alors, depuis le haut de sa monture, le visage serein, Irami me tendit une main. Je contemplai celle-ci, ahuri.

— « Irami. Tu sais bien que les chevaux m’abhorrent. »

— « Ils te craignent. Et toi, tu les crains. Mais je suis là. »

Voulait-il dire par là qu’il avait confiance en ses dons de cavalier pour contrôler sa monture ? Ha. Je voulais bien le voir lutter contre un cheval affolé.

— « Ne le regrette pas après, s’il nous jette à terre. »

— « C’est une jument. D’après le palefrenier, elle s’appelle Olive et elle est très calme. »

Elle avait, certes, une robe noire aux reflets d’olive mûre. Quant à son caractère paisible, je pariai qu’il n’allait pas durer. Prévoyant, je passai mes deux jarres à Yo-hoa et pris la main d’Irami.

À peine m’assis-je à califourchon sur la jument, que celle-ci s’arc-bouta et hennit. Irami tint bon, cependant, et nous nous éloignâmes tant bien que mal, sous l’œil soucieux de l’aubergiste et du palefrenier, tandis qu’Olive tressautait violemment, tentait des demi-tours et manquait de perdre l’équilibre, toute tremblante.

— « Par ma queue de renard ! Je te l’avais bien dit ! », soufflai-je, accroché aux courroies.

Irami ne répliqua pas et persévéra. Yo-hoa nous suivait au trot derrière. Je lui lançai :

— « Yo-hoa ! Si ça ne te dérange pas, tu pourrais rattraper Liuk et Séliel ? Nous, on risque d’arriver un peu en retard. Jusqu’à ce qu’Irami désiste, plus concrètement. »

Le Dauphin Rieur sourit de toutes ses dents.

— « Irami, désister ? Haha ! Tu peux attendre que les palmiers poussent sur les nuages ! »

Il éperonna son cheval et disparut bientôt de notre vue, sur les traces de Liuk et de Séliel.

Il s’avéra que Yo-hoa avait raison. Irami s’acharna à calmer sa monture. Ce fut une heure éprouvante de mouvements brusques et de regards paniqués en biais que m’envoyait Olive. Irami ne pouvait pas me reprocher de ne pas être calme : je m’étais armé de patience et, m’habituant aux sursauts, j’avais même sorti mon carnet où j’avais fait, au fil des ans, une petite compilation des différentes formations runiques que j’avais rencontrées ou qui m’avaient interpelé. Quand j’étais allé à la Secte des Esprits, pour mon examen de cinquième année, j’avais passé un mois entier à feuilleter des livres sur les sceaux. Dans l’un des volumes, consacré aux maîtres de runes formés à l’École Impériale, j’avais repéré plusieurs formations très compliquées que j’avais recopiées dans mon carnet pour les examiner plus tard. Sauf que je ne m’étais pas très souvent repenché dessus. Mais peut-être que l’une d’elles m’aiderait à comprendre plus vite le sceau du Quatrième Prince ? Ceci en supposant que le sceau avait été créé par un maître de runes impérial. Enfin, je n’avais rien de mieux à faire de toute façon, perché sur un cheval paniqué.

Je m’étais tellement bien laissé absorber par la complexité des tracés que je tardai à me rendre compte qu’étrangement, nous avancions au trot sur le chemin peu fréquenté qu’Irami avait emprunté. La jument était tranquille. Je n’en croyais pas mes yeux. Sans oser bouger d’un pouce, je murmurai :

— « Irami. Tu as drogué Olive, ou quoi ? »

— « Pour qui me prends-tu ? Surtout, ne bouge pas », ajouta-t-il.

— « En fait, tu l’as tout simplement calmée par épuisement », devinai-je. « On va plus lentement comme ça qu’en courant. »

Il y eut un silence, puis Irami avoua :

— « J’ai pensé que c’était une bonne occasion pour que tu voies qu’il n’y a pas à avoir peur des chevaux. »

Je manquai m’étouffer. Il avait fait tout ça pour ça ? Je roulai les yeux, ému malgré moi.

— « Ha. Je n’ai jamais eu peur des chevaux. »

D’un mouvement très subtil, je passai à la page suivante de mon carnet et écoutai le bruit régulier des sabots contre la terre sèche et ensoleillée. Au bout d’un moment, je regardai en face de moi, vers la grosse tête noire d’Olive qui se levait et retombait rythmiquement, puis au-delà, vers les arbres verdoyants et les collines des Villages des Eaux qui se dressaient au loin. Je fermai les yeux et tendis l’oreille. Le vent doux, l’oscillation à chaque pas, et cette odeur de rosée qu’exhalait toujours Irami. Je souris, rouvrant les yeux.

— « C’est vrai que c’est bien moins flippant que de voler sur un dragon. »

J’entendis le souffle incrédule de Sonju, depuis sa corne.

— « Tu as volé sur un dragon ? »

— « Une seule fois. Je n’ai pas répété l’expérience. »

— « Je peux imaginer pourquoi. C’est la dragonne d’hier dont tout le monde parle ? »

Sonju était bien curieux. Je levai les yeux vers le Croc couvert de glace qui se dressait au milieu des plaines et s’inclinait vers l’est. Sur le sommet crochu, étincelaient encore les flammes bleues de la Lance des Glaces.

— « Elle s’appelle Yelyeh. »

— « Tu as l’air de bien la connaître. Je t’envie, petit renard. Pourrais-tu me la présenter ? »

Je soufflai bruyamment, face à sa requête mais aussi à cause de l’appellation qu’il avait employée : Yelyeh m’appelait souvent de la même façon.

Ma brusque réaction ébranla l’équilibre paisible. Olive hennit en se dressant sur ses deux pattes de derrière et nous fûmes projetés à terre. J’étais bien content d’avoir laissé mes jarres à Yo-hoa. La jument partit au galop et nous dûmes nous relever à la va-vite pour courir après elle. Je la hélai.

— « Olive ! Olive ! »

Elle accéléra. Je compris, à cet instant, pourquoi la simple location de ces chevaux m’avait coûté huit pièces d’or. C’est que, même après s’être démenée comme une endiablée, Olive courait comme le vent.

Enfin, Irami attrapa les rênes. Je pantelai :

— « Merci, Irami. Merci, Olive. Je sais maintenant ce que c’est que d’être sur un cheval. Plus jamais ça. »

Irami émit un rire serein. J’en fus abasourdi. Ce n’était pas tous les mois qu’on l’entendait rire, ni toutes les saisons, ni tous les ans. Un miracle. C’était un miracle. J’eus un sourire de renard et croisai mes mains derrière ma tête en disant :

— « Sonju. Je vais te présenter Yelyeh. Je lui demanderai de vous accorder un vol gratuit. Ça sera marrant. »

Irami roula les yeux. Depuis la corne, Sonju s’empressa de répondre :

— « Merci ! Irami », ajouta-t-il en quittant sa position assise et adoptant un air solennel, « tout compte fait, ton ami a un cœur vertueux. Tu peux lui donner la pierre spirituelle que tu tiens de la Chambre des Nuages. »

Une pierre spirituelle ? Tandis qu’Irami m’expliquait d’où il la sortait, je pensai : Sonju, le grand Fondateur des Nuages, ne s’était-il pas laissé un peu acheter par ma promesse ? J’acceptais déjà la pierre quand je compris que non : ce vieux roublard avait voulu faire de ma blague une vraie promesse. Je refermai mes doigts sur la pierre, amusé.

— « Merci, Irami. Ah, Sonju : bienvenue dans le groupe des quêteurs. Tu es le troisième membre. »

Le vieux cultivateur se rassit avec calme et répliqua :

— « Qui te dit que je veuille en faire partie ? »

— « Ha. Je pensais que tu voulais voler sur un dragon ? »

Je le vis écarquiller légèrement les yeux. Puis il riposta :

— « Vous n’avez pas encore choisi de nom. Je vais en choisir un. »

— « Toi tout seul ? Tu veux devenir notre saint patron ? », me moquai-je.

— « Alors », rétorqua-t-il avec une subite véhémence, « laissez-moi quand même y mettre mon grain de sel. »

Il avait l’air d’avoir une idée en tête. J’échangeai un regard avec Irami et souris, amusé.

— « Naturellement. »

* * *

Le soleil rougissait déjà dans le ciel quand nous arrivâmes à Loutre. C’était la petite ville la plus au nord des Villages des Eaux. Elle était en fête. Dans une étable, nous fîmes nos adieux à Olive puis nous nous engouffrâmes dans les escaliers et chemins tortueux mais bondés qui montaient vers les hauteurs de la colline. Je vis des musiciens avec des luths, des tambours et des instruments à grelots ; je vis également des danseurs qui, tournant majestueusement dans leurs amples habits bleus chatoyants, me firent penser au flux libre d’une rivière.

— « Irami. Tu sais ce qu’ils fêtent ? »

— « Je n’en sais rien », avoua Irami.

Je posai la question à un homme derrière un stand qui vendait des petites galettes de poisson. Son visage se fendit d’un sourire.

— « Mais c’est la Fête de Razafia, la déesse de l’Eau ! Ce n’est que la journée d’ouverture, mais vu ce qui s’est passé aujourd’hui, avec l’avènement des Flammes Bleues, les gens ont tous sorti leurs habits de fête. C’est bondé ! »

— « Les belles flammes bleues, au sommet du Croc ? Quel rapport entre elles et Razafia ? », demandai-je.

— « Ça, je n’en suis pas sûr », avoua le vendeur. « Mais je peux vous dire ce que j’ai vu : un dragon spectral a déchiré le ciel en essayant de briser le Croc en deux. On a entendu son rugissement depuis ici. Mais alors les Flammes Bleues sont apparues et le dragon est parti. Vous savez ce qu’on raconte ? », ajouta-t-il, posant les coudes sur son comptoir. Ses yeux brillaient d’excitation. « En fait, ces flammes bleues ont été créées par la Lance des Glaces, la plus grande relique des Lancières de Glace. »

— « Comme quoi, les autorités ont beau dire », intervint une cliente qui venait d’arriver, « la Secte des Glaces veille toujours sur le Croc et les Villages des Eaux. »

— « Hourra les Lancières ! », ajouta le vendeur. « Je ne vois pas un mercenaire impérial en train de faire face à un dragon. »

— « Tout n’est qu’hypothèse », intervint d’une voix sèche un homme en toge brune, s’approchant. « Personne n’est même sûr d’avoir vu le dragon. Alors, pourquoi cette adoration puérile envers les Lancières ? »

— « Parce qu’elles sont belles ! », s’écria le vendeur, amusé, sans s’offenser. « Mon cher Maître Rovar, quelle est ta théorie ? »

Le maître en toge haussa les épaules calmement.

— « Si vous voulez mon avis, ces flammes bleues, c’est une illusion. »

— « Une illusion ? », répétai-je, intéressé.

— « De la réfraction », précisa le docte. « De la même façon que les feux follets des cimetières, les arcs-en-ciel sous la pluie ou les Auréoles Bleues que l’on peut voir sur la Grande Falaise du Croc depuis la Forêt des Astres. La lumière blanche du soleil se réfracte. Il suffit de prendre un prisme pour le comprendre. C’est pour ça que je dis à vos enfants que vous aussi devriez venir en cours, chers parents. »

Le vendeur eut un rire bon enfant et lui tendit une galette de poisson.

— « Aie pitié de mon âme cancre, Maître Rovar : si je venais en cours, je n’aurais pas le temps de cuisiner tes galettes préférées. »

Le professeur à la toge soupira, prit une bouchée et hocha la tête, l’air content.

— « Je ne suis pas impitoyable au point de ne pas comprendre ça. »

Alors qu’il poursuivait son chemin et que la cliente partait aussi avec une galette, je demandai au vendeur :

— « Au fait, tu n’aurais pas vu passer cette après-midi un jeune homme avec l’uniforme rouge et noir du Mont-Céleste ? »

— « Le Mont-Céleste ? Pas que je sach… Attends, si ! Mon fils m’en a parlé, tout à l’heure. Apparemment, il y a eu du grabuge à la taverne La Belle Source, tout en haut, et un cultivateur du Mont-Céleste a tabassé les bagarreurs. Mais c’est peut-être pas lui que vous cherchez… »

Je tiquai, ébahi. Yo-hoa avait tabassé des gens ? Sérieusement ?

— « Merci. Dernière chose », ajoutai-je, l’eau à la bouche. « Pourrions-nous avoir deux galettes ? »

— « Avec plaisir ! »

Je payai les deux galettes avec une des quelques pièces d’or que j’avais gardées. Je laissai le vendeur avec les yeux exorbités et repartis avec Irami, mâchant à pleines dents. Nous gravissions un long escalier étroit à rambarde rouge, bien plus paisible que les autres, quand, avalant sa dernière bouchée de galette, Irami demanda :

— « Yelyeh… Serait-elle capable de briser une montagne comme le Croc ? »

Je ris.

— « Tu rigoles ! » Puis je réfléchis plus posément et avouai : « Enfin… Si elle le voulait vraiment, avec toutes les reliques qu’elle a, peut-être… Mais je ne pense pas qu’elle ait jamais eu envie de faire un truc pareil. »

Il y eut un silence, que Sonju rompit.

— « On racontait, à mon époque, que, jadis, le Croc était en fait une montagne ordinaire. » Tandis que nous continuions à gravir les escaliers, il narra : « Un jour, un dieu cruel appelé Féroce, une énorme manticore de feu, décida d’abandonner son nouveau-né, qui était né bleu et couvert de glace, et il le laissa dans une grotte de la montagne pour qu’il y meure de faim. Cependant, la petite manticore ne mourut pas. Elle se nourrit tant bien que mal et grandit et, plus elle grandissait, plus la glace, à son alentour, croissait et se faisait froide, jusqu’au jour où la montagne fut tellement glacée que, lorsque la manticore de glace voulut s’envoler, elle le fit en emportant la moitié de la montagne. Et c’est ainsi que naquit l’hiver dans les Plaines Centrales et que le Croc fut appelé Croc. »

J’avais déjà entendu une histoire semblable en cours de mythologie. Je détournai les yeux de la belle vue de la ville de Loutre et dis :

— « Mon grand-père m’a raconté une autre histoire. Le Croc serait le vrai croc d’un vieux dieu de glace qui a voulu croquer la lune, il a perdu sa dent, et la canine est tombée depuis le ciel et s’est enfoncée dans la terre, écrasant le légendaire Palais des Vices. »

— « Ho ? Pas mal, comme légende », concéda Sonju, l’air de s’amuser.

— « Les humains sont forts, pour les histoires », souris-je.

— « Pas les bêtes-démons ? »

— « Hum… » Le monde des bêtes pourpres l’intéressait-il ? Nous arrivions enfin à la dernière marche de l’escalier. Je haussai les épaules. « Les grandes bêtes pourpres ont souvent une grande mémoire. Du coup, elles sont moins inventives. Leur vision du temps est différente aussi. »

— « Je vois… Tu veux dire que, par exemple, ton père a une espérance de vie plus longue que la tienne ? »

— « Bien plus longue. »

— « Et si tu devenais un grand renard-démon ? »

Où voulait-il en venir ? Je lançai un coup d’œil à la corne puis à Irami avant de continuer à marcher en disant :

— « Ça n’arrivera jamais. Je suis hybride. C’est déjà beau que j’aie réussi à équilibrer les deux énergies. Autrement, j’aurais déjà vécu la moitié de ma vie. »

Irami redressa la tête. Il n’avait jamais su. Forcément : il ne posait jamais de questions. Dans sa corne, Sonju hocha la tête.

— « Je vois. Du coup, tu vivras comme un humain ordinaire ? »

Je roulai les yeux.

— « Ce n’est pas plus mal comme ça. Dis, Sonju, tu es plus bavard que je ne l’imaginais. Tu t’es senti bien seul, ces trois derniers siècles, n’est-ce pas ? »

Le Fondateur des Nuages se racla la gorge et dut se rendre compte de son indiscrétion car il grommela :

— « N’importe qui se sentirait un peu seul. J’étais curieux, c’est tout. Il faut bien que je connaisse mes compagnons de voyage. Tu n’étais pas moins curieux, hier, petit renard. »

— « C’est vrai », avouai-je, amusé.

La veille, dans la Forêt des Roches, je l’avais criblé de questions variées, alors que nous retournions au Palais des Moyong. Mais c’est qu’on ne rencontrait pas tous les jours le Fondateur des Nuages. Grâce à mes questions, Irami et moi avions appris bien des choses. Apparemment, Sonju avait été empoisonné — par qui, par quoi, il n’en savait rien, tout ce qu’il savait, c’était que ce poison avait déjà tué le Suprême de la Secte du Mont-Céleste d’alors. Pour le sauver, un grand ami de la Secte des Esprits lui avait proposé de le sceller dans une corne du Dragon Céleste. En pleurs, ses disciples l’avaient supplié d’accepter. Sauf que la corne s’était révélée bien plus puissante qu’ils ne le pensaient, et Sonju avait survécu non seulement au poison mais aussi à tous ses disciples et, huit siècles plus tard, il n’était pas près de disparaître. Il avait profité de tout ce temps pour construire tout un petit monde au sein de sa corne, dont la colline herbeuse qu’il aimait tant. De génération en génération, il avait conseillé les membres de sa Secte. Puis il s’était retrouvé seul sans nouvelles, sans personne à qui parler, jusqu’à ce qu’Irami le trouve.

Hé. Après tout ce temps, rien d’étonnant à ce qu’il soit un peu bavard.

Quand nous trouvâmes La Belle Source, le ciel était déjà d’un bleu sombre et Loutre s’était illuminée de mille feux festifs. Sur la porte, pendait un panneau qui disait : « FERMÉ ». Nous en fûmes bien étonnés. D’après le vendeur de galettes, c’était pourtant bien la taverne où Yo-hoa avait soi-disant tabassé des bagarreurs…

J’échangeai un regard avec Irami.

— « C’est étrange. »

Sans un mot, mon ami commença à faire le tour du bâtiment. Même la porte de service était fermée. Un jour de fête comme celui-là… c’était par trop bizarre. Nous frappâmes plusieurs fois aux portes. Pas de réponse. Puis j’entendis un bruit étouffé. Un sanglot ? Avant que je ne puisse réagir, Irami donna un coup de pied dans la serrure, qui sauta. La porte s’ouvrit à la volée. Nous entrâmes.

L’intérieur était illuminé par des lanternes. La taverne, rustique mais bien soignée, avait des poutres en bois massif ornées de gravures de dragons. Enfin, plus exactement, je devinai qu’elle avait été bien soignée jusqu’à il y avait quelques heures. À présent, des tables et des chaises avaient été renversées, de même qu’un grand pot avec des plants de bambou taillés en forêt miniature… Heureusement, le grand aquarium était intact : son eau, reliée à une source, ondulait dans un doux murmure et se reflétait joliment sur les parois et le plafond en bois. Entre les poissons rouges, je repérai un gros barbeau aux reflets pourpres. Un barbeau-démon dans un aquarium… Ce n’était pas courant.

Nous trouvâmes le tavernier en pleurs, assis à une table. Que s’était-il donc passé ? Où était Yo-hoa ?

— « Qui… Qui êtes-vous ? », demanda le tavernier en nous voyant.

Nous saluâmes poliment et Irami dit :

— « Je te prie de m’excuser. J’ai entendu du bruit et j’ai pris la liberté d’entrer en te croyant en danger. »

Les yeux rouges, le tavernier se leva en essayant de se reprendre et répliqua :

— « La taverne est fermée. Je suis désolé, mais je vous prie de sortir. »

— « On nous a dit qu’un ami à nous a “tabassé des bagarreurs” dans cette taverne », intervins-je. « Que s’est-il passé exactement ? »

— « Si notre ami a quelque chose à voir avec ton infortune, même si ce n’était pas son intention, nous ne pouvons pas passer notre chemin », ajouta Irami d’une voix douce.

Le tavernier avait écarquillé les yeux. Yo-hoa était donc bien passé par là.

— « Sortez. »

Il ne voulait pas parler. Après un silence, il répéta :

— « Sortez, je vous dis ! Oui, tout est à cause de votre ami ! Alors laissez-moi en paix, maintenant ! »

J’avais de gros doutes sur son affirmation. Yo-hoa n’avait certainement pas causé tout ce grabuge dans la taverne. Et, d’ailleurs, quelques chaises abîmées et un vase renversé, ce n’était pas assez pour qu’un tavernier ferme son commerce un jour de fête. Certes, vu le décor si soigné, sa chère taverne avait l’air de lui tenir bien à cœur. Mais pleurait-il seulement pour ça ?

Je n’osai pourtant pas insister et j’allais sortir quand Irami, s’approchant de l’aquarium, plongea Nuage dans l’eau. Je soufflai, incrédule. Il allait pêcher les poissons ? Je ris à ma pensée ridicule avant de comprendre : Irami allait utiliser la Voix du Reflet.

Les images défilèrent dans l’eau de l’aquarium, bien plus nettes que dans le lac de la Forêt des Roches.

Le tavernier frottait les tables avec un torchon, une femme aux longs cheveux noirs et bouclés balayait le sol, l’air de chantonner gaiement ; une tête apparut en gros plan : c’était le tavernier, qui donnait à manger aux poissons en faisant des grimaces comiques comme pour les appeler ou les imiter ; un chat blanc fit alors un bond pour effrayer les poissons, et la femme en arrière-plan éclata de rire ; puis on vit des images des clients qui venaient, parlaient aux taverniers, mangeaient, riaient, gesticulaient, puis repartaient ; par trois fois, je vis le tavernier frotter les tables et la tavernière balayer dans les premières lueurs de l’aube. Puis, alors que le soir de cette troisième journée approchait, j’aperçus enfin, reflétés dans l’eau, Yo-hoa, Liuk et Séliel.

Ils s’étaient assis à la table la plus proche de l’aquarium. Irami fit des efforts pour ralentir le plus possible les ondulations de l’eau et je pus même lire sur leurs lèvres…

* * *

— « Je veux bien manger un peu », disait Liuk, « mais, si ton idée, c’est d’attendre ces deux-là, moi, je n’attendrai pas. Dès que j’aurai terminé, je repars. »

— « Il reste à peine deux heures de soleil. Tu vas monter le Croc en pleine nuit ? », répliqua Séliel.

— « C’est dangereux », appuya Yo-hoa.

— « Je m’en fiche. Je le fais pour Son Alt… Pour mon frère. »

— « C’est ridicule », grogna Séliel. « Même si le dragon est encore sur le Croc, tu crois qu’il va te parler ? »

— « Tu n’as pas à me suivre. »

— « Tu me gonfles. En fait, je devrais tout simplement voler cette jarre pleine de pièces d’or et ficher le camp d’ici. »

Yo-hoa rit en posant une main sur une de mes jarres.

— « Si c’est de l’argent que tu veux, tu devras le demander à Zangsa : c’est tout à lui ! Mais il a l’air de bien vous aimer : je suis sûr qu’il sera d’accord pour t’en donner une part. Ah ! La soupe arrive, hahaha, merci ! J’ai une faim de loup-démon ! »

* * *

Dans les images reflétées dans l’aquarium, je vis la jeune serveuse s’éloigner avec un empressement mal dissimulé. Juste après, trois jeunes hommes et deux femmes arrivèrent et s’assirent à la table voisine. L’un d’eux, un roux, s’intéressa vite à ses voisins et demanda :

— « Eh. Tu es du Mont-Céleste ? »

— « C’est exact », affirma Yo-hoa.

— « Vraiment ? Hé… Nous aussi, nous sommes des cultivateurs. Nous sommes de la Secte des Nobles Renards. »

— « Ah, vraiment ? », rit Yo-hoa. « Je n’en ai jamais entendu parler ! Quelle belle découverte ! Les Nobles Renards ! Mais quel excellent nom ! »

N’importe qui ne le connaissant pas aurait pensé qu’il se fichait d’eux. L’une des femmes devint cramoisie. Son gobelet fusa vers lui, manqua sa cible et heurta la nuque de Séliel de plein fouet. Déjà d’humeur un peu noire, l’homme du désert feula et lança son propre gobelet, qui alla s’écraser sur le nez d’un des hommes. Je me frappai le front en soupirant, regardant à peine la bagarre qui s’engageait. Yo-hoa se précipita pour essayer de calmer tout le monde et finit par terrasser efficacement le Noble Renard roux et Séliel. Il s’avéra qu’un membre de la milice se trouvait là. Il les interpela, Yo-hoa rougit et balbutia des excuses et, soudain plus confiant, l’officier demanda à tous les bagarreurs de le suivre au poste. Avant de partir, Yo-hoa laissa les jarres au bon soin du tavernier avec moult excuses. Liuk, lui, ne partit qu’après, le visage sombre… probablement avec l’idée de gravir tout seul le Croc à la recherche de la Dragonne-Démon. En tout cas, en ce qui concernait la taverne, la suite était prévisible. Un peu plus tard, sans nul doute avertis par la serveuse, des types débarquèrent dans la taverne, firent fuir tous les clients, menacèrent le tavernier, s’emparèrent de la jarre aux pièces d’or et, pour s’assurer du silence du tavernier, kidnappèrent son épouse. D’où le silence glacé qui régnait à présent dans l’établissement.

Les images s’effilochèrent. Sous les yeux effarouchés du barbeau-démon, Irami retira Nuage de l’eau et l’essuya soigneusement en demandant :

— « Sais-tu qui étaient ces hommes ? »

Le tavernier, qui avait tout vu, les yeux écarquillés de stupeur, se rassit lourdement sur sa chaise.

— « Je… Je… »

Il se remit à pleurer. Je m’avançai et posai une main sur son épaule. Il craqua et supplia :

— « S’il vous plaît. S’il vous plaît, sauvez Zoushi, sauvez ma femme ! »

Cela allait de soi.