Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
— « Les Trois Je-Sais-Tout », dit alors celui qui présidait la table, d’un ton moqueur. Il avait la trentaine, ses longs cheveux noirs étaient impeccablement coiffés avec une épingle en or, son visage allongé était blanc comme le lait, à la mode impériale, et ses yeux noirs, soulignés d’une poudre pourpre, avaient une lueur tout sauf vertueuse. « À qui dois-je l’honneur, exactement ? »
Il n’avait pas reconnu Irami ? Euh…
“Il n’est peut-être pas très physionomiste ?”, suggéra Yo-hoa.
Si c’était le cas, ça n’était pas plus mal pour tous. Mais mon intuition me disait que cet homme était tout simplement en train de feindre. Avait-il perçu la présence de Békap, avec nos armes, et conclu qu’il avait plus de chances de perdre que de gagner s’il essayait de nous affronter ici ? Si nous avions l’avantage et qu’il en était conscient, peut-être qu’en quelques mots nous arriverions à sortir de là avec Liuk et Séliel sans incident.
C’est ce que je pensais tout en préparant ma réponse, quand Liuk eut le courage de se retourner enfin… Il souffla incrédule :
— « L’Épée Fi… ? »
Il eut à peine le temps de fermer la bouche, comprenant sa bévue, que l’ordre tonitruant du démon cultivateur retentit :
— « Attrapez-les ! »
Je jurai entre mes dents.
“Békap !”
Mais le Mendiant nous jetait déjà à chacun notre épée depuis la porte qui s’était ouverte à la volée. Irami l’avait-il appelé avant moi ? J’empoignai mon épée et m’élançai vers Liuk et Séliel tandis qu’Irami s’occupait des quatre gardes à notre droite et Yo-hoa, du côté gauche.
D’abord, il me fallait libérer Séliel de ses liens. Je laissai l’épée une seconde sur le plancher entre les deux jeunes hommes à genoux et je pris la corde. En un tournemain, à l’aide d’une aiguille vaudou, j’avais défait le nœud. J’avais sous-estimé le démon cultivateur et ses convives : au lieu de s’enfuir, le premier s’était rué sur nous trois, l’épée au clair. Sa lame étincelante de ki pourpre fusait droit vers mon cœur. Je compris son raisonnement : il pensait me tuer puis prendre Séliel ou Liuk en otage. Séliel me sauva la mise en ramassant mon épée et en détournant l’attaque. Une jeune servante apparut de nulle part pour parer l’attaque d’une autre convive, qui usait également de ki pourpre. Au moins, les quatre autres convives n’avaient pas l’air de vouloir s’engager. Je jetai un coup d’œil vers la servante. Je gravai son image dans ma mémoire. Jamais de la vie je n’aurais imaginé voir Békap déguisé en fille.
Puis mon attention se fixa sur la récente « connaissance » d’Irami. Dans ses beaux habits noirs aux motifs de dragons rouges, le démon se mouvait avec rapidité. Mais je fus plus étonné de voir Séliel parer ses coups mortels. Je n’avais pas l’impression que ce jeune homme du sud utilisait du ki et, pourtant, il arrivait à ne pas se faire embrocher ? J’hésitai à lui demander de se retirer et de me rendre mon épée, car, en toute franchise, je ne me serais pas débrouillé aussi bien que lui. Je sentais quand même qu’il me fallait lui donner un coup de main, car ce n’était qu’une question de temps avant que le démon lui porte un coup.
Je pris trois aiguilles vaudou enduites du venin de verpion et les lançai. Une aiguille alla se planter dans l’épaule du démon, l’autre fut déviée par son ki pourpre, la troisième fut esquivée et suivit son cours pour aller se planter dans la main d’une des convives, qui cria. La distraction coûta cher au démon : Séliel porta un coup à son poignet.
— « Sortons d’ici ! », lança Békap d’une voix masculine, dans sa belle robe de servante.
Je ne remarquai qu’alors les cris et les éclats de voix, aux étages inférieurs. Zut. Les employés de la taverne semblaient déjà avoir compris que des clients avaient été attaqués. Heureusement, plus rien ne retenait notre fuite : les huit gardes avaient tous été terrassés par Irami et Yo-hoa. Ils étaient toujours en vie, mais la voie était libre. Nous filâmes.
Personne ne nous arrêta. Certes, les deux vigiles, à l’entrée, nous poursuivirent, mais, avec l’aide de Békap, nous leur faussâmes bien vite compagnie dans les ruelles de la ville.
Békap nous fit entrer dans une chaumière appartenant à sa Secte. Il nous rendit nos vêtements et enleva son masque de fille en grommelant :
— « Ce soir, je débouche sans faute ce vin d’abricot : j’espère qu’il en aura valu la peine. »
Comme à son habitude, Békap préférait boire le soir. Pour ma part, je fus bien soulagé de retrouver ma jarre et de voir qu’elle était encore bien pleine : je pris ma première gorgée.
— « Aaah », fis-je, fermant les yeux de plaisir. « Que ça fait du bien ! »
Yo-hoa finit d’attacher son bandeau noir avec l’œillet céleste rouge et parut bien soulagé aussi. C’est que les disciples du Mont-Céleste étaient souvent émotionnellement attachés à leur bandeau, qui avait toute une histoire derrière. Même les cultivateurs avaient des petites manies matérialistes comme ça.
— « Est-ce que vous pourriez nous expliquer ce que vous faisiez avec l’Œil Renversé ? »
La question d’Irami était directe et exigeait une réponse. Liuk était encore en train de retrouver son souffle. Séliel grimaça.
— « L’Œil Renversé, vous dites ? Vous les connaissez ? »
Pour sa part, il n’avait pas l’air d’avoir entendu parler d’eux. J’avalai ma deuxième gorgée de vin d’abricot et je demandai :
— « Vous êtes sortis comment, du Bois de Bambous ? »
Séliel grimaça à nouveau. Perché sur un tonneau, Békap intervint de sa voix flegmatique :
— « Ça, je peux vous le dire. Il y a une semaine, les Moines ont entendu des cris de secours dans le bois, ils sont allés voir et ont trouvé le jeune prince en train de subir une déviation de ki. Ils l’ont sorti de là et l’ont aidé, puis tous les deux sont partis pour Shinziyah et les Moines nous ont demandé de garder un œil sur eux. »
J’eus un tic nerveux. Les Moines avaient demandé aux Mendiants de les surveiller, mais Békap me faisait payer les frais pour aller les tirer des griffes de ces démons ?
— « Rends-moi mon vin », dis-je sur un ton râleur.
Békap eut l’ombre d’un sourire.
— « Un Mendiant ne rend pas la monnaie. »
— « Voleur. »
— « J’ai déjà caché la jarre. À moins que tu aies fait un truc avec tes arts vaudou, tu ne la retrouveras pas, Zangzang. Et une petite précision : “garder un œil sur” ne veut pas dire que nous ayons promis de les aider. J’ai des frissons rien que de penser que j’ai filé un coup de main à un prince. »
— « Un prince ? », répéta Yo-hoa. « Qui ça ? »
— « Devine. »
Le Mendiant le disait comme si la réponse était évidente. Je regardai Liuk et Séliel. Aucun des deux n’avait l’air d’être prince. Séliel venait visiblement du désert. J’avais entendu dire que, dans la Cité du Soleil, le titre de prince était donné à quasiment tous les aristocrates.
Nous voyant le dévisager, Séliel grimaça une troisième fois, incrédule :
— « Vous rigolez, non ? Ce n’est pas moi. »
C’était donc Liuk. Mais alors… ce jeune homme aux yeux de poisson était un enfant impérial ? Que faisait donc un fils de l’Empereur à courir après une dragonne ? Je me souvins des paroles qu’avait dites une fois Maître Karhaï :
“Toute offense à la famille impériale est punie de mort. Une faute de respect, un manquement à ses promesses, une trahison, des propos calomnieux… Si vous faites un gros faux pas de ce style, vous avez deux options : entrez en réclusion dans votre Secte, là où l’Empire n’osera pas vous chercher, ou sortez de l’Empire… c’est tout ce que je peux vous conseiller.”
En somme, la famille impériale n’était pas à prendre à la légère, même pour un cultivateur du Murim. Avais-je commis une grosse bourde ? Je me levai. Une vie tranquille valait bien le meilleur des vins. Je tendis ma jarre au jeune prince en lançant :
— « Altesse ! Le vin d’abricot spirituel te revigorera. »
Liuk secoua la tête, ayant enfin repris son haleine.
— « Ce n’est pas vraiment le moment. »
Son refus ne me dit rien qui vaille. Qui donc osait dire non à du vin d’abricot spirituel ? Ce prince gâté… Je rebouchai ma jarre et ajoutai :
— « Tu sais, si je vous ai laissés dans le Bois de Bambous, c’était pour que vous ne posiez pas de questions indiscrètes et n’attiriez pas l’attention de l’Œil Renversé. Je ne voulais pas offenser un prince impérial. »
Qui aurait imaginé qu’en plus, le jeune prince aurait une déviation de ki ? Cela n’était possible que s’il s’était déjà entraîné un minimum aux arts de la cultivation…
Békap pouffa. Je lui envoyai un regard noir.
— « Quoi ? »
— « Zangzang, je ne savais pas que tu pouvais être si poule mouil… prudent. »
— « Tu as failli m’appeler poule mouillée », l’accusai-je. Ça me choquait d’autant plus que j’étais un renard-démon…
Alors, Liuk se racla la gorge. Il se leva de la caisse en bois où il s’était assis et il s’inclina profondément — vers Irami — en disant :
— « Je vous remercie du fond du cœur de nous avoir sauvés. Pour tout vous dire, dès que mon identité a été révélée, j’étais sûr que l’Œil Renversé essaierait de me torturer. Je pensais me donner la mort avant que cela n’arrive. »
Il était sérieux ? Yo-hoa protesta, indigné :
— « Te donner la mort ? Mais quelle idée ! »
— « Je ferais tout pour protéger Son Al… mon frère malade », répliqua Liuk.
— « Attends », intervins-je. « Ton frère malade, c’est aussi un prince ? »
— « Le Quatrième Prince légitime de l’Empire, qui plus est », dit Békap sur son ton blasé. « Le prince Liuk, lui, est l’enfant de la cinquième concubine. »
Séliel souffla, impressionné.
— « Vous, les Mendiants, vous savez vraiment tout »,
— « Hé. C’est notre métier. »
— « Ben, j’y comprends rien, moi », avouai-je. « L’Œil Renversé n’est-il pas allié à la famille impériale ? Pourquoi est-ce qu’il torturerait un prince pour en trouver un autre ? »
— « Tu viens de lancer le truc le plus calomnieux qui soit », se moqua Békap.
C’était vrai que je venais d’associer la famille impériale aux démons cultivateurs… Liuk hocha pourtant la tête.
— « Peu de gens le savent, mais l’Œil Renversé est en effet lié aux hautes autorités de l’Empire. Seulement, voyez-vous, mon maître, le Prince Rajeyl, a perdu la faveur impériale depuis bien des années. Il y a trois mois, il s’est enfui du Palais du Couchant où il était pour ainsi dire emprisonné. Depuis, les hommes du Premier Prince le recherchent secrètement pour le tuer. En toute franchise… »
Il s’interrompit, l’air de se demander s’il n’avait pas déjà été trop franc avec nous. Il soupira.
Irami opina du chef pour lui-même. J’ignorais à quoi il pensait, mais, en tout cas, je comprenais mieux pourquoi ces deux princes s’étaient tournés vers le Murim. Et je comprenais mieux aussi pourquoi ce sceau corrompu du Quatrième Prince était si difficile à enlever. Je joignis mes mains derrière mon dos, compatissant.
— « Je vois. Ça a dû être compliqué, ces trois derniers mois. »
— « Le Bois de Bambous, entre autres », maugréa Séliel. « J’ai passé une semaine d’enfer. »
— « J’en suis marri. »
— « Tu te fiches de moi, l’ascète ? » Pour les gens du commun, les cultivateurs étaient tous des ascètes, des moines ou des immortels…
— « Pas du tout », assurai-je, amusé.
— « Si tu nous as emmenés dans ce bois », intervint Liuk, « tu voulais aussi t’assurer que nous ne mentions pas, pour la Lance des Glaces, n’est-ce pas ? L’avez-vous trouvée ? »
— « Ah… La Lance ? » Il était plus futé qu’il n’en avait l’air, ce prince.
Liuk s’assombrit.
— « Tu avais promis que, si vous la trouviez, tu m’aiderais à rencontrer la Dragonne-Démon. Tu n’as pas oublié ? »
Son regard m’accusait déjà de l’avoir mené en bateau. J’esquissai un sourire.
— « Hé. Aie un peu confiance. Ne suis-je pas l’un de tes sauveurs ? La Dragonne-Démon va rendre… »
Je m’interrompis brusquement. Un coup d’œil vers Békap m’informa qu’il avait justement des questions à me poser sur ma relation avec cette dragonne. En plus, j’avais failli révéler que je savais que la dragonne était en possession de la Lance des Glaces. Je me morigénai intérieurement. Si les membres de l’Œil Renversé apprenaient que j’étais un protégé de Yelyeh, ils n’hésiteraient pas à me prendre comme otage. Je ne doutais pas que les Mendiants savaient tenir leurs langues, mais…
— « Va rendre ? », répéta Liuk, impatient.
Les yeux apathiques de Békap m’observaient sans relâche. Tout d’un coup, j’avais envie de prendre l’air. J’ouvris la porte et répondis :
— « Elle nous rendra visite. Sûrement. Un de ces jours. »
Liuk me dévisagea. Sa colère montante empourpra ses pommettes. Ses yeux brillèrent de larmes. J’entendis le soupir d’Irami. Je m’empressai d’ajouter :
— « R-Rassure-toi ! Je pourrai peut-être aider ton frère sans même demander de l’aide à ce dragon. Je suis un grand maître vaudou, n’est-ce pas, Yo-hoa ? »
Le jeune disciple du Mont-Céleste opina du chef avec énergie et il assurait que j’étais l’un des meilleurs et le disciple le plus doué de Maître Ryol — il aurait pu se passer de cette remarque — quand je sentis une soudaine vague énergétique me secouer et je me hérissai. La seconde d’après, un tonnerre assourdissant retentit sur toute la ville. Puis la terre trembla.
Sous mes yeux écarquillés, le tremblement passa, le vent se leva. Vers le sud, le ciel s’était couvert de nuages noirs tempêtueux déchirés d’une lumière bleue éblouissante. On aurait dit…
Je vis Irami passer auprès de moi et sortir au pas de course. Je courus après lui et Yo-hoa nous suivit.
La chaumière n’était pas bien loin de la crête du vieux volcan qui encerclait la Cité des Cendres. Les gens étaient sortis, alarmés, voir ce spectacle surnaturel qui se déroulait au sud. Certains faisaient des signes pour se protéger des démons et des mauvais esprits ; un vieil homme cria quelque chose sur les Dieux venus faire justice ; deux adolescents couraient en riant et en criant à la fin du monde ; une enfant jouait à se laisser emporter par le vent sur la pente et sa mère la sermonna à grands cris tout en courant après le linge qui s’était envolé… Dans un élan digne d’un Immortel, Irami attrapa le linge et le passa à la jeune femme avant que Yo-hoa et moi ne le rattrapions.
— « Par Rozumuyah, merci ! »
Irami se contenta de hocher la tête. Nous montâmes finalement tous les trois sur le toit d’une maison.
Les rafales faisaient claquer nos manteaux. Un vent glacé fouettait tous les environs. Sans un mot, nous regardâmes vers le sud.
Au loin, au-delà des plaines, se dressait le Croc des Glaces. Le sommet étincelait d’énormes flammes bleues que les nuages noirs masquaient à peine.
Mon cœur manqua un battement et je suis convaincu que ceux d’Irami et de Yo-hoa en firent autant.
— « Du feu glacé », murmura Irami.
Il ne l’avait jamais vu de sa vie, pas plus que moi, mais il avait immédiatement su ce que c’était. C’était le feu glacé de Melluga, la Douce Tourmente, Fondatrice des Glaces.
Sauf que Melluga était morte depuis longtemps et je doutais que même elle ait jamais déployé une telle quantité d’énergie. Il n’y avait qu’une seule créature que je connaisse capable d’utiliser la Lance des Glaces avec une telle puissance. Je crus voir, dans les flammes lointaines, l’ombre d’un dragon. Était-ce simplement mon imagination ? Yo-hoa, alors, siffla.
— « Un… dragon ? »
Non, ce n’était pas mon imagination. Je n’en revenais pas. Yelyeh… Pourquoi se donner ainsi en spectacle ? Je crus voir les yeux flamboyants de la dragonne me sourire et me dire : “Tu sais, Zangsa ? Parfois, une dragonne a besoin de faire un peu de bruit”.
Je ne savais pas exactement à quoi elle pensait en faisant quelque chose d’aussi tapageur, mais, en tout cas, si elle avait bien rendu la lance, pourquoi l’avoir fait avant de recevoir les mille pièces d’or, qui étaient toujours à Shinziyah, entre les mains de Ceyra ? Et pourquoi avait-elle ciblé le Croc et non la petite colline au pied du Croc ? Celle-ci, pourtant, avait, après maintes réflexions des Lancières, été déterminée comme étant le « Petit Croc » dont parlait le parchemin de la boîte…
Yelyeh était parfois un mystère. Mais…
Je souris en contemplant le paysage apocalyptique et tentai de le graver dans ma mémoire. Les antiques combats des dragons avaient-ils ressemblé un peu à ça ?
Irami tendit sa paume vers le ciel. Un flocon y vint se poser.
— « Il neige ! », s’écria Yo-hoa.
C’était vrai. On était à la fin du printemps, mais il neigeait.