Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

32 Le Vin Rieur

Flocon qui traîne de peur de toucher
Les solides rochers que font les certitudes.

Le Raconteur Impertinent

*

— « Yo-hoa. Ne me dis pas… Tu m’en veux encore ? »

— « Ah… Je suis vexé », confessa Yo-hoa. « J’avais pourtant promis de t’aider… »

Il m’en voulait d’être parti de l’Académie sans le prévenir. La veille au soir, il était arrivé au Palais des Moyong avec Benod et Ceyra — plus la vieille boîte et les mille pièces d’or. À présent qu’on s’apprêtait à partir, direction Shinziyah, j’avais capté son expression inhabituellement assombrie. Je roulai les yeux.

— « Mais, tu sais, moi, je ne t’avais rien promis. »

Yo-hoa soupira.

— « Je sais. Et je sais que, de toute façon, je n’aurais rien pu faire. »

Nous n’avions effectivement dû lutter contre aucun démon cultivateur. Je tapotai son épaule.

— « Alors, à quoi bon broyer du noir, Dauphin Rieur ? Ce n’est pas ton genre. »

Yo-hoa prit une grande inspiration.

— « C’est vrai. » Puis il sourit et réaffirma : « C’est terriblement vrai, Zangsa. »

À peine une minute plus tard, je le vis rire ouvertement en conversant avec ses condisciples du Mont-Céleste, Goldam et Farazeh. Le vrai Yo-hoa était enfin de retour. Un peu plus loin, je vis Tihan Moyong, qui parlait avec Zéligar de je ne sais quelle prochaine réunion de l’Alliance du Murim. Je revérifiai mes affaires pour m’assurer que je n’oubliais rien : mon épée, ainsi que ma flûte, mes cordes, mes aiguilles… Mon carquois vaudou était de plus en plus rebondi. En plus de mes flacons variés, j’en avais un nouveau, qu’Ak-Baé Tang m’avait offert très tôt le matin, avant de repartir à l’Académie Céleste. “Ce poison est l’ultime potion anti-démon concoctée par les Tang”, avait-il dit, “Je te le prête au cas où ton ami viendrait à être attaqué à nouveau par ces démons cultivateurs de l’Œil Renversé.” Et, comme je le remerciais, il avait ajouté après une hésitation : “Ah, Zangsa… Fais attention à ne pas le toucher. Une seule goutte sur une plaie de bête-démon peut la paralyser.” C’était rassurant…

— « Euh… Grand frère… »

Je me tournai vers Alcace, qui s’était approché, suivi de Yiyana. En un seul jour, il avait repris des couleurs. Peut-être grâce au ragoût de lapin que je lui avais expressément préparé la veille en revenant de la Forêt des Roches ? Il poursuivit :

— « Avant, tu as dit… que je n’avais pas à abandonner les arts vaudou. Tu penses qu’un jour… Enfin… Tu penses qu’un jour, je pourrais devenir un vrai chamane comme toi ? »

Ses pommettes avaient rougi et ce n’était pas dû au ragoût de lapin. Je souris et lui ressortis une phrase que je lui avais dite :

— « Tant que tu as appris à ne pas te fier à n’importe quel livre ni à n’importe qui, oui. À mon humble avis, petit frère, si tu penses aller à l’Académie Céleste et que tu rencontres Maître Ryol… il fera de toi un élève prodige. »

— « Un élève prodige ? », répéta Alcace en soufflant.

— « C’est ça. Tu pourrais même me surpasser, qui sait. »

— « Zangsa ! » Yiyana me prit par le bras et m’entraîna plus loin en me grommelant à l’oreille : « Tu m’as dit la même chose à moi ce matin quand je t’ai montré les dessins de Louyi. »

C’est que, comme je m’en étais aperçu, Yiyana possédait aussi une grande sensibilité pour les liens.

— « Charlatan. »

Elle le dit avec une étrange tendresse dans ses yeux bleus qui fit bondir mon cœur. Gêné, je lançai joyeusement à la cantonade :

— « Oh ! Louyi ! »

— « Quoi ? Où ? Où ça ? »

Je profitai de sa subite agitation pour m’écarter. Yiyana m’envoya alors un regard noir puis, amusée malgré elle, elle confessa :

— « Tu m’as bien eue. »

— « Zangsa », dit alors une voix.

J’agrandis les yeux et me tournai vers Dorwi Moyong. Elle avait quitté son lit pour venir dire au revoir ? Ayant revêtu sa longue tunique d’épéiste, elle paraissait bien plus forte et vivante que la veille. Sous les yeux des gens présents, elle frappa sa paume du poing et inclina la tête bien bas.

— « Je te dois la vie. La famille Moyong n’oubliera jamais ce que tu as fait. Hans », ajouta-t-elle.

Le géant Vingt-Bronzes s’approcha avec trois jarres et me les tendit. Je soufflai d’embarras.

— « C’est… du vin d’abricot spirituel ? »

La Rose Tranchante sourit.

— « Nous ne fabriquons plus de vin d’abricot spirituel depuis longtemps. Mais nous avions deux jarres en réserve. »

Deux ? Seulement deux ? Et la troisième ? Hans déboucha la jarre rouge et dit :

— « Cinq-cents pièces d’or. »

Je demeurai un instant coi à contempler la jarre pleine de pièces d’or. Ces Moyong étaient diablement riches. Je souris et acceptai les jarres en disant :

— « Yiyana m’en avait promis mille. » Des voix outragées s’élevèrent entre les Moyong et je m’empressai de reculer en saluant, un sourire aux lèvres : « Longue vie à la Rose Tranchante ! »

Je partis avant même que Tihan Moyong ne puisse renouveler ses remerciements. Cet homme était passé de me regarder comme un sorcier bonimenteur à me voir comme un sauveur. Je gardai, du dîner de la veille, des souvenirs d’un patriarche des Moyong accroché à mes sandales, insistant pour m’offrir je ne sais quelles terres et je ne sais quel poste à l’Alliance du Murim. J’avais tout refusé. Un œuf délicieux et deux jarres d’abricot spirituel, c’était plus qu’assez. Quant aux cinq-cents pièces d’or…

— « Peut-être pour payer la nourriture de tous les futurs Nobles Phœnix Indociles ? », fis-je à voix haute alors que j’étais déjà dans la diligence direction Shinziyah avec Ceyra, Benod, Yo-hoa et Irami.

Irami me jeta un regard peu convaincu.

— « Les Nobles Licornes Indociles ? », proposai-je.

— « Les Nobles Ivrognes Imbéciles », intervint Ceyra.

— « Tu veux en faire partie ? », m’enthousiasmai-je.

— « Rêve toujours. Je suis très bien à la Secte des Glaces. »

Le trajet, pourtant long, ne m’aida pas à trouver de nom adéquat pour le groupe de quêteurs. Enfin… Tant que nous n’étions que deux, n’importe quel nom semblait un peu forcé. Je profitai donc du reste du voyage pour regarder mes trophées — mes trois belles jarres récemment acquises. Songeant aux craintes d’Ak-Baé, je révisai mon stock d’aiguilles et me consacrai à en tremper méticuleusement quelques-unes dans le flacon de venin du verpion que Yo-hoa avait tué dans le Canyon des Brumes. J’affilai aussi une poignée de pièces d’or pour les rendre tranchantes. Il n’y avait, parfois, pas meilleur projectile que celui qui n’en était pas un. Mougoum, le Fondateur des Mendiants, était d’ailleurs célèbre pour avoir terrassé nombre de ses ennemis en leur lançant des pièces de monnaie emplies de ki.

Le ciel était gris quand nous descendîmes à Shinziyah. Ceyra devait aller retrouver des Lancières de sa secte qui l’attendaient pour parler de la Lance des Glaces. Benod fit ses adieux pour aller retrouver sa chère famille et son épouse elfe aux biscuits insipides mais si pleins d’amour. Nous nous retrouvâmes donc Yo-hoa, Irami et moi seuls et, tous les trois, avec Sonju, nous commençâmes à déambuler dans la Cité des Cendres.

D’abord, nous accompagnâmes Irami faire une visite au cheval noir qu’il avait loué et abandonné malgré lui après l’attaque de la Démon des Toiles. La jument se portait bien et le propriétaire nous accueillit avec force sourires : apparemment, Nohassi, le commandant de l’Escouade du Feu Immortel, s’était chargé de la ramener et avait compensé le retard avec une pièce d’or. Cela ne m’aurait gêné en aucune façon, mais Irami se sentait redevable. Nohassi lui avait sauvé la vie, après tout. Je lui proposai :

— « Tu veux une centaine de pièces d’or pour les envoyer à Nohassi ? »

Irami secoua la tête.

— « Deux-cents ? Quatre-cent-cinquante ? », insistai-je.

Irami détourna les yeux, contrarié, et répliqua :

— « Non, Zangsa. Ma vie vaut bien plus que cinq-cents pièces d’or. »

Dit comme ça, on aurait pu le prendre pour un vantard. J’eus un sourire de renard.

— « Je ne te propose pas mes jarres de vin d’abricot spirituel, alors. »

— « Tu n’as aucune intention de t’en défaire avant de les avoir bues, de toute façon », répliqua Irami.

— « Me traites-tu d’égoïste ? Eh, Irami ! », fis-je en le voyant s’éloigner dans la foule.

Yo-hoa et moi le suivîmes. Je le perdis de vue un instant et, humant l’air, mon flair repéra d’autres odeurs bien appétissantes. Avant de m’en rendre compte, j’étais entré dans une petite cour résidentielle déserte où caquetaient des poules dans une grande cage. Je salivai. Derrière moi, j’entendis Yo-hoa dire :

— « Depuis que je le connais davantage, je comprends mieux son goût prononcé pour les poules. »

— « Mm », fit Irami. Je ne leur avais pas demandé de me suivre…

Yo-hoa ajouta tout bas :

— « Irahayami. Tu l’as déjà caressé ? Son ventre est plus doux qu’un duvet… »

— « Yo-hoa ! », m’écriai-je en faisant volte-face.

J’aperçus alors les joues rosies d’Irami et je levai un bras pour cacher mon embarras derrière l’ample manche de mon manteau noir. Irami se racla la gorge et dit en se détournant :

— « Je n’entends rien avec le bruit des poules. Sortons d’ici. »

Yo-hoa parut déconcerté. Avec le tranchant de la main, je lui donnai un coup léger sur le front et son bandeau du Mont-Céleste.

— « Aïe… »

— « Idiot », lui dis-je. Puis je lui confiai à voix basse, amusé : « Y’a que toi et moi pour faire rougir Irami. »

Jetant un dernier coup d’œil aux poules, je suivis Irami. Nous parcourions une grande avenue quand je m’arrêtai.

— « Ah. Maintenant que j’y pense, il reste encore trois jours. »

— « Pour quoi faire ? », demanda Yo-hoa.

— « J’ai promis d’aller chercher deux jeunes égarés dans le Bois de Bambous. Mais peut-être que je devrais aller les chercher maintenant. Ils doivent en avoir un peu marre de tourner en rond. »

— « Le Bois de Bambous », répéta Yo-hoa en souriant. « C’est le premier lieu sacré que j’ai visité quand j’ai commencé mon Tour des Sectes. Un bel endroit pour méditer. »

— « Tu es sorti en combien de temps ? »

— « Une fois que je me suis mis à chercher la sortie ? Deux heures. Et toi ? »

Je grimaçai. La première fois, j’avais mis une journée entière à saisir le principe. Je refrappai Yo-hoa sur le front en répliquant :

— « Maudit génie. »

Je me heurtai contre Irami, qui s’était brusquement arrêté.

— « Irami ? »

— « On dirait », dit-il, « qu’ils sont sortis du bois sans ton aide. »

Perplexe, je suivis son regard et repérai un groupe de personnes sortant d’une ruelle. Parmi eux, se trouvait un homme aux cheveux noirs en broussaille, vêtu d’un long par-dessus bleu clair brodé de croissants de lune. Séliel ? À ses côtés, je reconnus Liuk, le jeune homme maniéré qui s’était prosterné devant moi pour me supplier d’aider son frère maudit par un sceau.

Liuk et Séliel. Que faisaient-ils hors du Bois de Bambous ? J’avais pourtant demandé aux Moines d’Amabiyah de veiller sur eux. Avaient-ils réussi à sortir tout seuls ? Sans aucune base de cultivation, c’était à peu près impossible.

— « Oh. Zangzang », fit une voix blasée.

Un jeune homme en haillons s’adossa au mur voisin sans nous regarder.

— « Békap ? », murmurai-je.

Békap était un Mendiant, de quatre ans plus âgé que moi, ancien étudiant de l’Académie Céleste. J’étais allé en excursion jusqu’à l’Alliance du Murim sous sa tutelle, une fois, pour escorter au retour une dame qui, je ne le sus qu’à la fin, était une habile guérisseuse qui avait accepté un poste à l’Académie. Pendant tout le trajet, Békap n’avait jamais abandonné son air blasé et désintéressé de tout. Il m’appelait toujours Zangzang.

— « On m’a demandé de t’avertir. Tes deux amis des bambous sont sortis et ont des soucis. Mais, enfin, tu viens de le voir. »

— « Des soucis ? », répétai-je.

— « Ils ont posé des questions sur une dragonne. Des types leur ont dit qu’ils avaient des informations. Ils ont l’air d’être arrivés à un accord. Voilà tout. Au fait, la Reine Rouge était folle de rage à cause d’un certain farceur qui a volé des barres vaudou autour de son palais. Bien joué, Zangzang. Viens nous voir un de ces jours, on t’offrira du vin pas cher. »

Békap s’écarta du mur et disparut dans la foule. Je n’eus même pas le temps de le remercier. Yo-hoa me regarda, interrogateur.

— « Des barres vaudou ? »

— « Ne les perdons pas de vue », répliquai-je. J’étais contrarié. N’avais-je pas promis à Liuk de l’aider à trouver la Dragonne-Démon ? Que faisait-il, alors, à enquêter à l’aveuglette ?

Je m’empressai de rattraper Irami, qui traquait déjà le groupe. Nous parcourûmes presque toute l’avenue, puis nous nous arrêtâmes au coin d’un édifice en voyant Liuk et Séliel entrer par la porte d’une belle maison pagode.

— « Békap. C’est quoi, cette maison ? », demandai-je.

Comme je l’imaginais, le Mendiant ne s’était pas vraiment retiré : je le sentais, caché derrière un tonneau. Il fit claquer sa langue.

— « J’avais oublié que l’algue sans-odeur ne fonctionne pas avec toi. » Sortant de sa cachette, il tendit une main. « Je viens d’entendre une autre nouvelle venant des Moyong. Ta jarre rouge est bien remplie. »

Je roulai les yeux et, débouchant la jarre, j’envoyai une pièce d’or à Békap. Elle disparut vite dans sa manche.

— « C’est le Vin Rieur, une taverne du Baron Étoilé », répondit-il enfin. « Et maintenant, arrête de me parler, Zangzang. Je travaille. »

S’asseyant sur le tonneau, les genoux repliés, il sortit un morceau de viande séchée de sous sa chemise trouée et en arracha une bouchée à pleines dents. Je me détournai vers la taverne et soupirai. Liuk et Séliel étaient entrés la tête la première dans un antre de démons.

J’enlevai mon manteau et le renfilai à l’envers : de ce côté, il était d’un pourpre éclatant. Je m’écartai du mur et dis :

— « J’ai faim, pas vous ? »

— « Haha, diablement ! », approuva Yo-hoa. Du coin de l’œil, je le vis tapoter le pommeau de son épée. Il devait avoir pensé à Bwi et aux misères que le garçon avait vécues à cause de ce Baron Étoilé…

Puis je regardai son uniforme rouge et noir et son bandeau du Mont-Céleste et je grimaçai. Je posai une poignée de pièces d’or sur le tonneau, entre les pieds nus de Békap.

— « Tu n’aurais pas de quoi déguiser mes compagnons en gros bourgeois ? »

— « Allez faire vos courses vous-mêmes », répliqua Békap. « Je t’ai dit : je travaille. »

— « Une gorgée de vin d’abricot spirituel. »

— « … La jarre entière. Et je te file un coup de main. »

— « Tu rigoles ? Quatre gorgées. »

— « Les deux jarres. »

Mon cœur se brisa. Je lui tendis une des jarres.

— « Le rien-avoir, mon œil », me plaignis-je. « Les Mendiants, vous êtes les marchandeurs les plus redoutables au monde. »

Abandonnant son éternelle expression blasée, Békap eut un sourire en coin.

À peine un quart d’heure plus tard, nous nous dirigions vers l’entrée de la luxueuse taverne, richement habillés. Dans sa veste verte et son pantalon blanc en soie, Yo-hoa avait l’air d’un fils de marchand fortuné. J’avais moi-même revêtu des bottes noires, laissant mes vieilles chères sandales au bon soin de Békap. Je ne m’étais pas privé de m’amuser un peu et j’avais mis à Irami un grand collier en or, comme le bon fils libertin et gaspilleur qu’il était. D’une démarche de bourgeois, nous passâmes devant les deux vigiles postés là. On nous laissa entrer sans problème.

L’intérieur était encore plus fastueux que l’extérieur. Des vases, des pots de fleurs, des tapis rouges, des tapisseries… chaque objet semblait valoir une fortune.

— « Jeunes maîtres, bienvenue ! Vous désirez ? »

Je balayai le hall d’un coup d’œil, m’avançai vers la réception, puis me penchai sur le comptoir, vers l’homme en uniforme rouge qui venait de nous accueillir. Il ne manquait plus qu’à miser sur la chance. Je me lançai.

— « Nous avons rendez-vous », déclarai-je d’un ton direct.

— « Ah ? Puis-je savoir avec qui, jeune messire ? On vous guidera à l’étage. »

Je lançai un sourire complice à Irami et Yo-hoa avant de répondre :

— « Avec un dragon. »

Le réceptionniste écarquilla très légèrement les yeux.

— « Qui dois-je annoncer ? »

— « Les Trois Je-Sais-Tout. »

Le réceptionniste s’inclina avec un sourire professionnel.

— « Si vous voulez bien attendre un instant… »

Il laissa un jeune serviteur à la charge du comptoir et s’éclipsa par une porte arrière.

“Tu crois qu’il a compris ?”, s’inquiéta Yo-hoa.

“Tu veux dire qu’il nous a pris pour des fous et qu’il est allé chercher la garde ?”, répliquai-je, amusé, tout en me baladant dans le hall, de vase en vase et de tapisserie en tapisserie. Les noms des artistes étaient tous bien gravés en lettres dorées sous chaque œuvre. Ils étaient probablement très célèbres, mais je n’en reconnus aucun. Rien d’étonnant : le monde artistique de l’Empire et celui du Murim étaient bien différents.

“Je crois plutôt”, dit alors Irami, “qu’il nous a trop compris.”

C’était bien possible. Mais, en fait, c’était l’objectif. Tant que les personnes qui avaient invité Liuk et Séliel ne connaissaient pas notre identité, ils ne pouvaient pas nous laisser partir sans réagir. Et ils étaient sans doute plus à même d’être prudents avec trois jeunes inconnus de bonne famille qu’avec trois cultivateurs sans influence.

Je ne me trompai pas. Bientôt, le réceptionniste revint et nous guida personnellement jusqu’au troisième et dernier étage de la taverne.

Nous entrâmes dans la salle. La première chose que je sentis fut l’odeur de sang humain. Je me raidis.

Debout, postés le long des murs latéraux, non loin de la porte, je comptai huit hommes, tous armés : c’étaient probablement les gardes personnels des six convives installés au fond de la pièce. Là-bas, sur une estrade recouverte de coussins, trois femmes et trois hommes, tous richement vêtus à la mode impériale, étaient assis à une longue table basse garnie de mets. Et sous leurs yeux attentifs, au milieu de la pièce, entre deux paravents translucides décorés de roses rouges qui divisaient la salle en deux, se trouvaient Séliel et Liuk, à genoux, surveillés par les gardes du corps.

Alors que la porte se refermait derrière nous, l’homme du désert regarda par-dessus son épaule et battit des paupières, l’air de penser qu’il voyait des illusions. Son compagnon tremblait, la tête baissée. Aucun des deux n’était blessé — enfin, Séliel avait les mains ligotées et un œil au beurre noir, comme s’il avait reçu un coup de poing. Il était clair que « l’accord » auquel ils étaient arrivés avec ces démons n’en était pas un. Quant à l’odeur de sang, si je ne me trompais pas, elle venait des gobelets rouges que partageaient les six attablés. Ceux-ci n’étaient peut-être pas des démons cultivateurs, mais leurs âmes étaient clairement démoniaques, ce qui n’était guère mieux…

Derrière moi, dans le couloir, je sentis Békap, qui s’était infiltré dans la taverne avec nos armes. Il nous devait bien ça, après la jarre de vin d’abricot spirituel qu’il m’avait extorquée… J’offris un salut formel vers les attablés en disant par voie mentale :

“Irami. Yo-hoa. Essayons de ne pas verser de sang.”

“Ça va être difficile”, répliqua Irami.

“Hein ? Pourquoi ?”

Avait-il deviné que ces gens-là étaient des buveurs de sang humain ? Je comprenais son désir de justice, mais…

Alors, Irami répondit, concis :

“Parce que l’homme qui préside la table me connaît. C’est celui qui m’a attaqué avec la Démon des Toiles.”

Je demeurai stupéfait.