Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Zéligar, plus qu’étonné, parut fâché.
— « Idiot ! Si c’est vraiment un Phœnix du Diable qui a attaqué Dorwi, je doute que tu aies pu faire quoi que ce soit. Connais-tu l’histoire du premier disciple de Sonju, Fondateur des Nuages ? »
— « Non », avouai-je, m’éloignant pas à pas.
— « Dazis mourut des suites d’une très longue maladie et ce n’est qu’après sa mort que l’on comprit qu’il avait été parasité par un Phœnix du Diable. On dit que la “griffe” de cette créature est plus mortelle que celle d’un dragon, car elle tue peu à peu sans qu’on puisse savoir où elle se cache. Es-tu en train de me dire que tu as réussi à libérer Dorwi d’une telle créature ? »
— « Je ne l’ai pas dit, mais c’est ce que j’ai fait », répliquai-je. « Je tiens le lien vers la créature, mais elle pourrait le défaire à n’importe quel moment. Alors, je file la trouver. »
— « Il ment ou il dit la vérité ? », fit Zabo. Il demandait ça à Irami.
Sous leurs regards attentifs, Irami hocha la tête.
— « Zangsa ne ment pas. »
Ils croyaient qu’Irami avait des pouvoirs magiques pour deviner ce qui me passait par la tête ou quoi ? Zéligar soupira.
— « Tu te rends compte que c’est jouer avec le feu ? »
— « Un Phœnix du Diable, quand même ! », intervint Koth, songeur. « N’est-ce pas l’un des trois symboles principaux de l’Œil Renversé ? »
— « Le Dragon de Sang, l’Œil Qui Voit Tout et le Phœnix du Diable », confirma Ak-Baé Tang. « Se pourrait-il que l’Œil Renversé ait attaqué la Rose Tranchante en se servant d’un vrai Phœnix du Diable ? »
J’en doutais, mais la seule possibilité donna des ailes à mes compagnons, qui se rallièrent à moi pour partir au plus vite trouver la créature. Zéligar grommela toutefois :
— « Ne fonçons pas non plus tête baissée. Soyons prudents. Et, Zabo, tu voudrais bien expliquer notre départ précipité aux Moyong ? »
Le disciple de Maître Ryol eut l’air soulagé de ne pas devoir nous suivre et hocha immédiatement la tête. Je lui passai la jarre d’hydromel en lui tapotant l’épaule.
— « Pense à moi en buvant. »
— « Je ne suis pas un ivrogne comme toi, Zangs… Hé ! La jarre est vide ! », s’écria-t-il.
Je partais déjà en courant. Les autres me suivirent. Nous contournâmes le Palais des Moyong, arrivâmes à la lisière de la Forêt des Roches et nous y pénétrâmes sans ralentir. Irami arriva à ma hauteur et demanda :
— « Zangsa. Tu ne penses pas que l’Œil Renversé est derrière ce Phœnix du Diable, n’est-ce pas ? »
— « Mm. Je ne le pense pas. Je peux me tromper. »
— « Comment as-tu fait pour libérer ta patiente de cette satanée créature ? », intervint alors une voix.
Je lançai un coup d’œil autour, déconcerté. Irami expliqua :
— « C’est Sonju. »
Je baissai aussitôt le regard vers la Corne des Nuages accrochée à la ceinture de mon ami. J’aperçus le reflet du vieux Fondateur des Nuages assis sur une colline herbeuse. Ma curiosité s’aviva.
— « Il est réveillé ? »
— « Depuis ce matin », acquiesça Irami.
— « Oho ? Le Grand Sonju… Tu peux parler à voix haute ? Comment ça se fait que tu te sois retrouvé dans une des cornes du Dragon Céleste ? Ta colline a l’air sympa. »
— « Humph. Explique-moi d’abord comment tu as fait pour libérer ta patiente de cette satanée créature », répéta Sonju. « Et comment as-tu compris qu’il s’agissait d’un Phœnix du Diable ? »
Je m’assombris. D’après Zéligar, Sonju avait perdu son premier disciple à cause d’un Phœnix du Diable. Rien d’étonnant qu’il veuille savoir comment un jeune maître vaudou avait réussi à faire mieux que lui. Mon cœur se serra. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, vers nos compagnons qui nous suivaient. J’enjambai un ruisseau en courant et répondis enfin :
— « C’est simple. À une époque, je me suis intéressé de près à cette créature, au cas où j’en rencontrerais une. »
— « Pf. Pourquoi s’intéresser à une créature si rare ? », rétorqua Sonju.
Rare. Oui, peut-être, mais…
Irami me regardait aussi avec curiosité. D’une main, je frôlai la Corne des Nuages, établissant un lien, pour répondre à tous les deux par voie mentale :
“C’est un Phœnix du Diable qui a tué ma mère.”
Irami s’arrêta net. Il avait écarquillé les yeux.
J’ajoutai d’une voix neutre :
“Sauf que, n’étant pas cultivatrice ni maître vaudou, ma mère est morte en l’espace de quelques mois.”
Redescendant des montagnes au printemps, mon père s’était alarmé et avait tout fait pour trouver un remède. Jamais je ne l’avais vu aussi paniqué que pendant ces mois-là. Sans réussir à trouver le coupable, il s’était même tourné vers la tribu des Chamanes des Cimes, obligeant ses membres terrifiés à trouver à leur tour un remède. Je l’avais vu débarquer, avec son énorme corps de grand renard, son pelage blanc ébouriffé traversé d’éclairs pourpres… Tous les efforts avaient été vains. Finalement, mon père avait demandé de l’aide à un mystérieux « sage des montagnes » et il avait trouvé le coupable. Mais, au lieu de demander à un maître vaudou de briser le lien, il était allé directement tuer le Phœnix du Diable. Il avait payé cher son erreur : pour se régénérer, cet oiseau parasite avait désespérément aspiré l’énergie de son hôte à travers le lien avant de mourir. Déjà affaiblie, sa victime n’avait pas supporté le choc. Quand Père était revenu, il nous avait trouvés, Shuyeh et moi, en pleurs, autour du corps inanimé de notre mère, complètement drainée de ses forces. Elle n’avait plus jamais ouvert les yeux. Plus jamais elle n’avait chanté ses comptines. À cause de ce fichu parasite.
Alors, forcément, je m’étais promis que plus jamais je ne revivrais quelque chose comme ça.
Comme je continuais à courir, Irami se reprit et me rattrapa. Il ne dit rien, mais sa seule présence m’envoyait toute son empathie. Sonju, lui, se contenta de dire :
“Cette Dorwi Moyong a eu un gros coup de chance.”
Ça, il pouvait le dire.
Fort heureusement, la créature que nous cherchions ne se trouvait pas si loin que ça. En fait, nous n’étions pas loin du Fleuve d’Argile et de l’endroit où l’Œil Renversé nous avait tendu une embuscade il y avait à peine deux semaines. Le Phœnix du Diable avait fait son nid sur la haute branche d’un chêne imposant. Je portai un index à mes lèvres à l’intention de mes compagnons avant de m’approcher puis je me mis à grimper, priant pour que le Phœnix du Diable ne s’envole pas.
Je fus trop optimiste. Il me sentit venir et s’envola. Je sentis le lien nous reliant se briser. Ce malin d’oiseau avait enfin compris comment nous avions réussi à trouver son nid. Et zut. S’il s’enfuyait, nous allions difficilement pouvoir l’attraper…
Cependant, contre tout instinct de survie, au lieu de s’enfuir, il piqua sur moi. Son corps n’était pas plus gros que celui d’un vautour. D’ailleurs, d’après ce que j’avais lu, le plumage d’un Phœnix du Diable était noir quand il hibernait et on pouvait facilement le confondre avec un grand urubu. Toutefois, là, son plumage était d’une couleur d’or magnifique, peut-être parce qu’il avait mangé tant de ki doré… Et il était rapide. Je reçus son poids d’un coup et évitai de justesse ses griffes. Je compris, néanmoins, que là n’était pas son attaque principale quand une de ses plumes fusa vers moi comme une flèche et me griffa la joue. C’était donc comme ça qu’il créait ses liens pour parasiter ses victimes… Son lien était si subtil que, même en sachant où il était, j’avais du mal à le percevoir. Hé. Il n’était pas si malin que ça, s’il n’avait pas compris que c’était moi, le chamane qui avait trafiqué son lien et l’avait pisté. Cet oiseau avait choisi de s’attaquer à son pire adversaire… et son attaque à double tranchant allait lui coûter cher.
Le Phœnix du Diable battit des ailes en émettant un cri strident qui aurait très bien pu se confondre avec un rire vengeur. Ha. Rira bien qui rira le dernier. Je me hissai sur une branche puis sortis ma flûte vaudou. Décidément, aujourd’hui, elle m’était bien utile. Je criai :
— « Daïdaï ! Je te l’envoie ! »
— « Quoi ?! »
Je savais que la gardienne de l’Académie Céleste ne tarderait pas à comprendre. Je jouai de la flûte, instillant mon énergie pourpre à travers le lien nouvellement établi entre l’oiseau et moi. Il croyait m’avoir eu ? Je lui rendis la pareille. Sous le choc énergétique, le Phœnix du Diable, qui s’envolait déjà dans le ciel, perdit l’équilibre et tomba de vingt bons mètres. Il battit des ailes, paniqué. Il reçut deux autres de mes attaques avant qu’il ne songe à riposter à travers le lien, qu’il n’usait d’habitude jamais autrement que comme voie d’alimentation. J’en eus le souffle coupé, et la mélodie de ma flûte mourut. Mais l’oiseau avait perdu assez d’altitude : Daïdaï, le Muguet Chantant, avait déjà bandé son arc et elle décocha une flèche. Chatoyant de ki, son arc émit un fort bruit vibratoire. Cela finit de confondre le Phœnix du Diable. La flèche le frappa en pleine poitrine. Je le vis de mes yeux en même temps que je glissai de ma branche et tombai à pic, pris de vertiges. Ah. J’avais oublié que l’arc du Muguet Chantant avait été spécialement conçu pour perturber les sens de toutes les créatures possédant du ki pourpre.
C’était trop tard pour réaliser le Pas Céleste du renard : j’avais pris trop de vitesse…
Irami me rattrapa par le bras. Il était monté jusqu’à la première branche de l’arbre. Mes pieds pendaient à peine à un mètre du sol.
— « Merci, Irami. »
Il m’aida à me hisser sur la branche et dit :
— « L’oiseau est mort. »
Je le savais. J’avais senti le lien disparaître. Je jetai quand même un coup d’œil en bas. Les six autres s’étaient rassemblés autour du Phœnix du Diable. De ma main, j’envoyai un signe de victoire à Daïdaï puis lançai :
— « Ça ouvre l’appétit. »
— « N’y songe même pas », rétorqua Zéligar. « Cet oiseau est rare, Zangsa. On l’emmène à l’Académie pour inspection. »
— « Sérieusement ? », soufflai-je, déçu. Debout, sur la branche, je m’appuyai contre le tronc en grommelant : « Je savais que je n’aurais pas dû laisser ces collectionneurs de raretés m’accompagner. C’est un oiseau. Un oiseau, ça se mange. »
— « C’est une bête hybride », répliqua Ak-Baé. « Son ki-démon est toxique… Ah. »
Il s’interrompit soudain, me regarda puis détourna les yeux. Je foudroyai à mon tour Maître Zéligar du regard. Qu’avait-il raconté sur moi à ce Tang ? Ak-Baé se racla la gorge et ajouta :
— « On dirait que l’Œil Renversé n’était pas derrière cette affaire, pour le coup. »
Il avait l’air déçu. Ces cahiers que l’Œil Renversé avait volés à son clan étaient-ils donc si importants ?
Comme Koth enrobait soigneusement l’oiseau d’une toile puis le chargeait sur son dos, se préparant à repartir avec les autres, Zéligar nous appela, Irami et moi. Je refusai en disant :
— « Je boude ! »
— « Boude sur la route, alors. »
— « Je boude où je veux. »
Zéligar soupira.
— « J’avais dit que vous vous ressembliez un peu, toi et Ak-Baé. Ak-Baé, je m’excuse. Cet enfant est l’Épreuve de la Patience en personne. »
— « Hé, pas mal, comme idée », approuva Koth, le Moine des Ombres. « On devrait l’utiliser comme épreuve pour les élèves de première année. Passer deux jours avec le Sage Ivrogne. »
Les gardiens et les disciples du Mont-Céleste s’esclaffèrent. Ils se moquaient de moi, ces bâtards cultivateurs… Zéligar regarda Irami, interrogateur, vit qu’il n’avait pas l’air de vouloir trop bouger, se rappela peut-être l’épisode de l’œillet rêveur et il se mit en route sans un mot. Le Moine des Ombres leva une main vers nous en disant :
— « Boude bien, alors, Zangsa ! Irahayami, on te donnera une médaille, au retour ! »
Quand ils furent partis, et même après que leur odeur se fut quelque peu estompée, Irami rompit le silence de la forêt et me demanda :
— « Tu ne vas pas descendre ? »
Je m’accroupis sur la branche en souriant.
— « Non, je descends pas plus bas. »
Irami suivit le vol d’un papillon blanc qui passa près de nous puis se perdit entre les fleurs ensoleillées qui poussaient au pied du chêne. Après un silence serein, je dis :
— « Même que… je vais peut-être monter. »
— « Pour voir le paysage ? »
— « Euh… Oui. »
— « Menteur. »
Je fis une moue et avouai :
— « Il y a un œuf dans le nid. »
Irami ouvrit un peu plus les yeux puis il hocha la tête.
— « Ne tombe pas. Je vais aller boire de l’eau au fleuve. »
Oho ? Il ne voulait pas me voir commettre le terrible crime de manger le précieux œuf qui aurait dû être emporté, examiné et étudié à l’Académie Céleste ? Je lui tendis ma jarre de cidre.
— « Elle est encore pleine. »
— « Tant mieux pour toi : l’œuf passera encore mieux. »
Irami bondit et atterrit souplement sur le sol. Il partait déjà vers le murmure de l’eau, un peu plus loin. Rieur, je dis pour moi-même :
— « Un œuf rare comme ça, il passerait même avec du poison. »
En effet, je ne me trompai pas : je me transformai en renard et effectuai le Pas Céleste pour monter jusqu’au nid, où je vis un bel œuf noir bien gros, à points pourpres et dorés ; je n’en fis qu’une bouchée ; il était délicieux. J’aspirai son énergie hybride et, la répartissant entre mes deux océans de ki, je sentis l’équilibre entre les deux se fortifier. Quand j’eus terminé, cependant, je redescendis de l’arbre, le cœur nostalgique.
De nouveau sous ma forme humaine, je m’approchai de la rive où se trouvait Irami et chantonnai :
Ramenez-moi cette patte poilue
Qui touche à ma marmiite !
Faites qu’elle soit sur le feu suspendue
Si elle me chiipe
À nouveau mon ragoût et mes œufs,
Qu’elle soit bien cuiite !
Je m’assis sur un rocher près d’Irami et mis les pieds dans l’eau en disant :
— « C’est bizarre. J’entends encore sa voix me chanter cette chanson dès qu’elle me voyait la main ou le museau trop près du feu. C’est qu’elle cuisinait bien, ma mère. Elle faisait toujours semblant de m’attraper pour me suspendre. On s’amusait bien. Enfin, elle devait en avoir marre, des fois, de ses deux petits renardeaux. »
Je croisai le regard attentif d’Irami. Parfois, j’avais l’impression que ses yeux sombres pouvaient lire mon cœur. Il y eut un silence. Sonju le rompit.
— « Je sais à quoi tu penses, petit chamane. Un œuf de moins aurait pu la sauver. Mais la vie est rarement prévisible. »
Le Fondateur des Nuages était toujours assis en tailleur sur l’herbe de la corne, l’air de méditer. Je haussai un sourcil. Il voulait me réconforter ? À la fois touché et amusé, je caressai l’eau du fleuve de mes pieds en acquiesçant :
— « Tu as raison. Alors comme ça, tu es vraiment Sonju. Tu as quoi, huit-cents ans ? Que penses-tu de cette nouvelle époque ? »
Le Fondateur des Nuages répondit, les paupières fermées :
— « Ça pourrait être mieux. »
Je ris. Il ouvrit des yeux sereins et ajouta :
— « Mais c’est quand même prometteur. »