Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

30 La Rose Tranchante

La jarre d’hydromel à la main, celle de cidre à ma ceinture, je passai le portail et entrai dans le Palais des Moyong flanqué de Hans Vingt-Bronzes et d’Ak-Baé. J’avais partagé la jarre de sureau et celle de raisin avec les autres avant de quitter la taverne. Le géant avait fini aussi par y goûter, invité presque de force par Koth, mais il avait insisté pour qu’on parte au plus tôt. Plus que satisfait avec mes jarres, je ne m’étais pas fait prier davantage.

Ayant éliminé la majeure partie du poison de l’alcool avec mon ki pourpre, je m’avançai dans la grande salle, sous le regard de plus en plus fermé de Tihan Moyong, assis dans son fauteuil de patriarche. Tout le monde était là, remarquai-je. Garko, Yiyana, Alcace, ainsi que Maître Zéligar, Zabo et Irami. Je vis aussi, debout auprès du patriarche des Moyong, un homme aux cheveux noirs attachés et coiffés d’une barrette verte, signe distinctif des médecins diplômés. Il fronça les sourcils, réprobateur, en me voyant, une jarre de liqueur à la main.

Maître Zéligar me sermonna par voie mentale :

“Tu aurais pu te passer de boire.”

Je l’ignorai et, toujours encombré de mes deux jarres, je saluai le Moyong. Celui-ci semblait lutter contre son envie de me renvoyer une deuxième fois. Il parla.

— « Maître Zéligar m’a dit que tu étais ce disciple prodige de Maître Ryol qui a réussi à briser le Triple Sceau de la Secte des Esprits il y a trois ans. Tu confirmes ? »

J’envoyai un regard noir vers Maître Zéligar. Disciple prodige de ce vieux farceur ? Prodige, peut-être, mais disciple ? Quant au Triple Sceau, ça avait été un examen de cinquième année que m’avaient proposé les instructeurs, avec la complicité de Maître Ryol, son objectif étant de faire reconnaître mes compétences et ainsi pouvoir me prendre comme disciple officiel. Le sceau, qui protégeait les Trésors de la Secte des Esprits, était renouvelé tous les cinquante ans. Sauf que, pour le briser, normalement le Suprême utilisait une clef spéciale. Moi, ignorant tout cela, j’avais dû m’arranger pour le faire avec mes seules connaissances en barrières runiques. Les disciples des Esprits avaient fêté ma réussite en m’offrant une jarre de cidre spirituel et le bandeau noir avec les quatre pétales blancs, symbole de leur secte. Tenté par la jarre, j’avais failli tomber dans le piège de tout accepter, mais j’avais fini par m’enfuir et traverser les Montagnes d’Argile jusqu’à l’Académie sans presque m’arrêter. Ce vieux Ryol était plus rusé qu’un renard… Et Maître Zéligar n’en était pas bien loin.

Je ravalai sagement un grognement et dis avec sérieux :

— « J’ai effectivement brisé ce sceau. »

Je jetai un coup d’œil vers mes « assistants », me demandant si, finalement, ce n’était pas plutôt grâce à Maître Zéligar et non grâce à eux que Tihan Moyong avait changé d’avis et m’avait rappelé…

— « Ça ne veut rien dire, Père », intervint Garko. « Zangsa. Pagal Eldi que voici est un grand médecin de la Secte des Remédaliens avec vingt ans d’expérience. Ce n’est pas pour te vexer, mais je doute que tu sois plus habile que lui en santé. »

Le médecin n’était donc pas un médecin impérial mais un médecin cultivateur du Murim. C’était une bonne nouvelle. Je saluai ledit Pagal Eldi avec respect en répondant :

— « Je ne prétends pas en savoir davantage en santé. J’aime trafiquer avec les liens de ki et les sceaux, c’est tout. Patriarche », ajoutai-je. « Je peux te promettre, que, si les craintes de Yiyana et Alcace sont avérées, je ferai tout pour défaire la malédiction. »

Il y eut un silence. Yiyana s’impatienta :

— « Père. Qu’y perd-on ? »

Tihan Moyong avait, de toute façon, déjà pris sa décision quand il avait envoyé Hans Vingt-Bronzes me chercher. Il se leva de son siège.

— « Suis-moi. »

Son ton était loin d’être amical, mais il n’était pas non plus hostile. Tandis que je m’éloignais derrière le patriarche des Moyong, suivi de ses enfants, du médecin et de Maître Zéligar, Irami me lança par voie mentale sur un ton serein :

“Il n’y a que toi pour aller à un rendez-vous à minuit et parler de malédictions.”

“C’est Yiyana qui a commencé”, protestai-je. “Je ne pouvais pas l’ignorer.”

Irami se contenta de sourire mentalement.

* * *

La chambre de Dorwi Moyong se trouvait à un angle du deuxième étage, de sorte que les grandes fenêtres de la pièce donnaient aussi bien au sud qu’à l’est : quasiment toutes étaient ouvertes, laissant entrer les rayons du soleil. Le lit se trouvait derrière un paravent couleur papyrus peint avec des motifs de roses. Ayant vu bien des fois Louyi Moyong dessiner, je fus presque certain d’y reconnaître son coup de pinceau. La femme de chambre, assez âgée, m’accueillit avec une mine farouche. Mon regard glissa vers la Rose Tranchante.

Elle avait tellement changé que j’en fus choqué. Son visage était flasque ; son teint, blafard ; ses cheveux, grisonnants. Elle avait pourtant été si belle à peine quelques années auparavant. Elle battit des paupières avec lenteur et son regard se posa sur son époux. Elle sourit et tendit sa main aux doigts longs et fins. Ses bras, qui avaient tant manié l’épée dans leur vie, avaient perdu toute leur masse musculaire.

— « Chéri. Mes chers trésors », ajouta-t-elle en apercevant Yiyana, Garko et Alcace. « Quelle belle visite pour ce beau matin de printemps. »

Sa voix, elle, n’avait pas changé. Elle était toujours aussi douce mais exempte de faiblesse. Ses yeux, non plus, n’avaient pas perdu de leur éclat et étaient d’un bleu azur aussi vif que ceux de sa fille.

Je laissai la famille échanger quelques mots et, posant mes jarres, je fis le tour de la grande chambre. Celle-ci était presque vide, à l’exception d’un buffet, d’une petite table et de deux chaises. Les frôlant de la main, je ne décelai aucun lien faisant partie d’une formation vaudou. Cela aurait été trop facile. Je remarquai qu’il n’y avait pas de miroir, objet pourtant courant chez les dames. Au-dessus du buffet était suspendu un parchemin. Un autre dessin de Louyi, devinai-je. Il représentait un beau framboisier avec, à l’arrière-plan, les majestueuses Montagnes d’Argile près de l’Académie. Les mots « La Vérité, Chemin de Tranquillité » étaient élégamment calligraphiés sur un des bords.

— « Zangsa. »

Je tressaillis en entendant mon nom de la bouche de la Rose Tranchante. Je me retournai. De l’autre côté de la pièce, elle me perçait de ses yeux bleus.

— « Te rappelles-tu ? », fit-elle sur un ton amusé. « Au festival de l’Académie, il y a cinq ans, c’est toi qui as aidé Louyi à se cacher pour ne pas participer aux duels d’épéistes. Le directeur Karhaï vous a retrouvés dans une clairière de framboisiers. Pour se faire pardonner, Louyi m’a fait cadeau de ce dessin. »

Je ne sus quoi répondre. La Rose Tranchante ne semblait pas m’accuser mais simplement remémorer de plaisants souvenirs. Moi qui pensais qu’elle ne se souviendrait même pas de mon existence… Après une hésitation, je m’avançai jusqu’au pied du lit et frappai ma paume du poing en baissant la tête avec respect.

— « Je salue la Rose Tranchante. Je suis honoré d’entendre que tu te souviens de moi. »

— « Honoré, après avoir été une mauvaise influence pour Louyi ? », grommela Garko.

Sa mère eut un léger sourire.

— « Mon cher neveu est seul responsable de ses choix. Et je pense que le pinceau lui réussit mieux que l’épée. Tu n’es pas d’accord, jeune Zangsa ? »

Elle demandait mon avis ? Je lui rendis son sourire.

— « Je suis d’accord. »

— « Chacun ses choix. Tihan me dit que mes enfants t’ont embarqué dans cette histoire de malédictions et que tu es ici pour m’examiner. Alors ? Suis-je maudite ? »

Elle avait pris un ton de plaisanterie, mais elle ne me quittait pas des yeux. Après un coup d’œil interrogateur vers Tihan Moyong, je m’avançai, m’agenouillai auprès du lit et pris la main de son épouse dans les miennes. Je repérai bientôt le flux de son ki, puissant et continu. Rien, dans ce flux, ne semblait expliquer une telle dégradation physique. D’où, peut-être, le diagnostique des médecins, qui avaient attribué son état à de l’affliction et au stress que lui avait causé son fils Alcace. Il n’y avait, en effet, aucune anomalie du ki. Après une brève hésitation, je dis :

— « Pour examiner en profondeur, je vais avoir besoin de toucher plus que la main. »

Une lueur meurtrière passa dans les yeux du patriarche des Moyong et je sentis, l’espace d’un instant, la lame froide de son épée sous ma gorge. Mais ce n’était qu’un effet de son ki justicier mêlé à mon imagination.

— « Chéri », se moqua Dorwi, « nul homme autre que toi ne me verrait autrement que comme une vieille femme laide. Puisque ce jeune cultivateur est ici, laissons-le travailler jusqu’à la fin, qu’il trouve ou non une malédiction. Tu as bien déjà laissé un chamane et un démonologue m’examiner, le mois dernier. »

Je ne manquai pas de grimacer. Un démonologue ? Sérieusement ? Tihan Moyong devait pourtant savoir pertinemment que les démons de la médecine impériale n’étaient que pures fantaisies. Quant au chamane… Il avait dû cacher ça à ses enfants, car Garko, Yiyana et Alcace étaient tout aussi surpris. Je déduisis que le chamane n’avait rien trouvé. Mais on me laissait quand même examiner la Rose Tranchante. Tout cela prouvait non seulement le désespoir du patriarche des Moyong, mais aussi sa certitude qu’il se passait quelque chose d’étrange qui n’avait rien à voir avec le stress. Si je ne trouvais pas de solutions, j’allais repartir du palais avec une saveur très amère dans la bouche.

Je me relevai et dis :

— « Rose Tranchante. Avec ton accord, je vais faire tout mon possible. »

— « Merci. Je t’en prie. »

Le patriarche des Moyong demanda à ses enfants de sortir ainsi qu’à Maître Zéligar, qui quitta la pièce non sans me jeter un regard quelque peu inquiet.

— « Tina », dit Dorwi à sa femme de chambre avec douceur. « Pourrais-tu fermer les fenêtres ? Il fait un peu frais. »

Tandis que Tina obtempérait, je ramassai mes longs cheveux en une queue-de-cheval. On retira draps et couvertures et Tihan aida son épouse à se redresser. Une fois pratiquement nue, elle se rallongea. D’abord, je tâtonnai les extrémités pour confirmer mes soupçons : le ki de Dorwi fonctionnait à merveille. S’il y avait vraiment une malédiction, je n’allais pas la trouver par hasard. Il allait me falloir beaucoup de temps. Le jour s’annonçait long.

J’enlevai mon manteau et sortis mes aiguilles vaudou les plus fines. Tina étouffa un cri.

— « Dorwi ! D-Des aiguilles ! »

Il s’avéra que Tina avait horreur des aiguilles. Qu’avait donc utilisé le chamane qui était venu le mois dernier ? Des incantations ? J’attendis patiemment que le médecin Pagal Eldi fasse sortir la femme de chambre puis me mis au travail. J’encerclai d’abord la zone du ventre avec mes aiguilles puis examinai les liens, cherchant un lien vaudou.

Un corps vivant avait tout un système de liens. Les canaux de ki, les muscles, les vaisseaux sanguins… chaque bout de notre corps se liait à tout ce qui interagissait avec lui par un lien. Il en créait même à l’extérieur. La peau se liait au drap qui la caressait, les yeux se liaient à une belle fleur qu’ils contemplaient… Les liens se créaient puis s’effilochaient de manière continue. Voilà pourquoi j’avais dit à Yiyana cette nuit que le meilleur art vaudou était passif : car, par nature, nous étions tous, en quelque sorte, des maîtres vaudou. Cependant, ceux qui, comme moi, se spécialisaient en arts vaudou apprenaient à créer des liens consciemment.

Une malédiction, un sceau, en somme, n’était qu’un nœud de liens. Si sa structure était enchevêtrée, c’était un nœud naturel. Si sa structure était géométrique, il y avait de grandes chances qu’elle soit provoquée.

Deux bonnes heures s’écoulèrent avant que je ne termine mon inspection — laquelle, au demeurant, avait été tout à fait inoffensive, à tel point que Dorwi s’était assoupie. J’avais fait tout le corps, de la tête au pied. Je n’avais rien trouvé. Pourquoi ? Peut-être que, finalement, personne n’avait maudit Dorwi Moyong ?

Les sourcils froncés, je retirai mes aiguilles et ruminai mes pensées. Je cherchais un lien vaudou. Était-ce là, le problème ?

Comme je ne disais rien ni ne bougeais depuis un bon moment, Tihan, assis sur une chaise auprès du lit, décroisa ses bras et devina :

— « Tu n’as rien trouvé. » Il se leva et alla recouvrir son épouse avec une couverture en ajoutant sur un ton plutôt affable : « Je m’en doutais. Merci quand même. J’ai pu voir ton dévouement… »

— « Je vais changer de tactique », l’interrompis-je. « Pourrais-tu faire entrer Alcace ? »

Tihan Moyong, perplexe, appela son fils. Quand celui-ci entra, je lui dis :

— « Ce matin, quand je t’ai demandé ce qui te faisait penser que ta mère était maudite, tu m’as dit que tu as senti du ki-démon en touchant son front. Est-ce que tu pourrais refaire la même chose ? »

Alcace était confus, mais il hocha la tête et, les cheveux noirs cachant à demi son visage blême, il avança de sa démarche malingre jusqu’au lit. Il hésita en voyant sa mère endormie, puis, doucement, il posa la main sur son front. Au bout d’un moment, il secoua la tête.

— « Je ne sens rien maintenant. Je ne le sentais pas tout le temps. »

— « Combien de fois l’as-tu senti ? »

— « Eh bien… Depuis l’été dernier, peut-être une dizaine de fois. Ça ne durait qu’un instant. »

Du peu que je le connaissais, malgré ses gros problèmes d’amour-propre et sa crédulité envers ce qui était écrit dans les livres, Alcace me paraissait un jeune homme à l’esprit réaliste. J’avais du mal à l’imaginer en train de s’inventer qu’il avait senti du ki pourpre une dizaine de fois.

Ce ki pourpre devait bien venir de quelque part. Mais je n’avais trouvé aucun lien vaudou. Il n’y avait aucune formation démoniaque autour du lit. Alors, d’où venait donc ce ki et pourquoi n’était-il que ponctuel ?

Ayant rangé mes aiguilles vaudou, je sortis les six barres en métal que j’avais « ramassées » dans le Quartier Rouge de Shinziyah. J’expliquai :

— « Je vais créer une barrière autour de la Rose Tranchante pour repérer tous les liens sortants. C’est sans danger pour elle », assurai-je. « En fait, vu que le lien n’est actif que ponctuellement, je ne vois que deux possibilités. Soit le lien répond simplement à des stimulus pour se mettre en marche : si c’est le cas, le problème serait rapide à résoudre. Soit le lien est consciemment activé par quelqu’un via une formation ou un objet. Dans ce cas, il nous faudra attendre que ce quelqu’un l’active. En somme, ça va nous prendre du temps. Ça sera comme aller à la pêche et attendre que le poisson morde. Si tu veux bien, Alcace, ne rompt pas le contact et, si tu sens du ki-démon, tu m’avertis immédiatement. »

Assis auprès de sa mère, Alcace m’observa avec un vif intérêt, alors que je disposais les barres autour d’eux. Je posai la sixième barre, la reliai à la formation, enfin complète, et demandai au patriarche des Moyong :

— « Pourrais-tu instiller du ki dans une barre ? »

— « Moi ? », s’étonna Tihan.

— « Je n’ai pas assez de ki pour tout faire. »

Tihan eut l’air sceptique. Les arts vaudou étaient des arts de précision et n’étaient pas précisément les plus gourmands en énergie. Le Moyong s’approcha quand même de la formation et demanda :

— « Quelle barre ? »

— « N’importe laquelle. »

Presque aussitôt, la formation émit une lumière dorée intense. Je sifflai intérieurement face à un tel débit de ki. Tihan Moyong, l’Épée Orageuse, portait bien son titre.

— « C’est bon », lui dis-je, avant qu’il ne sature la formation. Je pris ma jarre d’hydromel et pris une longue gorgée avant de m’atteler à la tâche.

J’activai la barrière, me tenant à l’extérieur, puis je touchai d’une main la coupole translucide et dorée de ki qui venait de se dresser. Enfin, bien que seulement temporairement et en guise de passerelle, j’attirai les liens sortants : ils fusèrent vers moi. J’eus l’impression que ma main allait éclater. Si j’avais fait une barrière de ki pourpre, j’aurais pu facilement éviter ça, mais alors mon cher assistant Alcace se serait retrouvé complètement perdu, sans pouvoir distinguer mon ki pourpre de celui du lien.

Toute ma concentration était posée sur les liens qui traversaient ma main vers l’extérieur de la barrière. Non seulement ils étaient très nombreux, mais en plus, même avec la barrière, j’avais l’impression qu’ils me filaient entre les doigts. Sans indice, trouver le bon était mission impossible. Et le stimulus de la barrière ne semblait pas avoir eu d’effet…

À mon étonnement, cependant, nous n’attendîmes même pas une demi-heure avant que le poisson morde. À l’instant où Alcace criait « Zangsa ! » tout alarmé, je la sentis aussi, cette étrange étincelle de ki pourpre, fusant vers Dorwi Moyong. Je réagis aussitôt : j’attrapai le lien dans ma barrière. Je perçus un flux de ki doré dans l’autre sens. C’était le ki de la Rose Tranchante. Le lien happait l’énergie de sa victime ? Non seulement ça, mais il s’occupait de remplacer l’énergie volée par un semblant de ki doré, en fait saboté de l’intérieur par du ki pourpre. Rien d’étonnant qu’un médecin n’ait pas pu faire la différence : il fallait vraiment voir le processus en marche pour comprendre ce ki doré contrefait. Même la Rose Tranchante n’avait pas compris le subterfuge de sa propre énergie. Mais, alors, jusqu’à quel point son flux de ki puissant et contenu était vrai ? Quel était le véritable état de son océan de ki ?

Et pourquoi avais-je cette sensation de déjà-vu ?

Mon regard se posa sur le visage pâle de Dorwi Moyong et je sentis mon sang se glacer dans mes veines. Se pouvait-il que… ?

— « Tihan Moyong », fis-je sur un ton grave sans retirer la main de la barrière. « Je pense avoir compris la cause de la maladie de ton épouse. Et je pense pouvoir la résoudre ici même. Mais j’ai une condition. »

Tihan Moyong me dévisagea, incrédule et empli d’espoir tout à la fois.

— « La cause ? Explique-toi », exigea-t-il.

— « La Rose Tranchante n’a pas eu de chance », répliquai-je. « Dans une de ses dernières excursions, l’an passé, elle a sans doute croisé le coupable de sa malédiction sans même le voir. Le Phœnix du Diable. C’est une bête hybride assez rare. Pour “ressusciter” de sa longue hibernation et pondre son œuf, le Phœnix du Diable lance un lien parasite avec un hameçon vers la créature vivante la plus proche ou la plus appétissante. Il aspire le ki et le remplace par du ki-démon camouflé de ki doré. Il ne me manque plus qu’à enlever cet hameçon et l’état de ton épouse s’améliorera peu à peu. »

Il y eut un silence. Alcace murmura sur un ton horrifié :

— « Le Phœnix du Diable ? »

Ni lui ni son père n’en avaient probablement jamais entendu parler. Rien d’étonnant : le Phœnix du Diable était, même pour les cultivateurs, une créature presque mythique. Le médecin Pagal Eldi avait les yeux écarquillés de surprise. Tihan Moyong me foudroya alors du regard.

— « Es-tu prêt à jurer sur ta famille que tu dis la vérité ? »

— « Je ne jure sur personne d’autre que moi. »

Le Moyong prit une inspiration impatiente.

— « Quelle est ta condition ? »

— « Sortez tous de cette chambre. Oh », ajoutai-je. « Alcace peut rester. »

Cela ne plut pas du tout au patriarche des Moyong. Mais il avait pu voir, ces trois dernières heures, que j’étais en effet un vrai maître vaudou. Et si son épouse pouvait être guérie…

— « Pagal. Sortons. »

— « Tu es sûr… ? »

— « Sortons. »

Le Moyong et le médecin quittèrent la pièce. Enfin.

Sans lâcher le lien parasite, je sortis ma flûte pourpre et attachai le lien à celle-ci d’une simple flopée de notes stridentes. Puis je défis la barrière et continuai ma mélodie répétitive tout en m’avançant vers le lit.

La Rose Tranchante s’était réveillée. Elle remarqua très certainement la nature de ma flûte vaudou et sentit aussi très probablement mon ki pourpre qui appelait avec insistance l’hameçon du lien-démon ancré en elle. Celui-ci était si bien cramponné qu’au bout d’un moment, je décidai de simplifier la mélodie pour libérer une main et, d’un geste rapide, je plaçai trois aiguilles vaudou là où l’hameçon, presque indiscernable, s’agrippait, près de l’épaule droite. J’instillai du ki pourpre dans ma formation. L’hameçon fut immédiatement troublé par celle-ci et ne tarda pas à se décrocher. De par sa nature, cependant, il devait se raccrocher quelque part. Il chercha autour et ne trouva pas d’échappatoire. Sauf une : le lien créé par ma flûte. Il s’y engouffra, quittant le corps de la Rose Tranchante, mais il n’était pas vraiment très habile. Si je ne l’avais pas expressément ancré à mon noyau-démon, il serait probablement tombé et le lien-démon se serait désintégré. Alors, le Phœnix du Diable aurait pris une autre victime. Je ne pouvais pas laisser une telle chose se produire. Avec l’hameçon emprisonné dans mon noyau, le Phœnix du Diable mettrait plus de temps à comprendre et à abandonner le lien. Cela me donnait l’opportunité de le traquer.

Je gardai ma flûte pourpre ainsi que mes aiguilles et mes barres vaudou puis je dis :

— « Avec ta permission… »

Je posai une main à plat sur le ventre de la Rose Tranchante, là où se trouvait son océan de ki. Je me concentrai et j’aspirai le ki pourpre de ses canaux. Pour elle, c’était du poison. Pour moi, ce n’était que de l’énergie pour mon noyau. Quand je rompis enfin le contact, Alcace me dévisageait, bouche bée. Mes yeux, à cet instant, devaient être aussi pourpres que ceux de n’importe quelle autre bête-démon.

— « Tu… Tu l’as guérie ? », demanda enfin Alcace.

— « J’ai enlevé le lien du Phœnix du Diable », confirmai-je. « À présent, avec un peu de repos, son ki devrait redevenir normal. Sur ce », ajoutai-je, saluant la Rose Tranchante. J’avais hâte de partir chercher ce maudit phœnix…

Dorwi, cependant, leva une main pour m’arrêter.

— « Zangsa », dit-elle. Elle se redressa tant bien que mal. « Louyi doit être heureux d’avoir un ami comme toi. Quoi que tu sois, merci. »

La Rose Tranchante, qui avait peut-être tranché plus de têtes de bêtes-démons que de bandits, venait de remercier un renard-démon de lui avoir sauvé la vie.

Je souris et ramassai mes deux jarres en disant :

— « Je ne l’ai pas fait gratuitement. On m’a promis trois jarres de vin d’abricot spirituel. Sur ce, repose-toi bien, Rose Tranchante. Alcace », ajoutai-je, « merci pour ton aide. »

— « Je n’ai rien fait », protesta-t-il.

— « Sans toi, je n’aurais pas réagi assez vite pour attraper le bon lien », le détrompai-je. Enfin, peut-être, rectifiai-je mentalement, mais le penser ne lui ferait pas de mal pour son amour-propre. J’ajoutai avec entrain : « Au fait, si tu veux éviter des problèmes à ton grand frère, ne parle pas trop de mes méthodes vaudou, hein ? »

Je lui envoyai un clin d’œil. Il assura :

— « Je serai une tombe ! »

— « Pas littéralement, j’espère ! », plaisantai-je.

Je saluai une dernière fois d’un geste rapide et partis. Ouvrant la porte, je laissai le patriarche des Moyong et ses enfants se hâter pour aller voir Dorwi. J’en profitai pour m’éclipser en douce.

J’étais aux portes du palais quand Irami, Zéligar, Zabo et Ak-Baé m’interceptèrent.

— « Tu t’enfuis tellement tu as bâclé le travail ? », me lança Zabo.

— « Où vas-tu donc comme ça, espèce d’ivrogne ? », ajouta Zéligar.

— « Tu pourrais avertir, avant de partir comme un éclair », renchérit Ak-Baé.

Je croisai le regard d’Irami et devinai que, lui aussi, me reprochait un peu ma sortie furtive. Grimaçant, je passai les portes en trottinant et aperçus Goldam, Farazeh, Daïdaï et Koth qui attendaient dans l’allée de peupliers. Les deux Mendiants n’étaient nulle part en vue. Zéligar m’attrapa par ma queue-de-cheval.

— « Zangsa ! »

— « Je suis pressé », me plaignis-je.

Une lueur préoccupée passa dans les yeux de Maître Zéligar.

— « Pressé de faire quoi ? »

— « D’aller chercher le Phœnix du Diable. »