Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Et ma joie s’envola
Comme une feuille d’automne.
Mougoum, Fondateur des Mendiants
*
Debout, dans la grande salle bellement ornée du palais, nous écoutions depuis une heure les confessions d’Alcace. Je soupirai à Irami :
— « Au moins, ce n’était pas un piège pour t’attraper. »
Il n’empêche que, d’une certaine manière, ces démons nous avaient bien eus. Que ce soit la Démon des Toiles ou l’homme qui l’accompagnait qui ait ramassé le bracelet d’Irami, celui-ci avait été subrepticement glissé dans les mains d’un groupe religieux chamanique qui avait à son tour refilé ça à Alcace pour un rite d’initiation.
Selon son père, Alcace n’avait pas quitté le palais depuis deux ans, ce qui voulait dire, d’après mes interprétations, que ce n’était pas lui qui avait lancé les quatre premières attaques. D’où le répit de plusieurs jours. Puis Alcace s’était mis à « appeler son grand frère », ayant sans doute hâte de voir s’il était élu pour devenir « chamane ». Avec des groupes comme ça, on comprenait mieux pourquoi les chamanes avaient mauvaise réputation.
Quant à l’objectif de l’Œil Renversé… Qui sait. Ils avaient peut-être voulu créer des tensions entre les Moyong et l’Académie Céleste. Ou alors, ils avaient voulu tout simplement corrompre Alcace, en le faisant commettre un crime sans que celui-ci n’en sache rien. Enfin, il avait quand même tué les dix rats-démons pour les utiliser dans une formation sacrificielle… Il aurait pu s’imaginer que ce n’était pas comme ça qu’il allait commencer son chemin vers son « Illumination », mais bon.
Quant au livre, il ne voulait pas avouer d’où il le sortait, ni non plus comment ce groupe de chamanes était entré en contact avec lui. Mais j’avais comme l’impression que Tihan Moyong avait sa petite idée. L’homme avait l’air exténué. Zéligar lui avait assuré que l’Académie Céleste n’irait pas plus loin dans l’affaire, mais le patriarche des Moyong ne se sentait pas moins humilié. Je devinai qu’il valait mieux en rester là pour l’instant.
Ak-Baé s’était depuis longtemps retiré pour aller informer nos autres compagnons des événements. Irami et moi nous détournâmes et sortîmes de la pièce pour nous diriger vers nos chambres d’hôtes. Je m’étirai en bâillant.
— « Irami. Tu n’es pas fatigué ? »
— « Non. Mais je ne vais pas dîner. Je vais aller méditer. »
— « C’est vrai ? Est-ce que tu ne me ferais pas une faveur ? Pourrais-tu me réveiller quand tu iras te coucher ? J’ai un rendez-vous à minuit. »
Irami me regarda de biais mais décida de ne rien demander.
— « D’accord. »
— « Tu n’es pas curieux de savoir avec qui j’ai rendez-vous ? »
— « Un peu. »
Sa confession m’arracha un sourire. J’ouvris la porte de ma chambre.
— « Bonne nuit, Irami. »
Irami hocha la tête et continua à marcher dans le couloir, sans insister pour savoir. Je fis une moue et, avant qu’il ne ferme la porte de sa propre chambre, je lui promis avec entrain :
— « Demain, je te raconte tout ! »
— « Hum. »
Sa porte se referma.
* * *
Une grenouille croassait sur la mare, plongée dans la nuit. Assis sur le rebord en pierre du kiosque, je levai les yeux vers le ciel nocturne. Sous le vent printanier, les nuages glissaient, cachant parfois les étoiles. Un gros croissant de lune se reflétait de temps à autre sur l’eau.
Il était minuit passé. Peut-être que Yiyana ne comptait pas venir. Après tout ce qui s’était passé avec son jeune frère, je n’étais pas étonné. Je l’avais trouvée très affectée par cette histoire.
Enfin bon, une petite balade, à minuit, même seul, était agréable. J’aurais quand même dû inviter Irami, au lieu de faire le cachotier. Nous aurions pu jouer une partie de mikado à la lueur de la lune. Nous y jouions souvent, pendant nos études. Qu’on y mêle l’usage du ki ou pas, c’était un jeu d’adresse qui m’amusait beaucoup. Irami était presque le seul à gagner contre moi de temps en temps… C’était aussi un régal de le voir si concentré et, quand l’une des baguettes voisines bougeait, c’était un des rares moments où une expression de frustration passait, comme l’éclair, sur son visage toujours si serein.
Je pouffais intérieurement en y repensant quand je perçus une soudaine odeur et je levai les yeux pour voir la silhouette de Yiyana traverser le pont d’un pas rapide mais feutré. Oh ? Elle ne portait ni lanterne ni dessins. Elle me vit quand je me levai et, pressant le pas, elle me prit une main et murmura :
— « Allons dans mon jardin. »
J’eus l’impression que nous étions devenus deux enfants jouant à quelque jeu de cache-cache. Une fois dans son jardin, elle s’assit sur les pierres qui bordaient la petite fontaine. Je pris place sur l’herbe en avouant :
— « Je pensais que tu ne viendrais pas. »
— « Je ne pensais pas non plus que tu viendrais », répliqua Yiyana. « C’est pourquoi je n’ai pas apporté les dessins. »
C’était pourtant le but de notre rencontre, en théorie. Tous deux, nous savions, cependant, qu’il n’en était rien.
Nous écoutâmes le chant d’une chouette, au loin, ainsi que le roucoulement de l’eau s’écoulant doucement dans la fontaine depuis l’aqueduc en bambou. J’entendis également les hurlements d’une meute de loups qui rôdait à la lisière de la Forêt des Roches. Yiyana avait soudain l’air frappée de timidité. Ah. Elle n’était donc pas si insouciante que ça. Je me relevai pour lui laisser plus d’intimité et de temps, et j’avançai pieds nus sur l’herbe mouillée de rosée, faisant le tour du jardin.
— « Mm. La simplicité et l’austérité. La délicatesse aussi », dis-je. « Ce sont les qualités de ce jardin, je trouve. »
Je lui donnai enfin mon avis, qu’elle m’avait demandé cette après-midi. Yiyana se détendit.
— « C’est exactement ce que je voulais exprimer avec ce jardin. Un bout de forêt. La nature telle qu’elle est. »
— « La nature telle qu’elle est », répétai-je. Je levai les yeux vers la branche rebelle du tilleul qui poussait de l’autre côté des joncs et l’indiquai du doigt. « Voilà la nature. Et la voilà aussi », ajoutai-je, me laissant tomber sur le dos, bras ouverts, sur le tapis de fleurs blanches.
— « Mes fleurs ! »
— « Si c’est un bout de forêt, ce sont aussi les miennes », répliquai-je, amusé.
Si Yiyana se fâchait, c’en était fini de notre rendez-vous. Cependant, elle ne s’emporta pas. Elle plia ses genoux et les enlaça. J’ajoutai, les yeux rivés vers le firmament :
— « Tu sais, la nature n’est pas si fragile. »
Elle ne répondit pas. Finalement, elle brisa le silence.
— « Si tu veux bien m’écouter jusqu’à la fin… » Comme je ne disais rien, elle continua : « D’abord, s’il te plaît, n’en veux pas trop à mon petit frère. Alcace n’était pas comme ça avant. C’était un garçon tout plein de vie et passionné d’épée. Il aurait dû aller à l’Académie Céleste. Il rêvait d’y aller, mais… » Elle inspira puis soupira. « Il y a deux ans, il a voulu faire un duel secret avec son meilleur ami. Ils ont utilisé de vraies épées. Son ami a été blessé… Il est mort suite aux blessures. Alcace en est devenu fou. Depuis, il a essayé de mettre un terme à sa vie de nombreuses fois. La première fois, il a voulu se noyer dans la mare. Puis, quelques semaines après, il a volé une corde. Il a aussi essayé de s’empoisonner avec du gui, avec des azalées, avec des boutons d’or… Il a des attaques de panique dès qu’il voit une épée au clair. »
C’était donc pour ça que son père ne le laissait pas sortir du palais depuis deux ans…
— « Père nous a demandé de ne rien dire, mais il faut que j’en parle. Zangsa. Mon cousin Louyi m’a parlé de toi. Il m’a dit que tu étais un maître vaudou. Il m’a dit aussi que tu étais plus fort que tu ne le parais. Cette après-midi, à t’entendre parler de ce livre chamanique, j’ai compris qu’il disait vrai. »
Quel rapport avec les malheurs de son petit frère ? Je me rassis sur l’herbe en secouant la tête.
— « Les arts vaudou ne réparent pas les cœurs blessés. »
— « Ce n’est pas ça », assura Yiyana.
De quoi voulait-elle parler, alors ? À ce moment, un gros nuage s’écarta et la lune éclaira les larmes silencieuses de Yiyana. Je me disais bien que ça sentait le sel… Mon instinct empathique de renard m’incitait à lécher ces larmes pour la réconforter, mais je restai immobile, sachant pertinemment que la jeune Moyong aurait mal interprété le geste.
— « Il s’agit de Mère », dit-elle enfin. « En fait, Père vous a menti. Elle n’est pas en voyage. Elle est alitée depuis un an. »
J’en fus étonné. Sa mère, malade ? À ce que je savais, Dorwi Moyong avait été, dans sa jeunesse, la terreur des bandits. J’étais en première année d’étude à l’Académie quand elle avait presque, à elle toute seule, démantelé les Cinq-Pics, une organisation de brigands qui razziaient des champs et tuaient des paysans propriétaires à la demande. Je l’avais vue de mes yeux à l’Académie, deux ans plus tard, pour un festival d’arts martiaux. Sa beauté et son élégance d’épéiste avaient captivé bien des cœurs. D’ailleurs, on la surnommait la Rose Tranchante dans le Murim. J’avais du mal à m’imaginer une telle cultivatrice tombant malade.
Yiyana continua :
— « Père et Garko et tous les médecins qui sont passés la voir pensent que son affliction pour Alcace est la seule cause. Mais, depuis un temps, je suis convaincue que quelqu’un l’a maudite. Je ne dis pas qu’Alcace ait pu… Non, je sais que ça ne peut pas être lui. Mais ce groupe qui lui passait ces livres ou ces démons cultivateurs qui ont attaqué l’Épée Filante Qui Danse pourraient peut-être vouloir attaquer notre famille… C’est ce que je me dis après coup », conclut-elle.
Je crus comprendre son dilemme, mais je demandai au cas où :
— « Pourquoi ne pas avoir fait appel à un maître vaudou plus tôt ? »
— « Si j’avais fait entrer un inconnu au sein du palais, mon père l’aurait immédiatement su. Mon père dit que les médecins en savent davantage que les maîtres vaudou sur le corps humain. Et puis, même si j’avais essayé d’en trouver un… »
Elle se tut et je complétai intérieurement : quel maître vaudou authentique serait prêt à entrer en catimini dans le Palais des Moyong ? Je réprimai un soupir. Je n’avais aucune envie de m’immiscer dans les affaires des Moyong sans la permission du patriarche. Mais je ne pouvais pas non plus ignorer Yiyana.
Je me levai.
— « Allons-y. »
Yiyana avala une bouffée d’air, étonnée, puis se leva d’un bond.
— « Tu vas aider ma mère ? Merci, Zangsa, je… ! »
— « Non », l’interrompis-je. « Nous allons voir ton jeune frère. J’aimerais lui poser quelques questions. »
Elle parut troublée mais soupira et passa devant moi en disant :
— « Après ce que je t’ai dit, tu dois comprendre qu’Alcace est très fragile, alors, si c’est possible… »
Elle trébucha dans la pénombre et je la retins. Ses bras me parurent si frêles, en comparaison avec les bras fermes et brûlants de Yelyeh, que j’eus, un instant, l’impression de tenir un oiseau. Elle recula d’un pas. Je pouvais entendre son cœur battre la chamade. Je crus bon de gâcher la scène : je me frappai le front et soupirai.
— « Ça y est, j’ai une autre prétendante qui est tombée sous mon charme, que faire ? »
Yiyana souffla.
— « Qu’est-ce que tu imagines ? D’abord, j’aime déjà quelqu’un d’autre. »
— « Je sais. »
Yiyana avait repris la marche d’un pas altier, mais elle s’arrêta net et me regarda par-dessus son épaule avec une moue désabusée.
— « Qu’est-ce que tu sais ? »
— « Louyi m’a parlé de toi, une nuit. Il était saoul. »
Plus exactement, il y a trois ou quatre ans, je l’avais invité à boire quelques gorgées d’un élixir de baies spécial que j’avais concocté et laissé fermenter pendant des mois. Louyi était devenu ivre à une vitesse qui m’avait étonné et il avait improvisé un poème d’amour pour Yiyana. Je m’en souvenais encore, tellement ça m’avait marqué.
Belle Yiyana, mon cœur
Est gonflé d’amour,
Il bat les tambours
Pour que ta vie ne soit que bonheur.
Louyi était peintre, pas poète. Le jour suivant, quand je lui avais rappelé ses rimes, il s’était empressé de m’expliquer qu’il n’était pas un vrai cousin mais un fils adoptif et que tous deux étaient tout simplement très intimes car ils avaient grandi ensemble. Je lui avais promis de mon propre chef de ne jamais répéter ses vers à personne et il m’en avait chaleureusement remercié. De toute façon, mes oreilles grinçaient rien que de me les remémorer.
Mes yeux habitués au noir perçurent une claire rougeur sur les pommettes de Yiyana. Hé. L’amour de Louyi était donc bien partagé.
— « Le jardin de ta mère », dis-je en y jetant un coup d’œil. « C’est toi, qui t’en occupes ? »
Face au changement de sujet, Yiyana cligna des yeux puis secoua la tête.
— « Mon père », dit-elle simplement.
— « Oh. Au fait, je me demandais, tout à l’heure… », ajoutai-je, « tu n’as jamais voulu aller à l’Académie Céleste ? »
Yiyana fit une moue.
— « Je n’aime pas l’épée. »
Ah. C’est vrai qu’un Moyong qui cultivait était un Moyong épéiste par définition. Telle était la tradition de la famille. Louyi l’avait bravée avec superbe. Mais Yiyana n’avait apparemment pas eu cette opportunité. Peut-être que, si Louyi était parti si loin en voyage, c’était aussi parce que Yiyana n’osait pas être sincère avec ses sentiments. Voilà, sans doute, ce qui manquait à son jardin.
Nous traversions le pont en bois pour sortir des jardins quand Yiyana avoua sans réserve :
— « Louyi me manque. »
En tout cas, avec moi, elle n’avait aucun problème pour être sincère. Elle ajouta :
— « Tu n’aurais pas une technique vaudou pour savoir où il est ? »
M’avait-elle pris pour un génie octroyant des souhaits ? Elle insista :
— « Zangsa. Je peux payer, si tu veux. Les Moyong, nous sommes une famille riche. »
— « Dans ce cas, mille pièces d’or. »
— « Tu rigoles ?! Mais », ajouta-t-elle, songeuse, « si tu arrives à sauver ma mère de sa malédiction, je veux bien te les donner. »
Je faillis m’étrangler de surprise. M’avait-elle pris au sérieux ? Je doutai qu’elle soit capable de payer une somme pareille, même en vendant tous ses bijoux. Je ne répliquai pas à son offre et dis :
— « Le meilleur art vaudou est passif. Si tu veux retrouver Louyi, pense à lui. Ton lien avec lui l’appellera. Et Louyi reviendra. »
Et voilà que, moi, je me prenais, non pour un génie, mais pour un devin. Une fois passée la soudaine émotion, Yiyana grommela :
— « Zangsa. Tu es maître vaudou ou charlatan ? »
J’eus un rire.
— « Ça dépend des moments. »
* * *
On devinait de la lumière à travers les rideaux de la chambre d’Alcace Moyong. S’arrêtant devant la porte de son frère, Yiyana appela :
— « Alcace ! C’est ta chère sœur. Zangsa veut te poser quelques questions. On peut entrer ? »
— « Des questions ? Encore ? … Entrez. »
J’entrai avec Yiyana et frappai ma paume du poing avec légèreté en disant :
— « Désolé de déranger ton sommeil. »
— « Je dors rarement », répliqua Alcace.
Il était, en effet, en train de nettoyer sa flûte à la lumière d’une chandelle, assis sur son grand lit, en chemise de nuit. Son père avait posté un garde à l’intérieur même de la pièce. Peut-être pour éviter qu’il n’ait l’idée de s’ôter la vie ? On lui avait confisqué tous les livres un tant soit peu liés aux pratiques chamaniques. Mais on ne lui avait pas confisqué la flûte. Ils n’avaient sûrement pas compris que cette flûte traversière, fabriquée dans du bois noir d’ébène spirituel, pouvait être utilisée pour certains arts vaudou, pour contrôler le flux du ki dans les liens vaudou notamment. Je vis Alcace pincer ses lèvres, s’attendant peut-être à ce que je lui enlève son instrument.
— « Belle flûte », dis-je. « Je peux la voir de plus près ? »
Comme Alcace hésitait, j’ajoutai :
— « Ton grand frère en a une aussi. »
Je sortis ma propre flûte, plus courte et en bois de rosier pourpre. Je l’avais fabriquée l’été dernier, dans les Montagnes Perdues, et avais régalé mon frère Shuyeh de mélodies de tout genre. À part pour la tester, je ne l’avais encore jamais utilisée comme instrument vaudou.
Les yeux d’Alcace s’étaient illuminés.
— « Je… Puis-je ? », fit-il.
Nous échangeâmes finalement nos flûtes, mais je l’avertis :
— « Ne la porte pas à tes lèvres : la rose-démon est toxique. »
— « Quoi ?! », s’exclama Yiyana.
Elle essaya immédiatement de s’emparer de ma flûte, mais Alcace la cacha derrière son dos.
— « Je ne vais pas la manger, sœur ! J’ai promis à Mère… » Il s’interrompit, examina ma flûte puis me demanda : « Pourquoi faire une flûte en bois-démon ? »
Parce que mon ki pourpre était bien plus puissant. Je ne pouvais cependant pas répondre ça. Je souris, prenant un air mystérieux.
— « J’ai mes raisons. Mais, dis-moi », ajoutai-je, reprenant ma flûte et lui rendant la sienne. « Ce bois d’ébène… Où l’as-tu trouvé ? La qualité est excellente. »
Alcace serra sa flûte nerveusement.
— « Comment tu sais que c’est moi qui l’ai fabriquée ? »
— « Je m’en doutais, c’est tout. Le lien qui t’unit à la flûte est spécial. »
— « Il n’est pas si différent de celui qui te lie à la tienne. »
Sa remarque me laissa sans voix un instant. Il avait été capable de trouver le lien qui m’unissait à ma flûte en ce bref moment… Ce jeune Moyong était-il vraiment un simple débutant en arts vaudou ? Ou alors…
— « J’ai pris une branche du plaqueminier du jardin. Puis j’ai suivi les instructions d’un livre de flûtes vaudou que m’avait procuré Zarbig. »
— « Zarbig ? »
Alcace s’assombrit et lança un coup d’œil vers le garde posté à l’entrée de la chambre avant de répondre :
— « Mon ancien garde du corps. »
Oh. Je pariai que Zarbig avait été renvoyé ce jour même… probablement après que Tihan Moyong lui avait fait avouer avoir fait passer à son jeune maître tous ces livres chamaniques. Je pariai aussi que Tihan avait toujours su et avait fermé les yeux, peut-être infiniment soulagé de ne plus entendre de rapports sur les tentatives de suicide de son plus jeune fils. Alcace baissa la tête en murmurant :
— « Tout est ma faute. Zarbig faisait tout ce que je lui disais. Il avait toujours peur que j’essaie encore de me tuer. J’ai supplié Père de ne pas le renvoyer, mais il ne m’a pas écouté. Je veux mourir… » Soudain, il se frappa une fois avec sa flûte en grognant : « Je me dégoûte. Je me dégoûte. »
Il ne pleurait pas. Il ne criait pas non plus. Pourtant, on sentait que son esprit n’était qu’un immense enchevêtrement de pensées pessimistes et tourmentées. Avant qu’il ne puisse se frapper davantage, Yiyana lui enleva la flûte. Il ne résista pas.
— « Alcace. Petit frère », le supplia Yiyana. « Ce n’est pas une raison pour vouloir mourir. Les erreurs… »
— « Tais-toi », l’interrompit Alcace sur un ton sec. Puis il murmura : « Désolé, sœur. Je… »
Il ravala sa salive. Yiyana lui sourit, confiante.
— « Quand tu as commencé à t’intéresser à ces arts étranges, tu ne pensais plus à vouloir en finir, non ? Tu n’as qu’à trouver une autre passion, une un peu moins dangereuse. Ta sœur va t’aider. D’accord ? »
Alcace hocha la tête, mais il avait l’air encore plus abattu si possible. Je me levai du lit en lançant brusquement :
— « Pourquoi changer de passion s’il aime les arts vaudou ? »
Tous deux se tournèrent vers moi, pantois. Je gardai ma flûte pourpre à ma ceinture en demandant :
— « Pourrais-tu me répondre à une question ? Quand je t’ai trouvé, caché sous ce plancher, est-ce que tu essayais encore de “m’appeler” ? »
Alcace se contenta d’acquiescer. J’insistai :
— « Pourquoi ? »
— « Pour… Pour faire venir un maître qui m’aide à apprendre les arts vaudou. »
— « Non. Pourquoi continuer à m’appeler alors que le lien vaudou était tronqué depuis trois heures ? »
Alcace avait l’air confus.
— « Je… Le lien était affaibli, mais il était bien là. »
C’était donc ça. Je comprenais enfin. Il n’y avait pas de doute, Alcace était bien un débutant. Ignorant la différence entre un cordon affaibli et un lien simple, il avait cru pouvoir continuer à lancer son « appel », sauf que l’énergie de celui-ci ne trouvait plus de lien par où passer et, sans qu’Alcace ne s’en aperçoive, le ki pourpre des rats avait parcouru sa formation sans la quitter. C’était presque étonnant que le lien simple de mon cheveu n’ait pas été noyé dans ce flux de ki. Mais ce qui était le plus étonnant, c’était qu’Alcace ait pu détecter ce lien simple. Sa sensibilité aux liens était peut-être meilleure que la mienne à son âge. Alcace était-il un génie ? Mon index replié sur mon menton, je laissai échapper :
— « Hoho. »
Je me paralysai en me rendant compte que je réagissais comme ce vieux Maître Ryol.
— « Une autre question. Pourquoi les arts vaudou t’intéressent-ils ? »
Alcace ouvrit la bouche puis la referma, ayant apparemment décidé de réfléchir plus posément à sa réponse. Il jeta un coup d’œil troublé vers Yiyana et vers le garde. Il répondit enfin sur un ton neutre :
— « Quand j’avais quatorze ans, j’ai tué mon meilleur ami dans un duel par accident. J’ai lu qu’un grand maître vaudou est capable de communiquer avec les âmes des morts. »
Yiyana prit un air ému. Je haussai un sourcil. Croyait-il vraiment qu’il pourrait demander pardon à son ami de cette façon ? Mon intuition me disait qu’il cachait quelque chose.
— « Je vois. Pour ma part, j’ai lu », dis-je, « qu’il est possible de ressusciter les morts et d’enchaîner leurs âmes. »
Alcace écarquilla les yeux de derrière ses mèches noires. Il me foudroya du regard.
— « Je suis une épave, un bon à rien et un assassin. Mais je ne suis pas encore un nécromancien. »
— « Tu n’en étais pas bien loin, avec ta formation sacrificielle de sang de rat. »
— « Zangsa ! », protesta Yiyana, fâchée.
Alcace accusa le coup.
— « C-C’était des rats. Des rats-démons, qui plus est. Et puis quoi ! Tu es venu m’accuser, c’est ça ? J’ai tout avoué. Que veux-tu de plus ? Que je me jette à tes pieds ? »
— « Mes pieds ont besoin d’espace, merci. Je ne t’en veux pas, Jeune Maître Moyong. » Je tendis une main et pris la sienne en déclarant avec un sourire amical : « Somme toute, je suis le grand frère que tu as appelé. »
J’ajoutai par voie mentale :
“Que voulais-tu vraiment accomplir avec ce grand frère ?”
Alcace ouvrit grand les yeux, regarda ma main et fut sur le point de rompre contact. Comme je m’y attendais, il ne savait pas utiliser cette technique de communication. Pourtant, le petit génie qu’il était repéra vite le lien temporaire que je venais de forger et il me répondit sans effort :
“Puis-je vraiment t’appeler grand frère ?”
Sa question presque enfantine m’alla droit au cœur. Était-il sérieusement prêt à me faire confiance au point de me considérer comme un frère ?
“Tant que tu as appris à ne pas te fier à n’importe quel livre ni à n’importe qui”, répondis-je.
Il grimaça puis, voyant Yiyana nous regarder alternativement de plus en plus perplexe, il dit sans réserve :
“Il s’agit de notre mère. Elle souffre d’une malédiction. L’été dernier, j’ai promis à Mère de trouver un remède. Mais les arts vaudou sont plus compliqués que je le pensais. Heureusement, son état n’empire pas, mais il ne s’améliore pas non plus, alors…”
Alors, ne sachant plus quoi faire, il avait décidé d’appeler le grand frère chamane. Il aurait au moins pu en parler à sa chère sœur : il aurait découvert qu’il n’était pas le seul à avoir ces mêmes suspicions. J’aurais bien aimé quand même l’entendre m’expliquer pourquoi il pensait que sa mère souffrait d’une malédiction, mais… chaque chose en son temps.
“Merci pour ces précisions, petit frère”, dis-je. “Je vais voir ce que je peux faire.”
Je rompis immédiatement le contact en ajoutant à voix haute :
— « Jeune Maître Moyong, tu devrais manger un peu plus : tes mains rappellent celles d’un squelette. »
Je me dirigeai vers la porte de sortie. Alcace se leva maladroitement en s’écriant :
— « Grand frère ! Tu… ? »
— « Ah ! », l’interrompis-je. « Et tu devrais dormir plus, aussi. Et prendre un peu de soleil. Le puits n’est jamais plus obscur que lorsqu’on s’enfonce encore plus dans la mauvaise direction. Sur ce, bonne nuit, tous les deux. Ah, et venez me voir demain matin. Tous les deux. Je vais avoir besoin d’assistants. »
— « Des… assistants ? », répétèrent-ils à l’unisson, sans comprendre.
— « Vous comprendrez demain. »
Je refermai la porte et partis.
Si la Rose Tranchante avait vraiment été maudite… J’espérais seulement que Tihan Moyong prendrait la bonne décision.
* * *
En tout cas, je ne me trompai pas sur mes premières prévisions. Le jour suivant, quand je dévoilai les inquiétudes de ses chers enfants au patriarche des Moyong, celui-ci me répliqua du haut de son fauteuil :
— « Sors d’ici. »
Était-ce là une façon appropriée de traiter la pauvre victime de son fils ? Sans un mot, je saluai, formel, tournai le dos à Tihan Moyong et sortis du palais.
Ce n’est que deux heures plus tard, alors que je déjeunais une grande portion de poulet rôti dans l’auberge où s’étaient installés nos autres compagnons avec Ak-Baé, que Hans Vingt-Bronzes débarqua dans la taverne, me repéra et s’avança jusqu’à notre table. Zalda et Lenn chuchotèrent derrière leurs manches trouées :
— « Fé, c’est pas le géant Vingt-Bronzes ? »
— « Comparé à il y a quinze ans, il est tout chic, maintenant, fé. »
— « Ha ! », lança Koth, le Moine des Ombres en levant son gobelet. « Tu as hérité d’une mine de vingt bronzes, grand géant ? »
— « Tu le connais ? », demandai-je, mordant à pleines dents une patte de mon poulet.
— « De longue date », répondit Daïdaï le Muguet Chantant, les bras croisés. « On a travaillé tous les trois ensemble pendant deux ans. »
Oho ? Les deux gardiens de l’Académie Céleste avaient été quêteurs dans leur jeunesse ?
Sans répondre à ses anciens camarades, Hans Vingt-Bronzes s’arrêta devant moi.
— « Zangsa. » Il frappa sa paume avec son poing et inclina la tête plus que nécessaire en disant : « Tihan Moyong t’offre ses excuses. Il voudrait te parler. »
C’était pas trop tôt. Mes assistants en avaient mis, du temps, pour convaincre leur père grognon. Je mâchai et avalai.
— « Pour me lever, je vais avoir besoin d’une jarre de vin de sureau, et aussi une d’hydromel. Et pour la route, une jarre de cidre et une de vin de raisin. » Face à l’expression interdite de Hans, j’ajoutai, me pourléchant déjà les babines : « Le directeur de l’Académie m’a dit un jour : tout ce qui fermente fait des merveilles dans la vie. J’ai bien pris note. Ah, au fait. J’ai entendu dire que, les Moyong, vous fabriquiez du vin d’abricot spirituel. Est-ce que c’est vrai ? »
Les deux disciples du Mont-Céleste et les gardiens grimacèrent. Ak-Baé me regarda, éberlué. Zalda éclata de rire.
— « C’est pas pour rien, fé, qu’on l’appelle le Sage Ivrogne, fé ! »
Lenn s’esclaffa.
— « Fé, il est pire qu’un Mendiant ! »