Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
On est souvent trop et pas assez,
Toujours comme ci, jamais comme ça,
Mais, finalement, la perfection
N’est-elle pas le plus grand défaut ?
Guédam, Fondateur de la Secte des Deux-Pôles
*
Nous avions laissé les Montagnes d’Argile derrière nous et courions à travers les plaines de Shinbi vers le soleil levant quand je reçus une attaque puissante qui non seulement brisa la protection du talisman mais affaiblit aussi le lien des cheveux à tel point que, si je ne faisais rien, il allait finir par se rompre. J’avais, cependant, maintenant une certitude : ce chamane n’était pas un expert en arts vaudou. Sinon, il n’aurait pas tenté de lancer une attaque mortelle avec une poignée de cheveux. Hé. Cela changeait la donne.
Je m’arrêtai. Nous nous trouvions sur un chemin qui traversait un champ de blé.
— « Zangsa ? », demanda Maître Zéligar. « Qu’y a-t-il ? Une autre attaque ? »
Je levai un doigt pour signifier que j’étais concentré puis je dis :
— « Ça y est. J’ai brisé le lien. »
— « Quoi ? », souffla Zabo. « Mais tu ne vas plus pouvoir le localiser ! »
— « Je rectifie : j’ai démêlé le cordon vaudou principal et j’ai brisé tous les liens individuels des cheveux, sauf un. » Avec un cordon si affaibli, le plus compliqué avait été de garder ce lien simple intact.
— « C’est une erreur », fit Zabo. « Tu crois qu’il ne va pas s’en apercevoir ? »
— « Je le crois », dis-je. Puis j’enlevai mon talisman et le lui lançai. « De toute façon, tu vois, le talisman de Maître Ryol était à bout. Et j’ai réussi à localiser exactement le chamane. Il n’est plus très loin. Allons-y. »
— « Euh… Je vois bien que le talisman ne fonctionne plus, effectivement, mais… eh, attends, Zangsa, je te le rends ! », lança Zabo, me courant après.
— « Mais non, c’est un cadeau pour mon cher sénior ! », assurai-je et j’ajoutai à mi-voix : « En plus, il est moche et il pèse une tonne. »
— « Je t’ai entendu ! », grommela Zabo, derrière moi.
Hé. Il pouvait toujours le jeter, s’il n’en voulait pas. Mais je savais pertinemment qu’il n’en ferait rien : Zabo était un grand passionné des arts de Maître Ryol et il devait secrètement déjà anticiper le moment où il pourrait tranquillement, à la lumière d’une chandelle, retaper quelque formation runique au sein du talisman. Ce n’était pas pour rien qu’on le surnommait Zabo le Décabosseur.
“Au fait”, ajoutai-je pour tout le monde par voie mentale. Je sentis leur surprise : créer un lien de communication vers une dizaine de personnes n’était pas chose commune. Je dis : “J’aimerais accélérer. C’est possible ?”
Je jetai un coup d’œil aux cultivateurs qui me suivaient. Goldam et Farazeh étaient des disciples du Mont-Céleste, spécialisés en maîtrise du ki : arborant un sourire, ils laissèrent entendre qu’ils n’auraient pas de mal à nous suivre. Quant à Daïdaï le Muguet Chantant et Koth le Moine des Ombres, c’étaient deux gardiens de l’Académie Céleste et je ne m’inquiétais pas pour eux. Je m’adressais davantage à Zalda, à Lenn et à Zabo. Les deux premiers étaient des Mendiants. Pendant mes études, je les avais vus de nombreuses fois à l’Académie, portant des piles de documents à la Bibliothèque Principale, se prélassant contre le tronc d’un arbre et même s’offrant un festin de roi sur le toit d’un pavillon, probablement après avoir accompli quelque mission de renseignement. Dans leurs habits crasseux et en haillons, Zalda et Lenn échangèrent un regard moqueur.
— « Fé, j’aimerais bien voir ce jeune Zangsa nous gagner à une course », répliqua Zalda. « Pas toi, Lenn ? »
— « On peut attendre cent ans, fé ! »
— « Ah, tout à fait fé », dis-je alors. « Ne dit-on pas : Mendiant court plus vite qu’une fée quand il fuit ses méfaits. »
Ma blague improvisée jouait avec le dialecte de la région méridionale des Kandes, d’où ces deux-là étaient originaires. La particule « fé », qui, en langue impériale, marquait d’habitude une question oui ou non, était utilisée par les Kandes comme tic de langage un peu n’importe où dans la phrase.
Je ne m’attendais pas à ce que Zalda et Lenn réagissent si prestement et je reçus leur coup sur la tête, donné à l’unisson avec le plat de la main.
— « Désolé, fé, c’est parti tout seul », fit Lenn.
— « Pas mal, la phrase, fé ! », ajouta Zalda, amusée.
Ils se vengeaient ou me complimentaient ? En tout cas, je pus effectivement constater que les Mendiants couraient vite : il n’était pas encore midi quand nous traversâmes la partie boisée à l’ouest de la route impériale qui reliait Shinbi à Pont-Nagi et débouchâmes tout près de la route impériale. Celle-ci était plutôt bondée à cette heure. Malgré la proximité avec la Forêt des Roches, toute la zone, appelée la Contrée de la Glouenne, était peuplée de villages, de manoirs et d’entrepôts. Ce n’était absolument pas le lieu idéal pour une embuscade. Nous traversâmes une grande place de marché bourdonnant d’activité. Un peu plus loin, je m’arrêtai et indiquai une belle mansion fortifiée au bout d’un chemin bordé de peupliers :
“Voilà l’endroit.”
Maître Zéligar avait l’air embêté.
— « C’est le Palais des Moyong. »
Les Moyong étaient une famille du Murim. Elle était réputée pour ses cultivateurs spécialisés en techniques d’épée. Certains de ses jeunes étaient même envoyés à l’Académie Céleste. Ce n’était peut-être pas la famille du Murim la plus vertueuse qui soit, mais, à priori, ce n’était pas non plus des démons cultivateurs.
— « Tu es sûr ? », demanda Zéligar.
— « Je suis sûr que le chamane m’a attaqué plusieurs fois depuis quelque part à l’intérieur de ce palais. Et que mon cheveu qui a encore le lien se trouve encore là. »
Zéligar soupira.
— « Bon. »
Il envoya Zalda et Lenn glaner des informations, demanda aux deux disciples du Mont-Céleste et aux deux gardiens de l’Académie d’explorer la zone autour puis d’attendre dans une taverne, et il nous fit signe :
— « Ak-Baé, Zabo, Irahayami, Zangsa : venez. Tihan Moyong est un vieil ami à moi. Je vais aller lui parler. Pendant ce temps, profitez-en pour repérer le chamane. »
C’était plus vite dit que fait. Les Moyong allaient-ils nous laisser déambuler dans leur palais ?
Il s’avéra que oui. En fait, Tihan Moyong nous accueillit, surpris mais très content de voir Zéligar. Il était accompagné de son fils aîné et de sa deuxième fille, Garko et Yiyana, qu’il envoya « montrer les jardins aux jeunes ». Vu le clin d’œil pas du tout discret qu’il envoya à sa fille, je compris qu’il aimerait bien que celle-ci se prenne d’affection pour l’un de nous et le séduise. Mais qui ? Irami, sûrement. J’en étais si certain que, lorsque nous nous engageâmes sur un petit pont en bois qui menait vers un kiosque aux grands piliers bleus et que Yiyana me prit par le bras, j’eus un sursaut, croisai ses yeux souriants d’un bleu d’azur et mon cœur manqua un battement. La jeune Moyong était assurément belle et menue comme une fée…
— « Zangsa. Mon cousin Louyi m’a beaucoup parlé de toi. Vous étiez camarades de classe, n’est-ce pas ? »
Louyi Moyong. C’était le fils adoptif d’un des frères de Tihan. Un élève studieux, un peu rêveur, qui, au grand dam de sa famille, aimait davantage la peinture que l’épée. D’ailleurs, cette année, il avait décidé de partir en voyage pour « peindre le monde à travers son esprit », comme il disait. Ne m’avait-il pas déjà parlé de sa cousine plutôt positivement… ? Tout en essayant de me rappeler, je regardai Yiyana avec plus de familiarité.
— « Louyi ! Tu es sa cousine ? Comment va-t-il ? »
— « Mm, aux dernières nouvelles, il était dans la Cité du Soleil, en plein désert… Il n’envoie pas beaucoup de lettres », confessa-t-elle avec une moue déçue. « Par contre, il m’envoie beaucoup de dessins. Tu veux y jeter un coup d’œil ? »
— « Avec plaisir », acceptai-je.
— « Alors… » Yiyana hésita puis, sans me lâcher le bras, elle se mit sur la pointe des pieds pour me murmurer à l’oreille : « Viens ici, cette nuit, à minuit, d’accord ? »
Elle voulait me montrer des dessins de son cousin à minuit ? J’essayai de ne pas trop me laisser décontenancer et répliquai gentiment :
— « Je ne suis pas libre. »
Yiyana me regarda, surprise, puis eut un sourire charmant et serra mon bras avec moins de réserves en rétorquant à son tour :
— « Il ne s’agit pas de ça. Je te l’ai dit : je vais te montrer les dessins de mon cousin. »
— « À minuit ? Ils sont si mauvais que ça ? »
— « Bien sûr que non. J’apporterai une bonne lanterne. »
— « Pourquoi ne pas les montrer à l’Épée Filante Qui Danse ? »
— « Je n’ai que faire de lui », répliqua Yiyana du tac au tac. « C’est de toi dont j’ai besoin. »
Était-ce un piège ? Mais alors, si les Moyong étaient liés à l’Œil Renversé, pourquoi Yiyana n’essayait-elle pas de captiver Irami à ma place ? Pour faire de moi un otage ? J’avais du mal à m’imaginer les Moyong aussi sournois. Il était bien plus probable que le coupable se trouve au sein du palais mais ne soit pas de la famille directe. Un parent éloigné, un employé… Cela pouvait être n’importe qui. Peut-être la jeune femme avait-elle vu quelque chose et voulait-elle me demander mon aide à ce propos ? Parce qu’elle savait peut-être, par son cousin, que j’étais doué en arts vaudou ?
— « Yiyana ! », lança alors Garko, se retournant, les sourcils froncés. Il arrivait au kiosque avec Irami et Zabo. « J’espère que tu n’es pas en train de déranger un de nos hôtes. »
Je fis glisser mon bras pour échapper à l’étreinte de Yiyana et assurai avec entrain :
— « Pas du tout ! Elle me donnait des nouvelles de votre cousin Louyi, qui est un ami à moi. Au fait, Irami, il paraît qu’il est même allé jusqu’à la Cité du Soleil ! J’ai entendu dire que, là-bas, le ki est comme stagnant et que les cultivateurs ont plus de problèmes pour faire fonctionner leur corps comme il se doit. »
— « Quoi ? », s’alarma Yiyana.
J’entrai sous le kiosque tout en la rassurant, amusé :
— « Louyi ne va pas en mourir ! Il ne pourra pas utiliser à fond toutes les techniques de ki qu’il a apprises, c’est tout. »
La conversation dévia sur les techniques de ki, l’Académie Céleste et l’épée. Garko Moyong était un grand passionné de l’épée — et très fier de l’être. Il parlait surtout avec Irami, nous ayant catalogués, Zabo et moi, comme des maîtres de runes, peu sensibles aux subtilités des arts martiaux.
Assis autour de la table du joli kiosque, une tasse de thé à la main, je suivais d’un regard distrait les fleurs blanches d’un cerisier qui se détachaient des branches et venaient tomber, en virevoltant, entre les nénufars à fleurs roses qui flottaient sur la mare.
— « Tu t’ennuies ! », devina Yiyana. « Viens. Je vais te montrer le jardin dont je m’occupe. D’après Louyi, c’est le plus beau de tous. J’aimerais entendre ton avis. »
Je ne me fis pas prier : je finis mon thé et me levai. Zabo s’empressa de nous accompagner et je ne manquai pas de capter la légère moue de Yiyana. Me voyant peu enclin à accepter un rendez-vous nocturne, avait-elle voulu choisir ce moment pour me parler en privé ? Je devais admettre que j’étais curieux de savoir ce qu’une Moyong pouvait attendre de moi.
Nous prîmes un chemin qui, coup de chance, suivait à peu près le lien du cheveu. Celui-ci fusait au-delà des jardins, vers les bâtiments annexes au palais central. Alors, nous passâmes sous un arc fleuri et les perdîmes de vue. À leur place, un havre de paix presque irréel se déploya sous mes yeux : au centre, une petite fontaine en pierre traditionnelle qu’un tube en bambou heurtait régulièrement, oscillant sous le poids de l’eau qui circulait ; autour, un tapis naturel de petites fleurs blanches ; le tout était entouré d’une barrière de joncs très serrés pour donner l’impression d’un monde à part.
Il existait, parmi certains cultivateurs mais aussi parmi les gens un tant soit peu aisés épris de l’art du beau et de la spiritualité, cette tradition d’entretenir un jardin personnel qui reflète leur propre « jardin intérieur ». Or ce jardin, c’était Yiyana qui s’en occupait. Sous son regard interrogateur, je souris.
— « Tu devrais le montrer à Maître Zéligar avant qu’il parte. Je suis sûr qu’il en sera charmé. »
— « Mm ? Et ton avis ? »
— « Mon avis ? » Je tournai sur moi-même, balayant le jardin du regard, puis je repassai l’arc en répliquant : « Donne-moi le temps de réfléchir. »
Yiyana me suivit en protestant. Zabo me lança par voie mentale :
“Amuse-toi bien. Je vais chercher ce chamane de mon côté. C’est vers où ?”
Avant que je ne puisse répondre, je vis une grande porte du palais s’ouvrir et Tihan Moyong sortir à grands pas, flanqué d’un colosse en tunique rouge, portant une énorme épée bâtarde. Oh. C’était le célèbre Hans Vingt-Bronzes, un cultivateur qui avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse et s’était forgé une réputation de quêteur mercenaire acceptant d’accomplir des tâches pour la modique somme de vingt bronzes. Je ne savais pas qu’il était entré dans la garde des Moyong. Zéligar et Ak-Baé marchaient derrière lui. Le premier me fit signe d’approcher et j’avançai… puis m’arrêtai une seconde, jetant un coup d’œil au jardin contigu à celui de Yiyana. Là, des rosiers, disposés en cercle, déployaient leurs fleurs, d’un rose éblouissant.
— « Yiyana. Quel est ce jardin ? », demandai-je.
Une ombre passa sur son visage.
— « Celui de ma mère. Mais, mon père… qu’est-ce qui lui prend tout d’un coup ? »
Nous traversions un petit pont en bois, vers la cour arrière du palais, quand le patriarche des Moyong me barra le passage et me toisa.
— « Zangsa, c’est bien ça ? »
Je jetai un coup d’œil prudent à Zéligar en répondant :
— « Ça dépend, c’est pourquoi ? »
Maître Zéligar grimaça en s’avançant.
— « Tihan veut savoir si c’est toi qui affirmes qu’il y a, dans ce palais, un chamane qui use d’arts vaudou démoniaques. »
— « Ah… »
Je levai les yeux vers Tihan Moyong. Il n’avait pas l’air content. Je frappai ma paume de mon poing et dis :
— « Avec ta permission, je peux prouver qu’un de mes cheveux se trouve dans un de ces bâtiments et qu’il a été utilisé dans une formation chamanique avec le sang de bêtes-démons pour m’attaquer. »
Je désignai les appartements annexes. Tihan Moyong s’assombrit encore davantage.
— « Prouve-le, alors. Si c’est une erreur, tu paieras cher cette infamie. »
Il était sérieux ? Je réprimai une grimace et demandai à Zéligar par voie mentale :
“C’est vraiment un ami à toi, n’est-ce pas ?”
“Hum. Oui… Un vieux camarade de classe, plus précisément.”
À son ton, je compris que j’avais intérêt à convaincre le patriarche des Moyong.
Irami et Garko arrivaient, attirés par les voix. Passant près du géant Hans Vingt-Bronzes, je pris la tête de ce petit cortège et me dirigeai vers les bâtiments.
Je grimpai sur la véranda et m’arrêtai devant une porte coulissante.
— « Puis-je ? »
À l’expression mortuaire de Tihan Moyong, je devinai qu’il préférait que je n’ouvre pas. Avant qu’il ne refuse, j’ouvris.
À l’intérieur, il y avait un grand lit, une écritoire, des livres ouverts jetés sur le sol, une flûte posée sur le rebord de la fenêtre, ainsi qu’une forte odeur de sang de rat…
Tihan ferma la porte d’un coup sec. Il y eut un silence. Sa main tremblait de colère. Puis il se calma et soupira.
— « Assez. C’est une affaire de famille. Il sera puni. »
Il ? Je croisai un regard avec Zéligar, qui avait l’air très embêté. Je fis claquer ma langue.
— « Non, ce n’est pas une affaire de famille. »
Tihan me foudroya des yeux. Zéligar se racla la gorge.
— « Zangsa a raison. Ces cheveux étaient attachés à un bracelet qu’Irahayami a perdu en combattant des démons cultivateurs. Si ces cheveux sont vraiment dans cette chambre, alors ton fils a dû l’obtenir d’eux d’une manière ou d’une autre. »
Je haussai les sourcils. Son fils ? Que je sache, Tihan avait deux fils. L’aîné était Garko. L’autre était en sixième année de l’Académie et était en plein Tour des Sectes. Ça ne pouvait pas être lui. Du coup… il y en avait un troisième ?
— « Ah », dis-je, profitant du silence embarrassant de Tihan. « Le lien vient d’être brisé. »
Je sautai à bas de la véranda. Le bâtiment était surélevé, construit sur des piliers en bois d’à peine un demi-mètre de hauteur. Je me glissai à quatre pattes sous la construction. L’odeur de rat mort y était encore plus forte. Je perçus aussi l’odeur de cheveu brûlé. Une silhouette sortait en courant de l’autre côté. Je ressortis la tête de sous la véranda en ajoutant :
— « Au fait, si vous voulez attraper le malfaiteur, il est sorti en courant de l’autre côté. »
Tihan jura.
— « Alcace ! Viens ici ! »
Tandis qu’il s’élançait pour rattraper son fils et que les autres le suivaient, je m’enfonçai entre les piliers, vers la source des odeurs. Là, il y avait d’autres livres ouverts, une petite lanterne où mes cheveux venaient d’être entièrement cramés, ainsi que les corps de pas moins de neuf rats-démons. La formation avait été effacée à la va-vite. C’était étrange. Il s’était déjà écoulé trois heures depuis que le gros lien vaudou s’était brisé. Que faisait ce Moyong, depuis, tapi dans sa piètre cachette ?
Mon odorat repéra une autre cachette, une planche qui cachait un livre relié récemment consulté. Je sortis de là et retournai à la véranda pour m’y asseoir et jeter un coup d’œil au volume. Je m’assombris. C’était un livre chamanique, mais pas n’importe lequel. Rien qu’en le feuilletant et regardant les figures des formations, je compris que ce livre usait de méthodes démoniaques et, qu’en plus, de nombreuses explications étaient mensongères. On y utilisait le sacrifice de sang de bête pourpre avec des cheveux placés au milieu du cercle pour « appeler » le grand frère — ou la grande sœur — qui était assigné au débutant pour l’initier au monde chamanique. On y parlait aussi de consommation de noyaux-démons pour renforcer une attaque vaudou… Mes yeux repérèrent beaucoup de mots qui ne me plurent pas du tout. L’Illumination, la transcendance spirituelle, les rituels « d’ouverture des voies »… On y mentionnait même la possibilité de créer des liens entre personnes pour « unir leurs consciences » pendant un rituel, usant de canaux internes qui n’étaient absolument pas faits pour ça. J’eus envie de calciner le livre sur-le-champ. Je me retins, me levai et m’empressai de faire le tour du bâtiment, vers les éclats de voix.
— « Je n’ai rien fait ! »
Me penchant auprès d’Irami, je réussis à entrevoir le fameux chamane qui m’avait attaqué durant ces derniers jours.
Alcace était un garçon gringalet de peut-être seize ans, avec des cheveux noirs coupés droit à la hauteur des épaules, d’énormes cernes sous les yeux et un visage blême. Il était trempé, vêtements inclus. S’était-il jeté dans la mare ? Vu ses habits tout aussi mouillés, son père devait l’en avoir sorti. Alors, le garçon éclata en sanglots :
— « J’y étais presque ! »
— « Pour appeler le grand frère qui allait t’initier au monde chamanique ? », lançai-je en m’avançant.
Le garçon écarquilla les yeux, aperçut le livre et devint encore plus blême si possible.
— « Rends-moi ça ! »
L’ignorant, je tendis le livre à Maître Zéligar et ajoutai, les mains sur les hanches, un sourire carnassier aux lèvres.
— « Eh bien, me voilà ! » Sous son regard confus, je précisai : « Le grand frère, c’est moi. »
Alcace fut frappé de stupeur.