Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

27 Le ramasseur de fleurs

Si ma mémoire oublie les noms des dieux,
Elle n’oublie jamais le présent heureux.

Mildie l’Amnésique, Cinquième Fondatrice du Temple d’Amabiyah

*

Le matin, avant l’aube, nous rejoignîmes l’entrée de l’Académie. Celle-ci était signalée par un grand arc en pierre, sans portes ni barrières, sur lequel, malgré les plantes grimpantes, on pouvait lire les mots « Croisée des chemins célestes » en lettres anciennes, gravées là depuis des siècles.

Nulle part il n’était mentionné que cet endroit était l’Académie Céleste. Mais qui s’y serait trompé ? À part un jeune humain-renard venu passer les épreuves d’entrée…

Alors qu’une tourterelle roucoulait, posée sur l’arc, je surpris Irami en train de darder des yeux sombres sur la côte herbeuse qui menait vers l’Académie. Il était impatient de partir. Peut-être parce qu’à peine avais-je repris ma forme humaine ce matin, j’avais reçu une autre attaque vaudou. Hé. Ce n’était pas tous les jours qu’Irami s’impatientait ainsi.

Comme il s’était adossé à l’un des piliers de l’arc en attendant nos compagnons, je m’adossai à l’autre et l’appelai :

— « Irami, Irami, maintenant que j’y pense, je ne t’ai jamais raconté comment je suis arrivé ici pour les épreuves d’entrée, n’est-ce pas ? »

Irami me jeta un coup d’œil avant de répondre :

— « Je ne crois pas. »

Je souris, levant les yeux vers le ciel qui bleuissait.

— « En fait, je suis arrivé quelques jours avant les épreuves, je ne savais pas où j’étais et, ici même, devant cet arc, j’ai pris notre bon directeur pour un pauvre herboriste ambulant. Entre nous, la confusion n’est pas bien grande. »

— « Connaissant Maître Karhaï, il a dû bien s’amuser de ton ignorance », aventura Irami, amusé.

Je soufflai.

— « Et comment… ! »

* * *

J’avais faim, j’avais soif, il faisait chaud pour une journée de printemps et le soleil me tapait sur la tête. C’est alors que j’aperçus un humain d’âge moyen, le teint hâlé, les cheveux noirs coupés court et habillé d’une tunique vert sombre raccommodée et d’un pantalon taché de terre. Il se trouvait au pied d’un vieil arc en pierre qui avait été construit là qui sait pourquoi. Des plantes grimpantes aux grandes feuilles vertes s’accrochaient aux piliers, et l’humain était occupé à ramasser leurs fleurs : des espèces de kombaro, comme j’en avais vu dans les Montagnes Perdues, avec leurs coroles tordues en vortex.

Je m’approchai.

— « Dis. L’Académie Céleste, c’est par où ? Tu saurais pas m’indiquer le chemin ? »

— « L’Académie Céleste ? Il y a plus d’un chemin. »

Après sa réplique stupide, l’humain continua sa cueillette. Je m’étirai et lui rendis la pareille :

— « Donne-moi le plus long, alors. Avec un peu de chance, j’arrive en retard aux épreuves. »

Le cueilleur rit en me regardant.

— « À quoi bon se rendre à un endroit où tu ne veux pas aller ? »

Je soupirai. En effet, à quoi bon ? Au lieu de répondre, je demandai avec curiosité :

— « Pourquoi tu cueilles ces fleurs de kombaro ? C’est poison, tu sais ? »

— « Les kombaro communs le sont », convint le cueilleur. « Mais ces fleurs sont différentes. Regarde : elles n’ont pas cinq pétales mais neuf. » Il disait vrai, me rendis-je compte. Et les étamines étaient rouges sombres et non écarlates. Il ajouta : « Ces fleurs sont des seldilyas. Dans l’Histoire, la seldilya a souvent été utilisée comme symbole de vertu. En pratique, leurs graines, mangées ou en infusion, sont un bon tonique. Et en cataplasme, elle lutte contre la perte des cheveux. »

— « Ho ? » Je regardai sa chevelure noire et bien drue. « Tu n’as pas l’air d’avoir un problème de cheveux, pourtant. »

Le cueilleur éclata de rire.

— « N’est-ce pas la preuve que ça marche ? Je plaisante. En fait, la seldilya a une autre propriété bien plus remarquable : elle aide à la fermentation. De l’ail dans l’eau salée au poisson mariné, au jus de pomme et au lait… Ces précieuses graines stimulent les ferments. Or, tout ce qui fermente fait des merveilles dans la vie ! Voilà pourquoi la seldilya est si prisée sur les marchés. Mais je vois que tu viens de loin, mon garçon. Laisse-moi t’inviter d’abord chez moi. Ce n’est qu’une humble maison et un repas ne te fera pas arriver en retard aux épreuves, mais, au moins, ça te redonnera de l’énergie. »

J’arquai un sourcil. Il n’y avait que les humains vivant loin des villes qui offraient ainsi un repas à un inconnu. Me souvenant par hasard des manières que mon grand-père m’avait enseignées, je joignis mes mains et inclinai la tête.

— « Je ne dis pas non, merci. »

— « Mais, avant ça, si ça ne te dérange pas, pourrais-tu m’aider à remplir le panier ? »

Je clignai des yeux, ahuri, mais l’aidai quand même à cueillir les fleurs. Il allait bien plus lentement que moi. Finalement, il soupesa le gros panier et hocha la tête. Je soufflai un rire.

— « Tu serais resté là des heures si je n’avais pas été là. »

— « Sans doute », rit le cueilleur.

— « Tu vends ces seldilyas à plein de gens, du coup ? »

— « Je ne les vends pas, je les donne. »

Comment il gagnait sa vie, alors ? Je haussai les épaules.

S’éloignant de l’arc, il me guida à travers un petit bois de bambous et nous arrivâmes à une chaumière. Le soleil était à son zénith et j’accueillis l’ombre avec soulagement. De l’intérieur de la maison, s’échappait une merveilleuse odeur de ragoût. Je me pourléchai les babines avant de me rappeler que j’étais sous ma forme humaine. Cette dernière année passée avec Yelyeh dans la Forêt des Astres, j’avais trop négligé mes habitudes humaines.

— « Voilà mon épouse, Ilna », dit le cueilleur.

J’inclinai ma tête devant Ilna, qui, après un léger coup d’œil interrogateur vers son époux, m’accueillit avec un sourire.

— « Bienvenue. Tu t’appelles comment, mon garçon ? »

— « Zangsa. »

— « Il m’a demandé le chemin le plus long pour se rendre à l’Académie Céleste, le but étant d’arriver trop tard aux épreuves », ajouta le cueilleur avec amusement. « Au fait, moi, c’est Karhaï. »

Il eut l’air d’attendre une réaction, alors je répétai :

— « Zangsa. Merci pour l’invitation. »

Le visage de Karhaï se fendit d’un sourire.

— « Tu l’as bien méritée. Tu sais, Ilna : il m’a aussi aidé à remplir de fleurs mon panier. »

— « Comme c’est gentil », apprécia Ilna.

Le ragoût était délicieux. Je savourais encore ma dernière bouchée quand Karhaï dit :

— « Pour autant que je sache, ceux qui étudient à l’Académie Céleste sont tous des cultivateurs. Beaucoup viennent des Grandes Sectes et de clans cultivateurs, mais on dirait que ce n’est pas ton cas, je me trompe ? »

Je fis une moue et avalai avec délice en hochant la tête.

— « Tu ne te trompes pas… Enfin, ma famille vient d’une tribu des Montagnes Perdues, la tribu des Chamanes des Cimes, mais tu n’en as peut-être jamais entendu parler. » Je montrai le pendentif que j’avais hérité de mon grand-père et ajoutai : « Quant à moi, je ne viens de nulle part en particulier. »

Karhaï haussa un sourcil.

— « Tu t’y connais en arts vaudou ? »

Je fis une grimace souriante.

— « Un peu. »

— « Vraiment ? Tu sais jeter des malédictions ? »

Je levai une main qui se voulait rassurante.

— « Hé, je ne maudis que mes ennemis. À des gens comme vous, j’ai plutôt envie de jeter des bénédictions. Qu’il était bon, ce ragoût ! »

Cela faisait des jours que je ne mangeais pas à ma faim, poussé toujours vers l’avant par le sentiment que Yelyeh serait fichtrement déçue de me voir rentrer chez elle sans avoir même essayé de me faire accepter par ces “humains rigolos qui parcourent le Chemin de la Vertu”.

Ilna laissa échapper un rire.

— « La meilleure bénédiction, pour une cuisinière, c’est de voir ses plats si bien savourés ! »

Comme elle me servait aimablement un autre bol, j’oubliai Yelyeh et me préoccupai seulement de remplir mon estomac. Ce n’est qu’en terminant la marmite que je songeai : mince, j’ai tout mangé et je n’ai rien laissé à ces pauvres gens. Je savais que, les gros ragoûts comme ça, c’était fait pour durer des jours. Ramasser quelques fleurs, ça ne compensait pas.

— « Tu avais sacrément faim », fit remarquer Karhaï.

Je me levai.

— « Je vais aller chasser. Comme ça, vous pourrez refaire le ragoût. »

Karhaï haussa un sourcil.

— « Tu n’as pas mangé assez ? »

Je rougis, embarrassé.

— « Ce n’est pas ça. Je vous ai laissés sans rien, alors… Vous savez, la faim, c’est pas drôle. Je reviens tout de suite : j’ai repéré des tas de lapins, plus bas, sur le versant. »

Karhaï sourit.

— « Merci. Mais tu ne connais pas la région : je t’accompagne. »

— « Ce n’est pas la peine », assurai-je. « J’ai un bon flair : je saurai revenir. »

En plus, vu à quelle vitesse de tortue il avait ramassé les seldilyas, je préférais ne pas me l’imaginer en train de chasser.

Je revins avec trois lapins. Nous dinâmes comme des rois. Toutefois, j’eus l’impression que le ragoût n’était pas aussi délicieux que le premier. Je me demandais la raison.

— « Aïe, aïe, aïe », dit Karhaï, le matin suivant, en se levant.

— « Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as mal au dos ? », demandai-je.

— « Oui… C’est embêtant. Je voulais bêcher le jardin tant que la terre est encore molle. Et Ilna est partie tôt à l’aube pour aller donner les seldilyas. »

Un jardin ! Je n’avais jamais jardiné et je passai toute la matinée à bêcher et à retourner la terre avec entrain. Je semai même quelques graines de choux, de poireaux et des gousses d’ail… Je retroussai mon nez quand je manipulai ces dernières. Pour un renard pourpre, ce légume sentait mauvais, et non sans raison, car il était toxique. En tant qu’à moitié humain, son poison ne m’affectait pas tant que ça, mais la senteur n’en était pas moins repoussante.

Ce soir-là, Ilna revint avec du poisson de rivière et nous nous régalâmes. Je dormis à poings fermés tellement j’avais travaillé et ne me réveillai qu’à l’aube, plein de courbatures. Karhaï, lui, n’avait plus mal au dos. Il voulut me montrer une belle clairière en pente derrière le bois de bambous, où poussaient de nombreux framboisiers.

— « Dans un mois, ils commenceront à avoir des fruits. Pour l’instant, on va se contenter de récolter des feuilles pour les faire sécher. »

— « Pour en faire des tisanes ? »

— « Exact. Et zut, où ai-je la tête… J’ai oublié les paniers à la maison. »

— « Je vais les chercher ! »

J’avais envie de me dégourdir les jambes et de vite faire partir ces courbatures : je fusai à travers le bois de bambous, vers la chaumière. J’entrai. Ilna était partie. Je repérai les paniers sur la table… ainsi qu’un sac ouvert empli de pièces d’argent. Ce n’est que lorsque je dévalais le versant vers la clairière aux framboisiers avec les paniers que l’incongruité me frappa. Ce couple d’herboristes n’étaient-ils pas censés être pauvres ? Vendre des herbes rapportait peut-être plus que je ne le croyais… Non, non : une année dans la forêt m’avait fait perdre un peu la notion de l’argent, mais, quand même, j’avais passé des années à vivre sur les routes avec mon grand-père et j’étais à peu près sûr qu’un sac empli de pièces d’argent — pas de bronze, mais bien d’argent  —, ce n’était pas à la portée de tout le monde.

Karhaï m’accueillit avec un sourire.

— « Merci. Il faut les prendre bien tendres et vertes », ajouta-t-il, mettant une grosse poignée de feuilles de framboisier dans le panier. « Je m’occupe des framboisiers sur la gauche. Occupe-toi de ceux de droite. »

Tandis que nous récoltions, je jetai de fréquents coups d’œil à Karhaï. Oui, tout bien considéré, il dégageait un air qui me rappelait… un simple herboriste des montagnes.

Quand nous eûmes rempli nos paniers, nous nous assîmes à l’ombre pour profiter de la belle journée. Karhaï fit remarquer :

— « Ah. Des canards-démons. » Une volée d’oiseaux traversait effectivement le ciel vers le sud. Ils volaient si haut qu’il m’était impossible de savoir si c’étaient des bêtes pourpres, pourtant. Karhaï l’avait-il imaginé ? Il cita : « Le foyer le plus grand est celui de l’oiseau, car il embrasse tout le ciel. Dis, Zangsa. As-tu un foyer ? »

Quelle question… En avais-je ? Yelyeh m’avait jeté dehors… Je m’allongeai sur l’herbe en répondant :

— « Mon foyer embrasse toute la terre et le ciel. »

— « Ha. Bien dit. Tu sais », ajouta Karhaï, « si tu n’as nulle part où aller, tu peux rester ici. Je sais qu’Ilna serait d’accord. »

J’agrandis les yeux. Il parlait sérieusement ? Nous ne nous connaissions que depuis trois jours… Ah, voulait-il dire qu’il serait heureux d’avoir un apprenti herboriste ?

Cependant… les épreuves de l’Académie Céleste commençaient le surlendemain. Je maugréai :

— « Tu veux que je ramasse des feuilles toute ma vie ? »

— « À moins que tu ne préfères prendre un chemin plus court vers l’Académie et devenir un maître du ki, bien sûr. »

— « Ha. Et passer ma vie assis sur un tapis à méditer sur des questions idiotes ? »

— « Je ne pense pas que ça se réduise à ça. »

— « Oui. J’oubliais le moment où je danserais dans les airs avec une épée dans une main et une lyre dans l’autre. »

Karhaï rit et se leva.

— « Les préjugés n’aident jamais à prendre une bonne décision. Mais je n’insisterai pas : à chacun son rythme et ses décisions. Descendons encore un peu : je veux te montrer une fleur très spéciale que j’ai repérée il y a quelques jours près d’un ruisseau. »

Je le suivis, curieux. Ladite fleur avait cinq pétales blancs à demi repliés et tachetés de points couleur boue. Pourtant, elle sentait bon. Alors, Karhaï fit se courber une branche d’un buisson qui projetait son ombre sur la fleur. À l’instant où les rayons de soleil tombèrent sur les pétales, ceux-ci changèrent de couleur et devinrent aussi rouges qu’un coquelicot.

— « C’est une ruborale. Certains racontent que c’est la fiancée du soleil et qu’elle rougit, toute coquette, dès qu’il la voit. N’est-ce pas charmant ? Pourtant, je la trouve belle aussi quand elle est à l’ombre. D’ailleurs, les ruborales aiment particulièrement les zones très ombragées. Il est difficile d’en voir des rouges. »

— « Du coup, elle fuit son fiancé. C’est peut-être qu’elle ne l’aime pas tant que ça. »

— « Peut-être. Ou alors, la ruborale a besoin de temps pour le comprendre. Son dernier jour de vie, typiquement en automne quand les arbustes commencent à perdre leurs feuilles, la ruborale prend une couleur blanche éblouissante sous le soleil. Elle brille littéralement. Puis elle disparait. Peu importe le temps qu’elle passe à se replier dans l’ombre, elle finit toujours par s’épanouir et briller de cent feux. Voilà pourquoi on la surnomme l’Éphémère de Clarté, dans le sens de clairvoyance. »

Je lui décochai un regard de travers.

— « Des fois, tu parles comme un érudit. »

Karhaï se frotta la tête en souriant.

— « C’est vrai ? »

— « Puisque je te le dis. »

Cette nuit-là, je me faufilai hors de la chaumière, me transformai en renard et allai explorer les environs. Je vis, un peu plus haut, derrière la première côte, une belle vallée avec des allées caillouteuses, des escaliers, des murets, des maisons et de beaux pavillons à moitié cachés entre les arbres et les ombres nocturnes. Mon flair ne m’avait pas menti : il y avait vraiment là un étrange village peuplé d’humains.

Au fond de moi, j’avais compris depuis un bon bout de temps que l’Académie Céleste était tout près. Karhaï faisait-il partie de l’académie ? Était-il un herboriste qui travaillait pour celle-ci ? D’où les pièces d’argent ?

Je revins à la chaumière, le cœur rempli d’incertitudes.

Je rêvai que Yelyeh m’envoyait de régulières boules de feu tout en me tournant sur la broche et disait à Yafel : « Rajoute un peu d’huile. Ah, et un peu de thym. Rien de mieux que du thym pour rôtir une poule mouillée »… Je me réveillai en sueur.

Il était près de midi. La chaumière était vide. Karhaï et Ilna étaient-ils partis ramasser des herbes ? Ils m’avaient laissé du ragoût. Je passai les heures suivantes, accroupi devant la chaumière, plongé dans mes pensées. Je chassai quelques oiseaux qui étaient venus déterrer les graines semées. Je respirai l’air printanier et me dis : vivre ici, pourquoi pas ? Puis je me levai.

Je refis le chemin vers la vallée et entrai dans l’Académie Céleste. Je croisai un jeune étudiant, qui me salua.

— « Tu cherches quelque chose ? », demanda-t-il. « Peut-être le Pavillon Céleste ? »

— « Euh… Oui. »

Il me guida personnellement jusqu’à ce pavillon, à travers un petit chemin de pierre bordé de théiers, puis me souhaita bonne chance. Je supposai qu’il m’avait pris pour un jeune candidat.

Je contemplai les piliers rouges des édifices au sein du pavillon, la grande cour, le préau, ainsi que les larges escaliers qui menaient à ce qui était, visiblement, le centre administratif de l’Académie. Quoique moins grandiose, sa structure ressemblait à celle des palais impériaux des provinces. Cela me refroidit et me rappela mes années passées avec mon grand-père. Je me souvenais de la fois où je m’étais introduit dans la cour d’un de ces palais par inadvertance et avais arraché une cerise… On m’avait roué de coups et, si mon grand-père ne m’avait pas trouvé à temps, j’aurais sûrement été forcé de travailler pendant des années pour les gens du palais afin de me faire pardonner mon crime. Telle était la réalité de la société de l’Empire… Voilà pourquoi, entre autres, je n’avais aucune envie de renouer des liens avec des humains. Si on ajoutait à cela qu’un cultivateur humain pouvait m’éventrer en un tournemain s’il découvrait que j’étais une bête-démon…

— « Mon garçon ! », me héla un homme chauve souriant en s’approchant. « Tu es un nouveau candidat ? Si tu veux bien me suivre, on va t’inscrire. »

Je grimaçai et reculai. Puis je sentis quelqu’un arriver derrière moi et me retournai, juste à temps pour ne pas me cogner contre le manche de la lance que tenait une fille rousse.

— « Qu’est-ce que tu fais ? Avance », me dit-elle.

J’avançai machinalement. La lancière me devança en me jetant un coup d’œil et eut un sourire un peu sauvage qui me rappela le sourire carnassier de Yelyeh.

— « Tu viens de la Secte des Mendiants ? »

— « Euh… Non. Pourquoi ? »

La rousse pouffa.

— « Tu demandes vraiment pourquoi ? Tu as l’air plus sauvageon que moi, et c’est déjà dire. Au fait, moi, c’est Ceyra. »

Je n’avais pas pensé à mon apparence. Je ne portais qu’une grande chemise noire que Yelyeh m’avait donnée il y a un an. C’était pratique pour la renfiler en même temps que je prenais ma forme humaine et pratique pour me glisser au-dehors chaque fois que je me transformais en renard. J’étais effaré de me rendre compte de toutes les habitudes humaines que j’avais perdues en un an. Karhaï m’avait-il invité à rester chez lui par pitié ? La possibilité ne m’effleurait qu’alors.

Ce n’est que lorsque nous entrâmes dans le grand hall du Pavillon Céleste que je me rendis compte que je n’avais pas répondu à Ceyra. Cependant, ma réponse fut noyée par un éclat de voix :

— « Vous le regretterez ! »

Un homme enveloppé, portant une longue tunique noire brodée d’or, sortait d’une pièce contiguë, très emporté, suivi d’un secrétaire un peu paniqué. Deux cultivateurs dans le hall murmurèrent :

— « Ah, c’est l’envoyé impérial. »

— « Il s’est encore fait rembarrer. »

J’étais resté bêtement au milieu de l’entrée et l’envoyé impérial me bouscula.

— « Tu oses obstruer mon chemin, sale rat ?! »

Je faillis perdre l’équilibre mais, de toute façon, au cas où, je me jetai à genoux sur les dalles et me prosternai comme l’aurait fait n’importe quel citoyen prudent de l’Empire devant une telle personnalité. Je grommelai à mi-voix :

— « Pardon. »

L’envoyé s’arrêta net. Je me hérissai. J’aurais peut-être dû parler un peu plus fort ? Si c’était vraiment un envoyé impérial, il pouvait me faire décapiter sur-le-champ et personne n’y verrait rien à redire.

— « Ha. » Je levai légèrement des yeux prudents. L’envoyé cachait mal son sourire railleur derrière son éventail. Il se tourna vers trois cultivateurs en longues tuniques qui étaient sortis de la même pièce que lui et il lança : « La grande Académie Céleste qui se vante de protéger les droits de chacun de ses membres ne peut même pas les vêtir et les chausser ? Mais elle ne veut pas de notre généreux financement ? Hahaha, elle est bonne celle-là, n’est-ce pas, Arius ? »

— « Oui, messire, très bonne », s’empressa d’acquiescer son secrétaire.

— « Vous le regretterez », répéta l’envoyé.

Puis ils partirent. Ceyra grogna :

— « Non mais il se prend pour qui, ce gros lard ? »

Je soufflai en levant la tête vers elle. Un autre cultivateur dans le hall commenta :

— « Et voilà un jeune candidat corrompu par la soumission. »

Je me relevai, lui jetant un regard noir. Par ma queue de renard… Se moquait-il de moi ? Je ne voulais pas finir décapité, c’est tout !

— « Tais-toi, Zabo. Y’a le directeur. »

Le directeur de l’Académie ? Je me tournai vers les trois cultivateurs qui étaient sortis de la pièce. Une odeur familière me fit lancer, surpris :

— « Karhaï ? »

Le cultivateur du milieu s’avança avec un petit sourire, les mains derrière le dos.

— « C’est bien moi. Je ne t’ai pas dit, Zangsa, mais, en fait, je suis professeur à l’Académie et je la dirige en quelque sorte depuis déjà presque dix ans. »

Je le dévisageai, interdit. Quoi ?

— « Mon intention n’était pas de te tromper. Je ne t’ai menti sur rien d’autre. Ilna et moi sommes des herboristes passionnés. »

— « Hoho, au point où l’on doit envoyer tes disciples te tirer des arbustes pour te ramener à temps pour les épreuves d’entrée », intervint le vieil homme à sa droite tout en lissant sa longue barbe blanche.

— « Quoi ! Je n’avais pas oublié : tu vois ? Je suis si prévoyant que je m’occupais même d’accueillir les candidats arrivés en avance », se félicita Karhaï. Puis il regarda avec curiosité mon expression aux abois et ajouta : « Tu sais ce que je te disais, sur les préjugés… Un envoyé de l’Empire n’a aucun pouvoir ici, ni sur toi, ni sur aucun de nous, et peu nous importe qu’il travaille pour un magistrat provincial, un ministre, un prince ou l’empereur en personne. Ce n’était qu’un charlatan de plus. »

Mon cerveau essayait de comprendre. Karhaï était la plus grande autorité dans cette Académie. Il avait passé deux jours avec moi, à ramasser des feuilles et à me donner des conseils de jardinage, et, le jour suivant, il envoyait un haut fonctionnaire impérial mâcher des pâquerettes. Je balayai la salle du regard puis fixai Karhaï.

— « Alors… fallait pas que je me jette à genoux, c’est ça ? »

— « Les manières de l’Empire soulignent toujours la hiérarchie. Ici, on ne montre que le respect », ajouta-t-il, joignant sa paume et son poing comme venait de le faire Ceyra.

Je soufflai, détendu tout d’un coup, et je souris en frappant à mon tour ma paume et mon poing.

— « Alors, il n’y a pas de hiérarchie dans cette Académie ? Avec tous ces pavillons et ces cours dallées, je commençais à penser que j’étais entré dans une de ces écoles impériales pleines d’humains arrogants. Ça m’a rappelé de mauvais souvenirs. »

— « Des mauvais souvenirs ? », s’enquit Karhaï.

En quelques mots, je lui racontai l’épisode de la cerise volée qui m’avait valu une sacrée raclée.

— « Hoho », dit le vieil homme barbu. « Et où est ton grand-père, maintenant ? »

Je m’assombris.

— « Il est mort l’année dernière. »

Le vieil homme eut l’air vraiment affecté. Pas seulement lui : j’eus l’impression que tous me regardaient avec une tendre pitié. Ils n’avaient même pas l’air de feindre. Cela me remplit d’un sentiment étrange que je ne réussis pas à démêler. Je soupirai et mis les mains sur mes hanches en déclarant :

— « Bon. J’ai décidé, Karhaï. Adieux les préjugés. Je reste. Mais si je m’ennuie ou j’aime pas, je m’en vais. Ça te va ? »

L’atmosphère changea totalement. Ledit Zabo se moqua :

— « S’ennuyer, il dit ! »

— « Entre se prosterner et parler si effrontément, il y a un juste milieu », soupira l’autre compagnon de Karhaï, ce qui fit rigoler Ceyra.

— « Hoho, quelle belle décision », commenta le vieil homme.

Karhaï se tapota le menton et sourit.

— « Ça me va. Mais il te faudra quand même passer les épreuves. Et que tu brilles comme une ruborale ou pas, cela dépend en grande partie de toi. »

Je trouvai sa comparaison maladroite, mais, après une grimace, j’esquissai un sourire de renard. Ne m’avait-il pas déjà testé ces derniers jours, avec le sac de pièces d’argent et son soi-disant mal de dos ? Je me tournai vers Ceyra en disant :

— « Au fait, moi, c’est Zangsa. »

La rousse pouffa.

— « Je sens qu’on va bien s’entendre. Allons nous inscrire. Oh, et bienvenue dans le Murim, Zangsa ! »

* * *

Appuyé contre le pilier de l’arc, je pinçai mon menton avec une idée soudaine.

— « Maintenant que j’y pense, cette nuit-là, quand je suis parti faire mes explorations, c’est un miracle que Maître Karhaï n’ait pas découvert que je suis en partie renard-démon. »

Irami me regarda. Il y eut un silence. Puis je soufflai.

— « Tu penses qu’il le sait ? »

— « C’est fort possible. »

Cela voulait-il dire que, tout ce temps, j’avais cru à tort être passé inaperçu ? Et qu’en était-il de Maître Zéligar ? Et Maître Ryol ? C’était déconcertant d’y penser. Au coup d’œil que me lança Irami, je compris qu’il riait intérieurement de mes doutes. Il finit par dire :

— « Peu leur importe, je pense. Ils arrivent », ajouta-t-il.

Maître Zéligar approchait effectivement, suivi d’Ak-Baé Tang et d’une bonne dizaine d’autres cultivateurs, dont Zabo, un disciple de Maître Ryol spécialisé en formations, ainsi que d’autres anciens élèves bien plus âgés que je reconnus, certains seulement de vue. Tout ce monde… Zéligar s’attendait définitivement à un piège. En apercevant Irami, il soupira et dit après une hésitation :

— « Désolé. »

— « Tu ne regrettes rien », répliqua Irami.

Je perçus une inhabituelle pointe d’agacement dans sa voix. Je le comprenais bien. Ce n’est pas tous les jours que ton maître le plus cher essaye de t’empoisonner. Maître Zéligar se racla la gorge.

— « On m’a pourtant rapporté que tu avais bu toute la tasse. »

Il aurait pu se passer de cette remarque. Irami le foudroya des yeux et s’éloigna en aval. Maître Zéligar en fut tout déboussolé, et pour cause : en huit ans, son cher disciple n’avait pas dû le traiter comme ça souvent. Puis je croisai son regard et dis :

— « Si tu veux mon avis, c’est bien fait pour toi. »

Je filai rattraper Irami mais entendis quand même Zéligar soupirer et dire :

— « C’est possible. En route. »

Tandis que nous dévalions la côte boisée dans la faible lueur du matin, Irami ajouta à mon intention par voie mentale :

“Merci pour l’histoire. Un jour, tu me montreras une de ces ruborales.”

Il n’en avait jamais vu ? Elles n’étaient, certes, pas faciles à débusquer. Mais, à présent que je connaissais leur odeur, j’en avais probablement vu plus que Maître Karhaï dans toute sa vie. Je souris.

“Elles peuvent même se manger. Mais ne le dis pas à Maître Zéligar ni à Maître Karhaï : ils me crucifieraient.”