Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Ma première pensée fut : comment ça, je ne suis pas le Sage Ivrogne ? Ma deuxième pensée fut : comment cet Ak-Baé a pu me prendre par surprise ? Je n’étais même pas dans mon lit, j’étais perché sur une branche !
Je croisai le regard de l’instructeur de Haotaheh. J’avais l’impression que, si je répondais incorrectement, il n’hésiterait pas à m’égorger. Ce n’était pas le moment de plaisanter. Je dis :
— « Pourtant, je suis Zangsa. »
— « Zangsa est l’ami le plus proche d’Irahayami, l’héritier des Nuages. Ce n’est pas un démon cultivateur. »
J’écarquillai les yeux. Quoi ? Je ne voyais qu’une possibilité à la réaction d’Ak-Baé : il avait, par quelque moyen, perçu mon énergie pourpre et en avait conclu que j’étais un démon cultivateur se faisant passer pour Zangsa. Mais comment ? Nous ne nous étions même pas touchés. Et quand bien même il m’aurait touché, sous ma forme humaine, mon ki pourpre se réfugiait sagement dans mon noyau. Par expérience, j’étais sûr que les techniques de perception ordinaires ne pouvaient pas le détecter.
Je sentis la lame froide frôler ma peau.
— « Tu avoues ? »
— « Non, non, du calme, Ak-Baé ! », m’écriai-je. « Je ne suis pas un démon cultivateur. Je suis maître vaudou ! J’utilise des bêtes-démons pour mes sortilèges. Voilà pourquoi j’ai du ki-démon. »
— « Vraiment ? Je ne vois aucune bête-démon. »
— « C-Ce sont de petites bêtes. Des… puces. »
— « Des puces-démons ? Très drôle. Descendons. Ne tente rien ou je t’égorge. »
Je descendis sagement et le laissai même me ligoter. Puis je humai l’air, ne sentis rien et compris une chose : Ak-Baé avait drogué mes sens. Maintenant que je me rappelais, il s’était présenté comme un Tang. Le Clan des Tang était renommé pour ses alchimistes, ses guérisseurs… et ses fabricants de poison. Alors, une pensée me traversa l’esprit : et si l’infiltré, c’était lui ?
— « Je suis curieux. Comment peux-tu détecter du ki-démon caché à distance ? », demandai-je.
Le jeune instructeur n’avait pas rengainé sa dague, qui sentait d’ailleurs la lame empoisonnée. Je le constatai maintenant que mon flair reprenait peu à peu ses capacités.
— « Je n’ai rien à expliquer à un démon », répliqua Ak-Baé froidement.
— « Un démon ? »
La voix provenait de la véranda. Irami atterrit, l’épée au clair, cherchant quelque danger. Il n’avait pas la même vue acérée que moi pendant la nuit et il eut du mal à me reconnaître. Je lançai :
— « Irami ! Fais attention à ta blessure ! »
— « Zangsa ? » Il s’arrêta, étonné, en me voyant ligoté. « Que se passe-t-il ? »
— « Ah… Je te présente Ak-Baé, l’instructeur dont nous a parlé Maître Zéligar. Il m’accuse d’être un démon cultivateur. À vrai dire, je ne sais pas quoi faire. »
Irami contempla la scène. Ak-Baé rengaina enfin et salua respectueusement.
— « Je suis désolé de déranger ton sommeil, Irahayami, mais j’ai de fortes raisons de penser que cet homme n’est pas Zangsa. »
Irami battit des paupières une fois, lentement, puis leva une main pour couvrir sa bouche. Non… ! Irami souriait ? Dans une telle situation ?
— « C’est surprenant », dit-il. « Je jurerais que c’est bel et bien Zangsa. Je suis curieux d’entendre tes raisons. »
— « Je t’explique tout », assura Ak-Baé, soulagé qu’on le laisse au moins justifier ses actions.
— « Parlons dans ma chambre », suggéra Irami.
“Tu pourrais en profiter pour me libérer les mains”, dis-je par voie mentale.
“Si tu peux patienter un peu jusqu’à ce que je sois sûr et certain que tu es bien Zangsa…”
“Tu rigoles ?!”
Irami, bien sûr, plaisantait. Il me libéra, malgré les réserves d’Ak-Baé et rappela à celui-ci :
— « Tout le monde est innocent tant qu’on n’a pas de preuve de ses méfaits. »
Ak-Baé se retrouva sans réplique. Ils s’assirent à la petite table et je m’allongeai en travers du lit, les bras en croix, en grommelant :
— « Y’a pas idée de réveiller les gens comme ça. »
Ak-Baé m’ignora et déclara :
— « Je ne peux pas expliquer comment, mais je suis capable de détecter le ki-démon. Je n’invente rien, cher frère cultivateur : cet homme possède du ki-démon. »
Irami me jeta un coup d’œil. Je fis mine de sortir mes griffes et grognai comme une bête féroce. À son tour, il m’ignora et proposa :
— « Une tasse de thé froid ? »
— « Ah… Oui… Merci », fit Ak-Baé, alors qu’Irami servait le thé qui était resté de ce midi dans trois tasses.
Tous deux prirent une gorgée, puis Irami demanda :
— « Pourquoi penses-tu que Zangsa est un démon cultivateur ? En as-tu déjà rencontré un ? »
— « Je… » Ak-Baé hésita puis insista en me signalant du doigt : « Je suis en tout cas sûr qu’il possède du ki-démon ! »
Il ne voulait pas répondre aux questions d’Irami ? Je me redressai sur le lit en lançant :
— « Un démon cultivateur sacrifie son ki inné spirituel et le remplace par du ki-démon. On est bien d’accord ? Cela veut dire qu’un démon cultivateur ne peut plus utiliser son ki normal, car celui-ci est naturellement repoussé par le ki-démon absorbé. Alors… comment expliques-tu ceci ? »
Je dessinai dans l’air un tracé de ki doré qui se dilua bientôt et disparut. Ak-Baé dévisagea ma performance, les sourcils froncés.
— « Tu pourrais t’être servi de n’importe quel talisman pour faire quelque chose d’aussi simple. Comme du truc moche que tu portes autour du cou, par exemple. »
Il était dur à convaincre. Je souris.
— « Je dois reconnaître que le collier n’est pas très esthétique. C’est Maître Ryol qui me l’a donné pour me protéger d’attaques vaudou. »
— « Et l’autre ? »
— « L’autre collier ? C’est le pendentif courant que portent les maîtres vaudou, là d’où je viens. »
— « Un maître vaudou », répéta Ak-Baé. « C’est vrai que tu l’as mentionné, tout à l’heure. » Il y eut un silence. Puis il dit : « J’ai entendu dire que les arts vaudou sont particulièrement appréciés des démons cultivateurs. »
Je soupirai.
“Irami. On le jette dehors ?”
Irami n’avait pas l’air si opposé à ma solution, mais il dit quand même :
— « Je comprends tes réserves, instructeur Ak-Baé. Cependant, ta manière de procéder me semble déplacée. Je sens chez toi une aversion très personnelle contre les démons cultivateurs. Puis-je en demander la raison ? »
Ak-Baé se troubla mais les paroles posées d’Irami eurent raison de lui. Il hésita tout de même en jetant un coup d’œil vers moi.
— « Ah… Dois-je sortir ? », demandai-je.
— « Pour que tu t’enfuies ? Ne bouge pas d’un pouce », répliqua Ak-Baé et il posa un poing sur la table en avouant : « Ce n’est pas vraiment un secret : mon clan a eu affaire à plusieurs reprises à un certain groupe de démons cultivateurs… Des gens plus perfides que les vipères d’ambre. Ils ont tenté d’infiltrer notre cité en soudoyant des serviteurs et, une fois, on a même découvert qu’un garde avait été assassiné et remplacé par un espion. Puis ça n’a fait qu’empirer. Il y a deux ans, un disciple a été tué et mon frère aîné a été enlevé. Jigaé a été torturé pendant des jours puis libéré en échange d’une rançon. À peine quelques mois plus tard, une douzaine de démons ont attaqué notre édifice des archives et ont volé des cahiers qui renfermaient des années de recherche. Les attaquants qui n’ont pas réussi à s’enfuir se sont tous suicidés. L’une des raisons pour lesquelles j’ai été envoyé à l’Académie Céleste, c’est précisément pour informer de ces agissements et pour essayer de retrouver ces cahiers. »
Il se tut et attendit la réaction d’Irami. Celle-ci fut, je pense, bien trop peu expressive à son goût. Irami hocha la tête.
— « Merci, je comprends mieux tes craintes. » Il prit une gorgée de thé et reprit : « Se pourrait-il que ce groupe soit lié à l’Œil Renversé ? »
Ak-Baé haussa les sourcils puis acquiesça.
— « C’est ce que mon clan pense. Tu es donc au courant, pour cette organisation. »
— « Et comment », intervins-je. « L’autre jour, des démons de l’Œil Renversé l’ont attaqué et blessé. »
— « C’est vrai ? », souffla Ak-Baé. Comme Irami confirmait, il ajouta pour moi, narquois : « Des amis à toi ? »
— « Je vais le mordre à la fin », grommelai-je, sans même prendre la peine de parler par voie mentale. Et je protestai en regardant Irami : « Comment un type aussi rustre peut rappeler à Maître Zéligar une personne aussi noble que moi ? »
— « Réglons ce doute une bonne fois pour toutes », suggéra Irami. « En fait, instructeur, toutes les créatures utilisant du ki-démon ne sont pas forcément des crapules sans foi ni loi. Zangsa est une de ces rares personnes capables d’utiliser les deux énergies. Zangsa. Si tu lui montrais une technique gourmande en ki doré ? »
Un tel gaspillage d’énergie pour convaincre un Tang qui avait failli m’empoisonner ? Je n’en avais aucune envie et ma moue trahit ma pensée, mais…
— « Puisque c’est toi qui me le demandes, Irami », acceptai-je. « À une condition, cependant. Je veux savoir comment tu fais pour détecter le ki pourpre… enfin, le ki-démon. »
Ak-Baé me dévisagea, la main droite non loin de sa dague. Il leva sa main gauche et montra un bracelet argenté.
— « C’est une relique que m’a prêtée le patriarche de mon clan. Elle envoie un signal chaque fois qu’elle repère du ki-démon alentour. »
Une telle relique existait ? Enfin, il existait bien les clochettes spectrales de la Secte des Esprits pour repérer certaines formations runiques et éviter ainsi certains pièges. Et il existait des perles spirituelles spéciales qui devenaient opaques dès qu’elles détectaient de grandes concentrations d’énergie, pouvant ainsi prévenir de l’approche d’une grande créature spirituelle ou d’une grande bête-démon… Mais, voilà, ces puissantes créatures exsudaient littéralement leur ki. Que ce bracelet puisse détecter l’énergie pourpre au sein de mon noyau… Ak-Baé n’avait assurément pas utilisé le mot « relique » pour rien. J’avais entendu dire que les Tang avaient perdu de leur puissance ces dernières décennies, mais ils conservaient toujours des objets précieux et même des documents convoités par l’Œil Renversé…
Sans répondre, j’enlevai mes colliers, mon manteau noir et les sacoches de mon ceinturon, dont mon carquois vaudou, pour bien lui montrer que je ne gardais, sur moi, aucun objet enchanté. Puis j’allai saisir ma tasse de thé, gardant un œil prudent sur la dague d’Ak-Baé.
— « Je vais transformer ce thé en thé spirituel », informai-je.
Le jeune instructeur trahit sa surprise, et c’est que, malgré l’apparence, un tel sortilège demandait beaucoup de précision, une certaine quantité d’énergie et, surtout, une vertu d’esprit qu’aucun démon cultivateur ne pouvait feindre. Il répliqua cependant :
— « Et les boucles d’oreille ? »
Il me tapait sur les nerfs. À contrecœur, je les enlevai et les laissai sous la bonne garde d’Irami. Puis une idée me vint.
— « Ce bracelet… montre-t-il vers où se trouve la source de ki-démon ? », demandai-je.
Ak-Baé hocha la tête.
— « Il est très précis quand la source est proche. À l’instant, il m’envoie trois signaux. Deux vers les boucles d’oreille. Un vers toi. Et ce ne sont certainement pas des puces-démons. » Je fis une légère grimace. Il assura : « Mais, si tu es vraiment capable de transformer du thé normal en thé spirituel, je te croirai sur parole et ne parlerai de ton ki-démon à personne. »
Il avait intérêt, car je n’allais pas passer toute la nuit à démontrer mon innocence. En plus, je répugnais à dévoiler ma vraie nature à un inconnu, surtout quand je venais tout juste de la révéler à Yo-hoa.
La tasse à la main, je me concentrai. Je goûtai d’abord une gorgée et la savourai. Les feuilles venaient d’un des théiers poussant dans le Jardin Blanc. Maître Zéligar était d’ailleurs bien conscient du goût exquis de son thé et même Maître Zéïri du Papillon Blanc, qui enseignait les arts du thé à l’Académie Céleste, le considérait comme un grand maître en la matière. Personnellement — et Irami était d’accord avec moi — je trouvais que son thé, bu froid, était encore plus savoureux.
La haute qualité du thé me facilitait la tâche pour en faire du thé spirituel, mais le procédé n’était pas moins compliqué. Heureusement, mes spectateurs étaient patients.
À ma connaissance, il y avait deux façons de spiritualiser un liquide : l’une était d’infuser directement du ki — mais cela requérait un niveau d’expertise que je n’avais pas ; l’autre façon était de créer une formation runique qui encercle le liquide pour ensuite pouvoir maîtriser le ki infusé sans que celui-ci ne s’échappe.
Dans d’autres circonstances, sans le regard suspicieux d’Ak-Baé posé sur moi, j’aurais utilisé mes aiguilles vaudou pour dresser une telle barrière. Cependant, cette fois-ci, j’utilisai ma propre main qui tenait la tasse et commençai à faire couler mon ki doré à l’intérieur du thé.
Au bout d’un moment, Ak-Baé commença à pianoter sur la table. Il lança :
— « Irahayami. Tu es sûr qu’il est capable de spiritualiser du thé ? Moi-même, je ne serais pas sûr d’y arriver à tous les coups. Il pourrait tout simplement être en train d’attendre qu’on s’endorme pour nous filer entre les doigts… »
— « J’en suis certain », le coupa Irami sans perdre son calme. « S’il n’en est pas capable, alors cet homme n’est pas Zangsa. »
Génial… Il me mettait la pression, maintenant ? J’accélérai la circulation de mon ki et me mis bientôt à transpirer. Un thé spirituel était capable de renfermer des sensations et des fragments d’émotions. C’était ce qui le rendait si magique. Or, pour ça, en tant que maître vaudou, j’étais doué.
À peine un quart d’heure plus tard, je posai la tasse sur la table.
— « Alors, cher instructeur ? », m’enquis-je.
En tout, j’avais mis une demi-heure à convertir le thé. C’était, je pense, un record digne d’être inscrit dans les registres de l’Académie Céleste. Ce n’était pas pour rien que les maîtres de thé spirituel optaient pour utiliser directement des feuilles d’un théier spirituel — plante qui n’était, certes, pas commune.
Le liquide avait pris une teinte dorée étincelante. Ak-Baé souleva la tasse et l’examina sous tous ses angles. Il souffla dessus, versa la moitié du liquide dans sa tasse, le fit tourbillonner… s’attendant peut-être à découvrir quelque artifice qui vienne dévoiler un thé spirituel contrefait. Il ne découvrit rien. Je partageai avec Irami une partie du thé qui restait dans ma tasse et savourai une gorgée. Je fis une moue.
— « Bah. Maître Zéligar le fait mieux que moi, mais ça aurait pu être pire. Qu’est-ce que tu en penses, Irami ? »
Celui-ci avala sa gorgée et avoua :
— « Je ne sens pas la différence avec le thé spirituel de Maître Zéligar. »
— « Tu me flattes, Irami. »
— « Je suis sincère. »
— « Je devrais peut-être me consacrer à ça, alors. Un maître de thé dans un groupe de quêteurs, c’est indispensable. »
— « Il faudrait d’abord que tu trouves des théiers. »
— « Si ce n’est que ça, je connais quelques endroits très intéressants », assurai-je.
Notre conversation avait fini de calmer les suspicions d’Ak-Baé, qui prit lui-même une gorgée du thé spirituel. Il s’exclama :
— « C’est… c’est… ! »
Irami et moi le regardâmes, interrogateurs. Après un silence, le jeune instructeur posa sa tasse, se leva et déclara, les yeux étincelants :
— « Je ne savais pas qu’un thé spirituel pouvait être si gracieux. J’ai pu sentir de la chaleur malgré le thé froid, et cette sérénité profonde et cordiale… Elle m’a étrangement rappelé une clairière que j’aime particulièrement, dans la Forêt des Cristaux, près de ma ville natale. »
La chaleur d’un foyer… Voilà ce que j’avais infusé dans ce thé, m’aidant de mes arts vaudou pour amplifier l’effet. Et, vu sa réaction, ça avait l’air d’avoir marché. Il me prit quand même par surprise quand il posa une main sur mon épaule en souriant.
— « Je suis désolé de t’avoir importuné avec mes doutes. »
Il ne semblait pas si désolé que ça. Enfin bon, au moins, il n’allait plus me réveiller en sursaut avec une dague sur la gorge. Et le voir ainsi délecté par mon thé spirituel finit d’effacer toute rancune.
— « Héhé. Gracieux », répétai-je. « Tu as entendu ça, Irami ? » Et je tapotai l’épaule d’Ak-Baé à mon tour en disant : « Si tu offres ce qui te reste de la tasse à Irami, je te pardonne. »
Ak-Baé fit une moue étonnée et j’insistai :
— « Pour sa blessure. »
— « Ce n’est absolument pas la peine », rétorqua Irami.
— « Il dit que ce n’est pas la peine », renchérit Ak-Baé.
Hoho, il aimait mon thé tant que ça ?
Alors, sans crier gare, je sentis une douleur lancinante dans la tête. Ce fut comme si une flèche en feu me l’avait transpercée. Je criai, tombant à genoux sur le plancher, les mains agrippées à mes tempes.
Alors, la sensation disparut. Je jurai mentalement. Irami s’était précipité à mes côtés, et il me passa les colliers autour du cou. Je repris mon souffle et grommelai intérieurement : quelle était la probabilité que ce chamane m’attaque juste quand j’avais enlevé mon talisman ? Non seulement ça mais, si Irami avait mis quelques secondes de plus à me passer le collier, j’aurais reçu une autre attaque, constatai-je. Après une période de calme, le chamane s’était soudain déchaîné. Il avait changé la nature de sa formation, compris-je, dégoûté : à présent, si je ne me trompais pas, il utilisait du ki pourpre, probablement du sang frais de bête pourpre. J’eus également une idée plus précise de sa position. Il s’était rapproché. Il se trouvait vers l’est, à moins d’un jour de marche, dans les plaines de Shinbi.
Avant de m’en rendre compte, je m’étais levé et j’avais ouvert d’un coup sec la porte coulissante qui menait sur la véranda. Mon regard se perdit dans la nuit, vers l’est… puis se focalisa sur la silhouette qui se tenait là, debout, dans sa longue tunique bleue.
— « Maître Zéligar ? », s’étonna Irami, me rejoignant.
Maître Zéligar grimaça.
— « J’ai entendu un cri. »
Il ne pouvait avoir accouru si vite. J’eus une moue moqueuse.
— « On écoute aux portes, maintenant, Maître Zéligar ? »
— « Hum-hum. Vous faisiez trop de bruit. »
— « Ça, ce n’est pas ma faute », assurai-je, indiquant Ak-Baé du pouce.
— « On dirait bien, pour une fois. Quand je dis que vous vous ressemblez… »
— « Comme l’huile et l’eau ! », répliquai-je, remonté.
Maître Zéligar sourit, mais son sourire disparut bientôt et il dit :
— « Maître Ak-Baé. Nous parlerons de ta conduite plus tard. Zangsa. As-tu subi une nouvelle attaque ? », me demanda-t-il, inquiet.
— « Deux, en fait. Ah, je corrige : trois. Le voleur de cheveux est déchaîné, ce soir. J’ai envie de lui donner une bonne baffe. »
— « Tu sais où il se trouve ? »
— « Plus ou moins. Dans les plaines. Au nord-ouest de Pont-Nagi. Je pourrais le localiser avec plus d’exactitude et glaner plus d’informations, mais, si je le chasse ainsi à travers le lien, mon attaquant s’en apercevra très probablement. S’il brûle les cheveux, je n’aurai plus moyen de le repérer une fois sur place. »
— « Mieux vaut donc s’approcher puis le localiser ensuite », opina Maître Zéligar. J’avais remis les boucles d’oreille offertes par Yelyeh et j’enfilais mon manteau quand il ajouta : « Cette affaire est liée à l’Œil Renversé, Zangsa. Tu n’iras pas seul. Nous partirons demain matin, avant l’aube. »
Je m’arrêtai net. Maître Zéligar voulait m’accompagner ?
— « Je viens aussi », ajouta Irami.
— « Moi aussi ! », intervint Ak-Baé. Espérait-il trouver des indices sur les cahiers volés aux Tang ?
Maître Zéligar et moi nous tournâmes vers Irami, peu convaincus.
— « Tu es blessé, Irahayami », lui rappela Zéligar. « Ce n’est pas prudent. »
— « Ma blessure n’est plus », assura Irami.
— « Voyons, voyons », dis-je, levant une main. « Si je frappe, ça ne te fera plus mal, alors ? »
Irami attrapa mon poing avant même que je ne feigne de l’attaquer. Il répéta :
— « Ma blessure n’est plus. » Il croisa nos regards et soupira. « Voyez par vous-mêmes. »
Il dégrafa quelques boutons de sa tunique. Depuis quand avait-il enlevé ses bandages ?! En tout cas, grâce à ça, je pus voir qu’effectivement, il n’y avait nulle trace de blessure, pas même de cicatrice. Les techniques de guérison à l’Académie Céleste étaient certainement bonnes, mais pour qu’une plaie guérisse si vite… La constitution du corps d’Irami, celle-là même qui lui avait permis de maîtriser l’Art Profond des Nuages sans véritable guide, avait sûrement joué un rôle.
— « C’est moi qui ai perdu ton bracelet », ajouta Irami, reboutonnant sa tunique. « Je t’accompagne, quoi que tu dises. »
Irami était têtu et n’en démordrait pas.
— « Hé. Tu guéris plus vite qu’un renard-démon », lui dis-je.
— « C’est grâce à tes baies. »
— « C’est ça. Et mon thé spirituel a fini de te requinquer, je suppose ? », badinai-je.
— « Son thé spirituel, c’est vrai ! », souffla Zéligar. Il attrapa la tasse d’Ak-Baé et, sous le regard choqué de celui-ci, but tout d’un trait. Il fit une moue. « Pas mal. Forcément, c’est moi qui ai infusé les feuilles de thé, à la base. »
— « Forcément », admis-je, amusé.
Puis Zéligar ajouta :
— « Tu devrais aller voir Maître Ryol avant de partir, pour qu’il renforce le talisman. Je n’y connais pas grand-chose en arts vaudou, mais que ce chamane t’attaque trois fois de suite me fait me demander s’il ne serait pas en train, justement, de forcer ta venue. »
Je restai songeur.
— « Tu veux dire que ça pourrait être un piège ? »
Vu la série d’attaques, c’était bien possible. Logiquement, la Démon des Toiles pouvait avoir pensé que le bracelet était fait avec des cheveux d’Irami et, même si elle n’en était pas sûre, elle pouvait s’imaginer qu’en tout cas, le propriétaire des cheveux connaissait intimement « l’Héritier des Nuages ». Seulement, le chamane travaillant pour ces démons n’avait aucun moyen de me localiser à travers un lien de localisation unidirectionnel comme celui-ci. Il devait se douter, par contre, que quelqu’un dans l’entourage d’Irami serait capable de les localiser, eux. D’où ces attaques, pour nous presser à les rencontrer…
C’était logique. Mais cela signifiait-il que l’Œil Renversé ne craignait plus du tout l’Académie Céleste ? Avaient-ils concocté quelque plan ? Je les imaginai lâchant sur nous une armée de bêtes enragées et empoisonnées et je grimaçai. Non, on n’en arriverait probablement pas à ce point.
Dans tous les cas, leur cible principale était plutôt claire. Je soupirai.
— « En fait, ce qu’ils veulent, c’est attraper Irami, n’est-ce pas ? »
Zéligar haussa les épaules.
— « C’est une possibilité. Alors, tous les trois, une fois en route, ne baissez surtout pas votre garde. Ak-Baé, si tu veux bien me suivre. »
Irami et moi avions fait une grande sieste toute cette après-midi et n’étions pas précisément fatigués. Dès que Zéligar et Ak-Baé s’en furent, Irami sortit un livre et s’installa à nouveau sur sa chaise. Je penchai la tête de côté pour lire le titre sur le dos : La poésie de Shahouza. À cet instant, un de ses poèmes me vint à l’esprit et, dans le silence de la nuit, je récitai :
Étrange lumière que la Vie
Qui navigue sans phare,
Voulant tenir la barre,
Ne tenant que la pluie.
— « Perzontes », dit Irami.
Et zut. C’est vrai. C’était un poème de Perzontes, pas de Shahouza. Enfin, qu’importe. Tous deux étaient morts depuis longtemps.
Une nouvelle attaque absorbée par mon talisman me poussa à me transformer en renard pour sauvegarder l’énergie de celui-ci. Et comme je n’avais absolument pas sommeil et que la nuit est le royaume silencieux du renard, je déclarai :
“Je vais aller chasser.”
Irami me dévisagea, peut-être pour s’assurer que je n’aurais pas l’idée folle de partir chasser le chamane tout seul, puis il hocha la tête, rivant à nouveau son regard sur son livre.
“Bonne chasse.”
* * *
Ce n’est que quelques heures avant l’aube, alors que je m’étais tapi sous le lit d’Irami et rêvais de tout un gros nid d’œufs de perdrix, qu’un guérisseur de l’Académie eut l’idée de frapper à la porte et de nous réveiller en disant que Maître Zéligar lui avait demandé d’apporter un breuvage énergétique. Caché sous le lit, alors qu’Irami acceptait la tasse, je humai l’air, perçus l’odeur âcre de l’œillet rêveur et compris une chose : cette tasse était empoisonnée. Ou plutôt, elle était chargée d’une dose d’œillet rêveur suffisamment forte pour faire dormir Irami pendant une journée entière. Je fus immédiatement tiraillé. Je comprenais Zéligar, qui ne voulait pas laisser Irami nous accompagner alors qu’il était très sûrement la cible de ce chamane… mais je n’aimais pas du tout l’idée de ne rien dire.
“Irami…”
“Je sais.”
Il savait mais il but quand même la tasse. Dès que le guérisseur fut parti, je sortis de sous le lit et envoyai à Irami un regard acéré.
— « Je suis désolé, Zangsa. Si ça ne te dérange pas… »
Il était quand même idiot, parfois, Irami. Juste parce qu’il ne voulait pas refuser le breuvage soigneusement préparé par les guérisseurs…
Je posai la patte sur la main qu’il tendait. Je constatai qu’il avait concentré le poison sur un point précis. Si on tardait à l’enlever, il se répandrait dans tout le corps. L’œillet rêveur n’était heureusement pas toxique pour les bêtes-démons : je fis fluer mon ki pourpre et aspirai tout l’œillet rêveur. Quand j’eus terminé, je tournai sur moi-même et frappai le bras d’Irami avec ma longue queue noire et blanche.
“Tu as intérêt à ne pas te faire attraper par ces démons.”
Irami sourit de son sourire intérieur.
“Merci.”