Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

24 Un chasseur sachant chasser…

Dès qu’Irami assura que sa blessure n’était pas si grave, Ceyra, qui m’avait suivi, grommela :

— « Mille pièces d’or ! Zangsa, tu as entendu Maître Karhaï : ses disciples ont passé une heure entière à compter les pièces. Eh bien, quand tu me les rendras, tu as intérêt à ce qu’il n’en manque pas une ! Irami, repose-toi bien. Tu me raconteras après, hein ? Tout de suite, je dois aller voir Vulnia. »

Vulnia était un professeur de l’Académie et une Lancière des Glaces : Ceyra avait laissé la boîte dans ses quartiers pour qu’elle puisse l’examiner.

Quand Ceyra referma la porte derrière elle, mes yeux balayèrent les pièces d’or éparpillées dans la chambre. Heureusement, toutes n’étaient pas sorties du sac. D’un pas circonspect, je m’approchai d’Irami et m’assis sur la chaise qui lui faisait face. Une petite table avec une belle corne blanche, un encrier et des plumes bien rangées nous séparait. Je pris une longue inspiration. Irami sentait le sang. C’était si peu commun que la simple odeur m’inquiétait.

— « La blessure n’est pas profonde, tu dis ? »

— « L’Académie a les meilleurs guérisseurs que je connaisse : je serai complètement guéri en un rien de temps », assura Irami.

— « Mm… » Je tournai mon regard vers le Jardin Blanc. Au printemps, il regorgeait de vie. L’abricotier avait perdu presque toutes ses fleurs, et de belles feuilles vertes toutes neuves étaient apparues. Il manquait encore un ou deux mois pour qu’on puisse dérober ses fruits. Je me laissai peu à peu envahir par la quiétude des lieux. Puis je lâchai un soupir. « Ce vieux Maître Ryol… Il ne savait même pas que tu étais ici. Sinon, je serais venu te voir hier soir. »

Irami secoua légèrement la tête.

— « On m’a dit que vous étiez tous exténués après le Canyon des Brumes. Rien ne pressait. »

— « Rien ne pressait, mais j’ai eu des cauchemars, moi, Irami ! », me plaignis-je. « Je pensais qu’on t’avait kidnappé ! »

Irami cligna une fois des yeux, surpris.

— « Pourquoi… ? » Il s’interrompit d’un coup et ferma un poing qu’il posa nerveusement contre la table en demandant : « On t’a attaqué par le biais du bracelet ? Je suis désolé, Zangsa. Je l’ai perdu et n’ai pas pu le retrouver. »

Ses réactions étaient rarement aussi expressives, preuve qu’il s’en voulait beaucoup. Avec une moue amusée, je me levai.

— « Je suis hors de sa portée quand je suis transformé. Et Maître Ryol m’a gentiment passé un talisman qui devrait me protéger de quelques attaques. Le seul truc, c’est qu’il pèse comme un œuf de dragon. » Je désignai le gros collier tout sauf discret qui pendait à mon cou. Puis je commençai à ramasser les pièces d’or en ajoutant : « Et si tu m’expliquais tout depuis le début ? »

Irami hocha la tête et me raconta tout : la Secte de la Justice calcinée, la Porte des Nuages, sa rencontre avec Sonju, le Fondateur de la Secte des Nuages, l’attaque de la Démon des Toiles sur le chemin du retour et le rôle que Sonju avait joué pour le sauver une fois. Je regardai la corne blanche posée sur la table, fasciné.

— « Sonju est vraiment là-dedans ? »

— « Oui… Enfin, il ne s’est pas réveillé depuis qu’il m’a transformé en nuage. »

— « Et tu dis que la corne a appartenu au Dragon Céleste ? » Je sifflai, impressionné.

— « Tu sais quelque chose sur le Dragon Céleste ? », s’étonna Irami.

— « Et comment ! Le Dragon Céleste est l’un des rares dragons des Hauts-Pics à s’être lié d’amitié avec un humain. » Yelyeh s’était d’ailleurs inspirée de son histoire pour s’enfuir des Hauts-Pics et vivre librement dans les « Contrées Mortes » — c’était ainsi que certaines grandes bêtes des Montagnes Perdues appelaient les Plaines Centrales et toutes les zones pauvres en ki pourpre.

— « Un humain », souffla Irami. « Sonju… ? »

— « Non », fis-je en secouant la tête. « C’était bien avant Sonju. Si je devais parier, Sonju a tout simplement ramassé les cornes du corps du Dragon Céleste. Même les dragons ne vivent pas éternellement. » Je jetai une pièce d’or, qui retomba à plat sur la table. « Alors, tu t’es transformé en nuage puis retransformé en humain grâce à Sonju… Ensuite, tu as essayé de t’enfuir, j’espère ? »

Irami hocha la tête.

— « Oui. Et j’ai pensé à tes paroles : si un tigre te poursuit, mène-le chez un tigre plus grand. Alors, j’ai fait demi-tour vers l’Escouade du Feu Immortel. »

— « Oho ? Comme quoi, mes proverbes de bêtes pourpres ne sont pas si bêtes que ça. Alors, l’Escouade est arrivée ? »

— « Pas immédiatement. »

Il raconta sa course vers la contrée des Ruisseaux. Là, il avait dû faire quelques détours pour éviter des maisons habitées, de peur que ses poursuivants les prennent comme otages. Ses attaquants l’avaient rattrapé et encerclé. Irami avait pu utiliser la grande quantité d’eau alentour à son avantage et avait terrassé trois d’entre eux. Cependant, la Démon des Toiles avait finalement réussi à le piéger à nouveau et l’homme qui l’accompagnait lui avait asséné un coup en pleine poitrine.

— « La Démon des Toiles lui a demandé de ne pas me tuer », poursuivit Irami. « J’en ai profité pour m’enfuir à nouveau, mais j’étais blessé et, si l’Escouade du Feu Immortel n’était pas arrivée à ce moment-là pour me porter secours, j’aurais en effet été kidnappé. » Il marqua une pause, puis conclut : « Le commandant Nohassi m’a immédiatement envoyé à Shinziyah puis à l’Académie. Hier, j’ai reçu une lettre de lui me disant qu’il n’avait retrouvé que mon badge de l’Académie dans la clairière. J’espérais que le bracelet s’était seulement perdu… mais il semble que la Démon des Toiles l’a emporté avec elle. »

— « Elle s’est donc enfuie ? Ses sbires aussi ? »

— « L’homme. Les autres, je les avais laissées inconscientes… » Irami ravala sa salive. « La Démon des Toiles et son compagnon leur ont transpercé le cœur avant de partir. »

Je pâlis. Ils avaient tué leurs propres camarades ?

— « L’Œil Renversé me répugne de plus en plus. »

Irami agrandit un peu les yeux puis fronça les sourcils.

— « Zangsa. Je n’ai jamais parlé de l’Œil Renversé. »

Il ne l’avait pas fait, non. Mais, à présent, j’étais à peu près sûr qu’Irami en avait entendu parler. Et, même si ce n’était pas le cas, il avait intérêt à savoir qui l’attaquait.

Pendant qu’il racontait, j’avais ramassé toutes les pièces d’or qui avaient roulé dans la pièce et, les joignant à celles qui étaient restées dans le sac, je m’installai à nouveau à la petite table et me mis à les compter en disant :

— « Pour tout te dire, si j’avais su que tu partais voir la Secte de la Justice, je t’aurais parlé de ça avant. Je savais qu’elle avait été calcinée cet hiver. En fait, c’est Yelyeh qui l’a cramée. »

— « Yelyeh… ? » Irami se redressa légèrement. « La dragonne ? »

J’opinai du chef.

— « Et de dix », dis-je en empilant les pièces. J’écartai la pile sur la table et commençai à en faire une autre tout en expliquant : « Ça s’est passé cet hiver. Mais c’est une longue histoire. Peut-être devrais-tu t’allonger pendant que je compte et raconte. »

Irami fit glisser la moitié du tas de pièces d’or éparpillées sur la table et se mit à compter en répliquant avec sérénité :

— « Je ne suis pas fatigué. Si ça ne te dérange pas, j’aimerais bien écouter cette histoire. »

— « Oh ? Tu me prêtes main-forte ? Ah ! Irami, Irami ! Je viens de me rappeler. Au cas où, j’ai apporté avec moi des… Ah ! Les voilà. » Je sortis d’une petite poche cinq grandes baies célestes spirituelles que j’avais subrepticement gardées. Je les lui tendis. « Goûte-moi ça, Irami ! »

Irami en goûta une et hocha la tête, approbateur, avec un étonnement non feint, signe qu’il appréciait particulièrement. Je souris.

— « Elles sont toutes pour toi. »

— « Ce sont des baies précieuses », protesta Irami. « Mon océan de ki est déjà en train d’absorber son énergie. »

— « J’en ai mangé des dizaines avec Yo-hoa », avouai-je.

Irami me dévisagea. Personne, pas même le meilleur cultivateur, n’aurait été capable d’absorber le ki de dizaines de ces baies d’un coup. Ce qui voulait dire que j’avais tout simplement gobé les baies pour assouvir mon appétit. Un tel gaspillage de ki spirituel n’aurait pas manqué de désespérer Maître Zéligar.

Alors, Irami eut l’air de penser soudain à quelque chose, il retira la main de la table, puis il jeta un coup d’œil à la corne de Sonju et parut se raviser. Curieux de son manège, je le vis alors commencer à faire des piles de dix pièces d’or. Il était plus efficace que moi. Je l’observai un instant puis ordonnai mes pensées, suivant du regard un moineau qui sautillait sur la rambarde de la véranda. Une légère brise vint faire tinter le carillon en bois suspendu à une des poutres. Enfin, je brisai le silence.

— « L’autre jour, je t’ai dit qu’en automne, j’ai quitté les Montagnes Perdues, mon père et mon frère, pour aller dans la Province des Émeraudes, tu te rappelles ? » Irami se contenta de hocher la tête. « Bon. En fait, je ne suis pas allé là-bas directement. Je suis rentré chez Yelyeh. Dans la Forêt des Astres. Sauf que je ne savais pas que l’Œil Renversé était en train de la chercher… »

* * *

Mon baluchon sur le dos, je filai entre les arbres sur mes quatre pattes. La Forêt des Astres était considérablement plus grande que celle des Roches et je ne connaissais pas si bien tous ses recoins, mais toute la partie orientale qui menait à la maison de Yelyeh et de Yafel, celle-là, je la connaissais par cœur.

La perspective de revoir Yelyeh me faisait aller même plus vite que d’habitude malgré le poids que je portais. Je ne l’avais pas revue depuis mes quinze ans. Comme promis, je ne revenais pas la queue entre les pattes mais devenu un vrai cultivateur. Il me tardait de partager une sieste avec elle sur la véranda de la maison, sous le regard bienveillant de Yafel et de la forêt.

Peut-être à cause de mes rêveries, je mis un temps à m’apercevoir que les alentours ne m’étaient pas familiers. Je m’arrêtai net auprès d’un arbre, humant l’air. Ça ne sentait pas bon. Mes oreilles s’aplatirent. Je me libérai de mon fardeau et me glissai entre les arbustes pour jeter un coup d’œil à une clairière. Elle était vide… Un brusque bruit derrière moi me fit bondir en avant vers la clairière. J’avais gaffé ! Je me trouvais en fait à l’intérieur d’une barrière d’illusions. Mes sens en avaient pâti et… des humains m’avaient repéré sans que je les sente venir.

Sans trop comprendre ce qu’il se passait, je tentai de m’enfuir. Les humains m’acculèrent.

Ils étaient nombreux. Plus de vingt. L’un d’eux particulièrement corpulent s’approcha de moi, une massue emplie de pointes en fer à la main.

— « Eh, le renard, tu n’aurais pas vu un dragon, par hasard ? » Ses compagnons s’esclaffèrent. Il ajouta : « Tant pis : tu nous serviras de repas. Allez, n’aie pas peur, viens ici, sale démon ! »

Je grondai, prêt à paniquer. Ces humains en avaient après Yelyeh ? Je faisais quoi ? Me transformer en humain ? Mais ces types n’avaient pas l’air d’avoir de scrupules à tuer leurs congénères, alors ils en auraient encore moins à tuer un hybride. Je cherchais désespérément une échappatoire quand un homme aux cheveux grisonnants en bataille et affublé de colliers arrêta mon bourreau.

— « Attends. Ne le tue pas. J’aimerais expérimenter un truc. »

Le gaillard grimaça puis haussa les épaules. Profitant de sa distraction, je m’élançai pour me faufiler entre les hommes qui m’encerclaient.

— « Il s’échappe ! »

Je n’avais pas compté sur un détail important : ces types étaient tous des démons cultivateurs. J’étais fichu. Quand je compris ça, on m’avait passé une corde autour du cou. Je m’étouffai. Je jurai intérieurement. Allais-je mourir avant même d’avoir pu revoir Yelyeh ? À cause de quelques fous mangeurs de noyaux-démons ? Avant même que je n’ose me transformer en humain pour au moins me libérer de la corde, je reçus un coup de poing sur la tête qui m’envoya voir les étoiles au fond d’un puits.

* * *

Irami avait arrêté de compter les pièces d’or et me regardait, suspendu à mes lèvres.

Tandis que je parlais, je m’étais levé et m’étais appuyé contre la rambarde de la véranda. Je le rassurai tout de suite, amusé :

— « Je m’en suis tiré vivant. »

Irami soupira.

— « J’imagine bien. Mais comment ? »

— « Hé. En fait, la formation d’illusion dans laquelle j’étais entré n’était autre qu’un piège créé par Yelyeh pour cacher la maison et capturer ses poursuivants. »

— « Donc Yelyeh… »

J’acquiesçai.

— « Je n’ai pas vu le massacre, j’étais assommé. Quand je me suis réveillé, je me trouvais chez elle. »

Irami reprit son comptage de pièces d’or et demanda :

— « Du coup, ces hommes faisaient partie de la Secte de la Justice et la dragonne s’est vengée en rasant leur quartier général ? »

Je hochai lentement la tête.

— « Mm… » Un papillon jaune virevolta sous mes yeux avant de disparaître derrière le forsythia en fleur. J’avouai : « Ça a été plus compliqué que ça. »

* * *

Quand je me réveillai, je grondais, je grognais, j’émettais des bruits de renard enragé et j’étais prêt à me jeter sur tout ce qui bouge.

Une fille aux cheveux rouges me lança un lapin fraîchement chassé. Il était immobile. Je n’en voulais pas. Je me jetai sur la fille, mordis son bras, me brûlai, mais ne lâchai pas…

— « Ça fait même pas mal », soupira la fille, quand même ennuyée. « Zangsa. Ressaisis-toi ou je te fais rôtir pour le repas. »

Une décharge énergétique me fit alors lâcher prise et perdre conscience. Le jour suivant, la scène fut à peu près la même. Et ce petit manège dura trois bonnes semaines. Puis, un jour, je me réveillai sous ma forme humaine, emmitouflé sous une couverture, la tête bien froide. Je me souvenais des jours passés comme d’un rêve.

— « Oh. Tu es réveillé. »

Yelyeh entrait dans la pièce ; Yafel lévitait derrière, ses longs cheveux blonds translucides flottant derrière lui. L’esprit des arbres semblait soulagé. La dragonne me toisait avec une moue. Je me levai d’un bond, me transformant en renard et me précipitant vers elle, le cœur gonflé de joie.

“Yelyeh ! Je te vois enfin, Yelyeh ! Sept ans, quand même ! Tu n’as pas changé ! Évidemment, hihi… Je t’ai manqué ? Dis ? Tu m’as affreusement manqué !”

La dragonne avait eu un léger mouvement de recul, comme si elle s’attendait à ce que je me jette sur elle… pour l’attaquer ? Elle maugréa :

— « Oui, enfin… Ça fait trois semaines que tu me mords tous les jours. Je commençais sérieusement à me demander si tu ne serais pas meilleur rôti avec des pommes de terre. »

“Hein ?”, fis-je, étourdi, arrêtant de tourner en rond autour d’elle.

Alors, je me souvins. Enfin, pas de tout, mais du principal, ainsi que de plusieurs phrases de Yelyeh. “Tu n’as pas honte, de mordre ta sauveuse ?” et “Et dire que tu t’es laissé attraper par ces cultivateurs de pacotille… Avec ces deux beaux océans de ki que tu as là ! As-tu appris à mettre quelque chose d’utile dans cette petite tête ? Hein ? Arrête de me mordre, je te dis, je le sens même pas. Idiot. Quel poison tu as mangé pour devenir aussi stupide ?” L’embarras fit place à l’inquiétude. Effectivement, que m’était-il arrivé ?

“Un… poison ?”, murmurai-je.

Yelyeh hocha la tête.

— « L’un d’eux t’a donné à manger quelque chose. Je suis arrivée trop tard. Tes océans de ki étaient un méli-mélo. J’ai fait ce que j’ai pu pour calmer tes énergies, mais tu as failli y passer. À cause de ça, certains de ces démons d’humains ont presque réussi à s’échapper. »

Presque, me répétai-je. Cela voulait dire qu’elle les avait tous tués. Je m’assis sur mes quatre pattes, sans éprouver la moindre peine.

“Tu as dû te régaler.”

Yelyeh souffla.

— « Penses-tu. Ils mangeaient tous des noyaux de bêtes pourpres. Leurs corps étaient pleins de trucs toxiques. »

Un tel noyau n’était pas toxique pour nous, bêtes pourpres, mais, s’il était mangé par une créature de ki doré, le corps de celle-ci réagissait en fabriquant des toxines qui étaient poison pour nous aussi. D’ailleurs, ça se sentait au flair, pensai-je, me souvenant de l’odeur désagréable des humains qui m’avaient attaqué. Je repris ma forme humaine et, tandis que j’enfilais une tunique noire que me tendit gentiment Yafel, je demandai :

— « C’était qui, au juste, ces humains ? »

— « Des démons cultivateurs de l’Œil Renversé. Le mois dernier, j’ai gaffé et l’un d’eux m’a vue. Il faut croire qu’ils essaient de me tuer ! » La simple idée la faisait rire. « À vrai dire, je pensais en laisser un en vie pour pouvoir le poursuivre jusqu’à sa tanière, mais ces humains sont si fragiles… Enfin bon, parlons d’autre chose ! Tu te sens bien, alors ? »

— « Comme un dragon », assurai-je.

— « Ha ! Tu aimerais bien, petit renard. Fais voir… » Elle me prit la main et se concentra. Au bout d’un silence, elle hocha la tête, satisfaite. « On dirait que les morsures journalières, c’est fini. »

Je grimaçai légèrement quand je pensai qu’après tant d’années, au lieu de m’accueillir dans la joie, elle avait dû supporter un renard enragé… Je grattai mon cou en me retournant, quelque peu frustré.

— « Maudits démons… J’aimerais les mordre bien fort, ceux-là. »

Mes pensées vengeresses s’évanouirent dès que mes yeux se posèrent sur le beau paysage qui se déployait au-delà des portes coulissantes ouvertes sur la terrasse : les feuilles en feu qui recouvraient le sol en automne, les rayons du soleil qui réchauffaient pourtant encore les planches en bois que je foulais de mes pieds nus, la brise rafraîchissante, les bruits variés de la forêt, bien plus paisible que celles des Montagnes Perdues, et ces arômes de terre mouillée et de sève mêlés à l’odeur brûlante de la dragonne… M’arrêtant à un pas de la terrasse, je me retournai et souris de toutes mes dents.

— « Yelyeh, Yafel », prononçai-je avec une profonde tendresse. « Je suis enfin rentré. »

La dragonne joignait ses mains sous les amples manches de sa grande chemise noire. Elle ne répondit pas tout de suite et s’avança dans la lumière. Sous les rayons du soleil, ses longs cheveux écarlates flamboyèrent. Elle s’arrêta à ma gauche, Yafel à ma droite. La première dit :

— « Sept ans, tu as dit. Pour moi, c’est comme si tu étais parti hier. »

Yafel hocha la tête en esquissant un sourire et dit :

— « Sept ans passent vite. Mais je me réjouis de te revoir, Zangsa. »

Je lui adressai un sourire puis me tournai vers Yelyeh. Au bout d’un silence, elle soupira.

— « Bienvenue, Zangsa. Mais je te préviens », ajouta-t-elle en s’éloignant, « si tu me mords encore une fois, je te dévore tout rôti ! »

Je la suivis joyeusement.

— « Yelyeh ! Tu sais, tu disais vrai : à l’Académie, j’ai rencontré des humains vraiment bien. »

— « Oho ? Tu as fait des amis ? »

— « Bien sûr ! »

Yelyeh sourit puis ouvrit la porte d’entrée.

— « Allons chasser un bon repas et tu me racontes ! »

Cela faisait si longtemps que je n’avais pas chassé avec elle que je sentis mon cœur bondir de joie rien que d’y penser. Laissant Yafel garder la maison, je me glissai hors de ma tunique noire et m’élançai entre les arbres sous ma forme de renard, Yelyeh sur mes talons.

* * *

Ses bras fins à la peau hâlée écartés, les cheveux rouges tombant, épars, sur le sol, Yelyeh dormait. Gêné par quelque bruit, je m’étais réveillé, roulé en boule non loin. Au bout d’un moment, je me levai et jetai un coup d’œil par la fenêtre. Les flocons de neige dansaient doucement et s’empilaient sur la terrasse et sur les branches nues des arbres. Le soleil commençait à poindre, mais le ciel de plomb le laissait à peine paraître. Il régnait un silence presque total.

J’allais revenir me rouler en boule auprès de Yelyeh quand j’aperçus Yafel flotter sur la neige avec précipitation. Il débarqua dans la pièce en pantelant — eh oui, malgré son apparence de fantôme, un esprit des arbres pouvait étrangement s’essouffler.

— « Yelyeh ! »

Tandis que Yafel reprenait son souffle, j’appelai à mon tour Yelyeh par voie mentale. La dragonne grommela, l’air de rêver :

— « Zangsa, je peux pas jouer avec toi maintenant… »

— « Yelyeh ! », insista Yafel. « C’est important ! Des humains viennent de chasser un grand étalon pourpre. Et ils utilisaient eux-mêmes du ki pourpre ! »

Il y eut un silence puis Yelyeh s’assit sur son séant d’un mouvement brusque.

— « Des démons cultivateurs ? Et un grand étalon pourpre ? Qu’est-ce qu’un grand étalon pourpre fiche dans la Forêt des Astres en hiver ? »

— « Il y a toujours des égarés », fit Yafel.

Certes, ça arrivait tous les ans que des bêtes pourpres ne parviennent pas à revenir à temps dans les zones d’hibernation. Ça m’était arrivé, à moi. Les chasseurs de bêtes-démons profitaient de ce qu’elles se sentaient affaiblies par le manque de ki pourpre pour les traquer. Certains villageois les chassaient pour la viande, croyant à tort qu’en la chauffant assez elle n’était plus toxique ; mais ce cas-là était différent. Les démons cultivateurs chassaient les bêtes pourpres non pour leur viande mais pour leurs noyaux.

Yelyeh fit claquer sa langue en se levant.

— « On peut pas hiberner tranquille », maugréa-t-elle. « Vers où ? »

— « Au-delà du grand mûrier noir », répondit Yafel. « Ils sont partis vers l’ouest. »

Yelyeh s’avança jusqu’à la petite table, but un verre d’eau, sortit pieds nus sur la grande terrasse recouverte de neige, puis se transforma en un dragon rouge, au cou élancé, à la queue puissante hérissée de piquants et aux crocs au moins vingt fois la taille des miens. Au moment où elle battit des ailes, elle jeta aussi son sortilège d’invisibilité habituel. Devinant seulement sa présence, je l’imaginai s’envoler dans le ciel et piquer vers l’endroit qu’avait signalé Yafel. Essayer de la suivre était inutile : le temps que j’arrive à destination, elle serait probablement rentrée.

Je ne me trompai pas. À peine une heure plus tard, alors que j’aidais Yafel à préparer un bouillon d’os du sanglier spirituel que nous avions chassé la veille, Yelyeh était de retour.

— « Du bouillon ! », s’extasia-t-elle. « Après l’étalon, rien de mieux qu’un bouillon d’os ! »

J’en déduisis qu’elle avait donc volé la proie aux démons cultivateurs et avait dévoré l’étalon chassé. Elle jeta quelque chose dans la marmite. Le temps que je m’aperçoive qu’il s’agissait du noyau de l’étalon, l’énergie pourpre avait coloré tout le bouillon. Je grimaçai.

— « Yelyeh ! De l’étalon avec du sanglier ? Ça va pas très bien ensemble… »

— « Quoi ! Avant, tu n’étais pas si pointilleux », m’interrompit Yelyeh. Elle me désigna du doigt. « Ne crois pas tout ce qu’on t’enseigne à l’Académie, surtout pas leurs arts culinaires ! Tu vas voir : on va se régaler. »

Je me régalai quand même, mais ce goût chargé de ki pourpre… j’aurais pu m’en passer. Yafel ne goûta pas une seule cuillerée : il aimait cuisiner pour la dragonne, mais il ne mangeait pas de viande — seuls la sève des arbres, l’air de la forêt… et les mets elfiques quand il le pouvait. Il était quand même attablé à la petite table basse qui avait appartenu, disait-il, à cette fameuse famille d’elfes. Alors que je terminais mon deuxième bol, je demandai :

— « Yelyeh. C’était vraiment des démons cultivateurs ? »

Yelyeh se tapotait le ventre bien plein. Elle acquiesça avec une moue de dégoût.

— « Oui. Cette fois-ci, j’ai même été rusée en laissant s’échapper l’un des chasseurs, pour voir où il allait. Il allait vers l’ouest. »

— « Vers l’ouest ? Et ? »

Yelyeh poussa un long soupir.

— « Je ne l’ai pas suivi jusqu’au bout. L’étalon était tout fraîchement chassé. Je n’allais pas le laisser pourrir. »

Du coup, elle s’était mise à le manger et avait seulement appris que les démons cultivateurs venaient de l’ouest… Si ça n’avait été que des chasseurs ordinaires, j’aurais compris son désintérêt, mais des démons cultivateurs qui la guettaient, elle, et qui m’avaient utilisé comme cobaye… Même deux mois après cet épisode, l’équilibre entre mes océans de ki n’était pas tout à fait stable. Souriant à mon expression déçue, Yelyeh me montra une touffe de cheveux enveloppée dans un tissu en disant :

— « Tada ! J’ai récupéré ça du chasseur avant de le laisser déguerpir. Je te laisse t’en occuper : manipuler des liens si fragiles n’est pas mon truc. »

Je pris la touffe de cheveux et retroussai mon nez, puis posai un cheveu sur la table et sortis mes aiguilles vaudou. Sous le regard attentif de Yelyeh et de Yafel, je procédai à traquer le chasseur. L’aiguille boussole indiquait effectivement l’ouest. Yelyeh se leva.

— « On y va ? »

Je réfléchis. Le chasseur n’était sûrement pas encore rentré, où qu’il aille. Et, si c’était juste pour des sortilèges de localisation, le lien des cheveux n’allait pas s’estomper si vite.

— « On digère avant », répliquai-je.

Le visage de la dragonne se fendit d’un sourire étincelant.

— « On digère avant », approuva-t-elle.

* * *

Nous digérâmes même le repas de midi avant de nous mettre en route.

— « Ça serait plus rapide si on volait », dit Yelyeh, filant à mes côtés entre les arbres.

Mes souvenirs de la seule fois où je l’avais laissée me porter sur son dos de dragon, le jour de notre rencontre, étaient bien trop vifs, même après neuf ans, pour que je tombe dans le piège d’accepter. Trottant rapidement sur la neige, je citai :

“L’âme pressée est l’esclave du temps.”

“Hoho. L’étudiant a parlé.”

“C’est toi qui m’as envoyé à l’Académie, je te rappelle.”

“Et j’en ai bavé pour que tu partes. Mais on dirait que tu n’as pas encore appris à voler de tes propres ailes comme un dragon.”

Je roulai les yeux.

“Je ne suis pas un renard ailé. Qu’espérais-tu ? Mais je sais réaliser le Pas Céleste mieux que mon père.”

“Ho ? Évidemment. Ton père est un grand renard. Il pèse le double.”

Une image me traversa l’esprit, celle d’un énorme renard blanc aux reflets pourpres, aussi haut qu’un cerf jusqu’aux bois compris, et j’avouai :

“Bien plus du double, si tu veux mon avis.”

“Comment vous vous êtes retrouvés, au fait ? Tu avais gardé ses poils ?”

Je ralentis, ahuri. L’idée de localiser mon père avec mes arts vaudou ne m’était jamais venue à l’esprit, qui sait pourquoi.

“Non… En fait, tous les printemps, Père descend jusqu’aux Hautes-Alous pour aller réciter une poésie sur la tombe de ma mère.”

“Mm.” Yelyeh médita : “Ce n’est pas typique, pour un grand renard, de s’inquiéter des anniversaires. Je commence à comprendre pourquoi il a pu tomber amoureux d’une humaine. Mais, hé, une poésie ? Quel genre de poésie ?”

Yelyeh était férue de rimes et de musique. J’accélérai le pas en disant :

“Aucune idée. Mon père est très réservé, pour ces choses-là. C’est un romantique austère.”

“Oh ! En parlant d’amour. Tu n’aurais pas trouvé quelque âme sœur à l’Académie ?”

La question me prit au dépourvu.

“Quoi… ? Pourquoi cette question ?”

“Ha ! J’ai vu juste ? La jeunesse et l’amour romantique ! Je sais que certaines dragonnes raffolaient de ces histoires.”

Mon cœur battait plus vite.

“Ah bon… Toi aussi ?”

“Moi ? J’étais éperdument amoureuse du Dragon Céleste ! On me prenait pour une folle, évidemment : le Dragon Céleste est un de nos ancêtres les plus aventuriers et à la fois toujours raillé des adultes… Pourquoi tu t’arrêtes, Zangsa ?”

Mes pattes s’étaient en effet immobilisés. Embarrassé, je détournai le regard vers une souris qui se cachait, tremblotante, sous une pile de neige. Mes paroles sortirent comme un jet d’eau :

“Ben, tu sais… Yelyeh… il se trouve que, même à l’Académie, je n’ai jamais aimé d’amour personne d’autre que toi.”

Il y eut un bref silence seulement brisé par une légère brise froide sifflant entre les branches des arbres. Alors, Yelyeh eut un immense sourire, pouffa, puis éclata de rire.

— « Une dragonne qui aime un ancêtre et un renard qui aime une dragonne ! Nous voilà dans de beaux draps ! »

Elle ne commenta rien de plus et continua à courir vers l’ouest, très amusée. Je la suivis, me demandant pourquoi diables j’avais choisi ce moment pour faire ma confession. Yelyeh savait-elle seulement que je ne plaisantais pas ? Tout bien pensé, elle le savait probablement. Mais elle n’arrivait tout de même pas à me prendre au sérieux. Soit. Je ne lui demandais rien d’autre que de pouvoir être à ses côtés.

* * *

— « Irami ! » Je me rassis à la table en me plaignant : « Pourquoi les cœurs s’amusent à créer des liens si forts sans demander l’avis de l’esprit ? »

Irami haussa un sourcil.

— « Ton cœur changerait-il s’il demandait l’avis à ton esprit ? »

— « Non », avouai-je. « Enfin… Je pourrais peut-être rediriger tout cet amour foudroyant vers toi, Irami. Qu’en dirais-tu ? L’amour entre un nuage et un renard. C’est vachement inspirant ! Hein, Irami ? »

Irami eut un tic gêné et posa la dernière pile de pièces d’or sur la table en répliquant :

— « Excuse-moi si je n’entre pas dans ton jeu, Zangsa. Ce jour-là, vous avez compris que les démons cultivateurs provenaient de la Secte de la Justice, je suppose ? »

Le virement de sujet m’arracha un sourire amusé. Je hochai la tête.

— « Nous avons aussi appris que leur Secte faisait effectivement partie de l’Œil Renversé. Mais Yelyeh ne l’a pas réduite en cendres tout de suite. Je me suis d’abord infiltré pour enquêter sur le poison qu’on m’avait donné. J’ai découvert qu’il s’agissait d’une pilule secrètement fabriquée par un groupe lié à la Guilde des Alchimistes de la Cité Émeraude. »

— « Une pilule », souffla Irami. « Tu veux dire… que c’était le même poison qu’a avalé l’hippogriffe ? »

— « Peut-être pas exactement le même, mais… les fabricants sont probablement les mêmes. Et l’Œil Renversé les finance ou, en tout cas, c’est un grand client. »

— « Mais dans quel but ? » Irami fronçait les sourcils. « Ces pilules rendent les bêtes enragées. Pensent-ils pouvoir les contrôler et en faire une armée ? »

Je n’en savais rien, mais ç’aurait été un moyen pas si stupide pour essayer d’en finir avec l’ennemi numéro un de l’Œil Renversé : les vrais cultivateurs. Sans le pouvoir des sectes et Grandes Sectes, qui contrebalançait le pouvoir de l’Empire, l’Œil Renversé aurait la main mise sur absolument tout.

Je laissai échapper un soupir en m’adossant sur la chaise, les bras croisés derrière la tête.

— « N’empêche que Bec est devenu un grand hippogriffe grâce à la pilule, alors que, moi, je suis toujours un renard pourpre ordinaire. Enfin, au moins, j’ai pu complètement éliminer le poison. » Contrairement au pauvre Bec, qui avait peut-être déjà perdu la vie en plus de tout son plumage.

Je regardai les piles de pièces d’or. Irami avait fait cinquante petits tas de dix pièces. Cela faisait cinq-cents, la moitié. Il ne restait plus qu’à compter ma part pour s’assurer qu’il n’en manquait aucune. Irami ne l’avait pas touchée, signe qu’il considérait m’avoir aidé suffisamment comme ça. Je soupirai et me mis à empiler et compter les pièces tout en chantonnant :

— « Une hirondelle arriva, mais une hirondelle, dit-on, ne fait pas le printemps. Deux hirondelles arrivèrent, mais deux hirondelles, dit-on, ne font pas le printemps. Trois… »

J’en étais à quinze hirondelles quand, légèrement exaspéré, Irami se remit à faire des tas de dix pièces. Nous travaillions diligemment quand il demanda :

— « As-tu trouvé quelque chose dans la Cité Émeraude ? »

— « Des abricots, des cerises, des pommes… Et pas grand-chose de plus. En fait, là-bas, Yelyeh s’est fait repérer encore une fois par l’Œil Renversé, qui la cherche activement. À ce que j’ai découvert, dans leur mythologie, les dragons rouges ont quelque profonde signification liée à la domination du monde. Yelyeh se fiche de leurs croyances, mais elle est de plus en plus irritée par cette organisation. Elle est partie je ne sais où et m’a demandé d’être prudent. Du coup, je me suis contenté de manger des abricots et de lire quelques trucs intéressants dans la bibliothèque impériale de la cité. J’ai même lu un pamphlet sur le terrible démon skaligus drakus qui, paraît-il, fait des ravages dans quelques villages au pied des Montagnes Perdues. Un truc moche invisible qui se multiplie comme les puces, saute de tête en tête et te donne plein de furoncles, selon les experts. Du coup, au printemps, j’ai voulu aller jeter un coup d’œil, mais, avant, j’en ai profité pour essayer de te localiser, et je t’ai trouvé, dans cette auberge au vin mauvais. J’ai vite oublié le skaligus drakus. Voilà pour toute l’histoire. Et voilà pour mon compte. Mille pièces d’or. On est bon, n’est-ce pas ? »

Irami hocha la tête.

— « On est bon. »

Enfin ! Je jetai un coup d’œil à la Corne des Nuages puis aux tas d’or qui logeaient tout juste sur la table.

— « Ho, Irami. Avec ça, on pourrait construire un pavillon aussi grand que l’Académie, avec tout plein de beaux jardins, des abricotiers, des aubépines, des azalées… et on pourrait vivre sans souci, éloignés du monde agité, jusqu’à ce que nos cheveux noirs blanchissent. »

Irami avait agrandi quelque peu les yeux, qu’il détourna vers le Jardin Blanc en répliquant :

— « À quoi bon un pavillon si grand ? »

Hé. Il s’était représenté son propre lieu de rêve dans son esprit. J’aurais bien aimé lui demander à quoi celui-ci ressemblait, mais… en parlerait-il ? Je soutins mon menton, amusé.

— « Irami ! Je vois que je ne suis pas le seul à imaginer mon havre de paix avec de l’argent volé. »

Le regard fixé sur les nuages blancs qui glissaient sur le ciel bleu, Irami ne prit pas la peine de répondre à ma pique. Après un silence tranquille, je me demandai tout haut :

— « N’empêche que j’aimerais bien savoir pourquoi Yelyeh aime tant les reliques et les pièces d’or. »

Irami me jeta un coup d’œil amusé.

— « On dit que les créatures de feu aiment les métaux, car le feu fond le métal. »

Je n’avais pas pensé à ça, mais… était-ce vraiment pour une raison si stéréotypée ?