Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Auprès de la rosée des brumes, silencieuse,
Dans le vacarme du passé, repose
La Fleur Sagace, reine des sourires,
Radieuse rose de sérénité.
Shahouza
*
Nous venions d’entrer dans une cavité emplie de cristaux à la lumière tantôt bleue tantôt verte, et j’informais Ceyra que j’avais comme une intuition et que j’allais explorer la zone supérieure de la falaise — où l’odeur de Yelyeh était plus forte — quand je tombai à genoux tout d’un coup, le torse en feu.
Comme la brume était là moins dense, Ceyra, Yo-hoa et Benod s’arrêtèrent net en me voyant et s’alarmèrent. Par-dessus le vacarme du Cascadeur, je les entendis m’appeler :
— « Zangsa ! »
La sensation brûlante s’était évanouie. Je me relevai en m’appuyant sur quelque chose de dur, qui s’avéra être le bras de Benod. Le moine me regardait, inquiet.
“C’est à cause de… ?”
Je mis un temps à comprendre qu’il suspectait le biscuit elfique de sa femme. J’assurai :
“Ce n’est pas ça.”
À vrai dire, c’était la troisième fois que je sentais un soudain malaise, depuis le biscuit, et, les deux premières, j’avais moi aussi pensé à une intoxication, me demandant même si la cuisine elfique n’était pas poison pour les renards à ki pourpre. Mais, cette fois-ci, le malaise avait été plus fort. J’en étais désormais certain : cette sensation n’était pas due à quelque chose que j’avais mangé. J’avais clairement senti l’attaque par liens. Quelqu’un, en tous les cas un chamane habile, était en train d’utiliser des arts vaudou contre moi. Mais comment ? Et pourquoi ? Plus d’une réponse possible me venait à l’esprit.
“Ça va, j’ai juste envie qu’on me porte comme Bwi”, dis-je.
“Rêve toujours”, souffla Ceyra, mais elle ajouta quand même : “Tu es sûr que ça va ?”
Pour toute réponse, je sortis de la cavité pour jeter un coup d’œil à l’énorme falaise rocheuse qui se perdait vite dans la brume et dis :
“Cet endroit me paraît louche.”
Je commençai à grimper. Yo-hoa me suivit en assurant :
“Si tu tombes, je te retiens, Zangsa !”
Il le disait sérieusement. Je roulai les yeux et pensai : Mon cher junior, si un maître vaudou ne savait pas en contrer un autre, ce serait le comble du déshonneur. J’avais en effet pris quelques mesures de précaution. À présent, si on me lançait une quatrième attaque, je serais à priori en mesure de la comprendre un peu mieux et, surtout, de minimiser les effets.
“Zangsa”, dit Ceyra. “Tu peux m’expliquer pourquoi on grimpe là et pas ailleurs ?”
“Tu vas voir.”
Ou peut-être que Yelyeh était passée par là pour une toute autre raison que la Lance des Glaces et qu’on ne verrait rien, complétai-je intérieurement. Mais c’était toujours mieux que de tâtonner dans la brume sans avoir la moindre idée où aller.
Cramponné à une roche, presque à la verticale, je humai l’air et…
“Yo-hoa, attention ! À ta droite !”
Rapide comme le Dauphin Rieur qu’il était, Yo-hoa agita son épée : je ne le vis pas, mais j’entendis la lame plonger dans un corps flasque.
“C’était quoi ?”, demanda-t-il. Il avait vraiment frappé sans rien voir ?
“Je ne sais pas, mais ça sentait le serpent affamé”, répondis-je.
“C’était un serpent d’argile spirituel”, grogna Ceyra, plus bas. “J’ai failli le recevoir en pleine figure, Yo-hoa. Fais gaffe.”
“Oups, désolé”, rit celui-ci.
Nous continuâmes à escalader et je fis fuir une nuée de papillons des brumes avant de parvenir enfin à une grotte. La brume était moins dense et je vis sans mal mes compagnons se hisser derrière moi. Ceyra me lança un coup d’œil suspicieux avant de s’avancer, lance à la main. La boule de lumière illumina l’intérieur, qui n’était pas bien grand. Devant une stalagmite, nous aperçûmes une longue boîte finement décorée.
— « Une lance peut très bien loger là-dedans ! », observa Yo-hoa, enthousiaste.
Nous avions bien grimpé la moitié de la falaise et le fracas de la rivière ne nous assourdissait plus. Ceyra s’accroupit devant la boîte, méfiante.
— « Zangsa. Benod. Vous ne sentez aucune formation, n’est-ce pas ? »
Benod passa une main sur le sol en pierre, prudent. Je m’assis auprès de la boîte et la touchai du bout de mon index. Je perçus un cercle runique très subtil. Malgré sa complexité, je le reconnus immédiatement. Un des cercles runiques de mes boucles d’oreille était identique. Sa fonction était celle de prévenir Yelyeh si le circuit venait à se rompre : j’avais compris cela après de longues heures d’inspection à l’Académie Céleste. Du coup, pour la boîte, ce devait être pareil : si elle s’ouvrait, Yelyeh en serait tout simplement prévenue. Autrement, les runes étaient inoffensives. Aussi, je déclarai :
— « On ne dirait pas. »
La lancière me jeta un regard noir.
— « La prudence, Zangsa. Ça pourrait être dangereux. »
Oui, sauf que la boîte portait si bien l’odeur de Yelyeh qu’elle me semblait déjà presque un objet familier. Benod secoua la tête, l’air de dire qu’il n’avait perçu aucune rune active. Alors, Ceyra tendit une main, s’arrêta un instant, puis elle ouvrit la boîte. Je perçus une énergie subtile la quitter quand le cercle runique se brisa.
À l’intérieur, évidemment, il n’y avait pas de lance, mais un parchemin. La déception de Ceyra était évidente. Elle déroula le parchemin avec grande délicatesse. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, je reconnus aussitôt l’écriture élégante au style démodé de Yelyeh. Voyant Ceyra un peu bloquée par les formes de lettres archaïques, je lus à voix haute :
— « Que reposent mille pièces d’or sur le sommet du Petit Croc et qu’étincellent cent lances sous le feu de la pleine lune : la Douce Tourmente reviendra aux descendants des Glaces. »
Je ne pus m’empêcher de sourire. Mille pièces d’or. Pourquoi Yelyeh aurait-elle besoin d’une somme pareille ? Assurément pour rien. Alors, Ceyra laissa le parchemin s’échapper de ses doigts. Elle avait les yeux écarquillés. À cause des mille pièces d’or ? Puis je compris que non quand elle murmura :
— « La lance. » Elle se tourna vers moi, incrédule. « Zangsa ! Ce n’est pas une de tes blagues à toi, n’est-ce pas ? Cette boîte est bien réelle, n’est-ce pas ? Benod, toi qui t’y connais en illusions… C’est bien réel, n’est-ce pas ? Zangsa ! Comment tu savais que cette boîte se trouvait là ? »
Elle était ahurie. Je compris que, jusqu’à maintenant, elle ne pensait pas vraiment trouver de pistes sur la relique de sa Secte. Je pris un air de sage, enroulant une de mes longues mèches noires autour de mon index.
— « Ha. Mon flair est imbattable. »
— « Sérieusement ! », s’écria-t-elle. Puis elle éclata de rire.
Yo-hoa dit en riant :
— « Pour ça, c’est une belle surprise ! Zangsa, as-tu des pouvoirs de devin ? »
Il rigolait, sachant parfaitement que la divination n’existait pas. Tout bien pensé, il était normal que tous trois se demandent comment j’avais fait pour trouver cet endroit. Je repérai alors une fragrance de baies célestes. J’avais tellement été concentré sur l’odeur de Yelyeh que je ne la percevais qu’à présent. Je souris et allai cueillir les belles baies en disant :
— « En fait, je venais pour ça. »
Je mis une baie dans ma bouche, la croquai, l’avalai et, oubliant tout, je m’égosillai :
— « Hahaha ! Venez goûter ça ! Ce sont des grandes baies spirituelles ! »
— « C’est pas vrai ? », souffla Yo-hoa, se précipitant pour voir.
Des baies célestes, j’en avais mangé bien des fois. Des baies célestes spirituelles aussi, et elles pouvaient se trouver sur le marché, bien que très chères. Mais les grandes baies célestes spirituelles… c’était la première fois de ma vie que j’en goûtais. Elles étaient gorgées d’énergie. Le petit arbuste qui ployait sous les baies se releva peu à peu à mesure que Yo-hoa et moi le rendions plus léger. Au bout d’un moment, Ceyra soupira, enroula le parchemin, le rangea soigneusement, puis vint à nous en disant :
— « Vous allez m’en laisser quelques-unes, bande de gloutons ? »
* * *
On entendit un « pok ! » assez fort. Ceyra nous tança vertement :
— « L’abîmez pas, quand même ! »
— « Ouais, ouais, on fait ce qu’on peut ! », pantelai-je. « Hé, Yo-hoa, attends, pas si vite ! »
Ceyra avait insisté pour que nous emportions la boîte avec nous. Elle pesait une tonne.
Non seulement ça mais, en désescaladant la falaise, nous nous étions heurtés à une meute de lézards-démons qui avaient installé leurs nids tout près. Je ne les avais même pas sentis venir et la surprise m’avait un instant laissé figé, le temps que Ceyra me lance « tiens-moi ça ». Depuis, je partageais avec Yo-hoa le poids de la précieuse boîte de la Fondatrice des Glaces, tandis que Ceyra et Benod s’occupaient d’assurer notre retour, l’une à coups de lance, l’autre à coups de poing acérés de ki.
Heureusement, nous laissâmes bientôt en arrière la zone la plus peuplée et dangereuse, mais le terrain tout le long du Cascadeur n’était pas moins accidenté : parfois, on devait se mettre à quatre pour porter le fardeau. Quand nous parvînmes enfin à la sortie du Canyon des Brumes, je le posai en soufflant :
— « Melluga la Douce Tourmente était en fait un taureau des glaces transformé en humaine. »
Tout en sueur, Yo-hoa éclata de rire.
— « Ceci explique cela ! »
Au lieu de nous reprendre pour avoir dénigré la Fondatrice de sa secte, Ceyra se laissa tomber sur l’herbe en marmonnant :
— « C’est bizarre. D’après les histoires, la Lance des Glaces a été volée par un dragon, le Dragon Azur, il y a deux-cents ans, lors de l’invasion des dragons. Or, si on en croit le parchemin, la lance était bien dans la boîte avant que l’auteur de ce message l’emporte. Ça voudrait dire que, depuis, le Dragon Azur a perdu la lance… Ou alors, l’auteur du message, c’est le Dragon Azur ? Nah », objecta-t-elle pour elle-même, « pourquoi un dragon s’embêterait à rendre une relique à des humains ? Mais alors qui… ? Et comment diable cette boîte a atterri dans une grotte perdue au milieu du Canyon des Brumes… ? Bah ! », lança-t-elle, levant les yeux vers le ciel en inspirant une bouffée d’air ; puis elle eut un sourire en coin. « En tout cas, la quête a été plus productive que je ne m’y attendais. Même s’il est clair qu’on est loin de retrouver cette lance. »
Personne ne lui répondit, car nous étions tous concentrés à regagner un peu de notre énergie. Nous pouvions enfin voir les rayons de soleil s’ouvrir un passage à travers la mince brume qui tourbillonnait autour de l’eau. Puis je rompis le silence et demandai :
— « Pourquoi tu dis ça ? »
Ceyra papillonna des yeux.
— « Je disais quoi, déjà ? »
— « Qu’on est loin de retrouver cette lance. »
— « Ah. C’est évident. Tu n’as pas remarqué ? Ce parchemin est bien conservé mais… si je devais parier, il a au moins plus d’un siècle sinon plus. L’auteur de ce parchemin est déjà mort depuis longtemps et pas même dix mille pièces d’or le feront ressusciter pour nous dire où est cachée la lance. »
— « Oh. Dis comme ça, c’est logique », concédai-je. Je m’allongeai, bras et jambes écartées en soupirant : « J’en ai plus qu’assez d’écouter le Cascadeur. J’ai l’impression d’avoir une rivière dans les oreilles. »
Hors du canyon, l’eau devenait bien plus paisible, mais on entendait quand même encore l’écho qui se réverbérait dans les falaises.
— « Eh bien, bougeons, alors », suggéra Ceyra. « Si on est rapide, on arrivera à l’Académie avant la nuit. »
— « J’en ai plus qu’assez de la boîte, aussi », laissai-je échapper.
— « Benod et moi prenons la relève », assura la lancière.
Je me rassis aussitôt en demandant :
— « C’est vrai ? »
Nous n’avions pas fait cent pas, cependant, quand, soudain, je m’affalai avec l’impression d’avoir reçu une décharge de ki. Cela faisait tellement d’heures que le chamane n’avait pas retenté le coup que j’avais baissé ma garde. Ça ne pouvait pas continuer comme ça. En plus, je venais de comprendre la provenance du matériel que le chamane était en train d’utiliser. Mes cheveux. Plus exactement, les cheveux du bracelet d’Irami. Mais comment… ? Le cœur serré d’inquiétude, je maugréai :
— « Et zut alors. J’ai sommeil. Continuez sans moi. »
— « Tu rigoles ? », grommela Ceyra.
Étendu sur l’herbe, je la fixai du regard et assurai :
— « Je suis sérieux ! »
Ceyra marqua un temps d’arrêt puis grimaça, dépassée.
— « Si tu insistes. Allons, Benod, Yo-hoa, continuons et laissons ce pitre flemmarder. »
Je plongeai tête la première dans l’herbe en feignant un ronflement sonore. Le moine et la lancière s’éloignèrent. Yo-hoa resta. C’était embêtant. J’avais dans l’idée de me transformer en renard pour m’immuniser complètement des attaques de cet inconnu maître vaudou qui s’amusait tant à m’enquiquiner.
Au bout d’un silence, je demandai :
— « Bwi doit se sentir tout seul au milieu de gens bizarres. Tu ne vas pas aller le voir ? »
— « Bien sûr, mais… » Yo-hoa s’interrompit. Alors, il dit sur un ton inhabituellement sérieux : « Zangsa. Je ne sais pas quel est ton souci, mais si je peux faire quelque chose… »
Avais-je été si transparent ? Je soupirai et m’assis sur l’herbe pour regarder le jeune cultivateur du Mont-Céleste. Je souris.
— « Merci, Yo-hoa. »
Son visage s’éclaira.
— « Alors ? Qu’est-ce que je peux faire ? »
Il voulait à tout prix aider. C’était gentil de sa part, mais, pour l’instant, il y avait bien trop d’inconnues pour que je puisse faire quelque chose moi-même. Enfin, si : je pouvais localiser mes propres cheveux et trouver le responsable de ce petit jeu cruel. Malgré mes réserves, je fis part à Yo-hoa du problème. Il se scandalisa :
— « Un chamane t’attaque depuis hier ? Avec une poupée vaudou ? Et Irami a perdu son bracelet ? Mais c’est terrible ! Où se trouve ce chamane ? »
Il balaya les arbustes et rochers du regard, méfiant. Je le rassurai :
— « Mon attaquant est loin d’ici. Le problème, c’est que j’avais renforcé exprès le lien de ces cheveux pour pouvoir localiser Irami. »
Yo-hoa médita mes paroles.
— « Tu veux dire que ces cheveux sont spéciaux ? Et qu’un maître vaudou peut te faire du mal, même à de grandes distances ? »
— « Mm », acquiesçai-je.
— « Mais qu’est-il donc arrivé à Irami ? J’espère que ce n’est pas grave », s’inquiéta Yo-hoa.
Je fronçai les sourcils, perdu dans mes pensées. C’était la quatrième fois que ce chamane m’attaquait. J’étais à présent sûr qu’il se rapprochait. Suivait-il la trace du lien ? J’en doutais : le lien avait été spécialement conçu pour localiser les cheveux du bracelet, pas pour me localiser, moi, le créateur du lien. Le chamane pouvait quand même m’attaquer et, malheureusement, il semblait être en train d’utiliser une formation spéciale pour ne pas épuiser le ki des cheveux et leur lien, ce qui voulait dire qu’il pouvait m’attaquer encore de nombreuses fois. Il n’y avait, cependant, pas assez de cheveux pour que les attaques deviennent mortelles en soi, mais une simple chute à un mauvais moment pouvait s’avérer tout aussi dangereuse…
Je pouvais bien sûr aisément couper le lien, mais je voulais comprendre l’objectif de ces attaques et, surtout, je ne pouvais pas briser le seul lien qui pouvait, peut-être, me mener jusqu’à Irami.
Heureusement, il y avait des moyens pour résister à des attaques vaudou : les talismans, les formations… et les transformations. Si on pouvait me laisser tout seul pour que je me transforme en renard… Je me relevai en disant :
— « Bon. Ne t’inquiète pas, Yo-hoa. Je suis sûr qu’Irami va bien et, moi-même, je ne vais pas en mourir. Au pire, je tomberai une dizaine de fois avant de casser la figure à ce malotru. »
— « Z-Zangsa. »
Je tournai des yeux surpris vers Yo-hoa, alors que celui-ci bafouillait :
— « J-Je… Je voulais te dire… T-t-tout ce temps… Voilà deux ans, je… »
Il rougit de sa maladresse puis, soudain, à mon grand étonnement, il frappa sa paume de son poing et dit haut et clair :
— « Merci de m’avoir sauvé de ma malédiction ! Je… J’étais en fait à moitié conscient, ce jour-là. Et j’ai vite compris ce que tu as fait. Alors… je voudrais que tu saches que je t’en suis profondément reconnaissant ! Et que, si tu demandes de l’aide, tu l’auras toujours. »
Il inclinait la tête, sa courte chevelure auburn tombant en avant, à moitié retenue par le bandeau noir de sa secte.
— « Yo-hoa », murmurai-je, surpris. Je me rappelai le jour où, deux ans plus tôt, en pleine excursion avec nos juniors, j’avais remarqué le sceau qui bloquait le ki du jeune homme, le rendant toujours fatigué. J’avais ourdi un plan avec Irami pour défaire ce blocage, ni vu ni connu. Et voilà que Yo-hoa révélait qu’il avait toujours su. Après un silence embarrassé, je commentai sur un ton léger : « Petit cachotier. »
Yo-hoa releva la tête et sourit largement.
— « Je te renvoie les mots. Mais, Zangsa, pourquoi avoir agi en secret ? Mon père… enfin, le Suprême du Mont-Céleste dit que tu craignais peut-être de fâcher le responsable de ce blocage. Mais, rassure-toi, le responsable n’était autre que moi. »
— « Toi ? », m’étonnai-je.
Yo-hoa rit.
— « Peu avant d’entrer à l’Académie, j’ai voulu prouver ma valeur en entrant dans la Caverne Qui Fleurit. »
La Caverne Qui Fleurit… C’était un lieu sacré du Mont-Céleste. Il était réservé aux cultivateurs expérimentés pour les aider à perfectionner l’équilibre de leur ki. C’était un lieu dangereux. Pour un jeune de quinze ans, même initié aux arts de la cultivation, c’était comme entrer dans un duel à mort de poésie en sachant à peine parler.
— « Tu en es ressorti vivant. » Cela relevait du miracle. Je ne demandai pas comment il avait réussi à forcer l’entrée.
Yo-hoa grimaça.
— « Père m’en a sorti vivant, plutôt. Je pensais vivre avec ce blocage pour toujours. Et ç’aurait été mérité. »
— « Mais tu es quand même très content d’être devenu le Dauphin Rieur. »
— « Oui ! Hahaha, ça, tu l’as dit ! Alors, si quelqu’un te veut du mal, je n’hésiterai pas à lui régler son compte. »
Je le regardai droit dans les yeux.
— « Si je demande de l’aide, je l’aurai toujours », répétai-je. « Je prends bien note. »
— « Tu fais bien ! », rit Yo-hoa.
Je souris, puis je dis :
— « Comme tu es si têtu, Yo-hoa, je n’ai pas d’autre choix que de te montrer ce que je suis vraiment. »
Je sortis mon baluchon avec les lanières, y attachai mon épée, la carapace du verpion et mes autres affaires, puis je commençai à me déshabiller. Yo-hoa cligna des yeux.
— « Euh… »
Il ne dit pas plus. Tout nu, je fermai soigneusement mon baluchon puis je dis :
— « N’essaie pas de me tuer, hein. »
Et je me transformai. Je tentai de ralentir un peu le processus pour que Yo-hoa ait le temps de comprendre que je ne me vaporisais pas. Puis je lui adressai un regard de renard du haut de mes soixante centimètres. J’étais enfin hors de portée du chamane. Qu’il picote sa poupée, l’écartèle ou la brûle, désormais je m’en fichais.
Je passai mon museau sous mon baluchon et les pattes de devant entre les lanières. J’étais prêt pour continuer la route.
— « Z-Z-Zangsa ?! », s’écria Yo-hoa. « C’est toi ? Non… C’est une illusion ? »
“C’est la vérité”, fis-je par voie mentale. “Je suis mi-humain à ki doré, mi-renard à ki pourpre. Ceyra et Irami le savent, mais la plupart non, alors garde bien ta langue. Sous cette forme, le chamane ne pourra plus m’attaquer.”
— « Un renard-démon ? », souffla Yo-hoa.
Il s’approcha d’un pas, puis de deux. Je le regardai avec précaution. Il n’allait pas me couper en deux avec son épée, si ? Alors, sans crier gare, Yo-hoa parvint à moi d’une enjambée et s’agenouilla, fasciné.
— « Tu ne plaisantes pas, c’est bien toi ! »
“C’est bien moi évidemm…”
Je fus pris de court quand Yo-hoa me tapota la tête et me gratta les oreilles. Oh, que ça faisait du bien ! Je tapai d’une patte de plaisir.
— « Hoho ! C’est aussi doux que du velours ! », s’émerveilla-t-il.
Il caressait à présent mon ventre blanc à rebrousse-poil. Seule ma mère m’avait caressé ainsi, quand j’étais petit. Il ne manquait plus que l’entendre chanter une comptine… « Mon beau renard, mon beau renard, donne-moi ta patte »… Ce n’est qu’à de telles pensées nostalgiques que je me dis : Zangsa, secoue-toi les puces, ce n’est pas ta mère, c’est un ami junior de l’Académie !
Je bondis et atterris sur mes quatre pattes un peu plus loin, retroussant mes babines.
“Yo-hoa. Un peu de retenue. Renard ou humain, je suis toujours Zangsa.”
Le jeune cultivateur ne parut s’en apercevoir qu’alors et il rit, pas du tout gêné :
— « Désolé ! C’était plus fort que moi. »
“Hum. Oublions. J’y vais. Suis-moi, si tu peux.”
— « Hein ? Où allons-nous ? »
“À l’Académie. Je dois d’abord savoir s’ils ont des nouvelles d’Irami. S’ils n’en ont pas, je fonce vers cette mouche vaudou qui me cherche. Enfin, je compte aussi me fabriquer un talisman de protection pour éviter quelques attaques avant de foncer tête baissée. Toi, tu fais ce que tu veux.”
— « Je te suis ! Mais, Zangsa, par quel miracle peux-tu être deux espèces si différentes à la fois ? »
J’eus un sourire de renard.
“Tu es plus curieux que mon frère Shuyeh.”
— « Ton frère ? Tu as un frère ?! »
Alors, je fusai vers le sud-ouest et l’Académie Céleste, prenant des raccourcis que Ceyra et Benod n’avaient apparemment pas pris. Le Dauphin Rieur allait avoir du mal à rester à ma hauteur… Je l’attendis plusieurs fois pour ne pas le perdre et je constatai que le jeune cultivateur avait l’air de bien s’amuser à cette course. Ce devait assurément être la première fois qu’il courait avec un renard-démon.
* * *
Le matin suivant, je me réveillai dans ma vieille chambre de l’Académie, dans le Pavillon des Esprits que dirigeait Maître Ryol. Ma belle vieille chambre… Personne ne l’avait encore réclamée et toutes mes affaires y étaient restées intactes : mes cahiers d’expérience, ma marmite, mes alambics, mes bocaux de fermentation et mes divers trésors : même mon imprimante de runes, un projet qui n’avait jamais abouti, était encore cachée sous mon lit, auprès d’une boîte emplie de vieux instruments vaudou. C’était presque étonnant que Maître Ryol n’ait pas tout jeté dans un débarras. Ce vieux runiste rusé pensait peut-être que son disciple allait devenir nostalgique et vouloir rester ? Pourtant, je pensais qu’il avait renoncé à faire de moi son héritier.
Ayant récupéré ma forme humaine, j’allai faire cadeau de la carapace de verpion à Yatogo, qui rit un bon coup et nous régala, Yo-hoa et moi, avec un petit-déjeuner généreux tout en assurant qu’il allait partir très, très bientôt faire son Tour des Sectes. La matinée était bien avancée quand j’accompagnai Ceyra pour aller ramasser les mille pièces d’or prêtées par l’Académie après quelques négociations. Sur notre chemin, nous croisâmes Maître Zéligar, qui me dit en plaisantant :
— « Oh, Zangsa, te voilà ! Tu nous reviens pour étudier ou tu viens voler les fraises de mon jardin ? »
— « Toujours aussi devin, Maître Zéligar », le saluai-je avec un geste badin. « Comment va l’abricotier ? »
— « Ah ? Tu n’es pas déjà passé voir Irami ? »
Je me paralysai.
— « Comment ? Irami est à l’Académie ? »
— « Il est rentré il y a deux jours. Il est dans sa chambre… »
Et Maître Ryol ne m’en avait rien dit ! Sans le laisser parler davantage, tenant encore la grosse bourse avec les mille pièces d’or, je filai vers le Pavillon Blanc, vers la chambre qu’avait occupée Irami depuis qu’il était devenu disciple de Maître Zéligar. Je passai en coup de vent devant un groupe d’étudiants ahuris, traversai la grande cour du pavillon et entrai dans le long couloir réservé aux dortoirs. J’aurais pu trouver mon chemin les yeux fermés. Arrivé devant la porte, je l’ouvris à la volée en m’écriant :
— « Irami ! »
Je le trouvai là, assis sur sa chaise, baigné de soleil, auprès de la véranda du Jardin Blanc. Ses longs cheveux noirs cascadaient sur ses épaules nues. Il avait le torse couvert de bandages. Il était blessé ? Irami était blessé ? Du choc, le sac de pièces d’or m’échappa des mains.