Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Le soleil était encore haut dans le ciel quand j’aperçus le Pont Nagi qui traversait le Fleuve d’Argile et unissait la région de Shinziyah à celle de Shinbi. Assis en tailleur sur le toit de la diligence, je regardai les Montagnes d’Argile se dresser à l’ouest, à bien cinquante kilomètres de la petite cité de Pont-Nagi. Puis mon regard s’égara vers le ciel bleu parsemé de nuages. Une nuée de canards nous survolait, loin au-dessus de nos têtes. Cela me fit repenser à un proverbe que Maître Karhaï m’avait appris :
“Le foyer le plus grand est celui de l’oiseau, car il embrasse tout le ciel.”
Alors que la diligence s’arrêtait à la station, je descendis d’un bond souple sur la terre battue de la cour et m’étirai de tout mon long. Nous saluâmes poliment le secrétaire de Martius et sortîmes bientôt de la petite ville, direction les montagnes. Yo-hoa s’écria :
— « Ah ! Rien de mieux qu’une bonne promenade à pied après tant d’heures passées assis ! »
Ceyra leva les yeux vers le soleil, qui amorçait sa chute vers l’ouest, puis elle jeta un coup d’œil vers Pok. Le garçon avançait bravement en boitant. Elle hésita puis dit :
— « Pok. »
— « C’est Bwi. »
— « Pardon. Bwi. J’aimerais arriver à l’entrée du Canyon des Brumes avant ce soir. Ça te dérange si je te porte ? »
Le gamin rougit.
— « Me… Me porter ? Sérieusement ? »
— « Je ne suis pas super pressée », assura Ceyra, « mais, apparemment, l’Académie a envoyé quelques étudiants pour nous accueillir là-bas. Je ne voudrais pas les faire attendre plus que nécessaire. »
Bwi haussa les épaules.
— « D’accord. »
— « Moi aussi, je veux le porter ! », fis-je.
Ceyra roula les yeux.
— « Commence pas, Zangsa. Mais c’est vrai qu’on pourrait se le partager. »
— « Je prends la tête et les pieds. »
— « Idiot », pouffa Ceyra.
Finalement, elle porta le garçon pendant deux heures, jusqu’au pied des premières montagnes, puis Bwi s’installa avec circonspection sur mon dos et nous filâmes vers l’amont entre les arbres. Au bout d’un long silence uniquement interrompu par le chant des oiseaux et quelques craquements de brindilles, Bwi lança :
— « C’est bizarre. »
Je haussai un sourcil.
— « Qu’est-ce qui est bizarre ? »
— « Que tu n’aies pas encore fait de mauvais tours. »
Pour qui me prenait-il ? Tout bien pensé, peut-être s’ennuyait-il, tout simplement ? J’esquissai un sourire et lançai à la cantonade :
— « Le dernier qui sortira de la forêt nous chante une chanson ! »
Ceyra me dépassa comme emportée par le vent — c’est dire si la perspective de chanter l’enthousiasmait. Benod, Yo-hoa et moi courions à la même hauteur quand soudain Bwi souffla :
— « Tu comptes perdre la course pour que je perde, vu que je suis sur ton dos, c’est ça ? »
Il était malin, le gamin. Je fis une moue.
— « Tu ne veux pas chanter ? »
— « J’ai un répertoire pas très vertueux. Ça pourrait choquer tes amis. »
Ha ! Il avait honte des chansons qu’il avait apprises au Quartier Rouge, peut-être ? J’étais pourtant certain qu’avec cette habileté qu’il avait à changer de ton de voix, il saurait chanter plutôt bien. En regardant Benod, Yo-hoa et Ceyra me laisser de plus en plus en arrière, j’eus une belle idée.
— « Tu veux rire un bon coup ? Eh bien, accroche-toi ! »
Je pris enfin la course au sérieux et je ne tardai pas à réduire la distance entre mes compagnons et moi. Je les dépassai enfin. Je n’allais bien sûr pas aussi vite que sous ma forme de renard-démon, loin de là, mais même Yo-hoa, le Dauphin Rieur, eut du mal à me suivre. J’aperçus enfin la lisière et le versant rocheux et argileux et je bondis sous le soleil en pivotant, fléchissant les genoux et freinant d’un coup.
— « Victoire ! Premier, Bwi ! Deuxième, Zangsa ! Troisième… Yo-hoa ! », fis-je quand celui-ci me rattrapa.
Sans surprise, la dernière fut Ceyra, qui, chargée de sa grande lance, arriva derrière Benod et grommela :
— « Vous aimez gaspiller votre énergie, dites donc… »
— « Héhé, qu’est-ce que tu vas nous chanter, alors, Ceycey ? », demandai-je.
Elle me jeta un regard glaçant puis soupira et réfléchit avant de dire :
— « C’est bon, un pari est un pari. » Et sa voix, tout sauf mélodieuse, entonna :
Il était une poule
De fort tempérament
qui s’en allait au pas
découvrir l’océan.
En papillotant des ailes et caquetant au vent !
En papillotant des ailes et caquetant au vent !
Bwi éclata de rire de surprise en l’écoutant. C’est que Ceyra chantait pire qu’un corbeau. Je laissai Yo-hoa se charger de Bwi et nous poursuivîmes notre chemin tout en chantant la célèbre comptine :
Elle s’en allait au pas
Découvrir l’océan,
Elle monta par hasard
Sur un dragon volant.
En papillotant des ailes et caquetant au vent !
En papillotant des ailes et caquetant au vent !
Elle monta par hasard
Sur un dragon volant
Et vit le monde entier
Tout petit, comme un gland.
En papillotant des ailes et caquetant au vent !
En papillotant des ailes et caquetant au vent !
Elle vit le monde entier
Tout petit, comme un gland,
Et se dit que la mer
N’était guère qu’un étang.
En papillotant des ailes et caquetant au vent !
En papillotant des ailes et caquetant au vent !
Elle se dit que la mer
N’était guère qu’un étang,
Lors elle revint chez elle
Profiter du printemps.
En papillotant des ailes et caquetant au vent !
En papillotant des ailes et caquetant au vent !
* * *
Le jour tombait quand nous atteignîmes l’entrée du Canyon des Brumes. De là, s’écoulait le Cascadeur, un bruyant affluent du Fleuve d’Argile qui était constamment recouvert par les brumes. Dans le crépuscule nébuleux, nous aperçûmes un feu de camp et trois silhouettes. J’en reconnus deux par l’odeur. L’un était un étudiant de septième année, Rozamade de la Secte des Aligneurs — enfin, le Professeur Rozamade, comme je l’appelais, car il avait un don et une passion presque excessive pour l’enseignement. L’autre était un étudiant de sixième année, Yatogo, la Tortue des Mille Tours — son titre adjugé d’après une vieille fable impliquait qu’il était lent mais arrivait toujours à bon port.
— « Yatogo ! », lança Yo-hoa avec un sourire surpris. « Tu n’as pas encore commencé le Tour des Sectes ? »
— « J’ai déjà fini », répondit la Tortue des Mille Tours, sans se lever du gros rocher où il était assis. Puis, avant que Yo-hoa ne s’émerveille, il ajouta sur le même ton monotone : « Je blague. Je pense partir bientôt. »
Il n’avait pas l’air pressé, en tout cas. Yo-hoa salua alors le troisième étudiant :
— « Salut, Otav. Tu ne devrais pas être dans les dortoirs, toi ? »
Otav se tourna vers Ceyra et se présenta, enthousiaste.
— « Je suis Otav de la Secte de la Joie ! Je suis en deuxième année et je suis ici, car j’ai été puni pour m’être trop entraîné. Mais je suis bien content de pouvoir voir la Flamme des Glaces ! Bonjour, enchanté, c’est Otav ! J’adore écouter l’histoire de la licorne-démon ! »
Il regardait Ceyra avec des yeux emplis d’admiration. C’est que la lancière s’était distinguée, en septième année, pour avoir abattu une licorne-démon enragée qui s’était attaquée au pavillon isolé de la Bibliothèque des Runes. Soit dit en passant, je lui avais donné un coup de main… mais je lui avais demandé de ne rien en dire, car il était bien possible que la bête pourpre, affamée, ait, en fait, été attirée par l’énergie de mon noyau-démon. Je repensai à la belle et terrifiante licorne au pelage noir et aux sabots mortifères et je me dis quand même que, sans les runes pour protéger la bibliothèque, ni Ceyra ni moi ne serions peut-être encore en vie.
Rozamade s’approcha, toujours avec son expression sérieuse, disant :
— « Vous venez à point : nous allions préparer le dîner. »
— « C’est grâce à moi qu’on n’a pas encore commencé », intervint Yatogo avec un sourire en coin. Je devinai qu’il avait tout simplement eu du mal à se décider à cuisiner. Mais, quand il s’y mettait, ses mets étaient délicieux. Je les avais savourés en personne lors de notre excursion avec nos juniors, il y avait deux ans de cela. Rien que de me les rappeler, j’en eus l’eau à la bouche.
Alors, Yatogo se mit enfin à la tâche et, alors que Yo-hoa et moi nous approchions avec curiosité pour le voir découper carottes et pommes de terre avec une dextérité remarquable, Ceyra s’assit autour du feu de camp et demanda :
— « Quoi de nouveau, à l’Académie ? »
— « Fondamentalement », dit Rozamade. Il marqua une longue pause puis hocha la tête. « Des fleurs qui fleurissent et des fleurs qui se fanent. »
En somme, des petits changements, mais pas de chamboulements. Il ajouta :
— « Alors, la Lance des Glaces est-elle vraiment dans le Canyon des Brumes ou est-ce seulement une rumeur ? »
— « Une rumeur, plutôt », répondit Ceyra. « Je pense y entrer cette nuit même. »
— « Je peux vous accompagner. »
— « Merci, mais… En fait, si ça ne te dérange pas, Rozamade, j’aimerais que tu conduises ce garçon à l’Académie et que tu veilles sur lui jusqu’à notre retour. »
— « Oh ? Un jeune cultivateur ? », demanda Rozamade. La gravité de son expression s’était effacée, remplacée par un sourire bienveillant qu’il adressa au gamin. Celui-ci grimaça.
— « Je… » Bwi se tourna vers Ceyra, Yo-hoa et moi, l’air de penser : vous allez vraiment me laisser avec ces inconnus ? Puis, voyant qu’aucun de nous n’avait l’air d’y voir un souci, il soupira et dit : « Bonjour. »
— « Bonjour ! Je m’appelle Otav ! », se présenta à nouveau l’étudiant de deuxième année. « Tu viens d’où ? »
Le gamin darda son regard sur lui, mal à l’aise.
— « Moi, c’est Bwi. Et je viens de nulle part. »
— « Ah ? »
Rozamade donna à Otav une tape sur la tête puis se tourna vers Ceyra.
— « Le Canyon des Brumes est traître. Tu es sûre que tu n’as pas besoin de main-forte ? »
Ceyra sourit et tapota sa lance, posée à ses côtés.
— « J’ai déjà ce qu’il me faut. Du reste, Benod d’Amabiyah m’accompagne. Oh, et j’oubliais les deux qui salivent devant la marmite. Le Dauphin Rieur est aux ordres de Karhaï, et le Sage Ivrogne me doit une jarre de cidre spirituel. »
— « Le Sage Ivrogne ? », répéta Otav, exalté. « C’est toi, l’ami inséparable de l’Épée Filante Qui Danse ? »
Mon titre, adjugé par mes camarades de classe, ne faisait pas honneur à la vérité, car je ne me sentais pas tout à fait sage ni n’étais, au sens strict, un ivrogne, car je pouvais à tout moment neutraliser le poison de la plupart des alcools — c’est ce que je m’étais dit pendant des années, puis j’avais fini par trouver le surnom plutôt sympathique. Je me détournai des beaux lardons que Yatogo venait de jeter dans la marmite et je souris.
— « Bonjour, Otav. Content de faire ta connaissance. Pour ma part, j’ai renoncé à suivre Irahayami pour aider la Flamme des Glaces, qui a acheté mes très excellentissimes compétences avec une jarre de cidre. »
J’esquivai un morceau de bois jeté par Ceyra, et Yo-hoa lança la tête en arrière en riant. Otav alors demanda :
— « Et Benod d’Amabiyah ? Le célèbre moine qui a sauvé un village d’elfes à l’est du Grand Fleuve contre une horde de loups-démons ? Celui qui s’est marié à une des filles elfes ? C’est bien toi ? »
Une horde de loups-démons ? Sérieusement ? Benod sourit légèrement et j’en fis autant en disant :
— « Benod a fait vœu de silence. »
— « Oh… Vraiment ? »
C’était un mensonge, mais Benod ne démentit pas, probablement parce qu’il n’avait pas envie de parler. Alors comme ça, il était marié à une elfe… Ce n’était pas commun, ça, c’était le cas de le dire. Les elfes vivaient d’habitude au-delà de la Cordillère du Soleil, à l’est de l’Empire, et quittaient rarement leur territoire.
Le dîner fut délicieux et nous le passâmes tranquillement à raconter l’aventure de l’hippogriffe. Je profitai même de quelques heures de sommeil avant que Yo-hoa ne me réveille.
— « En route », dit Ceyra.
Elle préférait entrer dans le Canyon des Brumes la nuit, et ce pour une raison précise : les cristaux qui longeaient la rivière, unique source de lumière dans cette mer de brume, ne scintillaient que la nuit.
La lance à la main, une boule de lumière suspendue au manche, Ceyra s’engouffra dans la gorge en longeant la rivière. Yo-hoa, Benod et moi la suivîmes, laissant les trois étudiants et Bwi en arrière. Le bruit du Cascadeur se réverbérait partout, dans les rochers, dans la brume, et il assourdissait nos oreilles. Grâce à cela, il faut dire, rares étaient les créatures qui vivaient dans cet endroit. Mais il y en avait quand même : des serpents spirituels, des limaces géantes, des sangsues cascadeuses et d’autres encore moins appétissantes.
Se guidant grâce aux cristaux luisants, dont la lumière peinait à traverser la brume, Ceyra grimpait de rocher en rocher. Au bout d’un moment, elle s’arrêta pour consulter la carte, qu’un Moine d’Amabiyah avait, apparemment, expressément recopiée pour cette expédition. À priori, toutes les grottes déjà connues y étaient cartographiées. Il ne restait plus qu’à trouver les grottes qui n’y étaient pas et à bien les explorer… Ça n’allait pas être de la tarte.
Effectivement, après quelques heures de marche, nous découvrîmes une grotte un peu surélevée, l’explorâmes de fond en comble et en ressortîmes les mains vides. Je humai l’air nocturne. Il était chargé de senteurs de poisson, de roses et de sang. Je ne m’en étonnai pas. Je ne m’étais jamais trop avancé dans ce canyon, mais la dernière fois que je m’y étais introduit, pour recueillir des plantes avec mes camarades de classe, j’avais saisi les mêmes odeurs. Maître Zéligar disait que les brumes de cet endroit étaient spéciales et qu’elles gardaient en elle une mémoire millénaire. Alors, à ma demande curieuse, Irami avait utilisé la Voix du Reflet sur la brume, mais les images qui s’y étaient reflétées avaient été aussi vaporeuses et illisibles qu’un rêve flou. En tout cas, d’après Zéligar, l’odeur de rose devenait plus forte un peu plus en avant.
“On raconte”, avait-il dit, “que la légendaire cultivatrice, la Fleur Sagace, vint s’installer quelque part, non loin, et y construisit son palais, où les roses fleurissaient toute l’année.”
Le palais et les roses, s’ils avaient jamais existé, n’étaient en tout cas plus que néant depuis bien longtemps avant que les premières chroniques écrites existent.
Nous visitâmes d’autres cavités de part et d’autre du Cascadeur avant que la lumière du jour vienne timidement éteindre les cristaux. Alors, nous ne vîmes plus que du blanc. Je n’exagérais pas : j’avais du mal à voir le bout de mes doigts quand je tendais la main. La rivière faisait toujours un bruit aussi tapageur et je commençais sérieusement à m’en lasser. Au moins, nous n’étions pas obligés de nous époumoner pour nous faire entendre : nous étions tous les quatre capables de communiquer par voie mentale — enfin, Benod ne faisait qu’acquiescer quand nous lui demandions s’il suivait toujours.
Nous commencions à fatiguer quand Ceyra suggéra :
— « Et si on se reposait ? Il y a une petite grotte juste ici. »
Nous y entrâmes. La brume y était à peine moins dense. Pour la première fois, je vis Benod utiliser une des techniques d’Amabiyah : il donna un coup de poing à l’air et la brume se dissipa. Aussitôt, Ceyra congela la brume qui s’apprêtait à revenir hanter la grotte, murant la sortie avec une fine couche de glace. Non seulement cela nous permit de nous voir enfin clairement mais cela nous préserva aussi un peu du bruit. Je songeai que, combinée à cette technique, peut-être que la Voix du Reflet d’Irami nous aurait conté quelque chose de plus clair… Un jour, il faudrait que je leur propose d’essayer.
En tout cas, grâce à ça, nous arrivâmes à dormir quelques heures. Yo-hoa montait la garde quand je me réveillai et le vis porter le coup de grâce à une bête au corps allongé, à la peau grise recouverte d’une carapace de tortue et terminée par un effrayant aiguillon rouge. Le mur de glace avait volé en éclats et la brume réenvahissait les lieux, mais Ceyra et Benod continuaient à dormir à poings fermés. Je m’approchai, incrédule.
— « C’est un verpion spirituel ? »
Yo-hoa, évidemment, ne m’entendit pas avec le vacarme de la rivière, cascadant au-dehors. Sous son regard interrogateur, je me laissai tomber sur la pierre où il était assis et commentai mentalement :
“Belle prise. Toute la queue est très vénéneuse, mais leur chair est un vrai festin, tu sais ?”
C’est du moins ce que Yelyeh m’avait dit : la dragonne raffolait particulièrement des antennes emplies d’énergie. Évidemment, elle préférait de loin les verpions-démons.
Le jeune cultivateur nettoyait soigneusement sa lame. Il rit.
“Vraiment ? Il faudra qu’on en apporte à Yatogo pour qu’il le cuisine.”
C’est vrai qu’on n’avait rien pour faire du feu. Mais qu’importe ? J’eus un sourire de renard et sectionnai les antennes avec mon couteau. J’en passai une à Yo-hoa et mordis à pleines dents dans la mienne. Yo-hoa était prompt à suivre mon exemple et ses quelques réticences furent tôt balayées par mon expression de délectation. Bientôt, tous deux, nous prenions notre petit-déjeuner tout juste chassé. J’étais en train de couper le reste en tranches quand Ceyra s’approcha dans la brume en lançant :
“Vous pourriez au moins nous inviter à votre banquet, tous les deux.”
Je souris.
“Ceycey, tu es réveillée ! Bon appétit.”
Je lui tendis une tranche bien rouge. La lancière ne se fit pas prier. Comme moi, elle était habituée à manger de la viande crue et bien fraîche. Elle m’avait raconté, il y avait longtemps, qu’elle et sa mère, une Lancière de Glace, avaient habité dans les Collines des Décharnés jusqu’à ses treize ans. Elle avait appris à chasser très tôt. Enfin, pas aussi tôt qu’un renard, forcément.
Quant à Benod, il déclina mon offre en assurant :
“J’ai assez avec mes biscuits.”
J’observai ses « biscuits », des tartelettes couvertes de fruits secs. Leur odeur avait un je-ne-sais-quoi d’inconnu. Curieux, je demandai :
“Ce sont des biscuits elfiques ?”
Benod acquiesça.
“C’est ma femme qui les a faits.”
“Oh ! Ça a l’air bon, en tout cas !”
Malgré mon regard insistant, Benod ne m’en proposa pas. Je fis une moue. Les elfes étaient très cachotiers : peut-être que sa femme lui avait demandé de ne rien partager pour ne révéler sa recette à personne. Ou peut-être que Benod était juste un tout petit peu égoïste. Ma curiosité, cependant, était piquée. Je n’avais jamais mangé de plat elfique. Or, je me rappelais bien les paroles de Yafel, le vieil esprit qui hantait la maison des Astres où j’avais habité avec Yelyeh pendant un an.
— « Vois-tu, petit renardeau », m’avait-il dit, « il y a très longtemps, cette maison était la demeure d’une famille d’elfes. Moi qui ne me nourris que très peu, à cette époque, on m’invitait à partager leurs repas. Et comme je me régalais ! Une seule bouchée était un délice qui me donnait l’énergie d’une année entière et, pourtant, j’en voulais encore et encore ! C’est grâce à cette famille que j’ai pu traverser des siècles dans la solitude sans dépérir et garder cette maison en état. »
— « En somme, tu t’es empiffré comme un goinfre », lui avais-je dit.
La fine silhouette éthérée de Yafel m’avait lancé une chiquenaude spirituelle sur le front.
Les cristaux s’étaient à nouveau mis à étinceler tandis que la nuit tombait dans le Canyon des Brumes. Nous ne tardâmes pas à quitter la grotte. Je pris le temps quand même de prélever quelques gouttes du venin du verpion dans un petit flacon — ça pouvait toujours servir pour mes arts vaudou — et j’endossai aussi sa carapace, dure comme l’acier, mais légère. Quand Yo-hoa me demanda pourquoi je m’encombrais de cette dernière, je répondis :
“C’est pour en faire cadeau à Yatogo.”
Yo-hoa rit un bon coup. La Tortue aux Mille Tours allait apprécier l’humour, j’en étais sûr.
Nous étions sortis de la zone envahie par l’odeur de rose quand, soudain, je perçus une odeur bien plus familière qui persistait depuis peut-être quelques décennies ou quelques siècles tout au plus.
C’était l’odeur de Yelyeh.
Je m’arrêtai net. Benod faillit se heurter contre moi. Je lui jetai un coup d’œil pensif.
“Benod”, lui dis-je en privé. “Il se pourrait que la grotte qu’on cherche ne soit pas si loin. Si tu m’aides, je pourrais même peut-être la trouver cette nuit.”
Le moine ne répondit pas immédiatement. Il était surpris.
“Si je t’aide ? Qu’est-ce que tu veux dire ?”
Héhé… Je me grattai le menton et avouai :
“J’ai besoin d’un biscuit elfique.”
Il y eut un silence.
“N’est-ce pas du chantage, ça ?”
“Hein ? Non ! C’est du partage.”
“… Tu promets de ne rien dire à personne ? Et surtout pas à ma femme.”
“Promis, craché, juré.”
J’entendis son soupir mental. Puis j’aperçus, au-dessus de mon épaule, la main du moine qui me tendait un des biscuits. Victorieux, je le mis dans ma bouche, le savourai… et faillis recracher tellement c’était sec et insipide.
Ah. Voilà pourquoi Benod n’avait pas voulu partager. Nous ne commentâmes rien, mais nous nous comprîmes l’un l’autre. Alors que nous rattrapions Yo-hoa et Ceyra, je songeai que ma première introduction à la si secrète et réputée cuisine elfique laissait à désirer.