Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Face aux grandes injustices,
On ne voit souvent que les chemins les moins sages :
On renonce, on enrage.
On donne une ficelle aux victimes
Et de la corde au pillage.
Zerzalyé, Co-Fondatrice de la Secte des Esprits
*
Assis sur la banquette de la diligence, le dos très droit, les sourcils froncés, la mâchoire serrée, les épaules crispées, Pok méditait. Ou plutôt, il réussissait à faire tout le contraire. Yo-hoa avait beau lui dire de se relaxer, Pok n’y arrivait pas.
— « Bwi… »
— « Quoi ? », répliqua Pok avec impatience. « J’ai une position ouverte, je respire régulièrement, je suis confortable. Je suis bon, là, non ? »
Il nous jeta à tous des regards d’espoir. Benod secoua légèrement la tête en silence, Ceyra l’imita et j’en fis autant avec un sourire compatissant.
J’avais moi-même eu du mal à apprendre à méditer, à son âge. Cependant, ça n’avait pas été par manque de relaxation mais parce que mon corps hybride, une fois en méditation, se mettait à produire non seulement du ki doré mais aussi du ki pourpre. C’était Yelyeh qui m’avait enseigné les différents comportements de chaque énergie, la façon dont elles se repoussaient entre elles et leurs réseaux respectifs. Afin de surmonter l’incompatibilité de ces énergies et de créer un équilibre entre elles, j’avais dû former deux océans de ki, au lieu d’un seul : l’un était un petit océan de ki doré à l’image de ceux que possédaient les cultivateurs humains, l’autre était un noyau regorgeant de ki pourpre. Je me rappelai comment Yelyeh s’était émue en me voyant peu à peu progresser, puis je repensai au jour où, consolidant mes deux océans de ki, j’avais failli littéralement faire éclater tous mes vaisseaux énergétiques à cause d’un mauvais pas et mon sourire compatissant se transforma en une légère grimace. Réussir à créer deux océans qui se repoussaient au sein d’un même corps, c’était un peu comme réussir à accueillir en soi le ciel et la terre. C’était tout un exploit dont je n’étais pas peu fier.
Face à notre réponse silencieuse, Pok ravala sa frustration et souffla.
— « Ça veut dire quoi, se relaxer, alors ? »
— « Eh bien… » Yo-hoa avait l’air embêté de ne pas trouver les mots adéquats.
Ceyra intervint :
— « D’abord, tu utilises plein de muscles inutiles pour garder une posture qui devrait être confortable. Laisse-toi aller et relaxe-toi. »
— « Mais c’est ce que je suis en train de faire… »
Alors qu’il réessayait, la diligence fit un cahot. Le garçon se crispa plus encore et grogna :
— « Relax, relax… »
Il le disait comme s’il s’était agi d’une formule magique. Je fis remarquer :
— « Et si on laissait la méditation pour un moment plus propice ? Regardez dehors, quelle belle journée ! »
— « Haha, c’est bien vrai, Zangsa ! », rit Yo-hoa. « Parfois, il n’y a rien de mieux pour se relaxer que de profiter de… Oh ! Je viens de voir une gazelle spirituelle entre les arbres… Regardez, là ! »
Le jeune disciple du Mont-Céleste pointait du doigt un endroit plus en avant, et Ceyra et moi nous penchâmes contre la vitre pour voir. Même le secrétaire de Martius tendit le cou. La gazelle nous regardait passer, prudente. Elle avait deux belles cornes dorées arquées vers l’arrière. Ce n’était pas courant de voir des gazelles spirituelles si près d’une route impériale. Peut-être avait-elle fui la Forêt des Roches à cause de l’hippogriffe ?
Je venais de remarquer que Pok plissait les yeux pour voir la bête, quand Ceyra lança :
— « Bwi. Tu ne vois pas bien de loin, n’est-ce pas ? »
Pok se fit réservé et, se laissant retomber sur la banquette, il haussa brusquement les épaules.
— « Ben non, je suis myope. Ça fait des années. C’est à cause du démon que j’ai dans le cœur depuis ma naissance. D’après ce qu’on m’a dit, c’est pas très contagieux, mais c’est pour ça que j’ai les cheveux blancs et les yeux rouges. Quoi, vous avez jamais entendu parler des enfants-démons ? »
J’en avais, en effet, entendu parler : on appelait vulgairement enfants-démons tous ceux qui manifestaient, à la naissance ou depuis leur tendre enfance, des signes étranges, à partir desquels les démonologues avaient répertorié toute une liste de maladies innées, chacune causée par la possession d’un daemonia spécifique. Et, les daemonia ou « démons », pour ça, j’étais au courant : la démonologie était l’une des branches les plus importantes de la médecine impériale. C’était donc ça : Pok était né d’une fille du Quartier Rouge, avait failli être sacrifié à cause de sa « maladie » causée par un démon, puis, par quelque coup de chance, peut-être grâce à feu la vieille Belda, on avait déterminé que le démon n’était pas trop dangereux pour les autres et on l’avait laissé survivre parmi les bêtes féroces du Baron Étoilé.
Le secrétaire de Martius se racla la gorge et réajusta ses lunettes en intervenant :
— « Si je puis vous éclairer, je ne suis pas spécialiste en la matière, mais les enfants-démons comme ce garçon ne sont pas dangereux. En fait, ils sont le produit d’une mauvaise synergie entre le père et la mère, pas forcément émotionnelle : cela peut être tout simplement une incompatibilité énergétique. Mais je vous ennuie… »
— « Non, pas du tout, c’est fascinant ! », assura Yo-hoa avec un grand sourire.
— « Ah bon… Enfin, je simplifie, mais le démon en question est le bianca-griffus, appelé aussi le démon candide », expliqua-t-il. « Il appartient à la famille des daenascae, qui se caractérisent par leur apparition très tôt dans l’embryon. Le bianca-griffus est en fait une entité ayant comme de petites griffes, invisibles à l’œil nu, mais qui s’accrochent au cœur du fœtus et se fusionnent. Une fois le démon fusionné, il est impossible de l’enlever. En tout cas, personne n’a encore réussi à soigner un enfant atteint de bianca-griffus après sa naissance. Il existe des remèdes douteux proposés par des chamanes, mais, vous savez, les remèdes miracles », sourit-il, « je ne recommande pas. Par contre, mon garçon, question contagion, j’aimerais te rassurer : le bianca-griffus ne peut être transmis que par… hum… échange de fluides, tel qu’une contamination par le sang, par exemple. Tout autre type de contagion a été prouvée impossible. Malheureusement, encore aujourd’hui, les gens continuent à craindre les personnes atteintes de bianca-griffus. Tel est le pouvoir de l’ignorance ! »
Eh beh, dis donc, ce n’était pas sa spécialité mais il en savait des choses, sur les enfants-démons, ce secrétaire de Martius, hein. Je ne pus m’empêcher de sourire largement.
— « Moi qui croyais que les cheveux blancs à la naissance, c’était dû à la bénédiction de Sylvère, la Lapine Blanche, Déesse de l’Innocence. Me voilà sous le choc. »
Le secrétaire eut un rire bon enfant, auquel se joignit Yo-hoa, tandis que le premier disait :
— « C’est une belle croyance ! Mais, voyez-vous, il faut savoir distinguer la religion de la science. »
— « Certainement. Mais, dites-moi, ce bianca-griffus… Il est de quelle couleur ? »
— « Ah… Quelle question. Je ne l’ai jamais vu. Je ne suis qu’un secrétaire, vous savez », rit-il. « Enfin, j’ai quand même un doctorat en démonologie. »
— « Ah, quand même. »
— « Oui, mais le domaine est si vaste. Vous savez, il y a, à ce jour, plus de onze mille daemonia catégorisés en cent-quatre-vingt-huit familles ! Plus les sous-catégories, vous imaginez ! C’est tout un monde. Moi, concrètement, j’ai étudié la démonogenèse. C’est-à-dire, la naissance et la reproduction des démons, dans la nature et au sein des êtres vivants. »
Il avait l’air passionné. Pour ma part, à l’Académie Céleste, on avait appris que la démonologie ne reposait, en fait, sur rien. Personne n’avait démontré que les démons tels que le définissaient les textes de la médecine impériale existaient, personne n’avait prouvé qu’une maladie pouvait être causée par ces choses, et ce depuis la naissance de la démonologie, vieille de plusieurs siècles. C’était à s’émerveiller de la capacité qu’avaient les experts à décortiquer et catégoriser des fantômes. Je me grattai le front, me demandant si ça valait seulement la peine de briser son monde fantaisiste. J’avais déjà essayé, une fois, avec un chamane que j’avais rencontré pendant mon Tour des Sectes. Très remonté, il m’avait demandé de prouver que les fantômes — enfin, les démons — n’existaient pas. J’avais trouvé sa répartie si parfaitement à l’envers que j’avais tout simplement abandonné le débat et poursuivi mon chemin. Comme racontait la fable de l’érudit et du sage : “De quelle couleur sont les fées ?, demanda le disciple. Elles sont transparentes !, répondit le spécialiste des fées. Elles ont la couleur de mon troisième œil, répondit le sage. Et de quelle couleur est ton troisième œil ?, demanda le disciple. De la couleur de mon deuxième nez, répondit le sage. Et de quelle couleur est ton deuxième nez ?, demanda le disciple. Le sage ne répondit pas”. En somme, les conversations bêtes, ce n’est bon que quand c’est bref.
Cependant, si un enfant se croyait possédé par un terrible fantôme depuis sa naissance, parce que les adultes le lui disaient… Franchement, quel cultivateur un tant soit peu bienveillant n’essaierait pas de le détromper ? Mais peut-être valait-il mieux attendre que nous soyons tous sortis de la diligence…
Pok prit la parole.
— « Du coup, Yo-hoa, tu m’as invité à rejoindre le Mont-Céleste sans savoir que j’ai cette maladie ? »
Yo-hoa souriait, fasciné par l’imagination des démonologues, mais, aux paroles de Bwi, il fronça légèrement les sourcils et dit avec franchise :
— « Bwi, je vais te rassurer encore plus que notre compagnon. Je ne sais pas pourquoi tu as les cheveux blancs et les yeux rouges, mais tu n’es ni maudit ni malade. Les démons malicieux qui possèdent les corps, ça n’existe pas. »
Notre Dauphin Rieur n’y allait pas par quatre chemins… Je partis d’un rire.
— « Sacrilège ! », fis-je, amusé.
Ceyra corrobora avec un sourire rassurant :
— « C’est heureusement vrai. »
Benod hocha la tête et Yo-hoa rajouta :
— « Mieux encore, je suis à peu près sûr qu’avec patience tu pourras récupérer ta vue. »
Pok nous regarda comme si nous étions en train de parler une autre langue.
— « Attendez, qu’est-ce que vous racontez ? Et le bianca-griffus, alors ? »
— « C’est aussi réel que les Shunakawas », répondis-je.
— « Les Shunaquoi ? »
— « Tu ne connais pas ? Ce sont des petites fées bleues qui viennent pendant la nuit prendre les dents de lait qui sont tombées pour construire leurs maisons d’ivoire sur les nuages. »
Pok me fixa du regard puis protesta :
— « Tu veux dire que mon cœur n’a pas de démon dedans ? C’est ridicule ! Je suis un enfant-démon. »
— « La vérité est souvent ridiculement simple. »
Pok pointa du pouce le secrétaire de Martius.
— « Ce type est démonologue. Il doit quand même savoir ce qu’il raconte, non ? »
— « Le mythologue est expert en mythologie, le démonologue est expert en démonologie », laissa tomber Ceyra. « Et ça se respecte. Mais cela ne fait pas d’eux des experts en vérité, qui n’existent d’ailleurs pas. »
— « La vérité existe, par contre », ajoutai-je.
Alors, se reprenant à peine de sa surprise, le secrétaire de Martius souffla.
— « Vous êtes sérieux ? » Il était choqué. « Mais qui êtes-vous donc pour dire des choses pareilles ?! »
— « Ah… Sans vouloir t’offenser », dit la Lancière, « il est préférable pour ce garçon de savoir qu’il a un cœur tout à fait normal. »
Le secrétaire secoua la tête, dépassé. Il n’avait au moins pas l’air très combatif et dit simplement :
— « Eh bien, si vous avez quelque temps libre pour cultiver votre savoir au lieu de votre “ki”, vous feriez bien de passer voir le docteur Martius et de lire par vous-mêmes nos études. Elles prouvent tout. Je ne dis que ça. »
Oui, enfin, les centaines d’études de démonologie offertes à l’Académie Céleste par d’éminents docteurs impériaux au fil des siècles étaient toutes empilées dans un placard… On racontait même que Maître Karhaï en chipait quelques-unes parfois pour allumer le feu dans sa chambre en hiver.
À partir de là s’établit un silence respectueux entre nous et le secrétaire, et nous nous consacrâmes à expliquer à Pok comment il pouvait faire pour récupérer sa vue, ses yeux rouges étant au demeurant en parfait état.
— « Du coup, c’est un problème de muscles trop tendus ? », demanda Pok, sceptique.
— « C’est un problème de mauvaises habitudes », expliqua Yo-hoa. « Et, comme dans la méditation, c’est surtout un problème de relaxation. »
— « La relaxation, encore », soupira Pok.
— « Plus exactement », intervins-je, « il s’agit de “laisser aller” de manière naturelle. Si tu essaies de te relaxer, tu n’y arriveras pas. Si tu réfléchis à comment tu marches, tu seras maladroit. Si tu te forces à crier, ta gorge s’épuisera. Les nourrissons, eux, ne se fatiguent jamais. Comme disait le Fondateur de la Balance : porte ton attention mais pas ton intention. »
Pok sembla réfléchir à mes paroles. Ceyra fit :
— « À propos de la Balance, tu nous as entendus, hier, parler de la Secte de la Balance et d’Akigo, non ? »
— « Le type qui s’est enfermé dans une grotte pour “rompre avec la nature et mieux se réconcilier avec elle”, ce type-là ? »
— « C’est ça », acquiesça la Lancière. « Les cultivateurs de la Balance font tout le contraire de ce qu’il faut faire, surtout au début : ils deviennent myopes, rigides, mêmes malades… En fait, ils font tout pour adopter de mauvaises habitudes de vie. Puis ils les corrigent et, au passage, corrigent celles qu’ils avaient avant et qu’ils n’avaient pas vues. C’est le principe du “s’il y a des trous, creuse un trou plus gros qui les englobe tous et tu pourras ainsi tous les reboucher après”. »
— « Ils sont complètement fous, non ? », souffla Pok.
J’éclatai de rire.
— « C’est spécial, comme méthode, et non sans risques, mais, mine de rien, à la longue, les cultivateurs de la Balance arrivent à avoir une vision très raffinée du mécanisme de leur propre corps. »
Les yeux de Pok brillèrent de curiosité.
— « Et les autres sectes ? Y’en a neuf grosses, non ? La Balance, le Mont-Céleste, le Temple d’Amabiyah, la Secte de la Joie, la Secte des Glaces et puis… »
— « La Secte des Esprits et la Secte des Deux-Pôles, puis les Mendiants », l’aida Yo-hoa.
— « Et la Secte du Papillon Blanc », ajouta Ceyra.
— « Ah. J’ai entendu parler du Papillon Blanc. C’est pas les types qui préparent la Cérémonie Annuelle de Thé, dans la Cité du Blé ? »
— « C’est bien eux », affirma Yo-hoa, de bonne humeur. « Les Papillons Blancs pensent que l’univers est une œuvre d’art et que la beauté doit être au centre de toute leur attention. »
— « Le problème, c’est que certains d’entre eux sont trop cérémonieux », fis-je. « Ce qui fait qu’ils laissent parfois la porte ouverte à des idiots à l’esprit un peu étroit. »
Je pensais aux deux séniors de troisième année qui avaient voulu nous embêter avec des protocoles stupides de comportement vertueux dans les dortoirs de l’Académie… Ces deux-là même qui avaient senti leur corps piqué de mille aiguilles par mes belles poupées vaudou.
Repensant peut-être à cet épisode, dont elle ne connaissait pas les détails, Ceyra reconnut, amusée :
— « Hé, tu n’as pas tort. »
— « Chaque Secte a sa manière de voir le monde », ajouta Yo-hoa. « Pour la Balance, c’est la réconciliation avec la nature, le changeable et l’inchangeable. Ils se spécialisent en techniques de transformation et d’alchimie. Pour le Mont-Céleste, je t’en ai déjà parlé, c’est la spontanéité, la danse libre dans ce vortex qu’est l’univers qui change constamment… Du coup, on se spécialise en maîtrise du ki pour apprendre à se mouvoir le plus librement possible. Le Temple d’Amabiyah se centre sur les créations de l’esprit. Ils ont des formations d’illusion très avancées. La Secte des Glaces… »
Il marqua une pause et se tourna vers Ceyra, qui réfléchit un instant avant de dire :
— « Melluga, la Douce Tourmente, notre Fondatrice, était capable de glacer le feu interne de son ki. C’est d’ailleurs comme ça qu’elle a forgé la Lance des Glaces. » Je haussai un sourcil. D’après Yelyeh, la lance était faite à partir d’écailles de drak des glaces fondues. Mais peut-être que les deux versions avaient un côté de vérité. La Lancière ajouta : « Le but ultime de notre cultivation, en théorie, c’est d’arriver à faire la même chose que Melluga. »
Pok écarquilla les yeux.
— « La Lance des Glaces est faite avec du feu glacé ? C’est possible, ça ? »
— « Des légendes », laissa échapper le secrétaire avec un petit sourire amusé. Tout ce temps, il était resté sagement silencieux.
— « Je ne sais pas si c’est possible », reconnut Ceyra. « Comme dit la Suprême, je ne saurai si c’est vrai que lorsque j’y arriverai. »
— « Donc, pour l’instant, ce ne sont en effet que des légendes », intervins-je sur un ton léger. « Comme le bianca-griffus. Mais ça, par respect pour la médecine impériale, je ne le dirai pas. »
— « Tu l’as quand même dit », pouffa Pok.
— « Mince », souris-je.
Le secrétaire secoua la tête, plus amusé qu’offensé par notre incrédulité, que dire, notre inculture. Je joignis quand même mes mains en signe d’excuse. Après tout, s’il croyait fermement en la démonologie, c’était son droit. Tant qu’il ne terrorisait pas le gamin avec des fantômes…
— « Mais, et la Secte des Esprits ? », ajouta Pok. « Ils font des trucs chamaniques avec des esprits, non ? C’est pas un peu de la démonologie, ça ? »
— « Ça, Zangsa pourra te répondre ! C’est un chamane », expliqua Yo-hoa en levant un index.
— « Ah ! Je comprends mieux », murmura le secrétaire comme pour lui-même.
Je roulai les yeux et dis :
— « Leurs arts sont différents des miens. Le chamane s’occupe du monde extérieur, celui des liens d’énergie qui relient les corps entre eux. Les membres de la Secte des Esprits, eux, sont des cultivateurs : ils cultivent leur ki interne. Quant à leur particularité, parmi les Neuf Grandes Sectes… Ce sont des runistes spécialisés dans les sceaux runiques : ils font des talismans, des tas d’objets aux propriétés variées… tu as peut-être entendu parler des lanternes d’Arbag au feu “éternel”. C’est eux qui les ont inventées. Pour faire tout ça, ils transposent leur ki interne en runes. Cette transposition requiert beaucoup de savoir-faire et une grande maîtrise de l’esprit… ou des esprits. En fait, selon eux, il existe quatre types d’esprits dans notre corps spirituel », précisai-je, et je levai mes doigts en les énumérant : « l’esprit émotionnel, l’esprit rationnel, l’esprit flottant et l’esprit présent. D’où la Secte “des Esprits”, au pluriel. »
— « Rien à voir avec les démons, alors ? », demanda Pok.
— « Rien à voir… si ce n’est que, parfois, la démonologie attribue à des daemonia ce qui est en fait provoqué par des flux d’énergie qui ne vont pas là où ils devraient aller normalement. En gros, une personne tout le temps stressée finira par tomber malade. Et une personne qui force sa vue pour voir ou qui veut toujours regarder tout à la fois tendra des muscles inutilement et aura des problèmes de vue. Tel un poisson qui peine à respirer sous l’eau », conclus-je, reprenant le vers d’un de mes si harmonieux poèmes que j’avais écrits dans mon adolescence.
Le secrétaire faisait de gros efforts pour ne pas me rire au nez et avait poliment décidé de contempler le paysage, au-dehors, à travers ses lunettes.
Pok, cependant, réfléchissait sérieusement à mes propos et me prit par surprise quand il cita :
— « En calmant mon Esprit, je calme mes sens. Ainsi, je regarde sans m’efforcer de voir et j’y vois clair. C’est ça ? »
J’avais récité les réflexions du Troisième Fondateur d’Amabiyah seulement une fois devant lui, alors qu’il était entre autres préoccupé par Bec, et, pourtant, il se rappelait les paroles ? Je ris.
— « C’est ça, c’est ça ! Mais, dis, Pok, ne me dis pas que tu te rappelles toutes les paroles ? »
Le garçon haussa les épaules.
— « Je pense, oui. Et mon nom est Bwi, pas Pok, je l’ai déjà dit. »
— « J’essaierai de m’en souvenir. »
À ma demande, Bwi récita le recto et verso de la Troisième Tablette d’Amabiyah sans une seule erreur. Impressionné, j’applaudis, Yo-hoa et Ceyra le félicitèrent et Benod sourit en joignant ses mains pour le complimenter silencieusement. Tant d’éloges firent rougir le gamin, qui grimaça en grommelant :
— « Pas la peine d’en faire tout un plat. Et tant qu’on y est, ces trois vers, là, qui disent : une fois l’Esprit calme à chaque instant, les démons extérieurs n’ont plus de prise, les démons intérieurs deviennent nature sans force… Ça parle de démons. »
Je haussai un sourcil. Le gamin avait naturellement toujours du mal à croire que son cœur n’était pas possédé par un démon et l’idée avait l’air de le turlupiner.
— « Ce ne sont pas les mêmes démons », intervint Ceyra. « À l’époque du Troisième Fondateur d’Amabiyah, la démonologie n’existait même pas. Ces vers font référence à tout ce qui nous veut du mal ou qui nous distrait de notre chemin. »
— « Des démons, il y en a plein », dis-je en agitant la main. « Les démons des fables, les démons des métaphores, les bêtes-démons et les démons cultivateurs… »
— « Les bêtes-démons sont bien meilleures », laissa tomber Bwi. « Comparées aux démons qui se pavanent aux premières loges… »
Il voulait certainement parler des bourgeois qui payaient les entrées à l’arène pour voir humains et bêtes s’entretuer. Je me demandai comment il réagirait s’il venait à apprendre que j’étais un renard-démon, puis je hochai la tête avec un grand sourire.
— « Ça en fait des démons différents ! »
— « Mm… Et les Sectes de la Joie et des Deux-Pôles, elles font quoi ? », demanda le garçon.
À cet instant, je sentis un étrange pincement au ventre suivi d’un tiraillement au niveau du torse et je perdis le fil de la conversation. La sensation mourut aussitôt, mais je demeurai troublé, surtout parce que, pour quelque raison, j’avais soudain pensé à Irami et à Yelyeh. Était-il arrivé quelque chose à l’un d’eux ? Ou bien était-ce tout simplement mon imagination ? Mon doute était fondé : après tout, un maître vaudou était plus sensible aux liens qui unissaient les créatures de ce monde et pouvait potentiellement même sentir leurs vibrations. Sauf que je n’étais pas à ce point habile pour distinguer le réel de l’illusion à partir d’un simple pincement. Mieux valait ne pas tirer de conclusions hâtives.
D’un geste nonchalant, j’attrapai la mandarine que j’avais mise de côté le matin même et commençai à la peler tandis que je prêtais à nouveau attention à la conversation.
— « Et y’aurait pas une technique, genre, qui fasse pouf et qui libère le ki bloqué derrière mes yeux d’un coup ? », demandait Pok — enfin, Bwi.
— « Tu veux un miracle ? », se moqua Ceyra.
— « La Suprême de la Balance », commença Yo-hoa, « elle est apparemment capable de faire ça… »
— « C’est vrai ? Aïe… Qu’est-ce que… ? »
Bwi venait de recevoir un pépin de mandarine en plein front. Je lui en envoyai un autre, pile au même endroit.
— « Zangsa ! Tu me cherches ? », grogna le garçon en se levant.
— « Je m’entraîne au lancer d’aiguilles vaudou avec des pépins. Ça demande des années de pratique, tu sais. Alors, bien sûr, je pourrais demander à quelqu’un d’autre de faire le travail pour moi, mais ça ne serait pas la même chose. »
Bwi marqua un temps d’arrêt puis se rassit en grommelant :
— « Ça va, j’ai compris : je vais essayer de récupérer ma vue tout seul. Mais t’es quand même tordu avec tes mots. Et t’entraîne pas avec moi avec tes aiguilles, hein. »
— « Oh ? Avec les pépins, je peux ? »
Le garçon eut un sourire incrédule.
— « T’es vraiment un bâtard. »
— « Oh qu’il est grossier. »
Bwi souffla.
— « Dites, il est toujours aussi casse-pieds ? »
Yo-hoa répondit en riant :
— « C’est parce qu’il t’aime bien ! »
Bwi écarquilla légèrement les yeux, l’air surpris.
— « Il m’aime bien ? »
— « Pas facile à deviner, hein ? », intervint Ceyra en ramassant le pépin, puis, le plaçant sur son pouce, elle me visa en ajoutant : « Ça marche comme ça. »
Je perçus un éclat de ki doré autour de ses doigts. Elle allait jusqu’à utiliser son ki ?! Je soufflai bruyamment en me serrant contre la vitre pour reculer.
— « Attends, Ceyra ! Tu vas faire un trou dans la diligence ! »
— « T’inquiète, je vise bien. »
— « T’es sérieuse ?! »
La lancière rousse fit une moue.
— « Yo-hoa. Tu penses qu’il serait capable d’attraper le pépin en plein vol ? »
— « Hum… », réfléchit Yo-hoa, puis il sourit. « Je pense que oui. »
— « Et moi, je pense que non ! », protestai-je.
Amusée, Ceyra se pencha, ses doigts tout près de faire une chiquenaude mortelle.
— « Allez ! Par curiosité… »
— « Tu rigoles ! »
— « Je t’achèterai une autre jarre de cidre spirituel… »
— « Vraiment ? » Je m’aperçus que j’étais tombé dans son jeu et je me couvris le visage en grommelant : « Ceyra, tu m’inquiètes, là ! »
Alors, Bwi pouffa. C’était bien, je crois, la première fois que je l’entendais vraiment rire. Yo-hoa, toujours prêt à rire, le rejoignit. Je vis alors le pépin quitter les doigts de la lancière, sortir par la fenêtre ouverte de la diligence à toute vitesse et s’engouffrer dans les sous-bois, où j’entendis un « aïe ! ». Mince. Quelqu’un avait été touché ? Je me penchai par la fenêtre pour humer l’air. Il n’y avait pour ainsi dire pas de vent, mais je finis quand même par percevoir l’odeur d’autres personnes qui encerclaient la route de part et d’autre. Des bandits ? Ils avaient l’air d’être en train d’attendre quelques marchandises plus appétissantes que notre diligence. Je me tournai vers Ceyra.
— « Pas mal, comme lancer de pépins, mais pas assez fort. »
— « Donne-moi un quartier », répliqua-t-elle.
Je lui donnai la moitié de ce qui me restait de mandarine et nous nous amusâmes à lancer des pépins aux bandits entre les arbres. Je pense que nous en laissâmes un bon nombre à moitié assommés : cela suffit sûrement pour qu’ils s’affolent un peu et remettent à plus tard leur embuscade. Quand la diligence s’éloigna, j’avais la bouche pleine de mandarine et mâchai avec énergie. Bwi nous regardait, à la fois amusé et dérouté.
— « C’était quoi, ça, une compétition de lancer de pépins ? »
Assis en face, il n’avait rien vu à notre manège. J’avalai et souris.
— « Non. On vient juste de planter quelques mandariniers. »