Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Nous suivîmes les trois hommes de toit en toit jusqu’à ce qu’ils s’arrêtent à un croisement. L’un dit :
— « La vieille Belda est là-bas, au fond de cette rue. »
Je repérai le portail qu’il indiquait puis, sous le regard interrogatif de Yo-hoa, je hochai la tête une fois. Nous leur tombâmes dessus. J’assommai le plus bavard en grommelant :
— « Je vous donnerais bien au tigre moi-même, mais seul un tigre pourpre qu’on affame mangerait de la viande pourrie, espèce d’humain dépravé. »
Yo-hoa avait assommé les deux autres, avec plus de force que nécessaire. Je le vis regarder ses poings, l’air confus. Joignant mes mains derrière mon dos, j’imitai la voix de Maître Karhaï et dis :
— « Mon cher Yo-hoa, quelle est cette déferlante vague qui naît de ta colère ? »
Yo-hoa sursauta et soupira en se retournant.
— « Zangsa… Ne mériteraient-ils pas pire que ça ? »
Et voilà que le jeune cultivateur parti parcourir le monde affrontait ses doutes sur la justice. Je fis une moue pensive.
— « Devrions-nous les tuer, alors ? »
— « N-Non, ce n’est pas ce que j’ai dit. »
— « Pourtant, eux, ils pensaient faire de Pok un petit-déjeuner. »
Yo-hoa regarda les trois assommés avec une expression d’horreur teintée de mépris. J’ajoutai :
— « Si tu hésites à les punir davantage, c’est peut-être que tu as peur d’en faire trop ? Je te comprends. À moins que tu n’éprouves de la compassion pour leurs vies de misère ? »
Yo-hoa cligna des yeux.
— « De la compassion ? » Il secoua la tête. « Je n’en suis pas sûr. »
Je souris.
— « Bon alors, laissons ces misérables dans leur misère et partons voir Pok. »
Nous traînâmes quand même les trois hommes dans un passage sans issue qu’il y avait non loin et je me penchai sur les trois corps pour bloquer juste les bons points de ki afin qu’ils ne se réveillent pas avant le matin. À les écouter, c’étaient des dompteurs de bêtes, exactement comme ceux que nous avions trouvés, en charpie, auprès du lac de la Forêt des Roches. Que faisaient-ils dans le Quartier Rouge ? Ils avaient l’air de bien connaître les lieux. La reine du quartier était-elle, elle aussi, liée à ce Baron Étoilé ? Cela était logique, quand on y pensait. Et dire que j’avais aidé mon grand-père à défaire la malédiction de la Pagode des Dahlias… Puisse-t-elle revenir les hanter ! Peut-être l’avait-elle déjà fait. Après tout, comme disait Maître Zéligar, on a beau enlever les feuilles noircies, si le cœur de la plante ne se nourrit pas correctement, les feuilles continueront à tomber malades.
Nous atteignions le toit de chez la vieille Belda quand nous entendîmes la voix de Pok.
— « Alors, Bec s’est mis à voler. On lui avait coupé les ailes à peine sorti de l’œuf, tu te rappelles, je t’en avais parlé. Eh bien, il s’est mis à voler et il est parti, loin, dans le ciel. Enfin, c’était la nuit et j’y voyais pas grand-chose, mais j’étais content de voir ça. »
— « Et moi, que je suis contente de te voir », lui répondit une voix tendre et chevrotante.
— « Ouais, bon, en tout cas, tu vois, t’as pas à t’inquiéter : je quitte ma vie de misère. »
— « Ah bon ? Et tu vas où alors, mon garçon ? Je m’inquiète, bien sûr que je m’inquiète… »
— « Je t’ai parlé de ces types que j’ai rencontrés. Les types bizarres qui raisonnent à côté de la plaque. » Attends… Il ne parlait pas de nous, si ? Il poursuivit : « Ben, j’ai décidé d’aller avec eux. C’est toi qui m’as raconté toutes ces vieilles histoires de cultivateurs quand j’étais petit, alors t’étonne pas. Moi, franchement, j’ai toujours cru que ça n’existait pas pour de vrai, le ki et tout ce baratin. Mais là, j’ai vraiment envie d’apprendre. Et, apparemment, ils manquent de gens, parce que, devenir cultivateur, ça prend du temps, tu sais, mémé. Alors, demain matin, je quitte Shinziyah pour ne plus revenir. » Du coin de l’œil, je devinai le sourire de Yo-hoa dans la pénombre. Alors, le gamin se corrigea : « Enfin, je reviendrai quand je serai grand, pour couper la tête au Baron Étoilé, à ses sbires, à la reine et à ce vieillard qui m’a donné cette pilule poison pour Bec. Je les aurai tous. »
Yo-hoa et moi grimaçâmes.
— « La reine », répéta la vieille Belda. « Pourquoi la reine ? »
— « Tu rigoles ! Elle a tué plein de gens. Et toi, mémé, il faut jamais que tu lui pardonnes. Et si tu m’avais pas caché quand j’étais bébé, la reine m’aurait jeté à ses gros chiens-démons, juste à cause de ma maladie. Ma tante m’a tout raconté. Je sais tout et j’oublie rien. Alors, mémé, tu peux dormir tranquille. Je vais tous les tuer. Dans huit ans. Mais, avant, je viendrai déposer de l’encens sur ta tombe. »
Sa maladie ? Pok était-il malade ? En tout cas, il avait une belle imagination et une bonne maîtrise de ses cordes vocales : j’avais peu à peu compris que Pok ne se trouvait pas dans une maison mais dans un petit cimetière et, à l’intérieur de celui-ci, je ne décelai que l’odeur du garçon. La voix de la vieille Belda n’était autre que la sienne. Pok connaissait sûrement de nombreuses personnes à Shinziyah, mais c’était à une tombe qu’il venait faire ses adieux. Il devait vraiment avoir aimé la vieille Belda…
— « Ah, mon garçon ! », dit la voix chevrotante de la vieille Belda. « Pars. Pars avant qu’on vienne te chercher. Les murs de ce quartier ont des yeux de démon. »
— « Si tu pouvais venir avec moi, ce serait bien », fit alors le garçon, sur un ton enthousiaste. « Tu sais, au Mont-Céleste. Yo-hoa m’a invité à y aller. Le type, il rit tout le temps. C’est comme s’il venait d’un autre monde, mais, en fait, il vivait sous les ponts quand il était petit. Je suis sûr que, si je présentais bien le truc, Yo-hoa serait d’accord pour t’emmener. C’est un grand généreux. Il prend pitié facilement. »
C’est comme ça qu’il voyait Yo-hoa ? Malgré la situation, je souris. Pok imita le rire de la vieille.
— « Tu me vois, moi, à mon âge, changer de maison, changer de vie ? »
— « La maison, on la porte dans le cœur », répliqua Pok.
— « Tu parles déjà comme un poète, mon garçon. »
— « C’est un type appelé Zangsa qui me l’a dit. C’est plus profond qu’on croirait, tu sais. »
J’avais dit ça, moi ? Ah, oui, ce matin même, quand il m’avait demandé où j’habitais, étant donné que je n’appartenais à aucune secte. “La vraie maison, on la porte dans le cœur”, avais-je répondu. Pok avait répliqué d’un ton moqueur : “Ouais, ben, les tortues, elles la portent sur le dos”. Le gamin avait pourtant bien aimé mes paroles, hé.
Alors que la mémé — enfin, Pok — refusait la proposition de l’accompagner, je jetai un coup d’œil à Yo-hoa. Le jeune cultivateur avait les yeux brillants. Les paroles de Pok l’avaient tellement touché qu’il semblait avoir oublié que nous étions venus protéger le gamin et non l’espionner… Roulant les yeux, je me retirai silencieusement et atterris dans la ruelle voisine en lançant à Yo-hoa mentalement :
“Protège bien ton disciple au retour, grand généreux.”
“Ce n’est pas mon disciple… Hé, je suis loin de devenir maître ! Tu vas où ?”
“Voir une chose.”
En fait, deux. D’abord, j’allai corroborer avec mes deux yeux ce que me disait mon flair : effectivement, Pok se trouvait seul, agenouillé face à un petit autel parmi d’autres, noyé dans les ombres de la nuit.
Je m’éclipsai vite et, sortant de la zone résidentielle, me dirigeai vers la Pagode des Dahlias. J’évitai les rues les plus fréquentées et arrivai à mon but. Je touchai d’une main l’une des façades latérales de la grande pagode.
Je cherchai le nœud naturel que j’avais pu sentir avec netteté, dix ans auparavant. Je le repérai ; il avait donc commencé à se reformer ; mais il était bloqué. Une formation runique ? Quelqu’un, un chamane probablement, avait bloqué l’accumulation d’énergie naturelle par une barrière protectrice.
— « Qui ose ? », murmurai-je.
Qui osait rompre le cours naturel des choses ?
De ma main, surgit un éclair de ki pourpre. Je cherchai les piliers de la barrière et ne mis pas longtemps à les trouver : le chamane ne s’était pas embêté à les cacher. L’un d’eux se trouvait sous l’auvent du premier étage, juste au-dessus de moi. Je m’assurai que personne ne venait et me transformai en renard. Me glissant hors de mes vêtements, j’effectuai le Pas Céleste et, dans un tourbillon pourpre, j’atteignis une fine barre de métal plantée dans une poutre. Je la pris entre mes crocs et tirai de toutes mes forces. La barre se détacha. Elle m’échappa et tomba au sol avec un bruit retentissant. Mes oreilles triangulaires s’aplatirent et je faillis perdre l’équilibre. Je m’empressai de redescendre et, entendant des voix, je repris ma forme humaine, je ramassai la barre et mes vêtements et je déguerpis.
Une fois rhabillé, je revins. Rompre un pilier suffisait souvent pour rompre une barrière simple, mais celle-ci, comme je ne tardai pas à le constater, était un peu plus compliquée : enlever un pilier ne faisait que libérer l’aire entre celui-ci et les deux piliers contigus. C’est pourquoi je m’amusai pendant une bonne heure à trouver et briser tous les piliers : une barre de métal entre les pattes de la statue d’une licorne, une autre dans la statue d’une grande fleur de camélia, cinq autres dans des poutres du rez-de-chaussée et du premier et deuxième étage, une autre plantée parmi les fleurs dans l’entrée principale — je passai inaperçu devant les gardes en titubant comme un homme ivre.
Les deux dernières étaient plus difficiles à enlever : l’une se trouvait au sommet de la pagode, au quatrième étage, là où, disait-on, dormait la reine ; l’autre était dans les sous-sols.
Je m’arrêtai un instant, adossé à une aubépine en fleurs. La barrière était pour ainsi dire rompue. Me fallait-il risquer ma peau pour ces deux barres-là ? Ma main jouait distraitement dans ma poche avec les six barres que j’avais déjà ôtées. D’apparence quelconque et faites en simple métal, elles étaient de plutôt bonne qualité. Un expert en barrières aurait payé cher pour les avoir. Pourtant, j’avais l’impression que le chamane qui les avait utilisées avait étrangement privilégié la disposition artistique au détriment de la résistance de la barrière.
Je revisionnai mentalement la position de chaque pilier. Si l’on ajoutait le pilier central, qui se trouvait au milieu de la pagode, la configuration faisait penser à un fil auquel pendait…
Un œil.
Je me raidis légèrement. Je me trompais peut-être, mais j’en doutais : l’Œil Renversé était pire qu’une mare à têtards : leurs membres étaient partout et, partout, ils déposaient leur marque. Utilisaient-ils la Pagode des Dahlias pour leurs rituels de passage, leurs horribles sacrifices et leurs transformations en démons ? Cela aurait expliqué pourquoi l’énergie naturelle tendait à s’y enchevêtrer pour créer des nœuds « maudits ».
Une fleur blanche se détacha à cet instant de l’aubépine et je l’attrapai. Ni la pagode la plus magnifique ni les atours les plus sophistiqués ne pouvaient cacher un cœur corrompu. À côté, une fleur d’aubépine était la beauté même. Je chantonnai tout bas :
Oh, fleur d’aubépine
Radieuse beauté,
Entourée de ruines,
Ignorante et ignorée.
— « Qu’est-ce que tu fais à chuchoter tout seul, beau garçon ?! », me héla alors une voix charmante. « Il commence à pleuvoir. Viens vite avec nous ! »
La jeune femme, toute maquillée et affublée de brillants joyaux, me faisait signe depuis le pas d’une porte, accompagnée de deux autres filles. Je m’inclinai poliment en disant :
— « Vous voudrez bien m’excuser, mais j’ai déjà trouvé ma fleur. »
On rit de ma répartie, pensant à une métaphore. Je souris et partis sous la bruine. Sortant du Quartier Rouge par le passage caché derrière l’oranger, je regagnai bientôt l’auberge et rangeai les tasses et la théière avec l’infusion d’œillet céleste. Yo-hoa et le garçon n’étaient pas encore rentrés. J’espérais que rien ne leur était arrivé… Je bâillai à m’en décrocher la mâchoire et allai me coucher en songeant que le gamin n’avait pas eu la vie facile. Je m’imaginai auprès de la tombe de Grand-Père Naravoul en train d’imiter sa voix pour feindre une conversation… Le vieil homme m’aurait giflé et traité d’idiot. Mais, comme disait je ne sais plus quel sage, « chaque action avait sa raison d’être ».
* * *
— « Je pars, mémé ! », s’écria Pok.
— « Adieu, mon garçon ! Que la vie te sourie à présent ! »
— « Je t’aime, mémé. »
— « Je t’aime aussi, mon garçon. Ne pleure pas. Tu es un grand, maintenant. N’oublie pas, mon garçon, n’oublie pas… »
— « Quoi ? Qu’est-ce qu’il faut pas que j’oublie, mémé ? »
— « N’oublie pas… Ah, oui : n’oublie pas de remercier les honnêtes gens du Mont-Céleste. Travaille dur et respecte tes aînés. Et n’oublie pas de penser tous les jours à l’Empereur. Ça porte bonheur. »
— « N’importe quoi, mémé… » Il renifla. « Je pars, alors. »
— « Vas-y. Fais attention en rentrant. »
— « Ouais, mémé… »
— « Allez, va ! »
Face à ces adieux déchirants, Yo-hoa passa une main sur ses yeux larmoyants et c’est en pleurant qu’il suivit discrètement le garçon qui boitait. Ce n’est qu’alors qu’il se rendit compte qu’il avait l’air d’un espion et que, par ailleurs, il avait peut-être commis la plus grande impolitesse depuis des années. Embêté, il se laissa distancer un peu plus, un peu plus… C’est peut-être grâce à ça qu’il repéra à temps les deux silhouettes qui se déplaçaient dans la ruelle parallèle. Il perçut bientôt leurs intentions, nullement cachées, dirigées vers Pok. Quand Yo-hoa en fut sûr, il les attaqua par surprise et les assomma. Il soupira.
Pourquoi s’acharnait-on sur ce pauvre garçon ?
Il ne s’attarda pas et ne remarqua même pas la ressemblance entre leurs habits et ceux des hommes en noir de la Forêt des Roches. Il rentra, bienheureux, en imaginant déjà Pok au Mont-Céleste, loin des misères du monde.
Le matin suivant, un grand véhicule tiré par quatre bêtes magnifiques pleines d’énergie les attendait à la station. Comme tous les cinq montaient, Zangsa lui demanda par voie mentale :
“Tout s’est bien passé hier ?”
Yo-hoa hocha la tête, perdu dans ses pensées.
“Parfaitement… Dis, Zangsa. Devrais-je inviter la vieille Belda ? Qu’est-ce que tu en penses ?”
Zangsa le dévisagea depuis le banc opposé.
“Ce que j’en pense ? Que je vais dire à Maître Karhaï qu’il double… non, triple tes leçons sur la perception du vrai et du faux.”
“C-Comment ça ?”, souffla Yo-hoa, perplexe. “Pourquoi ?”
Alors que la diligence s’ébranlait, Zangsa posa un coude sur le rebord de la vitre ouverte et expliqua :
“La vieille Belda que tu as entendue hier soir, c’était Pok.”
Yo-hoa mit du temps à comprendre et, quand il le fit, il cacha mal ses larmes devant une vérité si dramatique. Assis à ses côtés, Pok lui envoya un regard prudent, l’air de penser : j’aurais peut-être dû choisir une autre Secte…
Que faire ? Si le garçon demandait ce qu’il lui arrivait, Yo-hoa savait qu’il ne serait pas capable de mentir… Zangsa vint à sa rescousse.
— « Oh ! Yo-hoa, tu vas faire la Méditation des Larmes ? Je peux la faire avec toi ? »
Il croisa les jambes sur la banquette avec un grand sourire qui se transforma en une laide et comique grimace quand il commença à essayer de pleurer. Yo-hoa le regarda comme un sauveur et suivit son manège. Pok demanda, sceptique :
— « C’est comme ça que vous méditez ? »
Rapide comme une flamme, Ceyra donna un coup sur la tête aux deux jeunes cultivateurs en grommelant :
— « Il ne manque plus que le garçon prenne au sérieux vos âneries ! Et notre compagnon de voyage », ajouta-t-elle, en faisant un signe vers le seul voyageur qui partageait la diligence avec eux, un homme à lunettes, dans la trentaine, qui s’était très poliment et fièrement présenté comme secrétaire d’un célèbre docteur nommé Martius habitant à Shinbi.
Pok renchérit :
— « Désolé, mais je veux pas rentrer dans un cirque, moi. Je ferais peut-être mieux de descendre et d’aller me raser la tête au Temple. »
Yo-hoa tourna vivement la tête vers lui.
— « Tu… Tu préfères aller au Temple ? Vraiment ? Pok… Si tu as changé d’avis à cause de moi, j’en suis désolé. Enfin, si c’est vraiment ce que… »
— « Je blague », l’interrompit Pok en un souffle exaspéré. « Et mon vrai nom, c’est Bwi. Shell Dang Bwi. C’est les idiots des bêtes qui m’ont appelé Pok. »
Il se détourna vers les maisons qui défilaient. Yo-hoa resta un moment silencieux puis il sourit.
— « Je vois, tu blaguais ! Alors, Bwi, tu veux apprendre la méditation ? Si tu veux, je t’explique les bases ! » Il jeta un regard humble vers Benod, Ceyra et Zangsa assis en face. « Vous me corrigerez, si je dis des bêtises, n’est-ce pas ? »
— « Si tu dis des bêtises pour des trucs basiques », lança Ceyra, « c’est en première année d’Académie qu’on va t’envoyer. »
Yo-hoa éclata de rire.
— « Tu as raison ! »