Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Liuk soupira.
— « On n’est pas sortis de l’auberge. »
C’était vrai aussi bien littéralement que de façon figurée. Séliel en était déjà à son troisième bol de ragoût après avoir dévoré cinq œufs.
Assis à l’intérieur de la taverne, Liuk soupira encore.
Cela faisait un mois qu’ils avaient quitté le Croc des Glaces et Son Altesse. Il ne leur restait ni beaucoup d’argent ni beaucoup d’idées pour seulement commencer à chercher cette Dragonne-Démon. Non, se corrigea-t-il. À vrai dire, contrairement à Son Altesse, il ne croyait guère à cette histoire de dragonne. Il cherchait plutôt, entre les cultivateurs, quelque âme bienveillante capable d’enlever le sceau corrompu du Prince Rajeyl. Mais, malgré la grande bienveillance des Lancières, personne dans la Secte des Glaces n’avait rien pu faire. Et le Grand Moine du Temple d’Amabiyah lui avait recommandé d’aller demander de l’aide à un chamane. Un chamane ! Ces gens du Murim ne savaient-ils que s’appuyer sur des dragons et des sorciers ?
Liuk regarda à travers la fenêtre, vers la rue en terre battue. Quelques Moines s’affairaient déjà tranquillement, sans se presser, car, disait-on, “l’impatience brise le flux” ou encore “comme dans tout, il y a un équilibre au temps de faire”. Liuk tambourinait nerveusement sur la table.
— « Tu ferais mieux de manger au lieu de broyer du noir », lança Séliel entre bouchée et bouchée. « Tu sais pas que les inquiétudes apportent la maladie ? »
Liuk fit claquer ses dents.
— « Va te faire ordonner moine ! Ça me fera épargner de l’argent. »
Séliel éclata de rire et recracha une partie de sa bouchée dans son bol.
— « J’ai l’air d’un moine, moi ? »
Liuk grimaça de dégoût puis jeta un coup d’œil aux cheveux drus et en bataille de Séliel et soupira à nouveau. Pourquoi est-ce que Son Altesse lui avait demandé d’emmener ce sauvage comme garde du corps ?
À cet instant, deux hommes entrèrent par la porte ouverte. Au moins, ce n’étaient pas des Moines. Liuk en avait marre de voir des chauves souriants partout. Cependant, à les voir, c’était probablement aussi des cultivateurs.
L’un, grand, aux habits clairs brodés de bleu et d’argent, les cheveux longs et noirs tombant raides sur son dos, une belle épée à sa ceinture, des yeux gris et une expression sereine. C’était l’homme qu’ils avaient croisé la veille en sortant de chez le Grand Moine.
Le deuxième était plus petit, habillé de pourpre et de noir, les cheveux quelque peu embroussaillés, une épée dans un fourreau des plus banals à la ceinture, des yeux noirs allongés comme ceux des renards et une expression décontractée qui inspira à Liuk bien moins confiance.
À son étonnement, après avoir salué respectueusement le moine qui tenait l’auberge, ils s’avancèrent vers leur table. Le deuxième salua.
— « Vous êtes Liuk et Séliel, c’est bien ça ? »
— « Euh… Oui. Je suis Liuk. »
Il se leva pour saluer et jeta un regard noir à Séliel qui continuait à aspirer bruyamment son ragoût tout en détaillant du coin de l’œil les nouveaux arrivants.
— « Moi, c’est Zangsa. Lui, c’est Irami. Enfin, Irahayami. »
— « Irahayami, l’Épée Filante Qui Danse ?! », s’étrangla Liuk, sous le choc. D’après les histoires sur le Murim qu’achetait Son Altesse à prix d’or, c’était un des jeunes cultivateurs les plus prometteurs de tout l’Empire ! Était-ce vraiment lui ? Oh, si Son Altesse pouvait seulement le rencontrer !
Zangsa donna à Irahayami un coup de coude, un sourire amusé aux lèvres. Mais quel manque de respect ! Qui donc était-il pour traiter ainsi l’une des Promesses du Murim ?
— « À ce qu’il m’a dit, c’est vous qui cherchez la dragonne ? »
Liuk écarquilla des yeux. Se pouvait-il que… ? Alors, il regarda autour de lui, embarrassé.
— « Pouvons-nous en parler ailleurs ? »
Zangsa eut un petit sourire qui ne lui dit rien qui vaille.
— « Bien sûr. On vous attend dehors. On vous laisse manger. »
— « Oho ? », fit Séliel en les suivant du regard tandis qu’ils échangeaient quelques mots avec le tavernier puis sortaient. « J’aime bien ces types du Murim. Ils sont jamais pressés et te laissent manger tranquille. Quelle différence avec les bandits de la Harde ! »
— « Eh bien, tu pourrais en prendre de la graine et manger proprement », rétorqua Liuk.
— « Pf. Toi, prends-en de la graine et crache pas sur chaque truc que je fais. C’est bien parce que ton bellâtre de prince me paie que je suis encore là. »
Irrité, Liuk finit son bol de ragoût d’un trait et prit le chemin de sortie en lançant :
— « C’est bon, tu es libre, fais ce que tu veux. Je te laisse payer ton petit-déjeuner. »
— « Hein ? Tu blagues ? »
Liuk ne répondit pas et sortit. Il entendit Séliel jurer dans son jargon du désert :
— « À mais quel zourak, celui-là ! »
Zangsa et Irahayami attendaient dehors ; le premier acceptait un gros sac que lui tendait un jeune garçon et qu’il mit sur son dos.
— « Oh, tu es rapide. Et l’autre ? »
— « Je l’ai congédié. »
— « Ah ? C’est problématique. J’ai acheté à manger pour deux. »
Confus, Liuk regarda à nouveau le sac que Zangsa portait. Il y avait probablement bien, là-dedans, de la nourriture pour un mois.
— « À manger ? », répéta alors Séliel, apparaissant sur le pas de la porte de la taverne. « C’est quoi, cette histoire ? Elle est si loin que ça, la dragonne ? »
Zangsa prit un air énigmatique et dit :
— « Suivez-moi et vous comprendrez. »
Liuk se sentait de plus en plus méfiant envers cet homme, mais la présence de l’Épée Filante Qui Danse, à l’expression si franche et sereine, adoucit suffisamment cette impression pour qu’il décide de les suivre. Réprimant une moue d’exaspération, il jeta une monnaie d’argent à Séliel, qui l’attrapa comme à contrecœur.
— « Tu me rembauches ? T’es plus capricieux qu’une femme du désert, toi. »
Liuk regretta aussitôt sa décision et lui lança des éclairs avec les yeux. Séliel sourit, se rappelant peut-être l’épisode où Liuk s’était déguisé en femme avec Son Altesse. Alors, il alla payer le tavernier puis sortit et dit tout en ajustant son baluchon :
— « Bon, réjouis un peu ces yeux de poisson, Liuk : mon instinct me dit qu’on a trouvé plus qu’une piste. »
Si c’était vrai, ça relèverait du miracle. Liuk jeta un coup d’œil aux deux cultivateurs qui s’étaient déjà mis en marche et soupira avant de les suivre, le cœur lourd.
Comment se sentait le Prince Rajeyl à cet instant ? Était-il souffrant ?
Ah, Altesse ! pensa-t-il. Tenez bon, je vous en prie, et pardonnez la maladresse de votre jeune frère. Que j’ai hâte de vous revoir en bonne forme, en train de jouer du erhu ou de réciter de la poésie ! Si vous veniez à mourir, je ne me le pardonnerais jamais…
* * *
Au chaud, une couverture sur les jambes, un morceau de tarte aux noix à la main, le Prince Rajeyl attendait tranquillement que la Suprême se décide à bouger une pièce sur l’échiquier, ce qu’elle fit en demandant :
— « Pourquoi avoir envoyé ton jeune frère si tu pouvais demander aux Mendiants de trouver cette dragonne pour toi ? »
— « Mm. » Rajeyl poussa une pièce. « La Nature glace l’eau qui doit se reposer et fond l’eau qui doit se déplacer. »
La Suprême leva les yeux vers lui.
— « Et si l’eau n’arrive pas à l’océan à temps ? »
Rajeyl sourit.
— « Elle arrivera. Telle est la confiance que je lui dois. »
— « Je vois. » Elle bougea une pièce. « Et si l’océan n’arrive pas à fondre la glace ? »
Rajeyl finit sa tarte et réfléchit avant de dire :
— « Alors, la glace aimerait quand même se reposer jusqu’au bout en la gracieuse compagnie de son hôte en espérant pouvoir fondre cette glace-là avant de disparaître. Enfin, on m’a demandé de ne pas être défaitiste », ajouta-t-il.
Et il plaça sa pièce de telle sorte que le jeu était pour ainsi dire décidé. Le voyant, la Suprême se pinça les lèvres puis fit :
— « La glace ne fera jamais fondre une autre glace. La musique pourrait la dégeler, par contre. »
Rajeyl sourit à ces mots. Il inclina la tête puis attrapa son erhu. Bientôt, une douce mélodie s’éleva dans la Secte des Glaces.
* * *
Ils s’étaient engouffrés depuis un moment dans un bois de bambous quand ils parvinrent à une fontaine. Là, une grosse tige de bambou basculait régulièrement sous le poids de l’eau, émettant un bruit sec de bois.
Zangsa posa le gros sac puis se retourna vers Liuk et Séliel.
— « Tout est prêt. Parlons franc. Qui êtes-vous exactement ? »
Liuk hésita.
— « Je suis Liuk. On m’a demandé de trouver la Dragonne-Démon, car elle serait apparemment capable de sauver Son Al… mon frère de sa maladie. »
Zangsa s’assombrit.
— « Ton frère est malade ? Quel genre de maladie ? »
Liuk ne pouvait pas parler du sceau impérial sans révéler l’identité du Prince Rajeyl.
— « Il s’agit d’un sceau corrompu », répondit-il alors.
Les deux cultivateurs échangèrent un regard. Alors, l’Épée Filante Qui Danse demanda :
— « Comment se trouve ton frère ? »
Liuk frémit.
— « Je… Je ne sais pas. Mais j’ai peur qu’il ne soit fort mal portant. »
— « Il allait plutôt bien quand on s’est quittés », intervint Séliel. « Il a eu assez de force pour passer les épreuves de vertu des Lancières et pour continuer à parler de façon encore plus ronflante que son frangin… Aïe », se plaignit-il quand Liuk lui écrasa le pied. « C’est quoi ton problème ? »
Liuk ravala sa salive sans répondre. Pour l’Amour de l’Empire… Il avait complètement oublié d’adopter un langage plus populaire.
— « Fort mal portant », répéta Zangsa. « C’est-à-dire ? »
— « Hum… Une grande fatigue et une faiblesse chronique », expliqua Liuk. « Entre autres… Mais qui êtes-vous, au juste, pour accompagner ainsi l’Épée Filante Qui Danse ? Savez-vous vraiment où se trouve la dragonne ? »
— « Il me vouvoie ? », murmura Zangsa, troublé.
— « Il te vouvoie », confirma Séliel.
— « Je vois… Pourquoi pensez-vous que cette dragonne pourra vous aider ? », demanda Zangsa.
Liuk grimaça. Il n’avait pas répondu à ses questions. Il expliqua quand même, avec une moue gênée :
— « C’est la Doyenne des Glaces qui nous en a parlé. J’aimerais la croire, mais, somme toute, ce que je cherche, c’est quelqu’un capable de sauver mon frère. N’importe qui. »
— « Et je présume que c’est vous qui avez dit à la Suprême des Glaces où se trouve leur fameuse lance ? », demanda Zangsa.
— « C’est exact », affirma Liuk.
Le bambou de la fontaine retomba contre la pierre. Le soleil du matin illuminait déjà la petite forêt de rayons dorés qui étincelaient dans l’air humide et sur les feuilles couvertes de rosée.
Zangsa hocha la tête, l’air pensif.
— « J’ai envie de vous croire. C’est bon : si la Secte des Glaces récupère la Lance, je parlerai de ton frère à la dragonne. »
Liuk le dévisagea, bouche bée.
— « Cette dragonne existe vraiment ? »
— « Bien sûr. Mais il n’est pas toujours facile de savoir où elle est. Alors, je vais aller trouver cette lance avec Ceyra et compagnie. »
— « Mais… et la dragonne ? », demanda Liuk.
— « Tout est lié. »
Liuk le regarda avec une inévitable méfiance. Alors, Irahayami intervint en répétant :
— « Tout est lié. S’il te plaît, fais-lui confiance. »
Liuk croisa ses yeux sereins. Si l’Épée Filante Qui Danse se fiait si profondément aux dires de son compagnon, alors…
— « J-Je… », bafouilla-t-il. Malgré ses réserves, il ne put s’empêcher de sentir l’espoir gonfler dans son cœur agité. Il tomba à genoux devant eux et se prosterna en disant : « Je vous en prie ! Si vous le sauvez… si vous le sauvez… je vous donnerai jusqu’à ma vie ! »
Il y eut un silence étonné puis :
— « Pour ce qu’elle vaut », se moqua Séliel.
Liuk le foudroya du regard.
— « Hé ! Tu veux te taire, oui ? »
À sa surprise, Zangsa s’accroupit auprès de lui et le regarda droit dans les yeux.
— « Tu as quel âge ? »
— « Euh… Vingt-deux. »
— « Hé. Tu es plus jeune que moi, alors. » Il lui tapota la tête comme on tapote la tête d’un enfant puis se releva et lui tourna le dos en disant : « Je me souviendrai de cette promesse. À présent, bonne chance. »
— « Euh ? », fit Liuk, se redressant lentement alors que l’Épée Filante Qui Danse et Zangsa saluaient et s’en allaient. « Ne puis-je pas vous accompagner… ? »
— « Désolé mais non. Si tout va bien, je reviendrai ici dans deux semaines. Ah, si vous réussissez à sortir tout seuls d’ici là, je vous promets une faveur, n’importe laquelle. Petit indice : pensez à la respiration. Sur ce, amusez-vous bien. »
Tous deux disparurent presque aussitôt, usant de mouvements de ki. La réalité frappa Liuk alors qu’il finissait de se mettre debout.
— « J’ai rien compris aux dernières choses qu’il a dites », intervint Séliel. « Si on réussit à sortir d’où ? »
— « De ce bois », répondit Liuk. « Ce bois… c’est le fameux Bois de Bambous. »
— « Le quoi ? »
— « Une étrange formation spatiale et illusoire recouvre cet endroit », murmura Liuk, plus pour lui-même que pour répondre à Séliel. « Les gens du commun sont incapables de retrouver leur chemin. J’aurais dû m’en douter ! »
— « Tu veux dire qu’il t’a berné avec cette histoire de dragonne ? »
Liuk était resté raide de honte et de colère.
— « Si c’est le cas… » Il tomba à nouveau à genoux, frappé de désolation. « Altesse ! Je mérite la mort ! »
— « Tu te rends déjà ? Une fille du désert est plus solide que ça. Qui ne tente rien, n’a rien. »
Son baluchon à l’épaule, Séliel entreprit de sortir du Bois de Bambous. Quelques minutes plus tard, il était de retour, arrivant depuis la droite. L’homme du désert ravala mal un juron de surprise et passa auprès de Liuk en répétant :
— « Qui ne tente rien, n’a rien. »
Il revint deux, trois, quatre fois. À chaque fois, Liuk pensait qu’il allait se rendre, mais il continuait. Au bout d’une dizaine de passages, Liuk commença à éprouver un étrange respect pour cette persévérance. Venait-elle du fait que Séliel avait déjà de toute façon un problème d’orientation et était habitué à tourner en rond ? De toute façon, tous ces efforts… c’était peine perdue.
— « Si ça avait été Son Altesse, elle serait déjà sortie », murmura-t-il.
Séliel l’entendit. Il surgissait d’entre les bambous sur sa gauche. Mais il l’ignora et continua ses tours, entêté. Une fois, il revint les yeux fermés et se heurta à un gros bambou. Il tenta des trucs absurdes, comme marcher en arrière, chantonner, sermonner la forêt et l’injurier. Ce ne fut qu’à la énième fois, quand le soleil commençait à décliner, qu’il se laissa tomber sur l’herbe et grommela :
— « J’ai faim. »
Liuk alla ouvrir le sac que Zangsa leur avait laissé. Il y avait bien des vivres : du poisson séché, de la viande séchée, des fruits, des légumes frais, du pain, et même une grosse jarre de… vin ? Non… C’était de l’huile d’olive. Ils avaient également de l’eau bien pure de la fontaine. Ces cultivateurs avaient pensé à tout. Peut-être n’étaient-ils pas si perfides que ça, finalement ? Rassasié, Séliel demanda :
— « Et si l’on brûlait le bois entier ? »
— « Les Moines te crucifieraient. »
Enfin, rectifia Liuk intérieurement, il y avait sûrement une autre raison pour laquelle personne n’avait réussi à détruire le Bois de Bambous. Il n’était peut-être pas si facile à brûler.
Il restait encore quelques heures avant que le soleil ne se couche tout à fait. Liuk se leva.
— « Où tu vas, comme ça ? »
Liuk prit une inspiration profonde. Zangsa n’avait-il pas dit : pensez à la respiration ? Il remplit ses poumons d’air autant qu’il lui fut possible puis il se mit à courir à travers bois. Il déboucha près de la fontaine, tout rouge, et laissa échapper l’air pour le rénover par respirations saccadées.
Non, cela ne pouvait pas marcher. Ça allait à l’encontre de toute la régularité et la modération prônées par les cultivateurs. Il tria toutes les possibilités et les mit en pratique. Respirer régulièrement toutes les dix secondes puis toutes les trente secondes. Inspirer et expirer à la même vitesse. Respirer avec la narine gauche puis la droite et le contraire. Finalement à bout, il s’affala sur l’herbe auprès de la fontaine.
— « Pensez à la respiration, mon œil. Je suis censé utiliser le ki, peut-être ? »
— « Un voleur pense que tous sont des voleurs. Un cultivateur pense que tous sont des cultivateurs ? », suggéra Séliel et il souffla. « J’aurais pas dû me laisser rembaucher. T’as le chic pour te mettre dans le pétrin. Attends, tu fais quoi, là ? »
Liuk s’était assis en tailleur auprès de la fontaine. Il posa ses mains sur ses genoux, paumes vers le ciel, comme il avait souvent vu faire Son Altesse, et il répondit :
— « Qui ne tente rien, n’a rien. »
— « Tu cherches quoi là ? Du ki ou un miracle ? »
Les deux à la fois, probablement. Séliel soupira.
— « On n’est pas sortis de l’auberge. »
* * *
Irami et moi courions sur la route du sud, espérant pouvoir rattraper Ceyra.
— « Zangsa. Je crois qu’ils étaient sincères. »
— « Je le crois aussi, mais, tu comprends, on ne peut pas les emmener dans le Canyon des Brumes. Ils risqueraient d’y perdre la vie. »
Du coup, mieux valait les laisser batailler avec le Bois de Bambous. J’avais demandé aux Moines de veiller sur eux sans leur donner conseil. Si ça se trouve, ils arriveraient même à sortir de là tout seuls grâce à la grosse piste que je leur avais donnée. Enfin, j’en doutais. D’autre part, je voulais aussi éviter qu’ils posent des questions sur la dragonne à droite et à gauche. Ils auraient fini par attirer l’attention sur Yelyeh, ce que celle-ci détestait, et, pire possibilité encore, ils auraient pu tomber entre les mains de l’Œil Renversé, qui, juste au cas où, aurait usé de tous les moyens pour leur soutirer tout ce qu’ils savaient… s’ils ne faisaient pas déjà partie de ce groupe, mais j’en doutais fortement après les avoir rencontrés. En tout cas, je n’allais pas manquer d’interroger Ceyra sur l’existence de ce frère malade qui serait passé ou même resté au Croc des Glaces. Quant à cette Doyenne des Glaces, je ne l’avais jamais rencontrée, mais peut-être que Yelyeh la connaissait ?
— « En vérité », ajouta Irami après un silence tandis que nous courions, « tu pourrais savoir où se trouve la dragonne, n’est-ce pas ? »
Je lui jetai un coup d’œil, amusé. Il était bien curieux, aujourd’hui.
— « Irami, pour qui me prends-tu ? Je suis un maître vaudou. »
Ma réponse lui suffit.
Nous ne tardâmes pas à apercevoir la chevelure écarlate de Ceyra, l’uniforme noir et rouge de Yo-hoa, la tête chauve de Benod et les cheveux blancs de Pok. Tous les quatre cheminaient plus loin sur la route, à l’allure du pas claudiquant de Pok. Je les hélai.
— « Amabiyah nous a presque fait venir en retard ! »
— « Sans presque », répliqua Ceyra sans s’arrêter.
Nous les rattrapâmes vite et je continuai, en marchant, les bras croisés derrière ma tête, adressant un sourire à Pok.
— « Bonjour, Pok, bien dormi ? Irami a quelque chose à te dire. »
Alors, Irami s’expliqua, rectifiant ses paroles de la veille :
— « J’ai parlé trop vite. Je suis désolé de t’avoir troublé ainsi. »
Pok le dévisagea, pris de court, puis souffla :
— « Si j’avais le cœur sensible, ça fait longtemps que je serais dix pieds sous terre. Mais, si tu penses toujours qu’il faut que j’oublie ma colère, ben, désolé : moi, j’oublie pas. »
— « Et tu fais bien », assura Irami. « N’oublie pas. Je dis simplement que la colère n’a de vraie valeur que lorsqu’elle ne noie pas les sens. Et, pour cela, il faut y voir clair. Alors, tu sauras davantage quoi faire. »
— « Comme faire l’indifférent ? »
— « Jamais. L’indifférence est la peur de faire face, c’est la mort en vie. Le calme t’aidera à te recentrer sur toi-même, puis à comprendre l’ordre des choses. Si tu y mets du cœur, tu apprendras à agir correctement et naturellement dans toutes les situations. »
Pok réfléchit un moment puis haussa les épaules.
— « D’accord. »
Je ne sais pas jusqu’à quel point il avait tout compris à tout ce baratin spirituel, mais Irami tenta même de lui sourire. C’est dire s’il voulait réconforter les inquiétudes du garçon. Je m’écriai :
— « Ceyra ! Quand je te dis qu’Irami sait sourire ! »
La lancière se retourna vivement.
— « C’est pas vrai ? Il a souri ? »
— « À l’instant. C’est déjà parti. »
Ceyra fixa Irami du regard puis soupira et continua sa marche en grommelant :
— « C’est pire qu’un nuage, c’est une étoile filante. »