Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

15 La chambre des souvenirs

Un jour, une femme d’une grande beauté voulut devenir ma disciple.

De jeunes apprentis protestèrent : « Elle sèmera la tentation et le vice ! ».

Pour les détromper, elle voulut se défigurer.

Je l’arrêtai et dis : « Apprentis, vous vous trompez. La beauté est-elle la cause de vos vices ? Non. La cause est dans vos pensées. Si vous ne savez les changer, vous n’embrasserez jamais l’Art Profond du Papillon Blanc ».

Maradey, Fondateur de la Secte du Papillon Blanc

*

À mi-chemin du Temple, nous rencontrâmes un groupe de Moines à cheval qui approchaient en tirant avec eux des montures que le Grand Moine nous envoyait. Même si Taron décidait de monter à cheval avec un Caribou et Pok avec Ceyra, il manquait une monture. Face aux expressions très embarrassées des Moines, qui allaient nous prêter l’une des leurs, je ne pus m’empêcher de montrer ma joie :

— « Oh, ne vous inquiétez pas, Amabiyah l’a voulu, je préfère aller à pied. »

Ceyra roula les yeux du haut de son cheval baie.

— « Dis plutôt que tu as horreur d’aller à cheval. »

J’avais mes raisons : le premier cheval sur lequel j’étais monté, à mes dix-sept ans, m’avait envoyé dans les broussailles. Et le deuxième aussi. Et le troisième aussi. Je n’étais pas allé plus loin et j’en avais conclu que les renards et les chevaux n’étaient pas faits pour voyager ensemble.

Je souris et levai une main.

— « Dépêchez-vous ou je vais arriver avant vous. »

Cependant, les Caribous et Taron non plus n’étaient pas très alléchés par l’idée de monter de si grands chevaux, et ils décidèrent eux aussi de continuer à pied : d’autre part, ils auraient de toute façon dû chevaucher à l’allure d’Hirondelle, qui ne pouvait pas aller très vite avec le fardeau blessé, barbu et grincheux qu’elle portait.

Irami fit un signe de tête.

— « Je vais aller voir le Grand Moine. À tout à l’heure. »

— « À tout à l’heure, Irami ! », lui dis-je. « Ne te fais pas avoir par ce vieux Makato ! »

Il éperonna son cheval et Ceyra fit de même en disant :

— « J’emmène le garçon. Il a besoin de repos. »

Et les Moines voudraient l’interroger sur l’affaire de l’hippogriffe, compris-je.

Yo-hoa hésitait, ne sachant si rester en arrière ou pas, quand Ceyra lui lança :

— « Yo-hoa, j’ai besoin que tu t’occupes de Pok quand on sera là-bas. Benod, si tu veux aller voir ta famille avant de partir… On partira demain matin pour rejoindre Shinziyah et prendre une diligence. »

— « Merci, je serai là demain », dit le moine Benod et il salua Taron avec une sérénité grave. « Bonne chance aux épreuves de passage. »

C’était, je crois, la première fois que Benod parlait depuis notre rencontre et, pris de court, le jeune Taron s’inclina en bafouillant un remerciement. Quand nous ne restâmes plus que les Alousiens et moi, le jeune Taron répéta, troublé :

— « Les épreuves de passage ? Zangsa ! Tu sais de quoi il voulait parler ? »

— « Mm… »

Lors du Tour des Sectes, j’avais assisté plus d’une fois à ces épreuves. Elles étaient plus ou moins faciles ou tordues selon la Secte et selon la personne qui s’en chargeait, mais elles avaient d’ordinaire toujours un seul but : révéler la vertu ou la non-vertu du disciple. Sauf que le disciple, lui, pensait qu’on essayait d’évaluer ses compétences au combat ou ses connaissances plus techniques. C’étaient, en somme, des épreuves pièges. Sous le regard attentif de Taron, je souris.

— « Je ne suis pas Moine d’Amabiyah. Mais je pense que, si tu suis ton cœur, tu n’auras pas de mal à être accepté. »

Après l’avoir observé pendant ces derniers jours, j’en étais à peu près sûr.

— « Enfin, si tu les rates, tu peux toujours essayer de les repasser quand tu veux », le taquinai-je, amusé.

— « Ah… Ah bon. » Puis il affirma, déterminé : « J’y arriverai du premier coup. »

S’il avait un point faible, c’était son excessive foi en sa propre Fortune, peut-être ? Mais, si ça se trouve, c’était un point fort.

Après des collines et des petits bois, nous arrivâmes à une zone couverte de champs et de vergers. Au loin, se dressait le Temple d’Amabiyah, en fait une extension de maisons basses en bois disposées en U avec des cours intérieures, le tout surplombé par cinq hautes structures en pierre qui regroupaient la bibliothèque, la maison d’Amabiyah, le centre d’entraînement, l’office et… les thermes. Eh oui, la Fortune avait voulu que des bains bien chauds s’installent chez ces Moines. Il fallait bien réchauffer ces têtes chauves.

Nous arrivions devant les premières maisons quand ma sandale gauche lâcha et je me baissai pour constater qu’une des grosses cordes s’était cassée. Ça n’avait sûrement rien à voir, mais c’était celle avec laquelle j’avais frappé le capitaine démon.

Les Caribous et Taron s’étaient arrêtés pour m’attendre. Je levai la sandale en disant :

— « Allez-y. Je vais essayer de réparer ça. Si vous vous perdez, demandez à un Moine. Bonne chance pour les épreuves, Taron ! »

L’adolescent sourit.

— « Merci pour tout. Qui sait ce qui nous serait arrivé si Irahayami et toi n’étiez pas venus avec nous. Mais tu l’as fait exprès, n’est-ce pas ? De perdre au marmiton divin. »

J’ouvris de grands yeux.

— « Le marmiton divin, c’est vrai ! » J’avais complètement oublié. « Humph. Qui ferait exprès de perdre un pari ? J’essayais plutôt de vous faire prendre le chemin le plus sûr. »

— « Et, pas de veine, tu es tombé sur un fin gourmet », plaisanta Yodo.

— « Et tu as perdu comme un pendu ! », se moqua Tor.

Yababac rit en se remémorant la scène. Hopac sourit et me tendit une main, que je serrai. Taron salua à la manière plus traditionnelle du Murim, frappant sa paume du poing. Il sourit.

— « J’espère qu’on se reverra bientôt. J’étais en train de penser, sans vouloir être indiscret… Si Irahayami et toi n’appartenez à aucune Secte, vous faites quoi, au juste ? À part sauver des Alousiens téméraires. »

— « Mm… Qu’est-ce qu’on fait, tu demandes ? » J’énumérai certaines des choses qu’on avait faites dernièrement : « On a bu, mangé, chanté, parlé avec un mimosa, puis on a ramassé des poireaux sauvages et on a mangé encore… »

— « Vous êtes sûrs que vous êtes des cultivateurs ? », m’interrompit Yodo en riant.

— « Ah ! Nous venons de former un groupe de quêteurs. Les Hippogriffes Indociles. »

— « Les Hippogriffes Indociles ? », répéta Taron.

— « Les Nobles Becs Indociles. »

— « Les… Nobles Becs Indociles ? »

Tor et Yodo éclatèrent de rire et j’avouai :

— « On n’a pas encore choisi de nom. Et nous ne sommes que deux, encore. »

— « C’est qui, le leader ? Irahayami ou toi ? », demanda Tor.

— « Irami bien sûr », répliquai-je, bien que nous n’en ayons jamais discuté.

Taron me contemplait, amusé. Il déclara :

— « Je souhaite alors qu’Amabiyah apporte sa Bonne Fortune à votre groupe de quêteurs ! »

Je le remerciai, touché, et fis mes adieux à Aïbac en disant :

— « Ne m’oublie pas, Barbe-Noire. »

Du haut d’Hirondelle, celui-ci soupira et regarda ailleurs en grommelant :

— « Merci. »

Je papillotai des yeux.

— « Oh là là. Oh là là ! Que viens-je d’entendre ? »

— « Allons-y, Jeune Maître ! », aboya Barbe-Noire.

Nous sourîmes amplement face à sa gêne manifeste et, alors que Hopac tirait sur les rênes d’Hirondelle, je lançai :

— « Au fait, l’ingrédient ? »

Taron se retourna en souriant.

— « Tu veux vraiment le savoir ? »

— « Vraiment. »

— « Tu risques d’être déçu. »

— « Je vais fabriquer ta poupée vaudou si tu ne me le dis pas. »

— « Ugh. C’était l’huile d’olive ! »

Je restai immobile un instant sous le choc. L’huile d’olive ? Comment avais-je pu oublier un ingrédient si évident ?

— « Mémoire de renard arrive toujours trop tard », murmurai-je. Puis, reprenant mes esprits, j’agitai ma sandale cassée pour répondre aux gestes de mains déjà loin des Alousiens.

Alors, je sortis quelques bouts de cordes que je gardais normalement pour mes techniques vaudou et je les utilisai pour remplacer la corde cassée de ma sandale. J’en profitai pour renforcer mon autre sandale puis, satisfait, je jetai un coup d’œil au soleil. Il n’allait pas tarder à se coucher. M’éloignant du Temple et des maisons, je grimpai une petite colline près d’un bois, d’où je pouvais voir la route menant vers le sud et vers Shinziyah, la Cité des Cendres. On l’appelait ainsi, car elle avait été érigée sur un vieux volcan dont la montagne avait presque complètement disparu, supposément suite à une énorme explosion ayant eu lieu bien avant l’humanité. Aujourd’hui, il n’y avait plus, en fait, d’autres cendres que celles des feux de cheminée et des incendies.

La Lance des Glaces, la relique légendaire de la Fondatrice de la Secte des Glaces… Pourquoi la Suprême des Glaces envoyait-elle soudain la Flamme des Glaces la chercher ? Et d’où tenait-elle que la relique se trouvait dans le Canyon des Brumes ?

Ce n’était pas par hasard que j’avais proposé à Ceyra de l’accompagner. Je me rappelai encore bien trop vivement la « chambre de souvenirs » que Yelyeh m’avait montrée une fois, peu de temps avant qu’elle ne me pousse hors de la Forêt des Astres pour que je parte tenter ma chance à l’Académie Céleste…

* * *

Un casque de métal noir, à ma droite, émettait des vibrations ténébreuses. J’avançai, circonspect, mon corps collé à la jambe de Yelyeh, qui tapota mon museau en se moquant :

— « Petit froussard. Ça, c’est le Casque du Mort. Une fois mis, ça t’écrabouille la tête. Si ma mémoire est bonne, c’est un ancêtre du Clan des Lions-Noirs qui le manda forger et ensorceler pour en faire cadeau au guerrier le plus puissant du clan voisin. Ne me regarde pas avec ces yeux de renard choqué, tu sais aussi bien que moi que les humains ont des idées tordues. Enfin, tant que tu ne touches à rien, tu ne mourras pas. »

C’était si réconfortant de l’entendre dire ça alors que la cave secrète dans laquelle nous nous trouvions était pleine à craquer d’objets de toute taille et nature éparpillés un peu partout… Je ramassai ma longue queue aux reflets pourpres contre mon corps en émettant un grognement plaintif.

— « Allons, allons, ne te plains pas ! En plus que je te montre mes plus beaux trésors. Voyons, où les ai-je mis ? »

Elle cherchait quelque chose qu’elle voulait me donner. C’était originellement pour ça que nous étions venus là, dans ce petit donjon souterrain caché en plein milieu de la Forêt des Astres. Je m’assis au milieu de la pièce illuminée par le flambeau laissé à l’entrée et mes yeux de renard observèrent Yelyeh tandis qu’elle fouillait dans ses avoirs.

— « Oh ! J’avais oublié que j’avais ce chapeau d’invisibilité ! Ça me ramène à ma jeunesse, quand je ne savais pas encore maîtriser les arts de l’illusion. Fais voir si ça fonctionne encore… »

Elle disparut de ma vue, mais mon flair m’informait exactement de sa position : à l’instant où elle allait attraper ma queue, je retirai celle-ci d’un geste exaspéré, puis, effectuant le Pas Céleste du Renard, je m’élançai dans les airs et attrapai le chapeau pointu entre mes crocs. J’atterris sur mes quatre pattes, à quelques centimètres à peine de la pointe d’une lance. Je bondis en arrière en glapissant et fis tomber le chapeau. Yelyeh éclata de rire.

— « Tu es inhabituellement tendu, aujourd’hui ! Bon, tu as bien raison. Il y a, dans cette chambre, des objets bien plus terrifiants que ce chapeau et même que cette lance. Elle est belle, hein ? » Elle l’attrapa et la soupesa avec un petit sourire. « Attention, ne t’approche pas, ça pourrait geler ton museau, Zangsa. Toucher ce truc, c’est comme toucher un drak des glaces à pleines mains. Elle est d’ailleurs faite avec des écailles de drak des glaces fondues. Plus froide que la glace même, plus mordante qu’un vent froid des Hauts-Pics. Comme d’ordinaire, c’est une humaine qui l’a forgée. Melluga, la Douce Tourmente. C’est elle qui fonda la Secte des Glaces. Enfin, à présent, ce n’est qu’une relique que tout le monde semble avoir oubliée. »

Elle jeta nonchalamment la lance sur un tas de vieilles tapisseries.

— « Ah, je sais, je les avais peut-être mises dans cette boîte », fit-elle alors.

La belle boîte ornée d’or était fermée à clef et la clef était introuvable : impatiente, Yelyeh fondit la serrure en métal avec une petite boule de feu rouge qui aurait même fait fondre du métal noir. Je grimaçai quand elle ouvrit la boîte, m’attendant à ce qu’il n’y ait plus que cendres, mais le contenu était intact : Yelyeh en retira deux boucles d’oreille pourpres et me les montra en disant :

— « Voilà ! J’en avais fabriqué quelques-unes en plus et les avais gardées là. »

D’un geste vif, avant que je ne puisse réagir, elle me perça les deux oreilles avec. Je sentis aussitôt l’énergie pourpre des deux boucles affluer dans mon corps. Une formation runique ? Paniqué, je me transformai en humain, et j’allais ôter les boucles, mais je m’arrêtai net sous le regard pénétrant de Yelyeh.

— « C’est un cadeau. Si tu les enlèves, je te dévore. »

Elle voulait dire qu’elle serait extrêmement vexée si je ne les portais pas. Je baissai mes mains. Elle sourit, satisfaite.

— « Ce sont des réservoirs de ki. Ce sont des pendentifs que j’ai moi-même créés et que j’offre à mes bons amis pour qu’ils ne meurent pas roulés en boule dans la neige, vidés de ki pourpre. Prends-en bien soin, car je ne serais plus d’humeur à en fabriquer davantage : c’est laborieux à faire, surtout le sceau de camouflage. Et la patience, avec l’âge, ça s’use. »

D’habitude, c’était plutôt le contraire qui se passait. Elle ajouta :

— « On n’a plus rien à faire ici. Sortons. C’est décidé : tu partiras demain. »

Je fus pris de court.

— « Hein ? »

J’étais concis, à l’époque. La dragonne éteignit le flambeau et referma la porte derrière nous, puis elle réactiva le sceau de protection tout en m’adressant un hochement de tête.

— « À l’Académie Céleste. »

— « L’Ac… ? Quoi ?! »

— « C’est un bel endroit perdu dans les Montagnes d’Argile, avec plein d’humains rigolos qui parcourent le Chemin de la Vertu. Tu vas voir, tu vas aimer ça. »

— « Je sais ce que c’est que l’Académie Céleste ! Yelyeh, tu veux m’envoyer dans un trou plein d’humains cultivateurs ?! Et s’ils apprennent que je suis à moitié bête-démon ? Je préfère que tu me dévores ! »

— « Oho ? » Elle invoqua une boule de feu bien rouge dans le creux de sa paume. « Qu’est-ce tu préfères, bien cuit ou pas trop cuit ? »

Je la menaçai de l’index.

— « C’est ma vie ! J’ai mon mot à dire, non ? »

— « Eh bien, dis-le, avant de devenir du renard rôti. »

J’allais lui dire tout ce que j’avais sur le cœur : que j’aimais beaucoup ma vie à ses côtés, sous l’œil bienveillant de Yafel, l’esprit des arbres qui hantait la maison tranquille de la Forêt des Astres, que je ne voulais pas vivre parmi les humains, que je n’en avais que faire d’humains rigolos qui parcouraient le Chemin de la Vertu… Mais, voilà, je savais que, si l’on commençait une guerre d’arguments, elle allait, comme toujours, l’emporter. Alors, je me retransformai en renard et, ignorant la boule de feu, je m’approchai et me frottai à ses jambes avec toute la tendresse dont j’étais capable malgré ma contrariété.

Je suis convaincu que Yelyeh fut sur le point de fondre sous mes yeux doux. Puis elle fit s’évaporer sa boule de feu et me poussa la tête en grommelant :

— « Va pour après-demain. Tu devras y être dans vingt jours pour passer les épreuves d’entrée. Ne reviens pas la queue entre les pattes ou je te fais rôtir à petit feu. Et ne disparais pas non plus à jamais sans avertir, comme une certaine boule de neige, sinon je te croque tout vivant. »

Elle me sourit et tapota ma tête poilue.

— « Va déployer tes ailes, Zangsa. »

Je n’avais, à cet instant, qu’un sentiment profond de défaite.

* * *

Je détournai les yeux de la route de Shinziyah et les levai vers le ciel qui s’assombrissait, le cœur devenu léger à ces souvenirs. Il n’empêche qu’à moins que Yelyeh ne se soit trompée, la Lance des Glaces, c’était elle qui l’avait. Alors, qu’y avait-il donc dans le Canyon des Brumes et qui disait que la lance s’y trouvait ?

J’espérais qu’il ne s’agissait pas d’un piège. Ne serait-ce que pour m’en assurer, j’avais l’intention d’accompagner Ceyra même si Irami s’en voyait empêché par d’autres affaires.

Je m’allongeai sur l’herbe et bâillai à m’en décrocher la mâchoire. Puis je grommelai :

— « L’huile d’olive… »

Je m’endormis presque aussitôt et rêvai de Taron qui préparait un sanglier et, assise sur des coussins avec toute la désinvolture du monde, Yelyeh lui disait : faux, c’est faux, tu oublies l’huile d’olive ! Tu n’entreras jamais dans le Temple d’Amabiyah en cuisinant comme ça, hahaha !

Je me réveillai aux premières lueurs de l’aube et sentis immédiatement la présence d’Irami à mes côtés. Il dormait assis, Nuage posé devant lui, comme s’il s’était assoupi en pleine méditation. On avait pourtant sûrement préparé une chambre bien confortable pour lui au Temple. Sur son visage, je remarquai un léger froncement de sourcils. Oh ? Un cauchemar ?

J’allais l’en sauver en ramassant un pissenlit pour lui chatouiller le nez, mais il se réveilla à l’instant où je tendais la main avec ma fleur.

— « Zangsa. »

— « Irami. » Je me rassis et mordis le pissenlit, l’air de rien. « Un mauvais rêve ? »

— « Mm. » Il réfléchit puis avoua : « Je ne m’en souviens pas. Mais peut-être », ajouta-t-il, songeur, « peut-être que cette inquiétude dans mes songes vient des paroles que j’ai dites hier à Pok. Je sens que j’ai été trop sévère, compte tenu de sa situation. »

Mâchant distraitement la fleur du pissenlit, je fis un effort pour me rappeler ses paroles : “Si c’est cette colère qui te pousse à devenir maître du ki, le Mont-Céleste ne t’acceptera pas comme disciple.” C’était une vérité. Mais je l’aurais peut-être effectivement tourné autrement. Du genre : si tu ne te calmes pas, je te dévore ? Non, ça, ça ne marchait que si l’on était un dragon. Irami réfléchit tout haut :

— « Ç’aurait été mieux de dire : si tu arrives à tempérer cette colère, tu auras fait un grand pas sur ton Chemin Vertueux. »

Je souris à l’entendre ainsi méditer sur ses propres erreurs. C’était tout Irami, ça.

— « N’oublie pas de le lui dire. Pok appréciera. »

Irami acquiesça puis m’informa :

— « Je peux accompagner Ceyra jusqu’à Shinziyah, mais je ne sais pas si je pourrai aller plus loin. »

Je fronçai les sourcils.

— « À cause de l’affaire du Baron Étoilé ? »

— « Non. Le Grand Moine a dit que l’Alliance allait s’occuper de ça. En fait, il m’a remis une lettre de Maître Zéligar écrite à mon adresse. »

— « Hah ? Zéligar ? Je te jure… Même si vous êtes maître et disciple, te demander des faveurs à tout vent… »

Je me tus en voyant Irami secouer la tête.

— « Cette fois-ci, il ne me demande rien. Il m’indique qu’il a trouvé un endroit près de Shinziyah qui pourrait être lié à la Secte des Nuages. »

Il ne le disait pas, mais il était clair qu’il avait hâte de voir cet endroit. La Secte des Nuages représentait, après tout, pour lui, le chemin de cultivation qu’il avait choisi. J’hésitai.

— « Je t’accompagnerais bien, mais… »

Irami secoua la tête à nouveau.

— « Je comprends. Et je serais plus tranquille si tu accompagnais Yo-hoa et Ceyra au Canyon des Brumes. »

— « Ah… Comment ça, Irami ? Tu veux dire que tu n’es pas tranquille quand je suis avec toi ? »

— « Je parle de ton jugement », répliqua-t-il en ignorant ma pique. Il se leva. « J’ai aussi croisé deux hommes qui sont venus avec Ceyra depuis le Croc des Glaces. À ce que Ceyra m’a dit, ils sont à la recherche de quelqu’un de très spécifique. Une dragonne-démon. »

Je me raidis puis soufflai, amusé.

— « Une dragonne-démon ? »

Intérieurement, cependant, mes soupçons ne faisaient que grandir. Deux hommes sortant du Croc juste quand la Secte des Glaces envoyait une de ses membres à la recherche de la lance de la Fondatrice… et juste quand l’Œil Renversé, aussi, recherchait activement Yelyeh pour se venger des bâtons qu’elle leur mettait dans les roues. N’était-ce pas là une grande coïncidence ?

Je me levai.

— « Où sont ces hommes ? Non, d’abord, Irami, je dois te dire quelque chose d’important dont je ne t’ai jamais parlé. »

J’ouvris la bouche et la fermai sous le regard serein d’Irami. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas senti si maladroit devant lui. Je me tournai vers le Temple d’Amabiyah, embarrassé.

— « Tu veux me dire que tu connais cette dragonne. »

Je sursautai et me retournai vers Irami, bouche bée.

— « Tu savais ? »

— « Je m’en doutais. Tu parles si souvent des vieux exploits de cette dragonne, que ce n’est pas si difficile de deviner. »

J’aurais aussi pu entendre ces histoires chez moi, dans les Montagnes Perdues, ou les avoir inventées ! Enfin, s’il pensait possible que je connaisse une dragonne-démon, pourquoi ne m’en avait-il jamais parlé ? Je devinai sa réponse : il attendait que je lui en parle. J’avais oublié qu’Irami était plus patient qu’un vieux chêne. Je soupirai avec une pointe d’amusement.

— « Tu me connais toujours mieux que je ne le pense, Irami. Et tu voudrais que j’aide ces deux hommes qui cherchent la dragonne ? »

— « Je n’en sais rien. C’est à toi de décider s’il faut les aider. J’ignore pourquoi ils veulent la rencontrer. Et j’ignore s’il serait bon ou mauvais qu’ils la rencontrent. Ils sont à l’auberge de l’Écume Céleste. »

Oh ? L’Écume Céleste se trouvait à l’est du temple, près du Bois de Bambous. J’esquissai une moue souriante et espiègle.

— « Je viens d’avoir une excellente idée. Ah, Irami », dis-je, tandis que nous nous dirigions vers l’auberge, « en chemin, laisse-moi te raconter comment j’ai rencontré Yelyeh. C’était un jour d’hiver très froid. Je me trouvai au pied de la tombe de Naravoul, triste dans ma solitude. Mon beau pelage noir et blanc était couvert de neige… »