Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
La rivière monte.
Le sourire descend.
Tout est songe et mensonge
Dans la Maison de l’Illusion.
Perzontes
*
Dans mon rêve, j’étais un oisillon jaune qui fabriquait son nid tout en chantant et, alors que je pondais mes œufs, j’aperçus la tête d’un renard roux qui se pourléchait les babines avant de voler mes œufs, et je pensai, désespéré : c’est moi ! Pourquoi est-ce que je mange mes propres œufs ?!
Je me réveillai très troublé et en sursaut au pied du même rocher où Irami s’était mis à méditer, la veille. Sauf qu’à présent Irami se trouvait debout, un peu plus loin, à agiter Nuage pour se maintenir en forme. Il s’arrêta et m’adressa un hochement de tête.
— « Bonjour, Irami », bâillai-je.
Je me transformai en renard et m’étirai de tout mon long. Il n’y avait rien de mieux qu’un corps de renard pour se dégourdir les jambes le matin. Je me frottai contre la jambe d’Irami en passant puis me mis à trotter sur l’herbe, vers une odeur qui avait sûrement déclenché cet étrange rêve : des œufs d’oiseaux. Ils étaient bien gros. Je me régalai puis rebroussai chemin, repris ma forme humaine et mes vêtements et attendis patiemment qu’Irami finisse son entraînement. Le soleil commençait à illuminer la pointe des arbres quand nous nous acheminâmes vers la rive.
La sérénité de cette aube ne dura pas.
Tandis que les Moines attendaient l’arrivée de chevaux pour pouvoir transporter les corps de ces maudits corbeaux, Taron et les Caribous finissaient de déjeuner. Cependant, nous apercevant, Barbe-Noire se leva et gronda :
— « Chamane ! »
Euh… Il avait l’air fâché. Malgré les protestations d’Hopac, en quelques enjambées, Aïbac s’approcha et m’attrapa par le col de ma tunique.
— « Tu as osé mettre le Jeune Maître en danger ! »
Ah, c’était donc ça…
— « Tu l’as utilisé comme appât ! »
Comme il continuait à me secouer, je l’arrêtai en disant :
— « Tu vas rouvrir ta blessure. »
Il m’ignora et aboya :
— « Toi qui parlais de Chemins Vertueux ! Et tu oses utiliser un adolescent comme appât ? »
Il fit un mouvement plus brusque et se plia en deux de douleur. C’est malin… Sous son regard foudroyant, je me libérai de sa faible poigne alors qu’Hopac sermonnait Barbe-Noire et que Taron protestait :
— « Aïbac, c’est ma faute ! C’est moi qui ai décidé de me mettre en danger… »
— « C’est Zangsa qui t’a donné l’idée, oui ou non ? », rétorqua Barbe-Noire.
Je soupirai. Il s’était levé du pied gauche ou c’était la douleur de sa blessure qui le rendait hargneux ? Je m’inclinai de toute façon devant lui.
— « Désolé. J’avoue avoir mis le Jeune Maître en danger. Cependant », repris-je en me redressant, « si tu trouves que Taron ne peut pas prendre une décision comme celle-ci parce qu’à ses quatorze ans, il est trop jeune, n’est-il pas aussi trop jeune pour prendre la décision de devenir Moine d’Amabiyah ? »
Taron pâlit.
— « C-Comment ? »
Je souris et contournai le grognon pour prendre Taron par l’épaule tout en ajoutant :
— « Je dis que, sans le Jeune Maître, l’hippogriffe vous aurait massacrés. Sans lui, Pok serait mort. Ne devrais-tu pas le féliciter, au lieu d’accuser un pauvre chamane ? »
Il y eut un silence où Taron rougit. Hopac affirma :
— « Tu sais, il a raison. Une fois accepté au Temple, il restera et nous repartirons pour les Hautes-Alous. Le Jeune Maître doit apprendre à voler de ses propres ailes. »
— « Il a même sauvé cet enfant », renchérit Yodo. « Il est devenu un vrai héros ! »
Heureusement, la mauvaise humeur de Barbe-Noire semblait passée. Une voix intervint :
— « Enfant, vous dites, mais, moi aussi, j’ai quatorze ans. »
Nous nous tournâmes vers Pok, qui avait tout écouté tandis qu’il caressait le flanc d’Hirondelle. Nous lançâmes tous un souffle d’incrédulité. Quatorze ans ?
Bon, certes il ne mesurait pas plus qu’un enfant de dix ans, mais sa voix avait déjà mué. Il fit une moue en haussant les épaules.
— « Je suis petit, je sais. Tout le monde n’a pas eu à manger du riz au ginseng spirituel tous les jours. »
Yo-hoa éclata d’un rire joyeux.
— « Ah, c’est bien vrai ! Avant que le Suprême du Mont-Céleste ne me sorte de sous un pont, je vivais comme les rats, et on disait que je n’étais pas plus haut qu’une canne à mes neuf ans. Et tu vois comme j’ai grandi ! »
Pok lui renvoya un regard de dérision.
— « Ben bravo, mais je préfère être petit. »
Je soufflai un rire et lâchai :
— « Yo-hoa. Pourquoi une grande fleur serait mieux qu’une petite ? Si Maître Karhaï t’entendait ! »
Yo-hoa s’était empourpré et semblait très embêté.
— « Et mince, c’est vrai. Je me suis laissé emporter par la vanité mondaine. »
— « Ah, la vanité mondaine ! » Je dissimulai ma jarre vide de cidre spirituel sous mon manteau noir et posai mon coude sur l’épaule de Yo-hoa, improvisant : « Le chêne n’est guère mieux que le jonc, et le camélia n’est guère mieux que le chardon. »
— « C’est tout à fait ça, Zangsa ! »
— « Petit ou grand, doré ou pourpre, qu’est-ce qu’on s’en fiche. Mais une chose est claire… » Sous son regard curieux, j’imitai la voix ferme mais douce de Maître Karhaï en disant : « Tu as encore un long chemin devant toi, Yo-hoa. »
— « C’est exactement ce que j’allais dire, bande de bouffons ! », exclama Ceyra, surgissant entre nous deux et nous tirant par l’oreille. « Ramassez vos affaires : on part ! »
Pok avait un léger sourire d’incrédulité aux lèvres. Au moins, ce matin, il avait l’air plus vif.
Quand nous nous mîmes en marche, longeant la rivière, je l’entendis demander à Yo-hoa si le Mont-Céleste acceptait vraiment des gens qui dormaient sous les ponts.
— « Bien sûr ! »
— « Des sales boiteux comme moi ? »
— « Pourquoi pas ? Tu ne pourras pas apprendre toutes les techniques d’épée, mais l’Esprit est la meilleure épée qui soit, et elle n’a pas besoin de courir. Haha ! »
Le jeune Taron intervint pour dire que les Moines d’Amabiyah aussi acceptaient n’importe qui, du moment qu’on était désireux d’apprendre à suivre un Chemin Vertueux.
— « Ouais, mais là-bas, c’est des religieux », répliqua Pok.
— « Ce sont des hébergeurs de croyances vertueuses », corrigea Yo-hoa. « Un peu comme des abeilles qui butinent les croyances qui fleurissent sur la terre et en font du miel pour nourrir leur Fortune. Mais, Pok, si tu veux venir au Mont-Céleste, je serais très heureux de t’y conduire. Il faut que tu saches, par contre, que, comme son nom l’indique, le Mont-Céleste se trouve très haut dans les Montagnes d’Argile. C’est une Secte assez isolée. »
— « Tant mieux », fit Pok.
— « Cela veut dire aussi que tu ne pourras plus aller voir tes connaissances. »
— « Tant mieux aussi. »
Le jeune Taron semblait un peu dépité de l’entendre dire qu’il préférait le Mont-Céleste au Temple d’Amabiyah.
J’accélérai pour rattraper Irami et Ceyra. La Lancière des Glaces me lança un regard boudeur par-dessus son épaule.
— « Irami dit qu’il a été invité par le Doyen d’hier à parler avec le Grand Moine pour une affaire. »
Elle voulait dire par là qu’il n’allait probablement pas pouvoir l’accompagner chercher la Lance des Glaces. Je roulai les yeux et croisai mes mains derrière ma tête.
— « Bah, le vieux Moine veut sûrement encore une fois le pousser à fonder la Secte des Nuages, c’est tout. Pourquoi ne pas l’ignorer, Irami ? »
Celui-ci leva son regard vers le ciel parsemé de petits nuages blancs avant de répondre :
— « Le Grand Moine ne m’inviterait pas officiellement si ce n’était que ça. »
Je haussai un sourcil. Officiellement ? L’affaire avait l’air, en effet, d’être plus compliquée que prévu. J’espérais qu’elle n’avait rien à voir avec l’Œil Renversé : je n’avais nulle envie de rencontrer davantage de démons timbrés.
* * *
Nous sortîmes de la Forêt des Roches le jour suivant, en fin de matinée, et je levai les mains au ciel en criant :
— « Je suis libre ! Je n’ai plus de Jeune Maître ! »
Taron et les Caribous me jetèrent un regard désabusé et Hopac dit :
— « Tu ne l’as à aucun moment vraiment vu comme tel, de toute façon. »
— « Surtout qu’il l’a mis en danger, oui », ajouta Barbe-Noire, assis sur Hirondelle. Il allait m’en tenir rigueur toute sa vie.
— « Et moi qui pensais qu’en donnant, hier, tout mon ginseng spirituel à Hopac, ça te rendrait ta bonne humeur », soupirai-je. « Quel gâchis. »
Hopac écarquilla les yeux et pâlit sous le regard furibond d’Aïbac.
— « Tu m’as donné son ginseng sans me demander mon avis ?! »
Et voilà, sa cible avait changé. Je m’éloignai vers Pok et Yo-hoa et commentai :
— « J’espère qu’il va vite guérir, sinon les pauvres Caribous vont souffrir pendant leur retour aux Alous. »
Yo-hoa sourit avec un air songeur.
— « La mauvaise humeur est un phénomène surprenant. »
Pok souffla.
— « Y’a quoi de surprenant à être de mauvaise humeur ? Si t’as vécu sous les ponts jusqu’à tes neuf ans, tu devrais savoir que y’a des choses qui te font haïr à mort certains types. »
En disant cela, il pensait très probablement aux dompteurs de bêtes qu’on avait retrouvés morts sur la rive du lac du Troisième Fondateur.
— « D’ailleurs », ajouta-t-il, contrarié, « comment ça se fait que personne m’ait encore demandé d’expliquer pour qui je travaillais ? Ne me dites pas que vous savez déjà tout sur les combats de bêtes du Baron Étoilé de Shinziyah et que vous n’avez rien fait contre ? »
Yo-hoa et moi échangeâmes un regard plus grave.
— « Le Baron Étoilé de Shinziyah ? », répéta Yo-hoa. « Je n’en ai jamais entendu parler. Et toi, Zangsa ? »
— « Jamais », avouai-je.
— « Ben, c’est juste un des plus grands propriétaires de la Province Grise », lança Pok, secouant la tête avec incrédulité. « Vous n’y connaissez rien à l’actualité, vous, les cultivateurs. »
— « Haha, c’est vrai, désolé ! », rit Yo-hoa.
— « Un sage possède tout ce qui n’est pas trop et rien de plus », intervint le jeune Taron. « Ce baron n’est qu’un esclave de sa richesse. »
Pok grimaça.
— « Tu peux dire ce que tu veux, mais n’empêche que le Baron Étoilé est super puissant, il a des restaurants, des bordels et des casinos partout et même deux arènes privées qui sont aussi grandes que la Grande Place et où vont tous les monstres bourgeois pour voir s’égorger des bêtes et des types des bas-fonds. Ça vous fait rien d’entendre ça ? Vous êtes des cultivateurs vertueux, non ? Vous pourriez tous les tuer en un tournemain et en finir avec ces crapules ! »
Il s’était laissé emporter et ses yeux rouges étincelaient d’espoir. Espoir de voir une vengeance accomplie. Taron bafouilla :
— « J-Je ne suis pas encore cultivateur… »
— « Je parle à ceux qui le sont ! À la lancière et à l’Immortel aussi ! »
L’Immortel ? Hah. Le disait-il à cause de l’apparence toujours posée et sereine d’Irami ou pensait-il vraiment qu’il était une de ces figures légendaires qui atteignaient l’Immortalité et qui n’existaient que dans les histoires populaires, inspirées de quelque texte métaphorique des cultivateurs ?
Avant que Yo-hoa et moi ne répondions, Irami s’arrêta et tourna la tête vers le garçon, l’enchaînant dans son regard pendant deux brèves secondes. Puis il dit :
— « Si c’est cette colère qui te pousse à devenir maître du ki, le Mont-Céleste ne t’acceptera pas comme disciple. »
Son ton était ferme, sans être sévère non plus, mais Pok n’en fut pas moins ébranlé. Il baissa les yeux vers ses pieds calleux et continua à avancer en boitant, s’aidant d’un bâton. Yo-hoa et moi eûmes beau essayer de le réconforter, il grommela :
— « Esprit noble, intègre et vertueux, mon œil ! Vous êtes tous des lâches égoïstes indifférents aux malheurs des autres. »
Il avait la langue bien pendue, dis donc. Yo-hoa réfléchit puis dit :
— « Je comprends ton sentiment d’injustice, mais tes paroles sont déplacées. Les cultivateurs, nous vivons une vie contemplative. Certains d’entre nous essayent évidemment de guider les gens vers la vertu, mais, nous ne nous occupons généralement pas des affaires de l’Empire. Ce sont les forces de l’ordre qui s’occupent de ça. »
— « Tu rigoles ? Ils sont tous aux ordres des mêmes monstres ! »
— « Dans ce cas, je suis sûr que cette affaire sera résolue, directement ou indirectement, par l’Alliance du Murim. »
— « Pourquoi pas par vous-mêmes ? », rétorqua Pok.
Il pensait peut-être que les cultivateurs étaient tous des Immortels invincibles avec du temps libre à revendre… Yo-hoa me regarda, appelant au secours, mais je dis tout simplement :
— « Laisse-le nous insulter si ça le détend. »
— « J’aurais dû laisser Bec m’écraser. »
La réflexion du garçon me fit tiquer et je le foudroyai des yeux.
— « Idiot. »
— « Insulte-moi si ça te détend », répliqua-t-il, sarcastique.
Je fis claquer ma langue.
— « Double idiot. Tu n’as pas compris le message de Bec. En te donnant cette plume, il voulait aussi te donner la liberté. Eh bien, prends-la, cette liberté, au lieu de t’accrocher au passé. »
À ces mots, Pok resta mortellement silencieux.
Il n’empêche que je savais qu’intérieurement, autant que moi, Yo-hoa, Irami et Ceyra désiraient mettre un terme aux cruautés de ce Baron Étoilé. Mais ces choses-là étaient rarement simples. Surtout si l’Œil Renversé était impliqué.