Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

13 Bec et Pok

Irami et moi peinions à ne pas perdre Hirondelle et Taron des yeux. C’est qu’il avait les sabots bien agiles, ce petit cheval, et il sautait par-dessus les racines et les buissons comme si le diable était à ses trousses. Ce qui n’était peut-être pas faux.

L’hippogriffe avait bien mordu à l’hameçon, car nous ne tardâmes pas à entendre ses pas. Le vent venait du sud, or la bête était au nord, alors je pouvais difficilement la sentir venir, mais ce n’était pas comme si elle essayait de se cacher : vu le bruit, je pouvais me l’imaginer fonçant comme un taureau enragé et écrasant les buissons sous ses pattes. Un daim nous doubla à toute vitesse sur notre gauche, terrifié. Toute la forêt était entrée en panique et les oiseaux s’envolaient en piaillant.

Quand Irami jugea qu’on s’était suffisamment éloigné des Caribous, il s’arrêta, juste auprès d’une forêt de rochers élancés et arc-boutés où Taron s’était engouffré. Je demandai :

— « Tu crois qu’un piège runique pourrait aider ? »

Je disais ça parce qu’Irami allait peut-être avoir du mal à affronter l’hippogriffe tout seul, mais quand je vis la bête apparaître entre les arbres, je me dis qu’aucune de mes formations runiques ou vaudou ne pouvait lutter contre ça.

La première chose que je vis fut l’imposant bec argenté de la bête surgissant des hauts buissons, suivi de ses grands yeux pourpres aux lueurs orangées, de son long cou étendu et de son corps volumineux. Ses ailes étaient à présent fortement déplumées de ses belles plumes bleutées. Puis je vis ses énormes pattes bleues terminées par d’immenses griffes d’aigles. Mon instinct de renard me criait de déguerpir et j’avais déjà inconsciemment fait un pas en arrière quand le rugissement furieux de la bête me sortit de ma terrifiante contemplation et je m’arrêtai net, me rendant compte qu’Irami s’était déjà élancé vers le grand hippogriffe.

Je vis mon ami feinter puis esquiver plusieurs fois avec la légèreté d’un oisillon des nuages, de sorte que la bête s’enragea et changea de cible, oubliant Hirondelle. Irami recula sous les coups de bec, éloignant la créature vers le nord. Je me précipitai derrière.

La puissance de la bête était impressionnante. Elle détruisait des buissons, déracinait de jeunes arbres, faisait trembler les arbres millénaires et j’avais même l’impression qu’elle faisait trembler la terre. Son aura n’était pas moins sidérante et même les oiseaux les plus braves, qui étaient restés sagement dans leur cachette, finirent par prendre la fuite.

Les rayons du soleil avaient depuis longtemps disparu et la nuit s’installait peu à peu dans la forêt.

Que faire ? Irami avait réussi à éloigner l’hippogriffe des Alousiens, mais n’avait pas encore blessé une seule fois la bête. Si je m’y mettais, je ne risquais pas de mieux faire, et même peut-être que je ne ferais que gêner.

Dans l’obscurité du crépuscule, on ne pouvait plus s’y tromper : il y avait des lueurs orangées dans les yeux pourpres de l’hippogriffe. Tout semblait indiquer que cette grande bête spirituelle avait été contaminée avec du ki pourpre de manière intentionnée et que les effets de ce qu’on lui avait donné étaient brutaux : l’hippogriffe se cognait aux arbres sans aucun égard pour ses ailes ni son front et ne paraissait pas non plus très bien savoir où se trouvait Irami. Pourtant, les hippogriffes étaient censés avoir une vue plus qu’excellente. Or, cette bête ne repérait sa cible que lorsque celle-ci s’approchait pour l’attaquer : elle réagissait alors si brusquement qu’Irami n’avait d’autre choix que de reculer.

En d’autres mots, nous avions affaire à une bête à la fois extrêmement puissante et dénuée de tout bon sens. Je ramassai une plume tombée et constatai ce que j’avais déjà constaté avec toutes les autres : il n’y avait pas de lien. Comme si l’hippogriffe lui-même avait banni toutes ses plumes et ne les considérait plus comme siennes, ou plutôt le contraire : comme si l’hippogriffe avait tellement changé que ses propres plumes ne le reconnaissaient plus.

“Irami. Si on essayait de bloquer sa tête ?”

“Si tu vois comment faire…”

“Je vais avoir besoin d’un peu de temps.”

“Vas-y.”

L’hippogriffe plongea son bec vers Irami, mais ne rencontra que de l’air : Irami avait déjà esquivé.

Tiens bon, Irami, pensai-je. Je repérai d’abord deux arbres costauds qui poussaient assez près l’un de l’autre. Puis j’arrachai des lianes et commençai à les tresser à la va-vite. Alors, je fis un nœud sur l’arbre le plus gros des deux. Irami, pendant ce temps, avait réussi à piquer une des pattes de la bête, ce qui n’avait fait qu’enrager celle-ci plus encore. Diables, ce grand hippogriffe… Comment s’y prendre pour traverser une peau aussi épaisse et résistante ?

“Par ici !”, dis-je à Irami.

Alors que la bête poursuivait Irami, ailes déployées, sa tête fonça entre les troncs. Elle y laissa tout une pluie de plumes et, comme je l’espérais, ne recula pas immédiatement, voulant forcer son chemin. Irami attrapa la liane que je lui lançai et réussit à la faire passer autour du cou de la bête. Il me la repassa et je m’empressai de faire un nœud sur l’autre arbre. À peine tirais-je sur la liane pour renforcer le nœud, que l’hippogriffe tira à son tour, et son bec m’aurait écrasé la tête si Irami ne m’avait pas jeté en arrière.

— « Zangsa ! Ça va ? »

— « Merci, oui, mais peut-être pas pour longtemps… »

Reculant encore de quelques pas, je contemplai l’hippogriffe, tandis que celui-ci tirait furieusement sur les lianes. C’était des lianes d’arbres-gomme, plutôt faciles à trancher mais très difficiles à déchirer de par leur élasticité. Pourtant, elles commençaient déjà à se déchirer. Irami s’élança, l’épée au clair.

Soudain, un cri désespéré résonna dans les fourrés.

— « Non ! Ne le tuez pas ! Bec ! »

Je vis surgir Pok d’entre les arbres, claudiquant comme un endiablé vers l’hippogriffe. Irami s’arrêta, surpris. Alors, l’hippogriffe lança un cri plus fort que les autres, s’agita encore davantage et, faisant même s’incliner l’arbre le moins gros, il déchira la corde de lianes et se libéra en reculant vivement. Puis, se tournant vers Pok, il se dressa sur ses pattes de derrière, hurlant de fureur. Pok devint livide.

Irami et moi accourûmes aussi vite que possible, mais nous étions trop loin : Pok allait se faire réduire en bouillie devant nos propres yeux. Peut-être que si je me transformais en renard, bondissais avec tout mon ki-démon et m’interposais, au prix d’une mort probable… ? Je savais bien que cela ne serait pas assez, mais, si je n’essayais même pas, je le regretterais toute ma vie…

Mon cœur manqua un battement quand j’entendis le bruit de sabots et un cri.

— « Accroche-toi ! »

Derrière l’hippogriffe, apparut Taron monté sur le petit cheval noir. Pourquoi diables était-il revenu ? On dit qu’il n’y a rien de plus téméraire qu’un jeune esprit : il attrapa Pok par le bras et partit au galop, l’aidant tant bien que mal à s’asseoir sur la croupe d’Hirondelle, juste à l’instant où l’hippogriffe frappait de ses griffes.

Ils esquivèrent la mort de justesse, mais ils n’étaient pas sortis d’affaire : mort de peur, le petit cheval noir dérapa et s’étala sur la boue, éjectant ses deux cavaliers, puis, au lieu de se relever pour fuir, comme tout animal sauvage l’aurait fait, il tourna des yeux affolés vers l’hippogriffe et se mit à trembler de tout son corps. S’était-il tordu une patte ?

Heureusement, l’intervention de Taron nous avait donné le temps, à Irami et à moi, de parcourir la distance qui nous séparait d’eux. Irami s’efforça de réclamer l’attention de la bête et je me précipitai pour aider Pok et Taron à se relever.

— « Je… Je l’ai sauvé », bafouilla Taron. Il tremblait aussi violemment que son cheval, mais il était content, content d’avoir sauvé la vie de Pok. Celui-ci, par contre, s’était mis à pleurer, les yeux rivés sur l’hippogriffe.

— « Bec », dit-il. Puis il s’époumona : « BEC ! »

Cet idiot réussit à faire tourner vers nous le bec de l’hippogriffe, qui planta sa patte griffue à trois mètres à peine de nous et, par quelque miracle, s’immobilisa. Hirondelle tourna de l’œil. Pok fit un pas claudiquant vers la bête et cria :

— « Arrête ! Ces gens ne sont pas tes ennemis ! T’as plus à combattre personne ! Bec ! Tu es libre ! Les combats à mort, c’est fini. Bec », sanglota-t-il, tombant à genoux. « Je suis désolé. Je voulais te libérer. Bec. C’est ma faute. Ce vieillard m’a dit que cette pilule te rendrait plus fort. Et c’était vrai. Tu es plus fort que jamais. Tu es devenu un grand hippogriffe… Tu as tellement grandi en si peu de temps ! Alors… Alors… ne tue plus aucun humain. S’il te plaît. Envole-toi. Je suis sûr que maintenant tu peux t’envoler. Tu dois juste y croire. Tu es libre, Bec. »

Je n’en croyais pas mes oreilles. L’hippogriffe était resté là à l’écouter ! La relation de ces deux-là était bien plus profonde que je ne l’avais imaginée. C’était comme s’ils avaient grandi ensemble. Parmi ses paroles, ce qui me sembla le plus inquiétant fut cette transformation en grand hippogriffe. Depuis quand existait-il une pilule pour transformer une bête spirituelle en une grande bête spirituelle ? Mon père avait eu besoin de quarante ans pour devenir un grand renard pourpre, et il était considéré comme une des bêtes cultivatrices les plus talentueuses parmi les renards des Montagnes Perdues. Quel poison démoniaque ce « vieillard » avait-il fait passer au garçon ? Se pouvait-il qu’il s’agisse d’une simple expérience ?

Irami et moi n’osions plus bouger d’un pouce : Bec et Pok s’étaient tellement rapprochés que ce dernier avait même tendu une main pour caresser le bec du premier. Si jamais l’hippogriffe retombait dans son état d’aveugle colère, Pok serait le premier à en pâtir.

C’est alors que je le sentis, ce démon. Il venait de s’approcher en catimini entre les arbres et s’était arrêté. Il n’aurait pas pu arriver à un moment plus délicat. Je m’interposai à temps pour intercepter l’aiguille empoisonnée. Une sarbacane ?

Enfin, quand je dis « intercepter », c’est que je la reçus en pleine poitrine, à la place de Pok. Je lançai un regard atterré vers Bec : mon mouvement brusque allait-il, finalement, provoquer notre mort à tous ? Alors, je croisai ses yeux pourpres aux lueurs orangées et j’eus comme l’impression qu’il avait compris que je venais de sauver la vie de son ami. Remettant mon sort à cette impression, je m’élançai, passai auprès d’un Taron ahuri qui n’avait rien vu en lui murmurant « bouge pas » et, bondissant au-dessus d’un arbrisseau, je plantai ma sandale en pleine figure de ce sale démon. Par chance, son fourreau était resté bloqué dans les arbustes et il s’immobilisa quand je menaçai sa gorge de ma lame. Au fond de moi, je répétai une berceuse pour l’hippogriffe : frère Bec, frère Bec, calmez-vous, dormez-vous…

— « Comment ? », grogna le démon cultivateur en cagoule.

C’était la voix du capitaine du groupe qui nous avait attaqués. Quant à sa question concise… Voulait-il savoir comment je l’avais repéré ? Ha.

— « Tu empestes le démon qui court après sa mort. »

C’était vrai : son odeur corporelle était particulièrement désagréable, à cause des poisons qu’il avait dû absorber pour devenir plus fort. Après avoir rencontré plusieurs de ces démons cultivateurs, je commençais à reconnaître leur parfum…

— « Tue-moi. »

— « J’aimerais bien, mais l’Alliance du Murim a probablement des questions à te poser. »

Le démon cultivateur lâcha un rire étranglé.

— « L’Alliance… Je comprends maintenant pourquoi vous êtes si forts. Mais tu ne vas pas me faire croire que l’Alliance a accepté un pratiquant d’arts-démons comme toi entre ses rangs. Si t’es un agent infiltré qui travaille pour notre secte, tu devrais me tuer sur-le-champ. »

Plus il parlait, plus ses paroles me remplissaient d’amertume. Secte ? C’était à cause de gens comme eux que le mot avait pris un sens dégénéré au sein de l’Empire. Le Murim était fondamentalement divisé en trois grands courants de pensée : la Faction des Orthodoxes, représentée par les Neuf Grandes Sectes et l’Alliance ; la Faction Parallèle, aussi nommée la Faction Neutre ; et la Faction Démoniaque. Et au sein de cette dernière faction, il n’y avait qu’une organisation dominante qui avait perduré à travers les siècles. Même si elle avait été discrète pendant des décennies, se pouvait-il que maintenant… ?

J’approchai la pointe de mon épée de son menton et murmurai :

— « Tu fais partie de l’Œil Renversé ? »

Le démon cultivateur eut un rictus puis, sans crier gare, croqua quelque chose dans sa bouche. Du poison ? Et zut. Quel idiot. J’avais oublié que ces types-là avaient l’esprit du sacrifice bien ancré.

Alors que l’homme se convulsait avant de mourir pour protéger qui sait quels secrets, je m’empressai de retirer l’aiguille empoisonnée plantée encore dans ma poitrine et me hâtai de brûler le poison qui se répandait traîtreusement dans mes veines. Heureusement, c’était le même produit que celui utilisé sur les dards.

— « Bec ! »

Quand j’entendis le cri de Pok et le grognement de l’hippogriffe, je craignis le pire et revins au pas de course. Je compris l’agitation : de nouvelles figures avaient surgi des sous-bois depuis l’est et s’approchaient d’Irami, qui les arrêta d’un geste de la main.

Je reconnus l’uniforme rouge et noir du Mont-Céleste, la tunique loqueteuse d’un Mendiant, ainsi que les têtes chauves du Temple d’Amabiyah. Ce qui me surprit le plus fut de voir une membre de la Secte des Glaces, une belle rousse habillée en fourrure légère, qui baissa sa lance à la demande d’Irami. L’hippogriffe les regarda tous, il croisa aussi mon regard, puis il braqua des yeux emplis de douceur sur Pok et, de son bec, arracha une de ses plumes et la laissa tomber devant l’enfant. Alors, levant enfin la tête vers le ciel étoilé, il se mit à battre des ailes.

Pok tomba à la renverse sous le coup de vent, Hirondelle reprit connaissance et lança un hennissement, les branches des arbres émirent des craquements, une nuée de feuilles s’envola et, alors que je commençais à penser qu’une fois coupée, une aile ne pouvait finalement jamais guérir même après une transformation comme celle qu’avait subie l’hippogriffe, ses griffes décollèrent du sol.

L’instant d’après, l’énorme bête s’envolait de la Forêt des Roches et prenait la direction de l’est… Pensait-elle s’installer dans la Cordillère du Soleil ? Ou peut-être…

Je m’approchai de Pok et ramassai la plume bleutée. Celle-ci portait toujours son lien. Ayant été arrachée juste à l’instant, je pouvais encore lire une partie du flux de l’énergie interne de l’hippogriffe. Ce que j’y lus confirma mes soupçons : l’hippogriffe n’en avait plus pour longtemps. Pourtant, grâce à Pok, il avait réussi à retrouver ses esprits. Et c’est par cette plume qu’il le remerciait. Non, me dis-je. Il le remerciait aussi de lui avoir donné sa liberté. Même si c’était au prix d’avoir été involontairement empoisonné par son meilleur ami. Il partait jouir des derniers jours de sa vie, là où il ne devrait plus jamais tuer pour des paris stupides d’humains, là où il pourrait connaître enfin la liberté.

— « Rends-moi la plume ! »

Pok s’en empara, me foudroyant du regard, les yeux emplis de larmes. J’ébouriffai ses cheveux blancs.

— « Tu nous as débarrassés d’un aigle bien turbulent, merci. »

— « Je ne l’ai pas fait pour vous », rétorqua-t-il.

— « Merci quand même », répliquai-je. Tor et Yodo arrivaient, se précipitant vers leur Jeune Maître, qui se précipitait lui-même auprès d’Hirondelle. Laissant Pok tranquille avec ses pensées, je m’éloignai pour aller saluer tout le groupe de cultivateurs qui était arrivé. Je pariais que, dès que les Mendiants l’avaient informé qu’Irami était dans la Forêt des Roches, le Grand Moine Makato s’était empressé d’envoyer des renforts, au cas où. Il avait même envoyé un Doyen du Temple.

Irami parlait justement avec le Doyen d’Amabiyah, qui affirma :

— « Les Alousiens nous ont dit que deux s’étaient enfuis, et nous en avons capturé un, mais le capitaine reste introuvable… »

— « Rassure-toi, vénérable Doyen », intervins-je, indiquant du pouce les arbres derrière moi, « je l’ai eu, sauf qu’il s’est empoisonné pour ne pas parler. »

— « Yatap, va voir », ordonna le Doyen à un des quatre Moines qui le suivaient. Il soupira. « Un hippogriffe drogué et un groupe de gens en cagoule qui se suicident… Quelle laide affaire. »

Irami hocha la tête pour toute réponse. Je haussai un sourcil. Les hommes que nous avions assommés étaient morts aussi ? Par la Vertu Céleste… Pensaient-ils que leur mort valait davantage que leur vie ? Yelyeh aurait balayé leur sacrifice d’un revers de main en grognant : c’est le triste sort des idiots. Ça n’était pas moins troublant.

— « Zangsa ! » Le jeune homme du Mont-Céleste s’avançait tout souriant. Autour de ses cheveux auburn, il portait le bandeau noir avec un œillet céleste rouge brodé dessus, symbole de sa Secte. « Que je suis content de vous revoir, toi et Irami ! »

— « Yo-hoa ! » Tout aussi content, je lui donnai une forte accolade. « Se peut-il que tu aies encore grandi ? À ce rythme, tu vas dépasser Irami ! »

— « Hahaha ! À chaque fois que je vous rencontre, il se passe quelque chose de merveilleux. Quel bel hippogriffe ! »

C’était probablement, comme moi, la première fois qu’il en voyait un si grand. Mais bon, s’il nous avait rencontrés en train de pêcher des crabes, il aurait eu à peu près la même réflexion : depuis que je le connaissais, Yo-hoa avait toujours vu la vie en rose, et encore plus depuis que je l’avais libéré du nœud qui obstruait son énergie vitale. Je m’écartai, un poing sur la hanche.

— « Que fait donc ici l’étudiant modèle de l’Académie Céleste ? »

— « Oh, tu exagères… Je fais le Tour des Sectes », expliqua-t-il. C’est vrai qu’il était déjà en sixième année, comme le temps passait vite ! « Mais, voilà, j’ai dû écourter ma visite à la Secte de la Balance, parce que Maître Karhaï m’a chargé de participer à une expédition pour aller chercher la Lance des Glaces. »

Ce qui n’avait rien à voir avec le Tour des Sectes. C’était tout Karhaï, ça…

— « Une seconde… Tu as dit la Lance des Glaces ?! », m’exclamai-je.

Yo-hoa acquiesça.

— « Elle se trouverait dans une des grottes du Canyon des Brumes, au nord de l’Académie. Mais il n’y a rien de sûr. Ceyra nous accompagne. Ou plutôt, je l’accompagne, avec Benod d’Amabiyah. »

Je saluai poliment le moine, que je ne connaissais pas, puis me tournai vers la jeune femme aux cheveux rouges avec un sourire taquin.

— « Alors, cette jarre de cidre spirituel ? »

* * *

Revenus auprès de la rivière et des Caribous, Ceyra me tendit ladite jarre.

La Flamme des Glaces, comme elle se faisait appeler dans le Murim, avait été ma compagne de cours pendant sept longues années. C’est dire si je la connaissais. Nous avions rivalisé comme sources tantôt de désespoir, tantôt de fierté pour les professeurs de l’Académie. En faisant nos adieux, un an auparavant, on avait parié une jarre de cidre spirituel à qui rencontrerait Irami le premier sans le chercher. Le fait que Ceyra avait même préparé la jarre confirma mes soupçons : les Mendiants de Shinbi avaient prestement informé le Temple de notre traversée de la forêt — d’où la présence d’un Mendiant dans le groupe qui était arrivé. Et dire qu’en un si bref temps, Ceyra avait été capable de se procurer une liqueur si peu commune… Debout auprès de l’eau qui miroitait sous la lune, je souris et refusai en avouant :

— « J’ai triché. Je l’ai croisé en le cherchant. »

Je me baissai pour éviter le coup de jarre, puis attrapai celle-ci en protestant :

— « Attends ! Tu ne vas quand même pas la casser ! Elle est précieuse ! »

Ceyra roula les yeux et reprit sa jarre.

— « Sept pièces d’argent. »

Je sentis ma queue de renard se hérisser alors que j’étais encore bien sous ma forme humaine. Avec un sourire forcé, je désignai la lune reflétée dans la rivière.

— « La lune n’est-elle pas plus argentée que toutes les pièces au monde ? »

Un instant, je pensai que Ceyra allait encore essayer de me frapper avec sa jarre, mais alors elle soupira, s’approcha et me pinça une joue en me taquinant :

— « J’aurais dû savoir que tu triches tout le temps quand il s’agit d’Irahayami. Dis-moi, Zangsa, on dit qu’Irami a quitté le clan des Namgath. Est-ce que la rumeur est vraie ? »

Les rumeurs, dit-on, volent plus vite qu’une grande hirondelle spirituelle.

Je jetai un coup d’œil au campement. Le vieux Doyen était reparti, mais plusieurs Moines étaient restés, bavardant autour du feu auprès d’un Pok silencieux emmitouflé dans une couverture — le gamin avait à peine ouvert la bouche depuis que son ami l’hippogriffe l’avait quitté et il continuait à tourner la grande plume dans sa main. Yo-hoa montait la garde, assis sur la branche basse d’un arbre. Barbe-Noire dormait placidement, reprenant des forces, et le Jeune Maître en faisait autant, la tête posée sur le flanc d’Hirondelle. La journée avait été longue et pleine d’émotions.

Quant à Irami, il n’était nulle part en vue. Je hochai la tête.

— « Pour l’instant, en tout cas, la rumeur est vraie. Dis, Ceyra. Si je t’accompagnais chercher la Lance des Glaces, tu ne me donnerais pas la moitié du cidre spirituel ? »

— « Et pourquoi je ferais ça ? », répliqua Ceyra avec une moue.

— « Je voyage avec Irami. »

— « … Et ? »

Je fis une moue puis énumérai les titres qu’avait gagnés Irami au cours de nos études :

— « L’Héritier des Nuages, l’Épée Filante Qui Danse, le Nuage Charmeur, le Prince des Cieux Parfaits, le Tailladeur de Cœurs… »

Ceyra me fixait du regard. Elle roula alors les yeux et, m’interrompant, elle me mit la jarre entre les mains et me tapota l’épaule.

— « Je préfère le vin d’orange glacé, de toute façon. Si tu veux venir avec Irami, libre à toi. Le Canyon des Brumes ruisselle d’eau, alors Irami sera un bon atout pour trouver la grotte… Mais si tu essaies de m’appâter avec ses charmes, c’est peine perdue. Tu sais que je l’aime beaucoup, mais en tant… qu’amie ? »

Elle hésita, comme si elle doutait même qu’il la considère comme telle. Ah, Irami, Irami !, pensai-je avec un soupir intérieur amusé. Que les humains te comprennent mal ! Ceyra ajouta :

— « Enfin bon, aimer Irami en tant qu’homme, ce serait comme passer sa vie à courir après un nuage. J’exagère à peine. De la même façon que t’aimer, toi, en tant qu’homme, ce serait… comme passer sa vie à lire un livre d’énigmes ! »

Hein ? Un nuage et un livre d’énigmes ? C’est comme ça qu’elle nous voyait ? Elle n’avait l’air de plaisanter qu’à moitié. Je fis un geste nonchalant.

— « Tu n’as jamais trop aimé les livres, hein. De toute façon, mon cœur est déjà volé. »

— « Par ce vieil amour secret dont tu m’as parlé une fois ? Tu vois ? Quand je te parle de livre d’énigmes… Oh ! » Soudain, elle se couvrit la bouche d’une main. « Irami… ? »

J’allais en rire mais me ravisai et réfléchis tout haut avec entrain :

— « Bon, Irami a aussi volé mon cœur. Mais mon amour secret est tout autre. »

Un amour que je n’avais longtemps avoué qu’à moi-même et qui n’était probablement qu’une flamme enfantine au milieu d’une boule de feu. Sous le regard curieux de Ceyra, j’ajoutai :

— « Pour être franc, tes cheveux rouges me font penser à elle. »

Sauf que ceux de Yelyeh étaient encore plus rouges. Ceyra agrandit les yeux.

— « Ne me dis pas que c’est une renarde-démon ? », chuchota-t-elle.

Elle était l’une des rares personnes à connaître ma vraie nature. Je ris. Une renarde ?

— « Elle est bien plus terrible que ça ! »

— « Alors… la Suprême des Glaces ?! Ah non, elle a les cheveux argentés. Enfin bon, c’est pas mes oignons. Mais, Zangsa, si tu vas boire de ta jarre, fais-le ailleurs : je me rappelle de la fois où tu t’es transformé puis retransformé devant moi en buvant. »

— « Je n’avais que seize ans », protestai-je.

— « Ben justement, ça m’avait traumatisée, à l’époque. Enfin, je n’avais jamais vu un renard rire aussi fort ! », ajouta-t-elle en riant.

Elle s’éloignait déjà vers le campement. Je pris la direction de la forêt et ne tardai pas à retrouver Irami, assis en tailleur sur un haut rocher, en pleine méditation. Sans le gêner, je m’adossai au pied du rocher, m’assis, puis débouchai mon cidre spirituel. Cette odeur de pomme fermentée ! Je pris une gorgée et savourai, sentant l’énergie du liquide me ragaillardir. Enfin, sept pièces d’argent, quand même… J’avais intérêt à lui revaloir ça généreusement.