Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Le jour suivant, nous nous enfonçâmes encore davantage dans la Forêt des Roches et visitâmes le deuxième autel, situé dans l’ample creux d’un arbre millénaire — cet autel était si bien caché que les Alousiens ne l’auraient jamais trouvé sans aide. Puis nous poursuivîmes notre route dans la zone de la vieille forêt, là où les arbres étaient vieux comme le monde et où se dressaient de temps à autre des rochers aux formes les plus variées, érodés par le temps. Le troisième jour, alors que nous passions par un canyon formé de ces rochers et que nous débouchions dans une clairière près d’un petit lac, je dis :
— « Voilà l’autel du Troisième Fondateur. »
Taron suivit du regard mon index et fronça les sourcils.
— « De l’autre côté du lac ? »
— « Non. Dans le lac. On raconte que, jadis, le Temple commença à s’écarter des Chemins Vertueux. Comme punition, une dragonne réduisit en cendres le plus grand temple de la Secte, puis elle piqua sur la Forêt des Roches, attrapa la pierre du troisième autel de ses griffes et la lança au milieu du lac en criant : Yarto, tes descendants sont tous des idiots ! Puisqu’ils ont oublié le sens de tes écrits, je t’envoie dormir plus tranquille au fond du lac, insomniaque ! »
Je ne lui dis pas que je connaissais personnellement cette dragonne, mais je lui donnai quand même la version que Yelyeh m’avait racontée.
La nouvelle parut choquer grandement le jeune Alousien.
— « Une dragonne qui parle ? », pouffa Yodo. « C’est quoi cette histoire ? »
— « N’importe quoi », renchérit Barbe-Noire.
— « Me croira qui veut croire », répliquai-je, amusé.
Je me tournai vers le lac. Sur la rive opposée, à moitié cachée derrière un pan de terre où se dressait un grand arbre, on devinait une plage de cailloux. Le reste de la rive foisonnait d’arbres, de lianes et de gazouillis d’oiseaux. Irami commença à s’approcher de la rive et je devinai sa pensée : si un grand griffon s’était vraiment installé dans cette forêt, il était probablement venu là plus d’une fois pour s’abreuver.
Une soudaine brise me fit froncer le nez. Irami dit alors par voie mentale :
“Zangsa.”
“Oui, allons jeter un coup d’œil.”
J’avais senti une forte odeur de putréfaction. D’un pas rapide, Irami commença à courir sur la surface de l’eau du lac, et je m’élançai derrière lui.
— « Par Amabiyah ! », s’écria Taron, émerveillé. « Ils marchent sur l’eau ! C’est ça, la maîtrise du ki ! Tu vois, Aïbac, que c’est vraiment des cultivateurs ! »
— « Ého ! Où… Où vous allez, comme ça ? », demanda Barbe-Noire, incrédule.
— « On revient tout de suite », assurai-je. « Profite-z’en pour préparer le repas, Jeune Maître ! »
Le temps que je rattrape Irami, celui-ci s’était arrêté sur la plage de cailloux pour contempler une scène sordide : des corps humains déchiquetés jonchaient la rive. Vu leurs armes, leurs ustensiles et leur habillement, ils semblaient être des dompteurs de bêtes.
Je m’accroupis près d’un des corps, le nez froncé. Les mouches bourdonnaient, mais il n’y avait pas trace de corbeaux ou autres rapaces. Le grand griffon était-il encore dans les parages ? Pourtant, ces hommes avaient été attaqués il y avait au moins cinq jours. Leurs plaies béantes n’étaient pas dues à un bec, mais à des griffes. Des griffes au moins aussi grosses qu’une jarre. Je me relevai.
— « C’est définitivement étrange. »
Irami hocha la tête d’un air grave. Les bêtes sauvages, qu’elles soient dorées ou pourpres, tuaient rarement leurs proies sans les manger après. Enfin, parmi les bêtes pourpres, il y en avait qui tuaient des humains par pur dégoût ou vengeance : chaque tribu avait son histoire.
Je désignai le lac.
— « Peut-être qu’avec ta Voix du Reflet… »
Sans mot dire, Irami s’avança jusqu’à un rocher plat entouré d’eau. Il dégaina. Preste et léger comme l’air, il concentra son ki dans la lame de Nuage et la fit vibrer, si bien qu’un bourdonnement s’éleva, faisant s’envoler toute une bande d’oiseaux des arbres entourant le lac. Alors, il planta l’épée dans l’eau. Celle-ci ondula et les ondes se mirent à briller d’une couleur dorée. Rejoignant Irami, je me penchai pour voir les images qui s’y reflétèrent. Je vis les nuages défiler, les étoiles étinceler et des images troubles de pluie ; un écureuil vint boire ainsi que de nombreux autres petits rongeurs, des cerfs, une licorne, des renards, des loups… Alors que les images défilaient de plus en plus lentement au fur et à mesure que les ondes se raréfiaient, je vis un énorme bec argenté, de belles plumes bleutées, de grands yeux pourpres, et des lueurs orangées. La dernière image que le reflet montra fut celle d’une aile déployée et d’une croupe bleue. Quant à savoir si elle correspondait au jour où ces humains avaient été attaqués, on ne pouvait pas le déterminer. En tout cas, une chose était sûre : la créature des rumeurs n’était pas un grand griffon.
— « Un grand hippogriffe », murmura Irami.
— « Ça change la donne. »
Les hippogriffes étaient bien plus coriaces que les grands griffons. Je soupirai. Ce n’était pas pour rien que le chef des Mendiants de Shinbi m’avait conseillé d’être prudent.
Irami sécha soigneusement sa lame, pour une raison que je n’avais jamais réussi à comprendre, car celle-ci était faite en métal de lune, un matériau qui ne pouvait pas rouiller.
— « Il avait les yeux pourpres. »
Mon regard se détourna de Nuage vers Irami et je fis un hochement de tête.
— « Oui. Mais ce n’était pas un hippogriffe pourpre. »
Il s’en doutait, car il savait que les bêtes pourpres ne s’embêtaient pas à dissimuler leur énergie naturelle et montraient toujours des reflets de pourpre sur leur pelage ou leurs plumes. Cela était encore plus vrai chez les bêtes gorgées d’énergie pourpre comme l’était un grand hippogriffe.
— « Alors, un hippogriffe doré contaminé par du ki pourpre ? »
Irami était peut-être bien le seul humain à part entière à parler de bête dorée au lieu de bête spirituelle et de ki pourpre au lieu d’énergie démoniaque ou de ki-démon. Les mauvaises influences…
Je réfléchis. Il avait peut-être raison, mais il y avait quand même deux détails qui m’avaient interpelé, dont un qui m’avait laissé un goût amer dans la bouche.
D’abord, les lueurs orangées. Normalement, les bêtes spirituelles qui s’étaient empoisonnées avec du ki pourpre voyaient leur ki naturel dévoré par celui-ci ; si elles n’arrivaient pas à s’en défaire, elles mouraient. Les deux ki étaient comme l’huile et l’eau et ils ne se mêlaient pas pour devenir du « ki orange ». À moins que quelque chose d’artificiel ne les y force.
Je partageai mes impressions avec Irami et ajoutai :
— « Bien sûr, il faudrait voir la vraie créature pour s’en assurer. »
Comme Irami aimait à me le répéter, la Voix du Reflet reformait les reflets du passé, recomposant la mémoire de l’eau, mais l’eau d’un lac ou d’une rivière était par nature changeante et certaines images pouvaient se superposer, faussant les interprétations.
— « Et le deuxième détail ? », demanda Irami en rengainant Nuage.
Quittant la roche plate, je regagnai la plage de cailloux d’un saut et ramassai une grande plume bleutée. La faisant tourner entre mes doigts, je me retournai en disant :
— « Si je ne me trompe, son aile était éjointée pour l’empêcher de voler. Plus les lésions sur son bec et ses cicatrices comme s’il avait été muselé… Je commence à compatir un peu avec cet hippogriffe. »
Irami hocha la tête. Tout ceci semblait indiquer que cet hippogriffe avait vécu sous le joug des humains.
— « Peux-tu le localiser avec cette plume ? », demanda Irami.
Je laissai la plume sur le plat de ma paume et concentrai mon ki pourpre sur elle. Je secouai la tête.
— « Le lien qui la relie au corps est complètement rompu. »
Ce qui était étonnant, car, même après cinq jours, il aurait dû rester l’ombre d’un lien. Je humai la plume et mémorisai son odeur avant de la rendre à la plage de cailloux.
Nous inspectâmes les environs et examinâmes les traces de l’hippogriffe : celles-ci ne manquaient pas, ni sur le sol, ni sur les buissons écrasés et les branches cassées décorées de plumes ; à tel point que je me demandai si cet hippogriffe n’était pas en train de perdre tout son plumage. Peut-être voulait-il devenir moine comme Taron ?
Un peu plus loin, Irami trouva un nouveau corps étalé dans l’herbe. Celui-ci avait vraisemblablement été tué par l’hippogriffe aussi, mais sa mort était plus récente que celle des autres. D’autre part, il portait des habits noirs et ajustés, bien différents de ceux, plus grossiers, des dompteurs de bêtes. La cagoule noire qui avait dissimulé son visage était déchirée et, sur sa joue gauche, je vis un C marqué au fer rouge. Je fis une moue. C’était le tatouage des criminels condamnés par l’Empire. Ces types-là devenaient souvent des sbires aux ordres de celui qui les avait fait s’évader. Que venait-il donc faire dans cette forêt ? Et pourquoi ne portait-il pas d’armes ? Elles n’étaient visibles nulle part. Alors, Irami désigna quelques traces sur l’herbe. On aurait dit que le corps de l’homme avait été bougé, peut-être pour pouvoir voler ses armes, qu’il n’avait plus. Je ramassai une plume et, sous le regard interrogateur d’Irami, je secouai la tête.
— « Pas de lien. C’est étrange. En tout cas, il semblerait qu’on ait un survivant », ajoutai-je.
— « On dirait bien », acquiesça Irami.
Je n’eus même pas besoin de me transformer en renard pour repérer son odeur : elle était un peu partout, sur les troncs et sur l’herbe, comme si le survivant s’était éloigné, pieds nus et claudiquant, prenant appui à chaque pas. Puis il avait ramassé un bâton, avait fait peut-être cent mètres de plus, et s’était réfugié au pied d’un grand arbre encerclé de lianes et d’énormes racines. C’était l’Arbre d’Or. Je l’avais baptisé ainsi dans ma jeune adolescence, car de nombreux oiseaux venaient y faire leurs nids et y pondre des œufs délicieux. Là, sous un amas de racines, se trouvait un enfant, emmitouflé dans une fourrure maculée de sang, probablement volée aux hommes morts sur la rive du lac. Son visage était blême, mais il respirait.
Irami s’accroupit à ses côtés et lui secoua doucement l’épaule… Sans crier gare, l’enfant s’assit d’un bond et, brandissant un dard, il l’attaqua.
Je fus pris de court, mais bienheureusement Irami avait de bons réflexes. Il intercepta le poignet de l’enfant puis, de son index et de son majeur, frappa plusieurs points de son corps. L’enfant s’évanouit. J’allai dire à Irami qu’il y était allé un peu fort, mais, quand nous découvrîmes une dague auprès lui, avec une sacoche emplie de dards enduits d’un poison mortel, je me ravisai.
J’observai rapidement l’enfant. Quoique crasseux, ses cheveux étaient blancs. J’avais remarqué la couleur rouge de ses yeux. Un albinos ? Ce n’était pas typique. Je remarquai aussi, bien visible sous son pantalon en haillons, une vilaine cicatrice à sa cheville. C’était une entaille nette causée par quelque chose de tranchant. Je m’assombris encore davantage quand je vis les ecchymoses qui recouvraient son torse nu. Qui était donc ce pauvre enfant ?
— « Rentrons », dit Irami, le soulevant.
J’acquiesçai, ramassai la sacoche avec les dards et, au retour, la jetai dans le lac.
Les Caribous étaient en train de cuisiner et Taron examinait les écrits du Premier et Deuxième Fondateur, qu’il avait soigneusement recopiés. La plume lui tomba des mains et il se leva, bouche bée.
— « Par Amabiyah ! Il… Il n’est pas mort, n’est-ce pas ? »
Le garçon était si blême qu’il semblait, effectivement, être à un pas du gouffre. Mais il avait quand même eu la force de se défendre.
— « Un peu de nourriture le revigorera », assurai-je.
Irami le posa sur des couvertures que Yababac s’était empressé d’étaler, puis il libéra les points bloqués : le garçon ne tarda pas à cligner des yeux puis à se relever d’un bond. Il retomba sur les couvertures, pris de vertiges. Irami posa une main tranquillisante sur son épaule.
— « Nous ne te voulons pas de mal. Tu peux être tranquille. »
L’enfant parut être comme ensorcelé par les yeux sereins d’Irami. Sa peur s’évanouit et son regard nous scruta tous avant de se poser sur le riz aux légumes qui mijotait sur le feu et qui le fascina encore davantage qu’Irami. Taron s’empressa d’en remplir un bol et de le lui passer.
— « Tu as faim ? »
Sans répondre, l’enfant prit le bol et, ignorant les baguettes pour manger, il saisit le riz avec sa main crasseuse et le fourra dans sa bouche. Il souffla. Il s’était brûlé la langue. Taron lui passa la gourde d’eau. J’esquissai un sourire en voyant le jeune aspirant moine si prévenant, puis j’intervins en saupoudrant son bol d’une poudre.
— « C’est quoi ? », demanda abruptement l’enfant.
— « L’assaisonnement », lui dis-je.
Alors, l’enfant prit une deuxième bouchée puis une autre et une autre, les yeux larmoyants de joie, comme s’il n’avait pas eu à manger depuis des jours, ce qui était probablement le cas.
Irami me passa un bol empli de riz et en prit un pour lui-même en disant :
— « Nous devrions manger et reprendre vite la route. »
Sous les yeux interrogateurs des Caribous, j’expliquai :
— « Nous avons découvert que le grand griffon est en fait un grand hippogriffe. »
Je décrivis en quelques mots ce que nous avions vu. Les Caribous avaient les yeux écarquillés, Barbe-Noire inclus.
— « Un grand hippogriffe… »
Oho ? Il n’avait plus l’air si sûr de pouvoir protéger son Jeune Maître à présent, hein ? Le jeune Taron demanda innocemment :
— « Est-ce qu’un hippogriffe est plus dangereux qu’un griffon ? »
Il avait l’air bien renseigné sur la vie d’Amabiyah, mais pas tant dans d’autres domaines. L’enfant lança :
— « Ben tiens ! Un hippogriffe te rabat le caquet de trois griffons. »
Il continua à manger avec avidité. Taron le regarda avec curiosité.
— « Ah bon. Tu t’appelles comment ? »
— « Pok. »
— « Pok ? Moi, c’est Taron des Hautes-Alous. Et voilà Aïbac, Hopac, Yababac, Tor et Yodo. »
Le regard de Pok se fixa sur chaque Caribou, s’attardant sur le grand sourire accueillant de Yababac.
— « Des Alousiens ? »
— « Exact ! Sauf Irahayami et Zangsa. C’est eux qui t’ont trouvé. »
— « Je sais. »
— « Alors », intervint Hopac, « tu voyageais avec ces dompteurs de bêtes ? »
Pok lui décocha un regard pénétrant et hocha la tête, avalant son riz.
— « Et vous ? Vous êtes des chasseurs ? »
— « Des chasseurs ? », répéta Taron en riant. « Dans les Hautes-Alous, on chasse souvent le gibier, mais pas ici : en fait, je visite les autels des Cinq Fondateurs du Temple d’Amabiyah. »
Pok fit une grimace d’incompréhension puis tendit son bol.
— « Je peux en avoir un deuxième ? »
— « Bien sûr ! »
— « Alors ? », insista Barbe-Noire. « Tu as vu l’hippogriffe ? »
Une lueur sarcastique passa dans les yeux de Pok.
— « Si je l’ai vu ! Une bête qui fait plus de trois fois ta hauteur et des griffes comme celles des dragons. Il vaudrait mieux que vous sortiez de cette forêt vite-vite. Y’a du sang dans la fontaine. »
Sa dernière phrase était un proverbe local qui signifiait : attention, danger. Se l’imaginant, Taron ravala sa salive.
— « C’est l’hippogriffe qui t’a meurtri le corps comme ça ? »
Il faisait référence à ses bleus. Pok lui envoya un regard incrédule, l’air de dire : t’es idiot, ou quoi ?
— « Tu n’as vraiment jamais vu un hippogriffe, toi. »
— « Jamais », avoua Taron. « Chez nous, on a des griffons et des serpents géants, mais pas d’hippogriffes. Enfin, on raconte que le fondateur de mon clan tint tête à un hippogriffe une fois, mais ce n’était pas un grand hippogriffe. »
— « Un grand hippogriffe ? », répéta Pok, puis il écarquilla les yeux et murmura : « C’est donc ça… »
Il n’en dit pas plus et Irami demanda :
— « Est-ce que tu ne saurais pas d’où vient cet hippogriffe ? »
Pok fronça les sourcils et ses yeux rouges nous fuirent.
— « Pourquoi je le saurais ? »
Je soupirai.
“Il n’a pas l’air de vouloir parler”, dis-je mentalement à Irami. “Mais j’ai quand même ma petite idée sur la réponse, pas toi ? D’abord, l’hippogriffe n’est pas venu des montagnes mais d’une cage. Et Pok voyageait avec lui et avec les dompteurs de bêtes, en fait des trafiquants.”
Des trafiquants de bêtes utilisées pour des combats en arène, si je devais parier, étant donné les cicatrices qu’on avait vues dans le Reflet — c’était une pratique illégale mais malheureusement en vogue dans certains cercles bourgeois depuis des générations.
Vraisemblablement, l’hippogriffe s’était échappé en plein transport. Ils l’avaient poursuivi et il s’était vengé, laissant à Pok la vie sauve pour une raison mystérieuse.
Irami acquiesça.
“C’est ce qu’on dirait.”
Finalement, Pok mangea quatre portions et ne s’arrêta que parce qu’il ne restait plus de riz. Évidemment, il finit par se plaindre de maux d’estomac et me pointa de l’index en s’écriant :
— « Tu m’as empoisonné avec ton “assaisonnement” ! »
Je me moquai :
— « Dit celui qui voulait poignarder son sauveur avec un dard empoisonné. Tes yeux sont plus grands que ton ventre, c’est tout. »
— « C’était quoi, cette poudre, au juste ? », demanda Taron, curieux.
— « De la poudre de ginseng spirituel. »
On me regarda, bouche bée. Le ginseng spirituel était une plante chère car difficile à trouver. Elle était très bénéfique pour rétablir le flux interne de ki. Pourtant, à mon étonnement, Pok n’en avait pas entendu parler car il grimaça d’horreur.
— « Du jeune sang ? »
Taron se prit à rire puis s’excusa et lui expliqua. Avec un grognement impatient, Barbe-Noire se leva.
— « Il va falloir qu’on bouge si on ne veut pas finir dans le bec de cet hippogriffe. »
— « Pok, tu peux monter sur Hirondelle si tu ne peux pas marcher », proposa gentiment Taron, désignant son petit cheval noir.
Pok ne pouvait pas suivre notre rythme de toute façon avec sa jambe boiteuse. On le plaça sur le cheval, emmitouflé dans une couverture, et on se remit en route. Taron lança un dernier triste coup d’œil vers le lac, vers cet autel enfoui du Troisième Fondateur, qu’il n’avait pas pu voir de ses yeux.
— « Rares sont les Moines qui l’ont vu, tu sais », lui dis-je, devinant ses pensées. « Mais la reproduction du Temple est exacte. »
— « Comment tu sais qu’elle est exacte si tu n’as pas vu le texte original ? », objecta Taron.
— « Je n’ai jamais dit que je ne l’ai pas vu. Tu veux l’entendre ? »
Les Caribous avaient l’air sceptique, mais la curiosité de Taron était bien plus forte. Il hésita cependant puis fit :
— « Si ça ne te dérange pas. »
Je souris.
— « Aucunement. Ah, mais, si tu veux bien, je vais rajouter quelques vers de mon invention pour fleurir un peu la version plus vieillotte du Temple. Ça sera plus rigolo… »
— « Je m’en passerais bien », répliqua Taron, exaspéré.
— « Tant pis, alors. Va pour l’original. »
Et je me mis à réciter les pensées de l’insomniaque Troisième Fondateur d’Amabiyah, que tout étudiant de l’Académie Céleste apprenait en cours général.
L’essence de l’esprit est complète et sublime par nature.
Jamais ne la cherche, jamais ne l’attrape :
Elle est telle une pluie éphémère qui perdure.
Que le calme dans ton âme lui creuse un lac :
Elle viendra y faire son nid toute seule.
En calmant mon Esprit, je calme mes sens.
Ainsi, je regarde sans m’efforcer de voir
Et j’y vois clair.
Ainsi, j’écoute sans m’efforcer d’entendre
Et j’entends clair.
La sérénité est parfaite dans l’esprit du sage.
Sous les yeux avides de Taron, je poursuivis et récitai le verso de la tablette du Troisième Fondateur, non sans jeter un coup d’œil amusé à Pok : vu sa grimace, le garçon albinos avait tout l’air d’écouter sans essayer d’entendre et, en même temps, il semblait ne rien vouloir comprendre. Rien d’étonnant, vu sa situation. Enfin, au moins, il n’était plus entouré de crapules qui le battaient. N’aurait-il pas dû être plus soulagé que ça ? Pourtant, ses regards fréquents, tantôt vers le nord, tantôt vers le sud, ne manifestaient qu’une profonde inquiétude…
Une fois l’Esprit calme à chaque instant,
Les démons extérieurs n’ont plus de prise,
Les démons intérieurs deviennent nature sans force,
L’intégrité reste, la gloire n’est plus,
L’harmonie reste, la confusion n’est plus.
Jusqu’à ce que l’océan redevienne pluie après la mort,
Ta compréhension du monde se renouvelle dans la tranquillité.
Et ton Esprit est clair et noble,
Jamais excessif ni arrogant,
Toujours fort et respectueux.
Tel est le Chemin des Vertueux.
* * *
Nous contournâmes le lac vers le sud et nous longions un affluent du Fleuve d’Argile quand Irami s’arrêta net et je me cognai contre lui.
— « Irami ? Qu’est-ce que… ? »
Je me tus en apercevant des silhouettes en cagoule vêtues de noir qui dévalaient la pente vers la rive. Mon flair ne les avait pas repérées, sans doute à cause de la brise de la rivière. Ils étaient une vingtaine, dont huit vinrent nous tendre une embuscade à l’arrière. Alors que les Caribous réagissaient en sortant leurs lances et épées, Irami lança, sans perdre son calme :
— « Qui ose ? »
Un homme s’avança. Je le détaillai rapidement du regard, ainsi que ses compagnons. Ils portaient tous les mêmes vêtements que l’individu au tatouage de criminel qu’on avait retrouvé mort près du lac. Qui étaient donc ces hommes ? Ils n’affichaient aucun signe distinctif. L’homme parla :
— « Rassurez-vous, nous ne sommes pas des bandits. Nous sommes ici pour ramener ce jeune garçon albinos avec nous. »
Ils en avaient après Pok ? Mon instinct me disait clairement qu’ils n’étaient pas précisément bien aimés de ce dernier. Mon soupçon se confirma quand Pok frappa les flancs d’Hirondelle de ses talons et partit en galopant à travers la rivière, qui n’était pas bien profonde. Taron cria :
— « Hir… »
Je posai une main sur sa bouche, l’empêchant d’appeler son cheval. Celui qui semblait diriger ces hommes en noir lança :
— « Du Douze au Vingt : ramenez-le-moi. »
Neuf masqués fusèrent vers la rivière comme des ombres. Aussitôt, Irami s’interposa : d’un saut, il atterrit sur la surface de la rivière, Nuage dégainé, et entailla l’eau une seule fois. L’eau s’éleva comme une cascade inversée et trempa les neuf masqués, qui s’arrêtèrent net, ahuris et hésitants. Le chef fronça ses gros sourcils noirs.
— « Idiots, ne vous laissez pas intimider par un simple tour de passe-passe ! Éliminez-le ! Puisque vous ne nous laissez pas le choix, ne nous en tenez pas rigueur si on vous massacre », ajouta-t-il à notre intention.
Je fis une moue en dégainant mon épée. Ils n’avaient pas l’intention de nous laisser vivants depuis le début. Savait-il seulement qu’il demandait à ses hommes d’affronter l’Épée Filante Qui Danse ? Assurément pas, s’il avait été capable de qualifier de « tour de passe-passe » une technique des Nuages.
Six en face, cinq à l’arrière… Je pris l’avant-garde en laissant aux Caribous le soin de s’occuper de l’arrière tout en espérant qu’ils arriveraient au moins à contenir l’attaque… car ces masqués n’étaient définitivement pas des faiblards.
— « Jeune Maître, restez derrière moi ! », s’écria Barbe-Noire.
J’entaillai le bras de mon premier assaillant, qui hurla de douleur en lâchant son arme, puis je me baissai pour éviter l’attaque d’un autre et, apercevant du coin de l’œil une sacoche identique à celle que j’avais jetée dans le lac, je m’exclamai :
— « Attention, les gars, ils ont des dards empoisonnés ! »
Je donnai un coup de pied et un coup de poing concentré de ki pourpre à ma droite tandis que je tranchai à ma gauche. Plus que trois masqués. Ils reculèrent d’un pas, se rendant bien compte qu’ils avaient intérêt à être plus prudents. Les deux masqués de part et d’autre du chef me lancèrent un dard. J’esquivai l’un et l’autre… sauf que ce dernier opéra une étrange courbe et réussit à me frôler. Un lancement courbé ? Et zut alors. Je relâchai mon ki pourpre pour brûler le poison. Ça marchait souvent pour les poisons utilisés contre les humains et ça marcha aussi pour celui-ci. Je fonçai alors vers le fin lanceur, assénant un coup d’épée… Le chef du groupe s’interposa et para. Je reculai, parai à nouveau puis reculai encore sous ses coups précis qui ne ciblaient que des points vitaux. Je ne réussis qu’à éviter à moitié un autre dard, et je commençais à me demander si je ne ferais pas mieux d’appeler Irami à la rescousse, quand le leader s’arrêta alors pour gronder :
— « Par tous les diables, vous êtes qui ? »
Il voulait probablement surtout savoir pourquoi le poison ne m’affectait pas.
Je profitai du répit pour faire un bond en arrière et jetai un coup d’œil du côté des Alousiens mais ne pus rien voir : Irami avait utilisé sa technique de la Brume Céleste, faisant s’évaporer de l’eau, et une masse de brouillard épais s’étendait peu à peu sur la rive. Les Alousiens avaient probablement battu en retraite et traversé la rivière, ainsi dissimulés. Ce qui voulait peut-être dire qu’au moins l’un d’eux avait été grièvement blessé. Comme trois masqués se précipitaient vers leur chef et que l’un criait « capitaine ! », celui-ci leur aboya :
— « Je m’occupe de ce bâtard. Vous, allez me ramener le garçon ! »
Le bruit du combat d’Irami s’éloignait, sur l’autre rive. Je scrutai mes trois adversaires puis sautai sur un haut rocher, de plus en plus proche du brouillard qui se répandait.
— « Tu t’enfuis, tu as peur ? », se moqua le capitaine. « Réponds : qui es-tu ? Je t’ai vu utiliser de l’énergie démoniaque pour frapper l’un de mes hommes. Et tu as neutralisé le poison. Qui es-tu et pour qui tu travailles ? Si tu réponds, je promets de te laisser la vie sauve. »
Je perçus sur son épée un étincellement pourpre. Un objet maudit ? Puis je compris que non quand je croisai ses yeux devenus pourpres. Il sourit.
— « Entre démons, on peut se comprendre, pas vrai ? »
Je me raidis. Zut. Je n’avais pas prévu ça. Un pratiquant d’arts démoniaques ? Car ce n’était certainement pas un être mi-bête pourpre mi-humain comme moi. Ce ne pouvait être qu’un de ces vrais démons qui, au lieu d’apprendre les Chemins Vertueux et de prendre la peine de cultiver son ki interne naturel, puisaient leur force de techniques taboues par des méthodes violentes qui requéraient, bien souvent, des noyaux de bêtes pourpres. Pourtant, l’énergie pourpre était toxique pour l’humain, mais ils l’ignoraient ou n’en avaient que faire.
— « Entre démons, on peut se comprendre ? », répétai-je. Je relâchai encore davantage mon ki pourpre pour le laisser bellement étinceler autour de moi, puis je l’absorbai à nouveau sous ses yeux écarquillés. « Ha. Ce ne serait pas toi qui aurais peur d’attaquer, des fois ? »
À bout de patience, le démon allait se ruer sur moi quand, soudain, sans surprise de ma part, Irami surgit du brouillard, assommant de son pommeau l’un des masqués. Les deux autres bondirent en arrière comme un seul homme. Je me moquai en récitant :
Oh qu’il avait peur du ciel,
Le vilain petit corbeau !
— « Rendez-vous », dit Irami.
D’un revers d’épée, il défit le brouillard. Les eaux de la rivière étincelèrent sous le soleil couchant. Là et sur l’autre rive, gisaient les autres masqués, tous assommés. Le spectacle fut assez dissuasif, car le capitaine gronda :
— « Deux ! Filons ! »
L’homme appelé Deux jeta une bombe de fumée et, avant qu’il ne disparaisse en suivant son capitaine, je perçus dans ses yeux aussi une lueur pourpre.
Irami allait les poursuivre, mais je l’arrêtai :
“Laissons-les partir. Ces deux-là sont plus habiles que les autres. Ça nous prendrait trop de temps pour les rattraper.”
Or il ne fallait pas oublier qu’un hippogriffe rôdait dans la forêt. Nous rejoignîmes les Caribous, sur l’autre rive. Comme je l’avais craint, ils avaient un blessé. Je soufflai.
— « Barbe-Noire ! »
Je me précipitai auprès de lui alors qu’Hopac lui retirait sa veste pour découvrir une longue entaille au torse qui saignait abondamment.
— « Barbe-Noire ? C’est Aïbac, maudit chamane », répliqua le blessé dans un grognement de douleur.
J’esquissai un sourire soulagé. Bon. Au moins, il avait encore la force de protester. Je balayai les autres du regard. Yababac saignait un peu de son poing, qu’il avait dû fracasser contre un des assaillants. Tor avait une légère blessure au bras, mais c’était tout. Son frère Yodo et Hopac étaient indemnes. Quant à Taron, il était blanc comme un linge et comme pétrifié.
— « C’est ma faute », murmura-t-il. « C’est ma faute. »
Ses mains tremblaient. Yodo lui tapota l’épaule.
— « Le Jeune Maître dit des bêtises. Ce n’est pas ta faute si on est là pour te protéger. »
— « Je voulais aider », balbutia Taron, les larmes aux yeux. « Je suis désolé… »
Je ne savais pas ce qui s’était vraiment passé, mais je me fis une idée : Taron avait voulu prêter main-forte aux Caribous et Barbe-Noire avait dû s’interposer à la va-vite pour le protéger.
Irami s’occupait de retirer toutes les armes et dards empoisonnés à nos assaillants, de sortir ceux qui étaient tombés dans la rivière, puis de tous les regrouper avec l’aide de Yababac. Il enleva leurs cagoules une à une et découvrit à nouveau le C de criminel marqué au fer rouge sur la joue de sept d’entre eux. Il m’en informa alors que, m’enfonçant dans la forêt, je repérais les traces bien claires d’Hirondelle.
“Un groupe de guerriers bien entraînés dirigés par un démon et venus récupérer un enfant sur les ordres de… qui ?”, réfléchit Irami par voie mentale.
“Et pourquoi ?”, ajoutai-je. Quelle relation pouvaient bien avoir Pok, les trafiquants de bêtes, l’hippogriffe et nos assaillants ?
Je revins près de la rive et, alors qu’Hopac et Tor finissaient de désinfecter la plaie avec de l’eau bien propre, je leur tendis une plante que je venais de cueillir par chance.
— « De la millefeuille. Mâchez-la pour en faire une pâte puis vous l’appliquez sur la plaie… »
— « Je sais ce qu’est la millefeuille, merci », répliqua Hopac, impatient, l’acceptant immédiatement.
J’avais, dans mes avoirs, une autre plante efficace pour les plaies, la roye pourpre, mais elle n’était évidemment bonne que pour les bêtes-démons. Quant à Irami, il ne portait probablement aucune plante du style, car il avait rarement eu à s’inquiéter de refermer des plaies. Telle était l’insouciance des surdoués.
— « Si vous voulez, après, je peux coudre le bobo de Barbe-Noire », proposai-je, serviable. « J’ai l’habitude de coudre des poupées vaudou. »
Barbe-Noire écarquilla les yeux d’horreur.
— « Yodo, Tor. Sortez-moi ce chamane de là ! », gronda-t-il.
Je reculai, amusé, et, prenant Taron par les épaules, je le fis se détourner du Caribou grognon en disant :
— « Jeune Maître. Tu ne pourrais pas appeler Hirondelle pour qu’elle revienne ? Si possible avec le colis qu’elle portait. »
Le jeune Taron était encore sous le choc et il tourna à nouveau les yeux vers la plaie de Barbe-Noire, le cœur coupable.
— « Allons, allons, ne t’inquiète pas, il survivra. Les Caribous sont des costauds. Pas vrai, Yababac ? Je m’inquiéterais davantage pour Pok. Il pourrait avoir deux vilains corbeaux à ses trousses. »
— « Eh bien, va le chercher, ce gamin ! », lança Barbe-Noire. « Et fiche-moi la paix. Si vous n’aviez pas sauvé cet enfant, on n’en serait pas là. »
Taron écarquilla les yeux.
— « A-Aïbac. C’est faux, tu ne peux pas dire ça. Irahayami nous a sauvé la vie… »
Yodo l’arrêta d’un geste.
— « Il a mal, il ne sait pas ce qu’il dit », chuchota-t-il.
Je haussai les épaules et, après avoir échangé un regard d’entente avec Irami, je demandai :
— « Quelqu’un a une corde pour attacher les corbeaux assommés ? »
Taron parut enfin se reprendre un peu et répondit :
— « C’est Hirondelle qui portait la longue corde. Je vais essayer de l’appeler. »
Il mit deux doigts dans sa bouche et souffla. Un fort sifflement résonna. Cela me rappela que les Caribous aimaient à communiquer entre eux avec des sifflements, de montagne en montagne. Le jeune Taron des Hautes-Alous en avait pris exemple. Sauf qu’ici, dans les plaines, il n’y avait pas d’écho. C’est ce que je pensais quand, à peine le sifflement mourut, un cri retentissant déchira l’air, semblable à celui d’un aigle, mais en plus grave et intense.
C’était l’hippogriffe.
S’ensuivit le bruit d’un galop effréné. Je m’élançai avec Irami et, bientôt, nous aperçûmes Hirondelle, qui arrivait entre les arbres, la langue rouge pendante, appelant au secours de ses yeux désorbités. Pok n’était nulle part en vue.
— « Hirondelle ! », s’écria Taron, courant après nous.
Il attrapa les rênes du petit cheval noir et tira de toutes ses forces. Je lui prêtai main-forte puis lui lançai :
— « Taron ! Si tu veux protéger tes hommes, c’est une bonne occasion. »
Le jeune Taron écarquilla les yeux quand il comprit ce que je voulais dire : si Hirondelle poursuivait jusqu’à la rive, l’hippogriffe atteindrait les cinq Caribous.
Il n’hésita pas, monta sur Hirondelle et partit au galop en prenant la tangente. Yodo et Tor, qui nous avaient suivis, protestèrent.
— « Jeune Maître ! »
— « Jeune Maître ! Que fais-tu ? Reviens ! »
Mais le jeune Taron était déterminé. Sous les regards accusateurs des deux frères, je leur lançai la corde que j’avais récupérée sur Hirondelle pour qu’ils attachent les dix-huit assommés et dis :
— « Un Moine d’Amabiyah forge sa propre Fortune. Si vous le protégez tout le temps, comment voulez-vous qu’il déploie ses ailes ? »
Et je filai entre les arbres, sur les talons d’Irami.