Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Jamais personne n’est toujours opportun
Et toujours tout le monde gêne quelqu’un.
Joun l’Aveugle, Premier Fondateur du Temple d’Amabiyah
*
Le soleil illuminait déjà de cent feux les pagodes de Shinbi et les toits des maisons quand nous aperçûmes, marchant sur la route du sud, les cinq Caribous ; le jeune Taron montait un petit cheval poilu des montagnes.
Je levai des yeux éloquents vers Irami.
— « Les premières lueurs de l’aube, pour le Jeune Maître, c’est l’aube elle-même, on dirait. Il faut dire que, chez lui, sur les versants ouest des montagnes, le soleil se lève plus tard », dis-je, amusé. Nous attendions là depuis une heure.
Quand ils parvinrent à notre hauteur, Taron nous salua avec un grand sourire et Aïbac Barbe-Noire nous lança un simple coup d’œil narquois en disant :
— « Vous êtes venus, finalement. »
C’est ça, et nous, nous commencions à penser que vous nous aviez faussé compagnie…, répliquai-je intérieurement. Ce Caribou à la barbe noire semblait se méfier de nous. Le suivant d’un pas nonchalant, je fis :
— « Une promesse est une promesse. Je guiderai le Jeune Maître jusqu’au bout de la forêt. »
— « À ce propos », intervint Taron, « il ne s’agit pas seulement de traverser la Forêt des Roches. En fait… »
— « Tu veux voir les cinq autels des cinq Fondateurs du Temple d’Amabiyah », complétai-je. Taron écarquilla les yeux du haut de son poney noir et je souris en blaguant : « Un vrai chamane connaît les désirs de son Jeune Maître. Je suis fort en divination. »
Taron haussa un sourcil sceptique.
— « Ce n’est pas si difficile à deviner, tout compte fait. Hopac, quand est-ce qu’on atteindra la forêt ? »
— « On vient de sortir de Shinbi… Je dirais dans six heures environ. »
— « Bon. Irahayami. As-tu déjà été au Temple ? »
Pourquoi ce gamin se tournait-il vers Irami pour poser ses questions sur le monde du Murim ? Me prenait-il pour un cultivateur amateur ? Hé. Tant mieux. J’aimais bien voir les gens essayer de faire parler Irami. Mon ami hocha la tête.
— « Oui. »
Une seule fois, complétai-je. On y avait été durant notre sixième année à l’Académie, année pendant laquelle les étudiants avaient comme tâche de visiter au minimum les Neuf Grandes Sectes. C’était le fameux Tour des Sectes.
Les yeux de Taron brillèrent d’excitation.
— « C’est vrai ? Tu connais des gens, là-bas ? Est-ce que c’est vrai que c’est aussi grand qu’une ville ? Tu as déjà vu un moine s’entraîner aux Cent Poings Aveugles ? »
L’attaque des Poings Aveugles était la Première Forme de l’Art Profond d’Amabiyah. Elle consistait d’abord à percevoir les flux de l’air, parfois en fermant les yeux, puis on laissait l’adversaire attaquer en premier et on contrattaquait en frappant quelques points précis à une vitesse qui donnait l’illusion de voir cent poings à la fois. C’était une technique avancée qui requérait beaucoup de concentration et de nombreuses années d’entraînement.
Irami fit un signe affirmatif. Je pouffai intérieurement face à sa loquacité. Alors, l’un des Caribous m’interpela.
— « Zangsa, c’est ça ? Moi, c’est Yodo. Lui, c’est mon frère, Tor. Et lui, c’est notre jeune ours, Yababac. »
Je compris l’appellatif aussitôt : Yababac était le plus jeune des cinq Caribous mais aussi le plus massif. Il me sourit et leva une main. Il n’avait pas l’air bien méchant.
— « Aïbac dit que vous tramez quelque chose », me confia Yodo, désinvolte, « moi, j’en sais rien, mais, en tout cas, heureux de voyager avec des gens qui connaissent la région. »
Depuis l’avant-garde, Barbe-Noire et Hopac le foudroyèrent du regard et Yodo se raidit un peu. On tramait quelque chose, hein ? Je dis avec entrain :
— « Je la connais si bien que je peux vous faire visiter tous les bastions de bandits, les nids de vipères-démons et les maisons des plus célèbres arnaqueurs de l’Empire. »
Yodo et Tor se regardèrent, interloqués, puis éclatèrent de rire.
— « Ça promet ! »
— « Sympa, comme visite guidée ! Et où habitent les plus célèbres arnaqueurs de l’Empire ? »
— « Dans la pagode du gouverneur. »
Ils se tordirent de rire. C’est que les Alousiens avaient le rire facile, tout le monde le disait.
Je passai ainsi une agréable matinée à plaisanter avec ces deux frères. Yababac n’avait pas l’air de tout saisir, mais il riait quand même et semblait bien s’amuser aussi. De temps à autre, je prêtai l’oreille aux questions que Taron posait à Irami. Il raconta aussi ce qu’il savait sur les Cinq Fondateurs et, après la pause du repas, auquel il nous invita aimablement, il étala son savoir sur Amabiyah, à quoi Irami répondit :
— « Il y a autant de Fortunes que d’encriers et de plumes. »
Ce n’était pas étonnant que Taron ait pu en lire tant sur Amabiyah et sur le Temple, car celui-ci était la plus populaire des Neuf Grandes Sectes et, après la Secte des Mendiants, celle qui avait le plus de membres. Alors, perplexe, Taron demanda :
— « À quelle secte appartiens-tu ? »
— « À aucune », répondit Irami.
— « Aucune ? Mais alors, quel Chemin Vertueux as-tu choisi ? »
— « Mes pieds le tracent sur la terre. »
Je faillis éclater de rire en l’entendant reprendre un des vers de la comptine du beau renard que je chantais souvent. Taron se prit à baisser le regard sur les bottes d’Irami.
— « Devrais-je mettre pied à terre, alors ? » Il rougit, embarrassé. « Désolé, je me rends compte, à tes paroles, que j’ai beaucoup à apprendre. »
— « Rassure-toi, Jeune Maître ! », intervins-je depuis l’arrière du petit cortège. « Peu de Moines au Temple sont aussi énigmatiques que mon bon vieil ami. Par contre, tu pourrais en effet mettre pied à terre. Si tu laisses ton cheval tracer ton chemin pour toi, ta fortune avancera sur quatre sabots. »
— « C’est… c’est vrai que je n’aurai pas ce luxe au Temple », reconnut Taron.
Et il se laissa glisser à bas de son cheval. Une heure plus tard, il transpirait à grosses gouttes.
— « C’est peut-être l’inconvénient d’être un fin gourmet », lâchai-je.
Ma remarque me valut un coup d’œil discrètement approbateur de Barbe-Noire. Irami secoua la tête, l’air de penser que, depuis ma défaite au marmiton divin, mes piques étaient devenues puériles. Hum. Il avait peut-être raison… Avec une légère grimace, Taron répliqua :
— « Je ne suis pas fatigué. »
— « Tant mieux, Jeune Maître. On est arrivés à la lisière de la Forêt des Roches et on va entrer par ce sentier », dis-je en le désignant avec l’index. « L’autel du Premier Fondateur se trouve tout près. »
À ces mots, Taron eut, en effet, l’air d’oublier toute fatigue.
— « Par contre », ajoutai-je, alors que nous nous engouffrions dans la forêt, « l’autel est tout près, mais il n’est pas facile à trouver. Peut-être que, si j’avais le nom de l’ingrédient qui me manquait pour le marmiton divin, je me souviendrais de l’endroit… »
— « Zangsa », me reprit Irami.
Je soupirai.
— « C’est bon. »
Je virai vers la droite, m’éloignant du sentier. Nous descendîmes un petit ravin, bondîmes au-dessus d’un ruisseau puis parvînmes à une clairière couverte de fleurs bleues et violettes.
Je m’arrêtai, juste sous l’ombre des arbres, le cœur plongé dans le passé.
Que je connaissais bien cet endroit !
C’était là que j’avais vu Naravoul, mon grand-père et maître, rendre son âme, assis contre le tronc d’un vieux gros chêne, alors que je n’avais que quatorze ans. Et c’était là aussi que, quelques mois plus tard, quand j’y étais retourné, j’avais été pris par surprise par la rudesse de l’hiver et, mon noyau presque vidé de ki pourpre, je m’étais roulé en boule contre la tombe de mon grand-père, emmitouflé dans ma queue de renard, attendant la mort. Puis, après deux jours et deux nuits à l’attendre, Yelyeh était arrivée. C’était la première fois que je la rencontrais.
* * *
— « Un casse-croûte ? Non, ce n’est même pas un en-cas », murmurait-elle.
Sous mes cils lourds de flocons de neige, je vis une silhouette approcher et s’accroupir devant moi. Elle avait des cheveux écarlates aussi rouges que ses iris, une peau hâlée et une ample chemise noire si grande qu’elle lui servait de tunique. Malgré la neige qui recouvrait toute la clairière, ses pieds étaient nus.
La Mort est-elle si pauvre qu’Elle ne peut pas se payer de quoi se chausser ?, me demandai-je. Non, ce n’était pas la Mort. Mais ce n’était pas une humaine non plus : j’en fus certain quand sa main me tapota la tête pour la débarrasser de la neige qui s’y était empilée. Cette fille était un monstre. Son aura si intense me fit aplatir mes oreilles triangulaires.
— « Oh ? Tu es à moitié humain ? Quel rare spécimen. Et dire que j’ai mis soixante ans à apprendre une technique de Changeformes pour prendre une forme humaine. Certains ont la vie facile. Je blague. » Elle me tapota encore la tête. « L’humain sous cette tombe était quelqu’un d’important pour toi, n’est-ce pas ? Mm… Que faire de toi ? » Elle réfléchit un court instant puis : « Allez, je t’emmène chez moi, mais tu as intérêt à me remercier. Et si jamais je n’aime pas ta forme humaine, je te dévore en entrée. D’accord ? »
Je n’avais pas trop le choix : j’étais tellement faible et frigorifié que j’arrivais à peine à bouger.
— « Moi, c’est Yelyeh. Enchantée, petit renard. »
Elle me souleva sous un bras sans effort et m’emporta. Sa peau, contre mes poils de renard, était presque brûlante.
* * *
— « Eh, le chamane ! Cette tombe de Naravoul ou je sais plus qui n’a rien à voir avec l’autel du Premier Fondateur. Tu essaies de nous rouler ou quoi ? »
C’était Barbe-Noire, qui rouspétait. Revenant au présent, j’échangeai un regard avec Irami, j’esquissai un sourire puis, ramassant une belle fleur bleue, je m’agenouillai et la posai devant la tombe de mon grand-père, une simple plaque de bois que j’avais taillée et gravée de mes propres mains.
Cela parut imposer silence. Le jeune Taron me demanda :
— « C’est quelqu’un que tu connais ? »
J’avais fermé les yeux. Je les rouvris.
— « Jeune Maître, ne connais-tu pas le proverbe ? Une fleur sur une tombe soulage le cœur des morts. »
Alors que je me levais, je vis avec étonnement comment Taron déposait lui aussi des fleurs, suivi de Yababac. Yodo et Tor les imitèrent et, sous nos regards, Aïbac Barbe-Noire et Hopac finirent par offrir des fleurs, eux aussi.
— « En espérant que le type n’était pas un criminel », grogna Barbe-Noire.
— « Mais non, voyons », dit Taron. « Zangsa. Chez nous, on fait des couronnes de fleurs. Si on en faisait une ? »
Son instinct continuait à lui dire que je connaissais l’homme enterré sous cette tombe. Je m’éloignais déjà en agitant la main.
— « Pourquoi s’embêter à décorer un mort ? Et puis, ne connais-tu pas ce proverbe d’Amabiyah qui dit : qui sacrifie une fleur sans conscience avilit un bout de son âme ? Allons, Jeune Maître. L’autel n’est pas loin. »
Je disais ça, mais j’étais quand même content que tous ces Alousiens aient offert une fleur à mon grand-père. Pour une fois, sa tombe était bellement ornée. Ces Caribous me plaisaient bien, en fin de compte, Barbe-Noire inclus.
J’allais quitter la clairière, quand, du coin de l’œil, je remarquai Irami, qui tassait la terre qu’il venait de retourner. C’était, selon ses dires, la seconde fois qu’il venait en ce lieu. Je demandai par voie mentale, intrigué :
“Irami ?”
“J’ai semé une graine de l’Arbre Vertueux”, répondit-il.
Je faillis souffler de surprise. Les graines de l’Arbre Vertueux ne germaient que rarement même semées avec tous les soins. Ma curiosité s’aviva. Irami pensait-il que la graine allait réussir à pousser, ici, dans cette clairière ? Si tel était le cas, dans mille ans, l’arbre engloberait toute la tombe de mon grand-père. Je souris. Qui serait là pour se souvenir de lui, dans mille ans, de toute façon ? Irami ajouta :
“Zéligar m’avait donné dix graines. Il ne m’en reste plus que cinq.”
Je roulai les yeux et le taquinai :
“Tu essaies seulement de t’en défaire, c’est ça ?”
Irami s’immobilisa un instant, comme pris sur le fait, puis nous rattrapa prestement en disant :
“Qui sait ? La graine deviendra peut-être un arbre.”
Oui, enfin, le plus probable, c’était qu’un oiseau la repère et la mange. Mais, comme dirait Zéligar : la nature est naissance, mort et transformation.
— « Zangsa », dit alors Taron, « tu es maître vaudou, n’est-ce pas ? Est-ce que c’est vrai que les maîtres vaudou sont capables de communiquer avec les morts ? »
Ce jeune Alousien en posait, de ces questions… Je me mis à énumérer :
— « Eau, pomme de terre, oignon, poireau, ail, ortie, citron, piment rouge, navet, persil, laurier noble, fenouil, chou, carotte, curcuma, sauge, sel, romarin… »
Je laissai ma liste en suspens. Taron ouvrit la bouche et fut sur le point de me donner l’ingrédient restant, puis il fit une moue.
— « Ton Jeune Maître t’a posé une question. »
Je penchai la tête de côté, amusé, et répondis :
— « Tout le monde peut parler aux morts, mais les morts ne répondent jamais. »
Taron eut l’air déçu, mais il hocha la tête, acceptant ma réponse.
— « Je m’en doutais. »
Nous ne tardâmes pas à arriver à l’autel du Premier Fondateur. Là, Taron passa deux heures entières à recopier les écritures gravées sur la pierre et, alors que nous dînions, il sortit de sa contemplation et constata tout haut, très surpris :
— « Les écrits officiels d’Amabiyah sont différents de ces écrits. Hopac ! Il y a des vers entiers que je ne connaissais pas ! Comment cela se fait-il ? »
Je m’allongeai pour dormir en disant :
— « C’est la pagode du gouverneur qui veut ça. »
Au moins, les autorités impériales avaient laissé les autels intacts, même si ce n’était que par crainte de recevoir l’ire des Moines d’Amabiyah.
Je bâillai puis tendis l’oreille aux bruits de la forêt nocturne. Elle était plus silencieuse que d’habitude, mais peut-être était-ce dû au fait que je voyageais avec des humains et non sous ma forme de renard. Cela n’avait donc peut-être rien à voir avec ce griffon des rumeurs. En tout cas, pour l’instant, je n’avais rien repéré d’anormal sur le sentier.
La veille au soir, j’étais allé demander au chef des Mendiants de Shinbi ce qu’il savait sur cette rumeur. Il m’avait répondu que rien n’était avéré, mais qu’il valait mieux éviter la forêt et avertir la Secte la plus proche, le Temple. Pour le rassurer, je lui avais dit que je voyageais avec l’Épée Filante Qui Danse et il m’avait répondu : « En voilà une information qui va plaire à Makato ! ». Je regrettai après coup d’avoir mentionné Irami, mais qu’y faire : le Grand Moine, ce bon vieux Makato, faisait partie de ces cultivateurs orthodoxes qui désiraient ardemment qu’Irami refonde la mythique Secte des Nuages. Après tout, depuis la disparition de cette secte il y avait trois siècles, mon ami était apparemment le seul à avoir réussi à comprendre l’essence de l’Eau et à maîtriser les Formes de l’Art Profond des Nuages. Cependant, à leur grand dam, « l’Héritier des Nuages » avait d’autres priorités.
Je jetai un coup d’œil à la personne concernée. Installé sur une souche d’arbre, le visage serein, Irami faisait circuler son ki. Il ne ratait pas une occasion de faire son entraînement quotidien, surtout les deux plus importants : les exercices physiques le matin, la méditation le soir. Hé. Ce n’était pas pour rien que ses juniors à l’Académie le tenaient pour un élève modèle. Je fermai les yeux et m’endormis bientôt, bercé par son aura tranquille et son odeur, qui, étrangement, me rappelait toujours la rosée. Rien à voir avec l’odeur montagnarde des Caribous et du cheval noir.