Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

10 Le marmiton divin

C’était le Jour du Citoyen, anciennement connu sous le nom de la fête des Dieux de l’Esprit, et les rues principales de Shinbi étaient bondées. Il y avait des stands de tout genre, des guirlandes de fleurs, des rires, des cris de vendeurs et mille odeurs qui se mêlaient les unes aux autres.

— « Irami, eh, Irami ! », lui dis-je. Je m’étais arrêté près d’un stand et essayais un des masques : celui de Zaïrlisel, le Dieu de la Ruse, représenté par un renard roux. « Tu as vu ce masque ? Il me va bien, tu ne trouves pas ? »

Sans attendre sa réponse — qui n’allait de toute façon pas venir, car Irami répondait rarement à mes questions bêtes —, je remontai le masque, un large sourire aux lèvres, et lui confiai par voie mentale :

“Ça va t’étonner, Irami : d’après mon père, Zaïrlisel aurait vraiment existé et serait un de nos lointains ancêtres. L’histoire raconte qu’il descendit des Montagnes Perdues jusqu’aux Plaines Centrales et qu’il vainquit tous ses adversaires avec des jeux d’esprit. Il est si célèbre qu’au fil des siècles, même les humains le tiennent pour un Dieu de l’Esprit. Mais je me demande si c’était vraiment un renard roux,” ajoutai-je, enlevant le masque pour observer celui-ci avec une moue.

Puis je haussai les épaules et repris à voix haute :

— « Enfin, s’il me faut fêter un Dieu de l’Esprit, ça ne peut être que Zaïrlisel : aujourd’hui, j’agirai de manière aussi rusée que lui ! », me promis-je. « Et toi ? »

Irami regarda les autres masques. Vinzaryah, la Gazelle, Déesse de l’Élégance. Rozumuyah, le Taureau, Dieu de la Force. Falsifia, la Fouine, Déesse de l’Inconstance. Ratelle, le Rat, Dieu de la Persistance. Sylvère et Valère, les Lapines Blanche et Noire, Déesses de l’Innocence et de l’Ignorance… Irami venait de tendre une main vers le masque de la licorne Armoïdes, Dieu de la Plénitude, quand le vendeur du stand lança d’une voix puissante :

— « C’est dix bronzes le masque, chers clients ! »

D’un geste rapide, je raccrochai le masque du renard à sa place et m’inclinai avec un sourire.

— « Vos masques sont magnifiques ! » Mais ma bourse l’était moins.

Avec Irami, je me mêlai à nouveau à la foule de passants. Cela faisait deux semaines que nous étions à Shinbi et notre argent s’était lentement amoindri. Je savais qu’Irami gardait des objets qu’on aurait pu vendre pour un bon tas de pièces d’or, mais ce n’était pas là une option.

— « Irami, et si on mangeait ? »

Je désignai un restaurant à l’air libre qui avait l’air plutôt bon marché. Irami hocha la tête et nous prîmes place à la seule table vide que nous trouvâmes. Un serveur vint nous demander ce que nous désirions et je dis :

— « De la viande ! »

— « On a du sanglier en ragoût, du veau, du lapin… »

— « Va pour le sanglier, mais pas trop cuit, si c’est possible. »

— « C’est noté. Et vous ? Nous avons du riz sauté aux lentilles, du nassou fermenté, du ragoût de légumes et, le menu du jour, le marmiton divin, une soupe à dix-neuf ingrédients. Si vous les identifiez tous, vous mangez gratuit. »

— « Hoho ? Sympa, l’idée », fis-je. « Je veux un marmiton divin en plus du sanglier ! Le sanglier sera gratuit aussi si je devine les ingrédients de la soupe ? »

— « Exactement. Et vous, monsieur ? »

Irami réfléchissait posément. Il dit enfin :

— « Un ragoût de légumes et du riz. »

Tandis que le serveur s’éloignait entre les bruyantes tables, je jetai un coup d’œil alentour. Nombreux étaient ceux qui avaient demandé le marmiton divin. Je devinai déjà au moins six à sept ingrédients rien qu’en humant l’air. À une table à côté, quatre gaillards armés essayaient de deviner.

— « Du persil ? »

— « Et du fenouil ! »

Ils avaient un fort accent des Pays des Alous, au nord-ouest des Montagnes Perdues.

— « Moi, ça me rappelle le goût du calamar. »

— « C’est impossible qu’il y ait du calamar en pleine Province Grise », grogna le quatrième, qui portait une foisonnante barbe noire. « Tiens, y’a Hopac qui revient. »

Un homme légèrement plus âgé que les quatre autres posa son épée contre une patte de la table et s’assit en soupirant :

— « Bon, les gars, mauvaise nouvelle : apparemment, y’aurait un grand griffon qui s’est installé dans la Forêt des Roches. »

— « Un grand griffon ? », répéta Barbe-Noire. « C’est une rumeur ou c’est avéré ? »

— « À ce qu’on m’a dit, il y a des disparus dans les villages près de la forêt et d’énormes traces de pattes d’oiseau. Bon, y’en a qui disent que ce serait un grand loup-démon ou encore une manticore, alors, voilà, vous savez, les rumeurs… mais, à la Guilde des Quêteurs Mercenaires, un alchimiste vient d’offrir cent pièces d’or à qui lui apportera le noyau du griffon et les plumes. »

— « Cent pièces d’or ? Ça vaut cher, un grand griffon, dis donc. Mais je ne jetterais pas ma vie en pâture pour si peu. »

Barbe-Noire avait un bon instinct, mais il semblait ignorer qu’un noyau de grand griffon spirituel, bourré d’énergie vitale, se vendait bien plus cher aux enchères des alchimistes. Certes, cent pièces d’or, c’était déjà une belle fortune.

De toute façon, quelque chose clochait dans cette histoire. Oui, un grand griffon devenait une bête féroce si on entrait dans son territoire de chasse et pouvait être dangereux même pour un maître du ki. Si on entrait dans son territoire, me répétai-je. Sauf qu’un grand griffon spirituel ne « s’installait » jamais dans les plaines. Assis devant moi, Irami semblait penser aussi que quelque chose dans cette rumeur ne collait pas. Barbe-Noire grommela :

— « Rah… Qu’est-ce qu’il vient faire dans les plaines, ce fichu oiseau ? »

— « Ah », fit un autre. « Le sel, ça compte, comme ingrédient ? »

— « Ben évidemment que ça compte », répondit son voisin. « Moi, j’en ai déjà treize. Je les ai marqués, on compare ? »

— « Haha, de la bergamote ? Où est-ce que tu vas chercher ça… »

— « Tor, Yodo », tonna soudain Barbe-Noire. « Vous voulez la fermer, oui ? On se contrefiche du marmiton divin ! »

— « Ah, ça, c’est bien dommage, monsieur ! », fit soudain une serveuse qui passait derrière lui. Barbe-Noire rougit de gêne et bafouilla des excuses. Je réprimai un sourire tandis que la femme s’arrêtait auprès de notre table. « Le sanglier rôti et le marmiton divin, c’est pour qui ? »

Je tendis mes mains pour prendre le plat et le bol en disant :

— « Merci. »

Alors, je humai mon plat et ne pus m’empêcher de retrousser le nez. À côté de la viande de sanglier bien saignante, il y avait du céleri et de l’ail. Je levai les yeux vers Irami, qui fixait les champignons dans son ragoût. D’un accord tacite, nous prîmes chacun nos baguettes pour manger et échangeâmes avec promptitude céleri, ail et champignons : Irami usait de son ki si efficacement qu’en un instant, il ne laissa pas un seul champignon dans son assiette.

Tandis que j’entamais mon sanglier avec délectation, les cinq Alousiens, à côté, continuaient de parler.

— « Il est où, le Jeune Maître ? »

— « Il fait la sieste. »

— « Avec ce boucan ? Il est bien parti pour devenir moine. »

Ils éclatèrent de rire, sauf Barbe-Noire, qui grommela :

— « J’ai entendu dire que les griffons ont peur des miroirs. »

— « Ils sont si moches ! », blagua Yodo.

Au milieu des rires, Barbe-Noire donna un fort coup de poing sur la table.

— « Prenez un peu ça au sérieux, bande d’abrutis ! Demain, vous pourriez bien être en train de nourrir son bec. »

— « Je suis désolé d’interrompre », dis-je, « mais les miroirs ne vont pas arrêter un grand griffon spirituel. »

Cinq pairs d’yeux me dévisagèrent. Plusieurs expressions disaient : c’est qui, ce type ? Barbe-Noire me toisa. Son regard s’arrêta sur mes boucles d’oreille pourpres puis sur le pendentif de mon grand-père ; celui-ci, une plaque de bronze en forme de nœud plat, était le symbole de la Vallée des Chaînons-Chamanes, une vieille organisation de pratiquants vaudou à laquelle appartenait depuis des générations la tribu de ma mère. Barbe-Noire eut l’air de le reconnaître, car il eut un sourire narquois et demanda :

— « Et tu vas essayer de nous vendre une de tes babioles porte-bonheur pour qu’on se protège du griffon ? »

On rit. J’avalai mon dernier morceau de sanglier, et j’allais répondre, quand Irami dit :

— « La Forêt des Roches est près du Temple d’Amabiyah. Pourquoi ne pas attendre que les Moines envoient quelqu’un se charger du grand griffon ? »

Il y eut un bref silence étonné, puis Tor lança :

— « Pff. Si tu crois que ces moines se préoccupent du monde extérieur ! »

— « Silence », fit Barbe-Noire.

— « Mais c’est vrai, quoi ! Le Jeune Maître aurait pu choisir le Mont-Céleste ou la Balance à la place… »

— « Silence, j’ai dit… »

Son attention s’était portée au-delà de Tor et de Yodo, vers un adolescent chauve et un peu enveloppé, vêtu d’une tunique grise. Regardant par-dessus leurs épaules, Tor et Yodo pâlirent.

— « Jeune Maître ! »

— « Vous… vous avez bien fait la sieste ? »

Le Jeune Maître les ignora et fixa Irami du regard. Son expression était calme comme l’eau d’un lac, mais ses yeux bleus alousiens brillaient d’une curiosité d’enfant. Il se tourna alors vers l’Alousien le plus âgé.

— « Hopac, est-ce vrai, ce que je viens d’entendre ? » Tor et Yodo grimacèrent puis se détendirent quand il ajouta : « Qu’il y a un grand griffon dans la Forêt des Roches ? »

Hopac hocha la tête d’un air embêté.

— « C’est ce que j’ai entendu dire à la Guilde des Quêteurs Mercenaires. »

— « Ne vous inquiétez pas, Jeune Maître », répliqua Barbe-Noire. « Mes hommes sont peut-être des bouffons, mais ce sont des Caribous entraînés par moi-même : nous vous protègerons sans problème. On partira demain comme prévu. »

Le Jeune Maître sourit puis acquiesça de la tête et se tourna vers Irami.

— « La Forêt des Roches n’est pas un lieu de passage et nous ne pouvons pas attendre que les Moines d’Amabiyah s’occupent du griffon. »

— « Pas un lieu de passage et, pourtant, au lieu de prendre la route comme tout le monde, c’est là que vous allez », fis-je.

— « Oui. »

Il devait avoir une raison impérieuse pour prendre cette décision risquée. J’avais entendu parler des Caribous. C’était une tribu de guerriers des montagnes, pas très éloignée de la tribu des Chamanes des Cimes d’où provenaient ma mère et mon grand-père… Pas étonnant que Barbe-Noire ait reconnu mon pendentif. Ces Caribous devaient avoir juré loyauté à quelque clan du Pays des Alous et escortaient à présent un fils du chef du clan jusqu’au Temple d’Amabiyah. Voir cet adolescent chauve et en tunique m’arracha un sourire amusé. Savait-il seulement que les Moines d’Amabiyah ne devenaient chauves qu’involontairement, après avoir appris le troisième mouvement de leurs arts ?

— « Quel est ton nom ? », demandai-je.

— « Taron du Clan des Hautes-Alous. Je veux dire », rectifia-t-il, « Taron d’Amabiyah. » Il rougit. « Si la Fortune veut que je puisse devenir moine, bien sûr. »

Quatre ans auparavant, le fameux moine Poings-de-Fer avait lutté contre un serpent-démon géant dans les Hautes-Alous et en était sorti victorieux. J’avais entendu l’histoire contée à l’Académie Céleste, par un ami, jeune Moine d’Amabiyah, qui étudiait là. Si je me souvenais bien, au passage, Poings-de-Fer avait sauvé un clan d’Alousiens. Se pouvait-il qu’il s’agisse du même clan ?

— « Cela expliquerait cela », murmurai-je.

— « Comment ? »

Et cela expliquerait aussi que Taron veuille passer par la Forêt des Roches. Selon l’histoire ancienne, les cinq Fondateurs du Temple avaient traversé la forêt avec chacun un handicap : un aveugle, un manchot, un insomniaque, un sourd et un amnésique. La légende racontait que, pour se défendre contre les bêtes qui les attaquaient, l’un avait ainsi inventé la Première Forme de l’Art Profond d’Amabiyah, puis le second, la Deuxième Forme, et ainsi de suite, et on avait édifié un autel pour chacun à des endroits différents, pour chaque prétendu exploit. Ce jeune Alousien épris d’Amabiyah voulait sûrement suivre le même chemin.

Je pris une gorgée de ma soupe, la savourai, fis une grimace en reconnaissant l’oignon et l’ail, et la bus d’un trait. Je réfléchis intensément durant un bref instant. Alors, je hochai la tête, me levai et m’approchai du Jeune Maître, les mains derrière le dos.

— « Gamin. Puisque tu as l’air d’avoir tant de confiance en ta Fortune, jouons au jeu du marmiton divin. »

— « Pardon ? Le marmiton divin ? »

— « C’est le menu du jour. Devine les ingrédients de cette soupe. Vous pouvez vous y mettre à six. Si vous devinez plus d’ingrédients que moi, je promets de vous aider à traverser la Forêt des Roches. Si je devine tous les ingrédients, tu me dois sept pièces de bronze. Si tu en devines moins de treize, tu prends le détour pour aller au Temple. Si tu en devines moins de dix, tu promets de ne plus jamais te raser la tête. »

Colérique, Barbe-Noire frappa la table et se leva, imité par ses hommes.

— « Sacré charlatan ! Dégage avant que je te botte le derrière ! »

Les voisins attablés s’étaient retournés pour regarder la scène. Le jeune Taron leva les mains en signe de paix.

— « Aïbac, ne nous emportons pas, ce n’est qu’un simple jeu. »

— « Ce farceur est en train de se payer votre tête, Jeune Maître », répliqua Aïbac Barbe-Noire.

— « Et moi, je vois cela comme une épreuve de plus », dit Taron avec un sourire. « Sept pièces de bronze, comme les sept pièces de bronze que nous demanda Poings-de-Fer quand il sauva notre clan… n’est-ce pas un signe ? Aïbac, Hopac, pensez-y : depuis ce jour-là, la Fortune n’a pas cessé de me sourire et Elle a ainsi voulu que je rencontre cet homme. Si Amabiyah le veut, je l’emporterai à ce jeu, et sans votre aide. Garçon ! Apporte-moi une soupe du marmiton divin, s’il te plaît. Jeune chamane », ajouta-t-il en se tournant vers moi, « quel est ton nom ? »

Il avait accepté de jouer le jeu. J’en étais presque étonné. Je le saluai en joignant mes mains.

— « On m’appelle Zangsa. »

— « Zangsa. Je t’ai vu boire la soupe d’un trait. Ne vas-tu pas en demander une autre pour mieux la savourer ? »

J’eus un sourire de renard.

— « Non. Je ne veux pas noyer mon sanglier sous le marmiton. »

Ma réponse le fit cligner des yeux. On lui apporta alors la soupe et, imposant silence à ses hommes, il s’assit et prit une cuillerée. Me rasseyant à mon tour et posant mon menton sur le creux de ma paume, je me tournai vers Irami. Il avait fini le ragoût et mâchait son riz. Je devinai à quoi il pensait. Un grand griffon dans la Forêt des Roches, ce n’était pas un événement anodin. Irami avait rompu le silence une fois pour montrer son inquiétude. En plus, il mâchait encore plus lentement que d’habitude, signe que toute la situation le taraudait. Le lendemain, à l’aube, il allait sûrement vouloir partir enquêter. Je tournai mes yeux vers Taron. L’adolescent avait fermé les yeux, très concentré. Avec un peu de chance, il devinait moins de treize ingrédients et prenait la route la plus sûre pour aller au Temple. Une fois devenu plus fort, il aurait tout le temps du monde d’aller visiter les autels des Cinq Fondateurs du Temple.

“Tu as bu ta soupe d’un trait parce que tu ne l’aimais pas”, devina alors Irami par voie mentale. “Il y avait de l’oignon ?”

“Et de l’ail. Pourquoi les humains aiment tant ces deux ingrédients ?”, me plaignis-je. En tant qu’à moitié renard pourpre, certains aliments me repoussaient particulièrement, dont l’ail, l’oignon et le chocolat.

“Que feras-tu s’il gagne ?”

“Mm. Tu veux dire, dans l’hypothétique invraisemblable possibilité que son sens du goût soit meilleur que le mien ? Dans ce cas, Amabiyah l’aura voulu.”

Irami se contenta de rouler les yeux. Il finit son riz au même moment que Taron sa soupe. Ce dernier demanda du papier, m’en donna un bout et nous griffonnâmes les ingrédients avant de nous approcher du comptoir comme un seul homme, suivis des cinq Caribous et d’Irami. Nous posâmes tous deux notre papier sur le comptoir en bois et, sans retirer sa main, Taron demanda :

— « Est-ce qu’on peut encore rajouter des conditions ? »

Hoho ? Il voulait changer les règles maintenant ?

— « Il est question de ta tête chauve, c’est ça ? »

— « Non. Ne changeons pas ce qui a été dit », répliqua-t-il à mon étonnement. « Tu connais bien la Forêt des Roches, n’est-ce pas ? »

— « On peut dire ça. »

— « Eh bien, si je l’emporte, je deviens ton Jeune Maître jusqu’à ce qu’on soit sortis de la forêt et… tu te coupes les cheveux. »

Tor et Yodo pouffèrent.

— « Pas mal trouvé, Jeune Maître ! »

Sa foi en la Fortune d’Amabiyah m’épatait. Je fis glisser mon papier sur le comptoir.

— « J’accepte. »

Croyait-il pouvoir l’emporter contre le sens du goût d’un renard-démon ?

Sous nos regards intenses, le serveur vérifia les réponses, hochant la tête au fur et à mesure.

— « Ah ? Félicitations, jeune moine ! Tu as tout deviné. Quant au jeune homme, tu y es presque, mais tu n’as marqué que dix-huit ingrédients. »

Les Caribous chantèrent victoire — sauf Barbe-Noire, qui peut-être avait secrètement espéré devoir prendre le détour et éviter la forêt. Sous le sourire très satisfait de Taron, je laissai échapper un souffle incrédule. Il avait tout deviné ? Sérieusement ?

— « C’est que notre Jeune Maître est un fin gourmet ! », rit fièrement Hopac en lissant sa barbe grisonnante.

Très fin même ! D’où sa figure dodue, peut-être ? Et zut alors. J’avais oublié le dix-neuvième ingrédient, mais tout n’était pas perdu : je pouvais encore finir à égalité. Je me creusai les méninges.

— « Si tu veux bien marquer le dernier ingrédient… »

Le serveur me repassa le bout de papier. J’avais beau essayer de me souvenir, je n’y arrivais pas. Peut-être parce que je ne l’avais tout simplement pas repéré et que je m’étais trompé en calculant depuis le début ? Les Caribous riaient. Je les foudroyai des yeux et regardai Irami, l’appelant au secours.

“Amabiyah a parlé”, me dit-il par voie mentale. Et il salua poliment Taron en se présentant :

— « Je me nomme Irahayami. Zangsa et moi sommes en fait des cultivateurs. Si ce n’est pas trop demander, je vous accompagnerai à travers la Forêt des Roches pour enquêter sur ce grand griffon. »

— « Des cultivateurs ! », souffla Taron. « Je le savais. Dès que j’ai vu ton épée, j’ai su que vous n’étiez pas de simples mercenaires. Ce symbole, sur l’épée, est celui de la Secte des Nuages, n’est-ce pas ? »

— « Je m’étonne que tu l’aies reconnu. La Secte des Nuages du Spadassin des Nuages n’est plus que légende », dit Irami. Pourtant, tous ses secrets ne s’étaient pas perdus : à l’Académie, Maître Zéligar avait fait passer à Irami des textes anciens sur les techniques des Nuages en devinant qu’elles lui siéraient plus qu’à aucun autre étudiant et en espérant que lui saurait apprendre à les maîtriser, ce qu’Irami avait fait.

“Irami. Qu’est-ce que tu préfères, la citrouille ou le potiron ?”

“La citrouille.”

“Tout bien considéré, l’aubergine ou la courgette ?”

“Tu es perdu à ce point ?”

“Va pour le brocoli.”

Je frappai le comptoir du plat de ma main et montrai au serveur mon bout de papier. Il souffla un rire.

— « Ça fera huit bronzes pour la soupe et le sanglier, plus quatre autres pour ton compagnon. »

Il était fichtrement cher, le sanglier. Je payai pour Irami aussi et me penchai sur le comptoir pour murmurer avec une vive curiosité :

— « C’était quoi, le dernier ingrédient ? »

— « Ah, ça, m’sieur, vous pouvez le demander au jeune moine, mais ne dites rien aux autres clients. »

— « Cela va de soi. »

Cependant, quand je demandai au jeune Alousien, ce maudit gamin me dit, les yeux souriants :

— « Je te le dirai peut-être quand nous aurons traversé la Forêt des Roches. »

Ce démon !

— « Oh. Attends, j’oublie quelque chose… »

— « Les cheveux, Jeune Maître ! », l’aida Yodo.

Barbe-Noire s’empara du couteau attaché à sa ceinture avec un sourire carnassier.

— « Dois-je te prêter main-forte, jeune chamane ? »

Je pâlis. Zut. J’avais mal calculé. Ma belle chevelure…

“Tu n’étais pas censé être le Dieu de la Ruse, aujourd’hui ?”, demanda Irami par voie mentale.

“Laisse-moi tranquille”, boudai-je.

Alors, sous mes yeux ahuris, Irami attrapa une de mes mèches noires et en trancha un bout avec Nuage, dégainant et rengainant à la vitesse de l’éclair. Un instant, je restai paralysé.

— « Cela suffit-il ? », demanda Irami. Sa lame m’était passée à un centimètre de l’oreille…

— « Cela suffit », assura Taron sur un ton magnanime, savourant encore sa victoire. « Alors, c’est entendu : on se voit demain aux premières lueurs de l’aube, sur la route du sud. »

Irami hocha la tête et, alors que les Alousiens s’en allaient, je pris enfin une inspiration.

— « Irami, merci. Je me voyais déjà devenu Moine d’Amabiyah. Je ne savais pas que tu tenais tant à mes cheveux. Si tu veux, tu peux garder cette mèche. »

Irami détourna la tête et me tendit la mèche. Il savait bien qu’un maître vaudou préférait ne pas trop laisser traîner ses cheveux. J’esquissai un sourire.

— « Oh. C’est vrai que tu en as déjà. »

— « J’en ai déjà ? », répéta Irami, surpris.

Je pris la mèche et l’attachai à ma ceinture en expliquant :

— « Ton bracelet, celui que je t’ai offert il y a trois ans… La veille que tu partes de l’Académie, je l’ai trafiqué un peu. Comme ça, je peux savoir plus ou moins là où tu te trouves même si tu es loin. Comment t’aurais-je retrouvé dans cette auberge paumée sinon ? »

Irami contempla son bracelet, tissé au départ avec les crins noirs d’un cheval ailé spirituel qu’on avait une fois apprivoisé puis libéré. Sous son regard sévère, j’ajoutai :

— « J’allai te le dire, mais tu es parti sans avertir, comme d’habitude. Je peux te l’enlever, si tu insistes, c’est un truc tout simple à défaire, il suffit d’enlever les cheveux… »

Sans rien dire, Irami commença à s’éloigner sur la place, entre les tables. Voulait-il dire par là que le lien vaudou posé sur le bracelet ne le dérangeait pas ? Ha. Peut-être se rendait-il compte que, sans ce lien, nos chemins ne se seraient pas croisés si facilement. C’est qu’Irami, peu conscient de la contrainte du temps, aurait été capable d’entrer en réclusion pendant des années pour retrouver le calme intérieur que le clan des Namgath avait sévèrement troublé. Et ç’aurait été vraiment dommage alors qu’un simple renard-démon pouvait le guérir avec une belle fleur d’abricotier.

Croisant mes bras derrière ma tête, je le suivis en disant :

— « Irami. Tu as déjà chassé du griffon ? On dit que leur chair est délicieuse. »

— « Qui est “on” ? »

— « Mon père. »

En tant que grand renard pourpre, il avait déjà chassé des griffons. Mais peut-être jamais des grands griffons. La différence entre les deux était souvent très marquée. J’ajoutai :

— « Les œufs de griffon, par contre, j’en ai mangé quand j’étais petit. Et j’en ai ramassé cet été. Mon frère Shuyeh en raffole. »

Rien que le souvenir de ces œufs me mit l’eau à la bouche.

Irami s’arrêta sur un pont qui traversait la Rivière Albine, il contempla les eaux, étincelantes sous les rayons du soleil printanier, puis dit :

— « S’il est possible de chasser ce griffon de la forêt, ce serait bien. » Comme nombre de cultivateurs qui respectaient intensément la vie, Irami préférait ne pas tuer. Je hochai la tête, compréhensif. Il ajouta : « Mais s’il a pris goût au sang humain… Nuage n’hésitera pas. Amabiyah l’aura voulu. »

Je clignai des paupières une fois, deux fois, contemplant le fleuve, puis me tournai vers lui.

— « Dis, tu te moquerais pas un peu de moi, des fois ? »