Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Assis sur les planches nouvellement récurées et nettoyées de la véranda, les yeux humides posés sur ces Immortels buvant du thé et du vin spirituel à la lumière des étoiles, Fey-Youn sourit. Il contempla à nouveau le jardin à l’herbe coupée, la coupole dorée qui scintillait au-dessus du vieux pavillon, et l’eau du ruisseau qui se frayait un chemin à travers le petit plateau. Qui aurait dit qu’en l’espace de quelques jours, le Pavillon du Nuage Doré pouvait être remis en état… ?, semblaient dire ses yeux.
— « Jamais de la vie je n’aurais espéré qu’un tel jour arriverait », dit-il d’une voix douce. Alors, il se leva. « Il se fait tard. Merci de m’avoir invité, Maître Irahayami. »
Il s’inclina, et Irami lui rendit son salut.
— « Je ne t’ai pas invité », dit l’Épée Filante Qui Danse, arrachant au vieux runiste une expression déroutée et gênée. Heureusement, avant que je ne doive préciser le sens de ses mots, il ajouta : « Cet endroit est ta maison : tu peux venir quand tu veux et rester autant que tu veux. »
Les paroles d’Irami semblèrent lui aller droit au cœur. Fey-Youn s’inclina à nouveau.
— « Ta prévenance m’honore, mais cet endroit te revient de plein droit. »
Irami ne dit rien : il n’aimait pas se répéter inutilement. Aussi, tous les deux se regardèrent un moment, puis Fey-Youn se racla la gorge et parut se résigner quand il dit :
— « Merci. »
À mes côtés, j’entendis un rire étouffé. C’était Yalkwa, la petite-fille de Fey-Youn. La jeune femme, blonde comme quasiment tous les villageois de Gnawoul, était revenue d’un voyage dans la Province des Ravins, où elle avait passé quelques mois auprès d’une amie d’Elkesh, une herboriste spécialisée dans les herbes de sa région. Dès son retour, en bonne apprentie, elle s’était mise à parler d’herbes avec Elkesh. Cela ne l’avait pas empêchée de venir nettoyer le pavillon avec nous ni de jouir secrètement du bonheur de son grand-père, qui avait enfin vu ses longs espoirs exaucés.
— « Ton ami a gagné le cœur de mon grand-père en quelques mots », me murmura-t-elle, amusée.
Je lui envoyai une expression badine.
— « Se pourrait-il qu’il ait aussi gagné le tien ? »
Yalkwa rougit et agita la main.
— « À quoi bon le lui donner ? Il a sûrement déjà fait fondre le cœur de mille Immortelles bien plus belles que moi. »
Le « coup de nuage » l’avait frappée, devinai-je. Irami allait sûrement m’en vouloir un peu, mais je ne pus m’empêcher de donner un coup de pouce à Yalkwa et lui dis :
— « Tu as raison, mais qui ne tente rien, n’a rien. »
Yalkwa me regarda, pensive, puis roula les yeux et se leva.
— « Je t’accompagne, grand-père, je rentre aussi ! Au fait, Irami », ajouta-t-elle. « Je peux t’appeler Irami, n’est-ce pas ? Si cette maison est aussi à mon grand-père, ça veut dire que je peux venir ici quand je veux ? »
— « … ? Certainement. »
— « Je m’en réjouis ! Héhé, j’adore cet endroit. Il y a ici des plantes et des fleurs que je n’ai vues que dans les livres, et même certaines qu’Elkesh ne connaît pas. Tu risques de me voir souvent. Sur ce, profitez bien de la soirée, tout le monde ! Allons-y, Grand-père. »
Euh… Avait-elle pris mes mots plus à la lettre que je ne l’escomptais ? Ou bien n’était-elle effectivement qu’intéressée par les plantes ? Enfin, appeler Irami par son surnom était un pas que même nos camarades à l’Académie Céleste n’avaient pas tous osé faire. Je levai une main.
— « Rentrez bien ! Et merci pour la robe, Yalkwa ! »
Elle en avait fait une jolie aux couleurs rouge et blanc pour Naganaga, qui la portait depuis le matin : la petite l’avait montrée à tous les Immortels présents. Contrairement à Fey-Youn, ces cultivateurs s’étaient tous invités sans vraiment demander la permission. Békap, Belbey, Borbo et le Vieux Duc étaient là avec quelques autres Mendiants — on disait que les Enfants de Mougoum étaient les premiers à faire leur apparition quand on organisait des fêtes gratuites. Sauf que c’étaient eux qui avaient organisé la fête : ces profiteurs avaient utilisé mes pièces d’or pour acheter les mets les plus exquis et, en plus des vingt jarres de grand vin spirituel pour Shiawkoun, ils n’avaient pas lésiné sur les bouteilles…
Heureusement, les Mendiants étaient les seuls convives bruyants et les seuls gros buveurs. Les autres étaient sincèrement venus féliciter l’Héritier des Nuages d’avoir occupé le Pavillon du Nuage Doré, un des monuments historiques de la Secte des Nuages et un lieu que le Fondateur lui-même avait construit : Maître Zéligar était là, ainsi que Ronce — le Joyeux et ancien patriarche du Clan Souriant —, sa fille Soleil, Vizrouza la Plume Qui Fend, Loual le Moine Timide, Garko Moyong, jeune maître des Moyong, et Chenaché du Bois Céleste.
S’il n’y avait eu qu’eux, la fête aurait presque paru familiale. Mais, avec les luxueuses jarres de vin et Békap, étaient arrivés deux cultivateurs à l’aura imposante escortant la célèbre Nassayashinikié, Nassaya la Novice pour faire court : malgré son titre modeste, c’était l’ancienne leader de l’Alliance du Murim, connue pour son caractère difficile et ses actions imprévisibles. À présent que je la voyais, je comprenais un peu les rumeurs la concernant. Nassaya avait une présence fluctuante : elle riait, parfois même sans qu’on sache pourquoi, puis, quand on croisait ses yeux, elle donnait l’impression qu’elle allait couper votre âme en deux. Malgré son passé dans l’Alliance, elle n’avait pas encore la cinquantaine, mais son aura était plus inquiétante que celle de la Sage Campagnarde. Certains racontaient qu’elle avait appartenu à la Faction Parallèle avant de devenir, à l’âge de trente ans et pendant sept ans, la leader de l’Alliance. D’après Maître Karhaï, ses actions n’avaient jamais été irréfléchies et elle avait efficacement mené l’Alliance, mais, un jour, elle en avait eu marre et était partie en laissant un simple message disant : « trouvez quelqu’un d’autre, les amis, j’ai trouvé ma voie ». Puis elle avait voyagé de par le monde et, apparemment, n’était revenue que récemment dans l’Empire. Je me demandais bien ce qu’elle faisait là. Comme pénitence, ses « amis » l’avaient-ils envoyée féliciter Irami et convaincre celui-ci de refonder la Secte des Nuages ? Puisqu’eux-mêmes avaient déjà failli dans leur tentative… Mais Nassaya n’avait pas l’air d’être du genre à se rendre quelque part sans un but personnel. Enfin bon, je n’allais pas me plaindre : c’était grâce à elle que Békap avait trouvé du vin à la qualité presque aussi bonne que celle de la jarre offerte par le Prince Rajeyl. Shiawkoun se régalait.
Le dragon divin, sous sa forme humaine, présidait le petit cercle de convives, assis sur un tapis de bambou et entouré de jarres déjà vides. Il avait fini les vingt jarres réservées pour lui et buvait à présent des autres, qu’il appréciait, disait-il, aussi bien. Alors pourquoi avions-nous pris la peine de lui acheter du grand vin spirituel à dix pièces d’or la bouteille ? Je préférais ne pas y penser.
— « Puaha ! », lança Shiawkoun, posant sa jarre vide. « Après un siècle à dormir, je me sens enfin tout à fait revigoré ! »
M’asseyant dans le cercle, le menton posé sur la paume de ma main, je pensai : il était temps que tu te revigores, après deux-cents pièces d’or parties en fumée. Je bus une longue gorgée de vin.
— « Je pensais que les dragons divins buvaient les nuages », dit Ronce, avec un sourire respectueux. « Je ne savais pas qu’ils buvaient aussi du vin. »
— « Ah, les nuages ! », fit Shiawkoun. « Plus que les boire, je joue avec eux. Mm ? Solitaire ? Pas du tout », assura-t-il, se tournant vers Chenaché, qui tressaillit en voyant que ses pensées avaient été lues si clairement. « Les serpents-sages, nous sommes des créatures entre le royaume des mortels et le royaume des esprits. Nous dansons avec les esprits de l’eau et du vent. J’entends leurs rires et je ris avec eux. Ils me racontent des histoires du ciel et je leur raconte les histoires de la terre. Un serpent-sage n’est jamais seul ! »
Il rit. Tout le monde le dévisageait avec une ardente curiosité. Nassaya répéta :
— « Le royaume des esprits ? Tu veux dire que les esprits de l’eau et du vent existent ? »
— « Bien sûr : en ce moment même, ils courent le long du ruisseau et tournent en rond autour de nous comme des petites fées rieuses. Cependant, les esprits, qu’ils soient de l’eau, du vent, du feu ou de la terre, voyagent rarement loin et passent leur vie à s’occuper d’un petit territoire. C’est pourquoi les esprits du ciel sont si contents de me voir quand je fais mon ascension : je suis un peu leur ménestrel. »
Nous étions suspendus à ses lèvres. Même moi, j’avais oublié ma jarre de vin. J’avais l’impression d’écouter un conte de fée. Ronce sourit, l’air rêveur.
— « Les esprits dont tu parles ne sont donc pas les esprits des vivants, mais des créatures existant auprès de nous et, en même temps, intangibles et invisibles à nos yeux. Je vois. Je n’ose même pas douter de la parole d’un dragon divin. Voilà qui est une révélation splendide. »
Le Joyeux était sincère. Pourtant, qu’on y croie ou pas, personne n’allait jamais pouvoir prouver que ce royaume des esprits existait.
— « Hum-hum. Prouver, peut-être pas », dit Shiawkoun, lisant mes pensées. « Mais je peux vous montrer. »
Il leva une main et, un instant, l’espace s’emplit de ki doré, puis le jardin du pavillon s’illumina soudain dans la nuit de lumières bleues et blanches. Si on y regardait à deux fois, à l’intérieur de chacune de ces bulles de lumière de la taille d’une main, se trouvait bel et bien une silhouette. Une fée ? Sérieusement ? L’une d’elles tournait autour de ma jarre de vin et je crus même l’entendre rire. Étrangement, je songeai à Yafel, l’esprit de la Forêt des Astres. Un jour, quand je lui avais demandé s’il était le Dieu de la Forêt des Astres, il avait ri et m’avait répondu :
— « Non, je ne suis qu’un esprit parmi les esprits, un “fantôme” un peu plus puissant que la norme, c’est tout. »
— « T-Tu veux dire que y’a d’autres fantômes que toi dans la forêt ? Et que je peux même pas les voir ? »
J’étais effaré. Yafel avait souri.
— « Il y en a plus que tu ne le crois, mon garçon. »
J’avais cru, alors, qu’il se moquait de moi, mais, à présent, je pensais comprendre ce qu’il avait voulu dire. Les esprits existaient. Ce n’étaient pas les esprits ni les soupirs que connaissaient les chamanes, mais des esprits d’un monde complètement à part.
Les autres cultivateurs étaient aussi éberlués que moi. Chenaché allait toucher l’une des créatures du doigt quand celle-ci s’effraya et fusa vers Shiawkoun, déjà bien entouré d’esprits. Le dragon divin rit et défit son étrange sortilège en disant :
— « Ces petits esprits sont timides. »
Tout le monde était coi de stupeur. Nous venions de voir un univers que sans doute peu d’humains avant nous avaient vu.
— « Non, vous êtes les premiers humains », assura Shiawkoun.
Était-ce seulement permis de nous montrer quelque chose comme ça ? J’avais l’impression d’avoir enfreint quelque loi de la nature. Enfin bon, le fait est que Shiawkoun était bien plus impressionnant que je ne l’avais d’abord cru.
Quand nous nous fûmes repris un peu, Nassaya commenta :
— « Même si la comparaison est pâle, j’ai remarqué qu’alors que tu étais surtout entouré d’esprits de l’air, Irahayami était entouré d’esprits de l’eau. Bien plus que nous autres. »
Le dragon divin hocha la tête.
— « Tout à fait. Certaines créatures sont plus ou moins aimées par les esprits. Ce jeune ami est comme une source d’eau fraîche pour les esprits de l’eau. En général, les humains sont davantage aimés par les esprits de la terre et de l’eau que par ceux du feu et de l’air. »
— « Ces quatre éléments sont-ils vraiment les seuls à exister ? », demanda Ronce.
— « Mm… » Shiawkoun me regarda et esquissa un sourire. « Pour autant que je sache, oui. »
Pourquoi il me regardait, ce dragon ? Garko demanda :
— « Si je puis me permettre, les esprits sont-ils la source du ki de ce monde ? »
— « Pas du tout. En un sens, ils font la Nature. Et pour ça, ils utilisent le ki, comme vous l’utilisez. »
— « Qu’est-ce que le ki ? », intervint Loual. « Quelle est son essence ? »
Face aux questions qui commençaient à bouillir dans les têtes des cultivateurs, Shiawkoun ne perdit pas son calme et répondit :
— « Le ki vient de sources variées : de la lumière du soleil, de la chaleur de la terre, et de tout ce qui a absorbé celles-ci. C’est grâce à son flux que l’univers est comme il est et que la vie est telle qu’elle est. Quant à son essence… Je n’en sais rien, franchement. J’ai beau exister depuis très longtemps, je ne suis moi-même qu’une créature qui n’a pas vraiment vécu ladite création du monde. »
Il m’avait pourtant dit qu’il gardait des souvenirs nébuleux de son premier « ancêtre », qui avait assisté à cette création… Se défilait-il pour ne pas les partager ?
— « Tu ne sais donc pas s’il y a des dieux créateurs ? », demanda Belbey.
— « Je ne sais pas », confirma Shiawkoun.
— « Alors », intervins-je, « tu n’as pas de réponse au paradoxe éternel : qu’est-ce qui est apparu en premier, l’œuf ou la poule ? »
— « Évidemment, c’est la poule », intervint Ayaïpa. Bien sûr, puisqu’elle n’avait pas encore pondu d’œufs…
— « Mais tu sors toi-même d’un œuf, Ayaïpa », lui fit remarquer Borbo.
Cela parut la choquer, et elle eut l’air d’essayer de trouver une réponse au paradoxe. Je lui tapotai la tête, amusé. Les autres cultivateurs continuaient leurs questions : quelle est l’essence de l’espace et du temps ? Comment déterminer le Bien et le Mal ? Avait-il jamais pensé à l’absurde de l’infinitude et de la finitude ?
Naganaga s’était depuis longtemps assoupie, la tête sur mes genoux, quand Shiawkoun se leva et dit :
— « Merci. J’ai passé une belle soirée étoilée à converser avec vous. Le vin était délicieux, les questions aussi. Je garderai précieusement les souvenirs de cette nuit. Mais voilà que les cieux m’appellent. »
La déception était latente, mais ces humains étaient des cultivateurs qui avaient passé leur vie à suivre des Chemins Vertueux : ils savaient apprécier la grâce que leur avait accordée ce dragon divin et savaient quand laisser partir celui qui désirait s’envoler. On se leva et le remercia avec respect.
— « Mais j’oubliais », dit alors Shiawkoun. « Il y a une personne qui ne m’a pas posé une seule question. Tu veux peut-être poser la dernière ? »
Nous nous tournâmes tous vers Irami. L’Épée Filante Qui Danse parut hésiter. Vu ses paroles, Shiawkoun avait déjà deviné sa question. Cependant, Irami finit par simplement frapper le poing contre sa paume et s’incliner en disant :
— « Il y a des questions auxquelles on ne répond jamais mieux que soi-même. Aussi… vénérable dragon divin, bon envol, que les vents te soient propices et… Merci infiniment d’avoir sauvé la vie de Zangsa sur l’Île Azurée. »
Mon cœur manqua un battement. L’entendre le remercier pour ça… Cela me fit l’effet d’une douce et chaleureuse bruine. Shiawkoun éclata de rire.
— « Je vois ! », dit-il simplement, et, soudain, il s’envola dans le ciel et se transforma. Son long corps aux écailles bleutées scintilla sous les étoiles, ses longues moustaches flottèrent dans l’air, et ses anneaux se délièrent élégamment. « Adieu, tout le monde, adieu, la terre ! Je reviendrai ! »
Sous les yeux émerveillés des cultivateurs, il s’éleva dans les cieux. Sa silhouette se perdit peu à peu dans le firmament nocturne. Mes lèvres tremblèrent étrangement d’émotion. Malgré notre courte interaction, j’avais bien apprécié la présence de cette créature. Serpent-sage légendaire ou pas, je l’avais trouvé bien sympathique. Mais…
Je lâchai un soupir. Il n’avait même pas dit un mot d’adieu personnel à Naganaga. Enfin, vu les yeux remplis de larmes d’Ayaïpa, ce n’était peut-être pas plus mal.
— « Cousine, tu es si triste ? », demandai-je, m’asseyant auprès d’elle.
La poule tourna la tête vers moi et sanglota :
— « Beh ouiii ! Il a dit qu’il reviendra, mais j’ai l’impression que je ne vais plus le revoir. On se connaissait à peine et, pourtant, je ne sais pas pourquoi, mon cœur est si lourd, cousin… »
Je soupirai, caressant ses plumes. Mon regard se perdit dans le ciel. Je répondis :
— « Ce n’est pas seulement une impression, ma chère disciple. Quand il reviendra, nous serons sûrement tous morts depuis longtemps. »
— « Koa ? »
— « Les séparations sont aussi une loi de la vie. La tristesse qui va avec, aussi », la rassurai-je, comme ses grosses larmes roulaient de ses yeux.
Ayaïpa ne répondit pas, mais elle se calma peu à peu et regarda le ciel avec moi, tandis que les autres cultivateurs se retiraient dans les chambres pour la nuit ou — pour les Mendiants — finissaient les jarres qui avaient encore un peu de vin.
Au fond de moi, je me demandai quelles histoires Shiawkoun allait raconter aux esprits des cieux cette fois-ci. Parlerait-il de ces humains qu’il avait rencontrés à son réveil et du renard-démon qu’il avait sauvé ? Je ne le saurais sûrement jamais.
* * *
Par ma queue de renard, je n’en croyais pas mes yeux. Cinq jours ne s’étaient pas encore écoulés. Cinq jours… et Shiawkoun était déjà de retour ? Le dragon divin avait-il perdu ses chaussures quelque part dans le Pavillon du Nuage Doré ?
Une brosse à récurer dans la main, un seau d’eau dans l’autre, je restai là, abasourdi, face au dragon divin qui venait d’atterrir devant la véranda sous sa forme humaine. Il me sourit et dit :
— « Vos amis les cultivateurs ne sont plus là, n’est-ce pas ? »
Était-il parti juste pour les éviter ? Je lançai un toussotement, essayant de calmer mon cœur.
— « Tu es revenu ? »
— « Je suis revenu ! J’avais bien dit que je reviendrais, n’est-ce pas ? Eh bien, hum-hum, me revoilà ! »
— « Après cinq jours. »
— « Cinq jours déjà ? Hum-hum. Comme le temps passe vite ! Enfin bon, merci de ton hospitalité, Zangsa », dit-il, s’asseyant sur la véranda et contemplant le jardin. « Ah ! C’est un bel endroit pour y vivre, n’est-ce pas ? »
— « Tu as l’intention de rester ? »
— « Oui, pourquoi ? »
En gros, il n’en faisait qu’à sa tête. Après son envol éblouissant et les adieux larmoyants, il revenait comme si de rien n’était. Je soupirai.
— « J’en connais une qui va regretter d’avoir tant pleuré. Au fait… » Je souris et lui remis la brosse à récurer entre les mains. « L’hospitalité, c’est pour les hôtes. Tu es un membre de la famille, n’est-ce pas ? »
Jamais de la vie je n’aurais pensé que mes mots feraient briller d’émotion les yeux d’un dragon divin.
— « Vraiment ? Un membre de la famille… Tu es sincère ? »
Je pouffai.
— « Tu pouvais lire mes pensées, je croyais ? Ah, tu sais, après moult débats, on a tous fini par adopter la proposition de Sonju pour le nom de notre groupe de quêteurs : la Famille du Nuage Doré. Sonju va être content : à présent, c’est clairement toi notre aîné. »
Crac. Shiawkoun avait tellement serré son poing sous l’émotion que la brosse s’était brisée en deux. Il grimaça.
— « Ah. »
Zut. À ce moment, je me demandai s’il ne valait pas mieux le traiter comme un honorable hôte. Je n’osais même plus le faire entrer aux cuisines de peur qu’il casse tout sans le faire exprès…
— « Oy, Zangsa, je ne suis pas aussi maladroit que tu le penses », protesta Shiawkoun.
— « J’ai du mal à le croire après avoir vu ton esprit coincé entre Naganaga et moi. »
— « Je suis plus utile que tu ne l’imagines : je peux dire aux esprits de ne plus nourrir l’humidité dans la maison, pour que la mousse ne pousse plus. Et je peux faire une grotte dans la montagne qui puisse contenir tout mon corps dans ma forme originelle. Et je peux aussi vous raconter des histoires. »
De ces trois choses, la moins inutile était sans doute la première, non ? Je le regardai, songeur.
— « Des fois, tu ne saurais pas contrôler les esprits qui s’occupent de la fermentation pour accélérer son effet ? Comme, par exemple, faire une lactofermentation de choux de sept ans en une semaine ou un vin de garde en un jour ? »
— « Hum-hum… Le temps est sacré, Zangsa. Un enfant doit devenir adulte avant de pouvoir vieillir. Pareil pour le vin. »
Mm ? Il ne disait pas qu’il n’était pas capable de le faire, toutefois… J’entendis alors un souffle et un cri.
— « Shiawkoun ! »
C’était Naganaga. Sortant de la maison, elle se précipita.
— « Shiawkoun ! »
— « Hahahaha ! Naganaga ! », s’écria gaiement le dragon divin.
Voyant Naganaga tomber dans ses bras, j’esquissai un sourire amusé puis croisai le regard d’Irami, qui sortait du vieux pavillon, un balai à la main, en entendant le bruit. Ayaïpa, derrière lui, laissa échapper un caquètement de stupéfaction puis de ravissement.
Hé. Le Pavillon du Nuage Doré, inhabité pendant des siècles, semblait revenir petit à petit à la vie. Sonju devait sûrement être ému.
* * *
— « Ici ? », demandai-je.
— « Hum-hum, non, un peu plus loin… Ici. »
Immédiatement, Irami commença à bêcher. En un tournemain, un trou était fait. Mon ami déposa la dernière graine qu’il lui restait. Maître Zéligar lui avait donné dix graines de l’Arbre Vertueux. En quelques mois, Irami en avait semé un peu partout dans les Plaines Centrales au fur et à mesure qu’il voyageait. La sixième avait été plantée auprès de la tombe de Naravoul au printemps. Il en avait semé une septième là où il avait trouvé Sonju, dans la contrée des Ruisseaux, près de Shinziyah, puis une autre dans le jardin de l’ancienne maison d’Elkesh à Osha. La neuvième avait été avalée par Naganaga, incident qui avait rappelé à Irami qu’il lui en restait une. Et cette dernière venait d’être plantée dans le Pavillon du Nuage Doré. Même Shiawkoun avait contribué à trouver l’endroit idéal pour que la graine arrive à pousser. Je tapotai doucement la terre après avoir recouvert le trou et dis :
— « Dans cent ans, tu pourras revenir voir si l’arbre grandit, Shiawkoun. Ça te fera des souvenirs. »
Le dragon divin me regarda, étonné, puis sourit.
— « Tu t’inquiètes déjà de me laisser seul, alors que tu as encore toute ta vie devant toi, petit mortel ? » Il me prit par surprise quand il m’ébouriffa les cheveux. « Tu es bien gentil de penser à moi. »
Me complimentait-il ? Hum. Quelque part, c’était plaisant.
Shiawkoun s’esclaffa.
— « Hum-hum ! On est jaloux ? », demanda-t-il, tapotant la tête d’Irami. Celui-ci recula en fronçant les sourcils. Le dragon divin se tordit de rire. « Hahaha ! La tête qu’il a fait ! Il est plus timide qu’un esprit de l’eau ! »
Si quelqu’un aimait taquiner Irami plus que moi, c’était bien Shiawkoun, ma parole… Mon pauvre ami avait une patience digne d’un nuage.
— « Un nuage ? », répéta Shiawkoun. « Oh, c’est vrai, Irami, c’est exactement comme la blague que je vous ai racontée : “Quand on regarde de trop près, le nuage disparaît”… »
Il partit à nouveau d’un grand rire. Ayaïpa leva une aile pour cacher son bec et me murmura :
— « Pourquoi il rit, cousin ? J’ai pas compris. »
— « Si tu comprenais, ça m’inquiéterait », la rassurai-je. « Les dragons, ça a un humour spécial. Même Yelyeh, ça la prenait, parfois. Avec l’âge, les nerfs se fragilisent. »
— « On me traite de vieille dans mon dos, petit renard ? »
Je sursautai et me retournai pour voir Yelyeh apparaître. Sérieusement ? La dragonne avait le chic pour arriver à des moments inopportuns… Elle tenait le Cube de l’Inexistence dans la main. Me l’avait-elle volé ? Je l’avais pourtant caché sous le plancher de ma chambre.
— « Yelyeh ! », m’exclamai-je me levant d’un bond, enjoué. « Tu es de retour ! »
— « Je ne fais que passer. J’ai emmené mon Chaudron Astral en lieu sûr. Ces vermines de l’Œil Renversé étaient déjà en train de le sortir du cratère. Je les ai remerciés avant de les faire flamber. Ces humains osent toucher à mes affaires ! Tch. Après ça, je suis allée papoter avec certaines vieilles connaissances des Montagnes Perdues », poursuivit-elle, prenant un air plus calme et mature. « J’ai appris que tu étais là et j’ai décidé de te rendre une petite visite. Pas mal, comme endroit. S’il y avait un peu plus de ki pourpre et un peu moins de ki doré, ç’aurait été mieux. Tu as l’air de bien t’amuser ici. »
Une main sur ma hanche, je hochai la tête.
— « Naturellement, mais je m’amuserais encore plus si tu restais. »
Elle roula les yeux et lâcha un soupir de biais. Elle salua Shiawkoun avec respect mais non sans un peu de raideur, puis elle fit un signe de tête à Irami et à Ayaïpa de manière plus familière, et envoya enfin un regard tendre vers la Corne des Nuages, arrachant une moue gênée à Sonju… Elle fit alors :
— « Tu ne me demandes pas des nouvelles du gamin ? »
— « Zom ! », fit la poule. « C’est vrai ! Tu l’as emmené où ? »
— « Il va bien. Je l’ai pris sous mon aile pour l’instant : ses traumatismes ont fini de réveiller son ki de Sang-Immortel et il a du mal à ne pas tout détruire sur son passage. Je lui ai enseigné une technique de cultivation adaptée, mais, une fois qu’il aura contrôlé son ki, je n’ai pas l’intention de faire la mère poule : je vous le rendrai dans quelques mois. »
J’avais du mal à croire qu’elle ait décidé d’aider un humain à cultiver. Enfin, d’après elle, n’en avait-elle pas fait de même par le passé, avec quelques-uns des premiers cultivateurs du Murim ? Et elle m’avait aidé, moi, qui étais à moitié humain. Cependant, le fait qu’elle ait pris la peine d’en faire autant pour Zom…
Je souris, touché.
— « Merci, Yelyeh. »
— « Tch. Je ne vais pas laisser ton disciple mourir bêtement, tué par son propre pouvoir. Tu me prends pour qui ? »
J’arquai un sourcil.
— « Mon disciple ? »
— « Hah ? Zom n’est pas ton disciple ? »
Nous étions certes devenus maître et disciple sur l’Île Azurée, pour tromper Riva, mais ça n’avait été qu’un déguisement temporaire. Toutefois…
— « Hoho. C’est vrai. J’avais oublié. »
Yelyeh me dévisagea, incrédule et presque fâchée.
— « Comment ça, tu avais oublié ? »
Ayaïpa caqueta de rire, pensant sûrement à ma médiocre mémoire. J’agitai ma main.
— « Ça arrive à tout le monde. En tout cas, merci, Yelyeh. On attendra avec impatience que Zom revienne à nous. Elkesh était inquiet pour lui. Avoir de ses nouvelles le rassurera. Mais, Yelyeh, le Cube… »
— « Je le remporte chez moi », fit-elle, l’écartant de ma main tendue. « Tu t’es tellement attaché à lui ? »
Je fis une moue boudeuse.
— « Il est pratique. Surtout pour chasser. »
Yelyeh frappa mon front du tranchant de sa main.
— « Seul un renard comme toi aurait l’idée d’utiliser une relique légendaire pour chasser des souris ! »
Massant mon front endolori, je grommelai mentalement : je ne l’avais utilisé qu’une fois. J’avais aussitôt compris que chasser aussi impunément sans risquer d’être surpris par sa proie, ce n’était pas gratifiant. Mes instincts de renard l’avaient vite emporté sur le pragmatisme.
— « Reste au moins boire le thé », suggéra alors Shiawkoun. « Cela fait longtemps que je n’ai pas conversé avec un dragon. »
— « Excellente idée ! », m’enthousiasmai-je avant que Yelyeh ne refuse. « J’ai aussi à te présenter notre fille, Naganaga. »
Là, Yelyeh resta bouche bée.
— « Quoi ? Notre fille ? De qui ? »
— « Tu as déjà oublié ? », dis-je. « Elle est sortie de l’œuf il y a moins d’un an. Assume ta responsabilité, Yelyeh. »
Face à son expression incrédule, Shiawkoun et moi éclatâmes de rire en même temps. Yelyeh s’enflamma.
— « Arrêtez de vous ficher de moi, tous les deux ! Je n’ai jamais pondu d’œuf et ne vais jamais en pondre de ta vie, Zangsa ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ! »
Ses flammes rouges réchauffèrent un air déjà chaud et sa colère fit bleuir le plumage d’Ayaïpa. Mais… Héhéhé. Au moins, la curiosité de la dragonne était piquée. Elle n’allait pas repartir avant d’avoir écouté toute l’histoire.
Irami avait fini d’entourer sa graine avec des pierres. Il se releva et dit :
— « Fey-Youn m’a apporté du thé ce matin. Allons le goûter. »
À sa voix sereine, en l’espace d’une seconde, l’ambiance se calma. J’adressai une moue d’excuse à Yelyeh, qui soupira bruyamment.
— « Je te rôtirai à petit feu un autre jour, Zangsa. Puisqu’on m’invite, je veux bien reporter ça. Mais le thé a intérêt à être bon. Et cette histoire de fille, tu veux sûrement parler de la fillette humaine qui dormait à l’intérieur quand je suis allée récupérer le Cube ? »
— « Elle n’est pas exactement humaine, en fait », répondis-je allègrement alors que nous nous dirigions tous vers la maison.
* * *
Les voix résonnaient paisiblement dans le Pavillon du Nuage Doré. Il suffisait d’un silence pour se laisser bercer par le chant des oiseaux sur les hautes branches des arbres dorés du Mont-d’Or. La fragrance du thé flottait dans l’air chaud de l’après-midi.
Quand Naganaga se réveilla, dans sa paresseuse torpeur, elle écouta les voix, les chants, et le ruissellement de l’eau ; elle huma l’air chaud et l’odeur du bois, de la terre et des fleurs de l’été ; elle se retourna sur la paillasse douillette où elle avait rêvé d’un jour froid, humide, solitaire et plein de souffrances ; puis elle ouvrit les yeux et les dernières bribes de son triste rêve furent doucement mais fermement balayées. Elle s’assit, se leva, puis approcha discrètement de la porte ouverte. Dans le salon, à part une jeune femme aux cheveux écarlates qu’elle n’avait jamais vue, se trouvaient les êtres qui l’avaient aidée à balayer ses souvenirs comme un mauvais rêve.
Shiawkoun, le dragon divin, la voix qui lui parlait si souvent sans ouvrir la bouche et qu’elle ne comprenait pas toujours très bien.
La poule, Ayaïpa, qui la faisait rire rien qu’en caquetant.
Irami, dont l’expression l’impressionnait souvent et l’intriguait toujours.
Et puis Zangsa.
Naganaga croisa son regard et le vit sourire, tendant une main vers elle pour l’inviter à les rejoindre. Son cœur, qui n’avait jusqu’alors connu que le vide, le doute et l’ignorance, s’emplissait de joie chaque fois qu’elle se voyait ainsi acceptée. Eux, ils ne fronçaient pas les sourcils quand ils l’entendaient croasser à travers le jardin : ils disaient que c’étaient sa nature. Ils ne la regardaient pas bizarrement quand elle essayait de grimper au plafond comme les araignées, ni quand elle mangeait des papillons ou des sauterelles. Elle sentait qu’avec eux, sa tristesse avait à jamais disparu. Avec eux, elle pouvait tout faire.
Prenant appui sur le plancher, elle bondit et se jeta dans les bras de Zangsa en s’écriant :
— « Papa, j’ai fait un cauchemar ! »
— « Hein, qui ose troubler les rêves de ma princesse ? Par hasard, dans ton rêve, y avait-il une dragonne rouge qui crachait du feu ? »
La seule idée la fit rire et elle secoua la tête.
— « Non ! »
— « Bien sûr que non », souffla la jeune femme aux cheveux écarlates.
— « Qu’y avait-il, alors ? », demanda Zangsa.
— « J’ai oublié ! », répondit-elle.
Ayaïpa caqueta, amusée.
— « On dirait que la mémoire, c’est de famille, cousin. Enfin, pour être franche, même moi, j’oublie les cauchemars. »
— « Hoho, même toi, cousine ? », fit Zangsa. « Bah, à quoi bon se rappeler les cauchemars ? N’est-ce pas, Naganaga ? On est plus forts que les cauchemars. »
La petite hocha vigoureusement la tête et approuva :
— « On est plus forts ! »
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Fin de l’histoire de Zangsa : le cultivateur chamane !
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Ce n’est pas tout ! Le chapitre suivant contient des scènes bonus de nos personnages principaux, importantes pour connaître la suite de leurs aventures.