Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

110 Scènes bonus

110.1 La Prêtresse du Plateau

La jeune prêtresse Mahou était troublée.

Ce printemps, l’Escouade Divine avait eu pour mission d’observer les étudiants de l’École des Camélias d’Osha pour repérer des talents. Mahou avait correctement suivi les ordres. Ses yeux spéciaux lui permettaient de repérer les impuretés du ki d’une personne ainsi que son affinité à l’énergie sacrée. Après l’invasion des bêtes-démons, le Vicaire de l’Escouade l’avait chargée de trouver le « Dément Immortel » qui avait causé un sanglant massacre sur l’Avenue Marchande. Elle avait ainsi parcouru les rues d’Osha à la recherche de tous les « gens impurs » corrompus par des ki ténébreux. Au passage, elle était aussi censée chercher des talents prometteurs parmi les gens du commun. Après un mois passé à ces recherches fastidieuses et peu fructueuses, l’Escouade avait reçu l’ordre de retourner au Temple. Et Mahou était partie avec ses frères et sœurs, sans pouvoir régler une affaire qui la taraudait.

Le jour de l’invasion, non loin de l’École, elle avait rencontré un démon. Non, ce serait plus juste de dire qu’elle l’avait confondu avec un démon. Elle l’avait assommé d’un coup de poing. Et ce n’est qu’après qu’elle avait appris que ce jeune homme disait la vérité et qu’il faisait partie des cultivateurs ayant défendu Osha. C’était la première fois que la jeune Prêtresse attaquait un innocent. Ses yeux l’avaient-ils vraiment trompée ? Même ses doutes la troublaient. Elle qui avait grandi sous l’aile protectrice des Dieux, entre les sermons bienveillants de ses confrères et la chaleur divine de la Cloche du Soleil Blanc… Elle s’était juré que, pour sa première sortie hors du Plateau, elle reflèterait cette chaleur divine aux fidèles, et pourtant…

Culpabilisant, elle avait essayé de retrouver ce jeune homme pour s’excuser. Elle se rappelait son nom : Zangsa. Elle avait cru qu’elle le retrouverait sans mal. Sauf que les Mendiants avaient ignoré ses requêtes et tout ce qu’elle avait pu savoir, c’était que l’homme qu’elle cherchait n’était plus à Osha.

La jeune Prêtresse soupira.

— « Mahou ? », fit Velness, sa grande sœur et amie, qui marchait à ses côtés.

Les membres de l’Escouade Divine avaient mis trois jours à gravir le Plateau puis trois jours encore à traverser les bois. À présent, ils avaient débouché sur les prairies au nord du Lac du Plateau et quelques heures de marche à peine les séparaient du Temple : sa haute Tour des Dieux apparaissait déjà à l’horizon. Mahou voyait la pointe de la toiture scintiller de cette énergie sacrée qui jaillissait comme une fontaine et protégeait les environs de toute corruption démoniaque.

— « Toujours à penser à ce jeune infidèle ? »

Mahou jeta un regard à Velness. Au Temple, il était commun de penser que les cultivateurs du Murim étaient des mécréants qui défiaient la volonté des cieux. Après tout, ils accumulaient et manipulaient du ki spirituel sans même demander la permission divine ; et leur ki était loin d’être sacré. Mais, au fond d’elle, Mahou se demandait si ces gens étaient si corrompus que ça. Elle les avait vus combattre les bêtes-démons et protéger les citoyens d’Osha. N’était-ce pas cela agir selon la volonté divine ?

Elle secoua la tête. De sa voix toujours sérieuse, Velness ajouta :

— « Envoie-lui une oraison. Si les Dieux le veulent, il t’entendra et te pardonnera. Il devrait même te remercier : un coup de poing de notre Ange du Temple est un cadeau divin. »

— « Pff », fit Mahou avec un rire étouffé. Velness avait le don pour lancer des idées comiques avec le plus grand des sérieux. Et elle lisait son cœur mieux que personne. « Merci, Velness. Je ne m’en fais pas trop. De toute façon, nos chemins se recroiseront si les Dieux le veulent. »

— « … Mm. Je prierai pour que les Dieux ne le veuillent pas. »

— « Et pourquoi donc ? »

— « Car même un Ange peut être terni par un Démon. »

— « Mais ce n’était pas un démon, Velness. »

— « En es-tu sûre ? Tes Yeux Divins ne t’ont jamais trompée jusqu’alors. »

Velness disait vrai, mais… Mahou secoua doucement la tête.

— « J’aimerais bien le revoir pour en être sûre. »

Velness la regarda ; puis elle haussa les épaules sans dire un mot et pensa : Fais toujours ce que ton cœur te dicte, ma sœur : je serai là pour te défendre s’il le faut… Coûte que coûte.

110.2 Le Tour des Sectes chez les Tang

— « Par la Vertu Céleste, je vois : c’est absolument merveilleux ! »

Ak-Baé Tang avait entendu parler du jeune prodige du Mont-Céleste, Yo-hoa le Dauphin Rieur, mais c’était la première fois qu’il le rencontrait. Il ne s’attendait pas à une telle visite. Les étudiants de l’Académie Céleste partis faire leur Tour des Sectes se contentaient souvent de passer par les Neuf Grandes Sectes et, à la rigueur, par quelques clans connus pour leurs arts martiaux, comme les Moyong, les Namgoun ou les Peng, mais cela faisait bien dix ans qu’aucun ne s’était aventuré dans la Province du Rubis pour aller rendre visite au clan des Tang.

Son titre lui allait comme un gant, en tout cas : cet étudiant de sixième année riait et s’émerveillait plus facilement qu’un gamin de cinq ans. Mais il n’était pas moins vif d’esprit et maniait apparemment l’épée avec adresse : les nouvelles sur ses visites aux Sectes de la Balance, des Glaces, du Papillon et des Deux-Pôles étaient déjà parvenues à l’oreille d’Ak-Baé. Yo-hoa avait non seulement passé avec brio les épreuves qu’on préparait aux étudiants, mais il avait aussi marqué les mémoires en cherchant toujours à comprendre les arts martiaux de ses amphitryons : à la Balance, il avait appris à perdre la vue puis l’avait retrouvée ; à la Forteresse des Glaces, il s’était entraîné dans le froid et, en l’espace d’une semaine, il avait appris à ne pas glisser sur la glace spirituelle du Lac de Glace ; chez les Papillons, il avait passé un mois à se muscler pour pouvoir manier son épée du Mont-Céleste aussi prestement que les Papillons maniaient deux épées ; et à la Secte des Deux-Pôles, il avait passé deux mois à méditer sous les conseils du Sage des Pôles, qui l’avait pris, un peu par hasard, comme disciple d’honneur.

Au lieu de partir pour la Cité Impériale, où se trouvait la Secte de la Joie, sa prochaine destination, Yo-hoa avait décidé de descendre les Monts-Vérités vers l’ouest et de venir voir le célèbre clan des Tang. Quelqu’un d’autre aurait préféré rester à l’écart d’un clan en déclin renommé pour ses poisons et dernièrement suspecté d’avoir une relation avec l’Œil Renversé… mais, après avoir écouté les rumeurs concernant Yo-hoa et, surtout, après l’avoir rencontré, Ak-Baé comprenait bien que ce jeune cultivateur du Mont-Céleste était loin de se laisser intimider par les dangers.

Et puis, il avait découvert que Yo-hoa connaissait personnellement Zangsa et qu’il le considérait comme un ami, un sénior qu’il respectait et un sauveur. Cela l’avait poussé à répondre à ses questions sur l’incident d’Osha. Le Dauphin Rieur avait écouté son récit avec sérieux et sans grandement réagir, mais, à présent qu’Ak-Baé concluait, il s’émerveillait de la fin plutôt heureuse. Il rit :

— « La rumeur était donc vraie, Zangsa a vraiment accepté une poule comme disciple et adopté une enfant ! Ses agissements me fascinent toujours ! Mais, jeune maître, l’enfant… se pourrait-il qu’il s’agisse d’une hybride comme lui ? »

— « Euh… » Yo-hoa était donc au courant, pour la nature de Zangsa. Mais ne mentionnait-il pas ce secret un peu allègrement ? Certes, après son récit, tout indiquait qu’Ak-Baé tenait Zangsa en haute estime. Le Tang secoua la tête. « J’en doute. Ce n’est pas sa vraie fille. C’est une orpheline d’Osha. »

— « Mm. Cela me rappelle le jour où j’ai rencontré mon père, le Suprême du Mont-Céleste. Il s’est approché de moi alors que je sommeillais, affamé, sous un pont, non loin des marais de la Cité de Doluze. Au lieu de me donner du pain, il m’a emmené pêcher avec lui sur la côte des Eaux d’Ébènes… Quels beaux souvenirs j’en garde. Des souvenirs qui me rappellent mes origines et ma bonne fortune. Haha ! Cette fille grandira sûrement aussi vertueusement et magnifiquement que Zangsa », dit-il, convaincu. Il eut l’air de rêvasser un moment, se délectant de toutes ses nouvelles apprises sur ses séniors. Puis il demanda : « Puis-je poser une question ? J’ai entendu des rumeurs, sûrement fausses, mais… Quelle est la relation entre l’Œil Renversé et le clan des Tang ? »

Ak-Baé resta un moment stupéfié par sa question on ne peut plus directe. Un autre Tang que lui aurait probablement crié à l’injure, mais… Lui, qui connaissait si bien à présent la vraie situation de son clan, n’arriva pas à trouver Yo-hoa insolent. Toutefois…

Il poussa un long soupir.

— « Ce n’est certainement pas ton affaire, jeune disciple », dit-il. « Les Tang s’occupent des problèmes des Tang. Mais il est vrai que tu n’arrives pas au meilleur moment et je m’en excuse : nous n’avons même pas pu te faire passer d’épreuves, comme il est coutume. J’apprécie sincèrement ta visite, mais, si c’est possible, j’aimerais que tu continues le Tour des Sectes dès demain. »

Yo-hoa se troubla, rougit et hocha la tête en bafouillant :

— « Ah… Cer-Certainement. Désolé. Je n’aurais pas dû déranger. »

Ak-Baé leva les mains en assurant :

— « Tu ne nous as absolument pas dérangés. En ce moment, la situation dans mon clan est simplement, comment dirais-je, critique ? »

— « Critique ? », répéta Yo-hoa, frappé par ce mot un peu extrême.

Ak-Baé rectifia :

— « Disons plutôt que nous sommes à un tournant crucial. En tout cas, je veux dire que nous sommes honorés d’avoir reçu la visite d’un des prodiges de la nouvelle génération. Je suis sincèrement désolé de ne pas pouvoir t’accueillir en bonne et due forme. Le patriarche est encore convalescent, mon oncle est parti à une réunion de l’Alliance, et mes parents travaillent dans la Forêt des Cristaux… En tant que petit-neveu du patriarche, je suis présentement le seul à pouvoir t’accueillir. J’espère pouvoir corriger cette honte lors d’une future visite. »

Yo-hoa s’empressa de répondre qu’il comprenait, que c’était sa faute, et tout et tout. L’atmosphère redevint bientôt plaisante dans la pièce. Alors, quelqu’un frappa à la porte et dit :

— « Jeune maître. Le Premier Doyen s’excuse de ne pas pouvoir accueillir l’étudiant qui fait le Tour des Sectes et il envoie un cadeau. »

Ak-Baé se raidit. Puis il dit :

— « Entre. »

La porte coulissa, et le serviteur laissa une amphore sur la table. Vu l’étiquette, c’était du vin de la Vallée des Rubis Noirs, propriété du Premier Doyen des Tang. Le visage de Yo-hoa s’illumina.

— « Ho ! Du vin de rubis ? »

— « Tu peux te retirer, Reij », dit Ak-Baé à son serviteur.

Cependant, avant de s’écarter, celui-ci se pencha à son oreille, lui remit une pilule noire et murmura :

— « Il a dit : c’est aujourd’hui, bois le vin, et fais l’endormi. »

Cela ne pouvait être que le message de son frère Jigaé.

Reij se retira, et Ak-Baé jura mentalement. Par les Dix Ultimes Poisons des Tang… Le Premier Doyen avait vraiment mordu à l’hameçon que lui avait jeté Jigaé : furieux de voir Ak-Baé être déclaré héritier du clan, ce vieux traître avait sincèrement cru pouvoir renverser la situation en suivant les conseils du soi-disant grand frère « jaloux ». Il espérait aussi sûrement faire de Jigaé son complice à vie et le pousser au fratricide. Mais franchement… ce vieux Tang avait-il perdu la tête ? Pourquoi mettre son plan à exécution sous le nez d’un disciple du Mont-Céleste ? Voulait-il se mettre à dos l’une des Neuf Grandes Sectes ? Hah… Ak-Baé aurait voulu qu’il attende que le Dauphin Rieur parte. Mais on ne peut demander à un ennemi de freiner son attaque. Jigaé n’avait eu d’autre choix que de précipiter leur plan pour prendre les traîtres sur le fait.

Avec une moue, le jeune Tang versa un verre, le huma et, sous le regard surpris de Yo-hoa, contre toute étiquette, il but une gorgée… et confirma : le vin était empoisonné. Ce n’était pas un poison mortel, mais un fort sédatif. Le vin était si épicé que seul un expert en poisons aurait pu s’en rendre compte. De plus, le sédatif avait été choisi spécifiquement pour que même Ak-Baé, malgré ses résistances aux poisons, soit affecté. Cette vipère de Premier Doyen…

Il tendit un autre verre bien rempli à Yo-hoa en disant :

— « Il est coutume chez les Tang que l’amphitryon goûte la boisson le premier. »

Yo-hoa eut un rire.

— « Au cas où le cadeau serait empoisonné ? Les Tang sont drôlement prudents. »

“À raison. Le vin est empoisonné avec un sédatif”, ajouta mentalement Ak-Baé, le faisant écarquiller les yeux. “Je suis désolé de t’entraîner dans cette affaire : je pensais que cela n’arriverait que dans quelques jours. Les traîtres de notre clan ont commencé à bouger. Notre plan est de révéler leurs méfaits. Je n’ai pas tous les détails, mais, pour ce faire, apparemment, il faut qu’on boive ce vin. Reij m’a remis une seule portion d’antidote, mais, si on la partage en deux, cela devrait suffire pour rester réveillé. Je te laisse le choix. Ou bien tu te laisses endormir et je promets de te protéger quoi qu’il arrive. Ou bien tu prends l’antidote et tu fais l’endormi comme moi. Mais, dans ce cas, tu devras jurer sur ton honneur de ne jamais parler de cette journée à personne.”

En lui offrant cette dernière possibilité, il prenait un risque que d’autres Tang n’auraient jamais pris. Mais il voulait croire qu’un ami de Zangsa était une personne fiable.

Yo-hoa parut saisir la profonde confiance qu’Ak-Baé était en train de lui montrer, car il eut l’air ému plus qu’apeuré. Il sourit.

“Les Tang s’occupent des problèmes des Tang. N’est-ce pas ?”, fit-il mentalement, puis il déclara à voix haute :

— « À ta santé, jeune maître. » Et, sans crier gare, il but son verre d’un trait. Puis, sous le regard fixe d’Ak-Baé, il ajouta : « Mon ami. Puis-je t’appeler ainsi, instructeur ? »

Diable. Face à une telle preuve de confiance, la sienne lui semblait à présent bien pâle. Touché, Ak-Baé acquiesça fermement.

— « Naturellement. » Il avala l’antidote et leva son verre. « Que ton Tour des Sectes se termine en beauté au Mont-Céleste, mon ami. »

* * *

Quand Yo-hoa se réveilla, c’était déjà le matin. Pendant qu’il dormait, on l’avait transporté jusqu’à une chambre, sur un lit confortable. Mille-Œillets, l’épée que le Suprême du Mont-Céleste lui avait offerte pour son seizième anniversaire, était posée sur la table, à côté. Il caressa les motifs qui décoraient le fourreau d’une main distraite, repensa à ses confrères et consœurs du Mont-Céleste qui lui manquaient, puis il se leva en s’étirant et songea fort dans son esprit :

Un nouveau jour se lève, et de nouvelles merveilles avec !

Quand il sortit de sa chambre, dans la grande cour tout en pierre entourée de larges escaliers, ses sens aiguisés perçurent l’odeur du sang. Pourtant, tout était calme au-dehors. Il salua un balayeur et sourit à une vieille femme assise sur le pas de la porte des cuisines, puis il se dirigea vers l’édifice principal, son baluchon à l’épaule. On avait beau dire que le clan des Tang était un clan en déclin, la demeure principale était majestueuse, et sa prestance rivalisait avec la beauté des palais impériaux. Étrangement, les gardes l’accueillirent plus chaleureusement que la veille — pourtant, leurs cernes semblaient indiquer qu’ils n’avaient pas dormi de la nuit. L’un d’eux alla annoncer sa présence, puis on le fit passer à l’intérieur.

Dans la Grande Salle du clan, se trouvaient une vingtaine de personnes. Était-il arrivé en pleine réunion ? Décidément, sa chance…

— « Yo-hoa le Dauphin Rieur du Mont-Céleste », dit alors Ak-Baé, debout auprès du siège vide du patriarche. Il sourit. « Désolé pour l’accueil formel tardif et les inconvenances et, au nom du clan des Tang, bienvenue. »

Bizarrement, Yo-hoa eut l’impression qu’un clan complètement différent venait de l’accueillir. Mais, tout compte fait, c’était peut-être le cas, du moins en partie : la moitié des douze sièges des Doyens des Tang étaient vides. Cela en disait long sur l’ampleur de la traîtrise, mais aussi sur l’efficacité avec laquelle Ak-Baé avait agi. Enfin, ce n’était peut-être pas que grâce à lui, se dit-il, croisant le regard vif mais sincère de certains Tang.

Le cœur plus léger, Yo-hoa frappa sa paume avec son poing et s’inclina.

— « Ce jeune disciple remercie le clan des Tang pour son hospitalité. »

Ak-Baé hocha la tête.

— « Si tu le désires, tu peux rester tout le temps que tu veux. Comme tu pourras le constater, nos affaires internes ont été résolues sans encombres. »

Sans encombres, disait-il, mais Yo-hoa était sûr que tous ces gens étaient encore bien occupés à interroger les traîtres et à courir après leurs subordonnés. Il sourit.

— « Je remercie le jeune maître pour sa proposition, mais je voudrais traverser la Forêt des Cristaux avant d’arriver à la Secte de la Joie. Or l’hiver approche et j’aimerais pouvoir être de retour au Mont-Céleste avant les premières neiges. »

Ak-Baé haussa les sourcils puis sourit à son tour.

— « Je comprends. Dans ce cas… » Il fit un signe à l’un des serviteurs Tang, qui lui apporta une amphore. Il s’approcha pour la remettre à Yo-hoa. « Ce n’est pas grand-chose, mais, puisqu’hier soir, tu n’as pas pu savourer ce qu’est un vrai vin de rubis, accepte ceci. Et puis, si ce n’est pas trop demander… » Il fouilla dans sa poche et lui tendit une petite boîte. « Ce sont les Trois Élixirs Célestes : pourrais-tu présenter l’Élixir de la Flamme Vitale à la Secte de la Joie, la Pilule des Mille Ombres au clan des Jégal, et l’Antidote Bravant les Cieux à ta secte comme cadeau ? »

Yo-hoa était demeuré coi. Les Trois Élixirs Célestes ? Ces produits étaient une spécialité ancestrale, chacun provenant d’une branche différente des Tang. Leurs effets bénéfiques pour la cultivation et la santé étaient presque magiques. Mais peu d’alchimistes, même au sein du clan des Tang, étaient capables de les fabriquer. D’où leur extrême rareté. Pouvait-il seulement accepter un tel trésor ?

— « Je… Je ne comprends pas », avoua-t-il. « Pourquoi ma secte mériterait-elle un tel cadeau ? »

Ak-Baé hocha la tête et expliqua :

— « La Secte de la Joie, via le Clan Souriant, est intervenue au sein de l’Alliance pour nous donner l’opportunité de résoudre nous-mêmes un problème qui aurait pu mettre à feu et à sang toute la Province du Rubis. Les runistes des Jégal nous ont prêté main forte pour résoudre ce problème et pour guérir le patriarche de sa… disons… malédiction. Quant au Mont-Céleste, cela remonte à une histoire d’il y a trente ans. Apparemment, un Tang a empoisonné à mort un disciple du Mont-Céleste dans un duel où les poisons étaient interdits. Le patriarche de l’époque, mon arrière-grand-père, ne l’a même pas puni. L’infortune a voulu que mon arrière-grand-père meure tout juste après. Certains Tang ont crié, à tort, à un assassinat orchestré par ta secte… Depuis, notre relation n’a pas été des meilleures. Mon clan était clairement dans l’erreur et, au nom du patriarche actuel et de mon clan, je voudrais présenter mes excuses les plus sincères pour notre attitude passée. »

Face à ce discours, Yo-hoa ne put qu’accepter la boîte. Les autres destinations étaient sur son chemin, de toute façon. Et, si Ak-Baé avait préféré lui remettre ces élixirs au lieu d’envoyer une délégation du clan, c’était sûrement parce qu’il voulait demeurer humble et n’avait pas encore l’intention de déclarer à tout le Murim que le clan des Tang se remettait lentement sur pied. Toutefois… Yo-hoa était inquiet. Connaissant sa propre maladresse, si jamais il perdait la boîte en chemin…

Ak-Baé lui tapota l’épaule, un sourire confiant sur les lèvres.

— « Si jamais quelque voleur te les dérobe, je tiendrai les personnes ici présentes pour responsables d’avoir laissé filtrer des informations confidentielles. »

Euh… Les personnes présentes n’étaient-elles pas censées, justement, être fiables et loyales ? Ak-Baé plaisantait, sûrement… mais peut-être qu’à moitié ? Enfin… Ce n’était pas vraiment les voleurs, ce qui inquiétait Yo-hoa. Il jura :

— « Je tâcherai de ne pas perdre cette précieuse boîte. Merci ! Mais je ne promets pas d’être rapide. Je pense rester plusieurs semaines à la Secte de la Joie. Leur philosophie m’intéresse. »

On lui avait dit tant de fois qu’il aurait dû entrer dans la Secte de la Joie au lieu du Mont-Céleste…

— « Ce n’est pas un problème », assura Ak-Baé. « Prends tout le temps qu’il te faut. Le Tour des Sectes est sacré. Et c’est à moi de te remercier. »

Le Tang l’invita à prendre un généreux petit-déjeuner, puis il l’accompagna jusqu’à la sortie de l’État des Tang, où il lui remit un sac empli de provisions et une carte de la Forêt des Cristaux.

— « Honnêtement », disait Yo-hoa avec gaieté, « une partie de moi veut déjà terminer ce long voyage pour aller rendre visite à Zangsa. Si je lui offre cette amphore, il m’accueillera sûrement à bras ouverts ! »

Ak-Baé rit.

— « N’est-ce pas là le soudoyer ? Mm. Mais cela me rappelle que je ne l’ai pas encore assez remercié », fit-il, songeur. « Sans lui, mon clan serait toujours aussi corrompu et qui sait ce qui serait advenu de mon frère. »

Yo-hoa arqua un sourcil. Il ne connaissait pas tous les détails de ce qui s’était passé à Osha. Apparemment, Ak-Baé se sentait profondément redevable à Zangsa. Bienvenue au club, pensa le Dauphin Rieur, amusé, et il ferma presque les yeux quand il sourit largement.

— « Déjà, si tu l’informes que tu es devenu l’héritier des Tang, je pense qu’il sera content. Et si tu lui envoies le meilleur vin de ta province, tu auras gagné son cœur. »

Ak-Baé grimaça.

— « Il est si facile à acheter que ça ? »

Yo-hoa s’esclaffa.

— « C’est le Sage Ivrogne ! On ne l’achète pas, car c’est un sage, mais un petit plaisir le séduit plus qu’un lingot d’or, ça, je peux te l’assurer ! »

Ak-Baé sourit.

— « Une fois que les choses se seront calmées et que le patriarche sera en pleine santé, je pense retourner à l’Académie Céleste pour y donner des cours ponctuels… J’aurai sûrement le temps d’aller à Gnawoul et de faire une petite visite à ce grand sage pour le déranger. »

— « Une merveilleuse idée ! », s’extasia Yo-hoa. « Et puis, si tu reviens comme instructeur, je pourrai te demander conseil ! La réputation du Scribe-Follet n’est pas une blague. »

— « Vraiment ? Hé. Mais les étudiants de septième année ont rarement besoin de conseils, et encore moins les prodiges comme toi, Yo-hoa. Enfin, je veux bien écouter les paroles d’un ami. »

— « … ! Héhé. Merci ! »

Ils ne tardèrent pas à se séparer. Yo-hoa s’éloigna vers le nord. Quand il disparut, Ak-Baé soupira longuement, sentant la fatigue l’engourdir avec lenteur. La nuit avait été longue et tragique. Les Tang qui avaient aidé à arrêter les traîtres allaient sûrement s’en souvenir toute leur vie. Et Ak-Baé n’était pas une exception. Mais il ne regrettait rien. L’air dans le clan lui semblait à présent mille fois plus respirable.

Quand Ak-Baé Tang fit volte-face, il regarda les remparts vieux de centaines de siècles puis les maisons du clan et ses gens qui s’affairaient dans la rue principale. Il crut enfin se sentir à nouveau chez lui. Il savait, pourtant, qu’il y avait encore beaucoup à faire. Mais cela, au contraire, lui donnait des ailes. Car, à présent, il n’était plus l’oiseau en cage qui avait fui son clan, poussé par les inquiétudes de son frère, mais un Tang fier de pouvoir protéger ce qui lui était cher.

Depuis l’ombre du rempart, une silhouette encapuchonnée lui dit :

— « Mon jeune frère, après une nuit pareille, tu t’occupes de raccompagner les hôtes jusqu’à la porte ? Tu devrais aller dormir. »

Ak-Baé passa tout près en répliquant :

— « Je te renvoie le conseil, grand frère. »

— « G-Grand frère ? Mon cœur chavire de joie chaque fois que tu m’appelles comme ça ! On dit que même une montagne peut changer avec le temps… »

— « Jigaé… » Ak-Baé soupira. « Tu sais, tu pourrais arrêter de cacher ton visage comme si tu étais un criminel. »

— « N’en suis-je pas un ? Cette nuit, mes couteaux ont empoisonné des dizaines de nos frères. Certes, c’étaient des traîtres qui ruinaient notre famille. Mais, techniquement parlant, je suis aussi un traître. J’aurais dû me retrouver dans les cachots avec nos chers Doyens. »

C’était pourtant surtout grâce à lui qu’ils avaient pu rassembler le plus de traîtres possibles en une seule nuit et en finir si rapidement avec le plus gros des problèmes. Ne s’en rendait-il pas compte ? Ou bien ses remords étaient-ils ineffaçables ? Ak-Baé haussa les épaules.

— « Rentre dans les cachots si tu culpabilises tant. »

— « Oh… Mon jeune frère est impitoyable. »

— « Je n’ai jamais dit que je voulais que tu le fasses », grommela Ak-Baé, agacé.

— « Alors, cela veut dire que tu veux que je reste à tes côtés ? C’est entendu. Mais, tu sais, c’est ta dernière chance : si tu veux que je cache mes méfaits, je risque de vouloir devenir patriarche pour te protéger. »

Était-il sérieux ? Ak-Baé roula les yeux et réprima un sourire.

— « Essaie si tu peux. »

Jigaé éclata de rire.

— « Nous voilà rivaux, mon adorable frère ! »

Jigaé, patriarche des Tang ? Ak-Baé comptait bien empêcher une telle tragédie. Autrement, Jigaé était capable d’ordonner à la Garde Secrète des Tang de protéger son « adorable frère » vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour le préserver de tout danger. Il en mourrait d’embarras.

110.3 Chez les rustres

— « Yeux-de-Poisson, ces cahiers sont si intéressants que ça ? », grommela Séliel. L’homme du désert venait d’entrer dans la pièce, les mains plongées dans les poches de son pardessus.

Liuk lui lança un regard noir.

— « C’est toi, qui devrais regarder ces cahiers, je te ferais remarquer. »

Quand ils avaient appris que certains cahiers récupérés des affaires de Dokminore mentionnaient peut-être l’Alchimiste Astral et ses disciples, le Prince Rajeyl avait suggéré à Séliel qu’il ne rate pas cette occasion d’en découvrir davantage sur ses parents : du coup, cet ex-bandit avait bon gré mal gré demandé plus de précisions à Lianli. L’Impératrice des Poisons lui avait donné rendez-vous dans un village de la Province des Émeraudes, au nord de la Cité de Lacroisée, puis lui avait remis tout un tas de documents.

Sauf que cette jeune femme n’était pas venue toute seule mais accompagnée de plusieurs de ses condisciples de la Secte du Poison, trois adolescents bruyants qu’elle entraînait matin et soir aux arts de la cultivation… et Séliel s’était, aussi « bon gré mal gré », laissé inviter à participer à ces leçons. Liuk regrettait déjà de l’avoir accompagné. Si Son Altesse n’avait pas insisté…

“Accompagne-le, mon frère : cet homme le mérite bien. Et puis, sais-tu, Liuk, tu n’as plus à t’inquiéter autant pour moi : je ne suis plus mourant, mais mort d’amour. J’ai trouvé mon nid de bonheur. Alors, va trouver le tien, ouvre tes ailes et parcours le monde et, si tu dois revenir, reviens non pas comme mon Ombre mais comme un frère libéré des chaînes qui nous ont tant obscurci l’esprit. Ce n’est pas l’ordre d’un prince, mais le souhait d’un ami.”

Les paroles du prince l’avaient ébranlé. Liuk se noyait dans les pages des cahiers pour ne pas y penser. Mais jamais de la vie il n’aurait avoué ça à ce rustre du désert.

— « Tu as trouvé un truc intéressant ? », demanda Séliel, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.

— « Je pensais que ça ne t’intéressait pas », rétorqua Liuk, refermant le cahier qu’il lisait, et il s’étira — manquant donner un coup de poing à Séliel, qui esquiva.

— « Tu le fais exprès ? »

— « Ha. Tu esquives bien. Les leçons de l’Impératrice des Poisons semblent porter leurs fruits. »

Séliel le fixa d’un regard ennuyé puis vola un cahier au hasard et le feuilleta en répliquant :

— « Penses-tu. Question expérience, les trois blancs-becs ne m’arrivent pas au genou, mais ils font circuler leur ki depuis des années. C’est les petits génies de la Secte du Poison, paraît-il. Alors, tu peux imaginer que leur instructrice en a marre chaque fois qu’elle me voit essayer de percevoir mon ki inné. »

Liuk haussa un sourcil en remarquant son ton irrité. Il avait cru que cet homme n’avait pas un véritable intérêt pour le monde de la cultivation, mais… s’était-il trompé ? Il soupira, adossé à sa chaise.

— « La cultivation n’est pas faite pour tout le monde. Son Altesse avait la patience et la vertu pour y arriver. »

Séliel haussa les épaules.

— « Des qualités que nous n’avons pas, hein. »

Liuk fut sur le point de protester, mais il désista, médita un moment, puis avoua :

— « Je n’ai jamais eu d’autre intérêt dans ma vie que celui de servir Son Altesse. C’est peut-être pathétique selon ton point de vue, mais je ne regrette rien. »

Honnêtement, au début, quand Son Altesse avait voulu entrer comme disciple à la Secte des Glaces et décidé d’oublier son sang impérial, Liuk avait cru qu’il sacrifiait son avenir contre son gré et par impuissance. Il s’en était voulu de ne pas l’avoir protégé des intrigues du Premier Prince…

— « J’ai mis du temps à comprendre ses vrais désirs », ajouta-t-il à mi-voix.

Le Prince Rajeyl les avait toujours exprimés clairement devant lui et, pourtant, Liuk n’avait jamais voulu y croire. En tant que son Ombre, il devait défendre sa position dans la famille impériale… Voilà ce qu’il s’était toujours dit. Mais à présent qu’il avait vu Son Altesse emplie d’une vitalité qu’il ne lui avait jamais vue par le passé… Il l’avait vu rire à gorge déployée lors de ses entraînements avec les Lancières de Glace, partager des soirées autour de feux de camp avec les cultivateurs du Murim, et dormir à poings fermés sans peur d’être assailli de cauchemars ou d’être assassiné… N’était-ce pas là son vrai chemin de vie ? Secrètement, Liuk avait rêvé de le revoir retourner au Palais du Couchant en prince victorieux… Mais pourquoi ? Pourquoi cette obsession ? Peut-être à cause de ces « chaînes » impériales dont avait parlé le prince, ces chaînes qui avaient structuré sa vie depuis sa naissance. Ou alors, il avait simplement craint qu’un jour Son Altesse s’envole vers un monde où lui n’avait pas sa place. Il n’en savait plus trop rien.

— « La vie est faite d’étapes », dit soudain Séliel. Liuk leva la tête, surpris. « T’es plus une Ombre ni un prince en fuite, mais un voyageur ordinaire aux yeux de poisson, c’est tout. C’est pas si mal, non ? »

Liuk battit des paupières. La manière simplifiée et désinvolte que Séliel avait de voir les choses l’agaçait d’ordinaire… mais, parfois, elle était rafraîchissante.

Avec une moue souriante, il approuva.

— « C’est pas si mal. Si les gens autour de moi étaient un peu moins rustres, ce serait mieux. »

Séliel le regarda de biais et, un instant, Liuk crut qu’il allait lui donner un coup avec son cahier. Puis l’homme du désert s’écarta de la table en disant :

— « Avec ton caractère de chien, pas étonnant que le bellâtre t’ait jeté dehors. »

— « C’est un coup bas, ça. »

— « Ouais. Ça t’a vexé ? », rétorqua Séliel. « Ben, viens. Je vais te montrer l’élégance des rustres quand ils ont affaire à un rustre qui se croit plus distingué. »

— « Tu ne veux quand même pas te battre avec moi ? », souffla Liuk en se levant à moitié, choqué.

Quand Séliel se retourna, l’amusement dans ses yeux fit frissonner Liuk.

— « Les épées, même en bois, ça parle plus que des piques sans intérêt. Et puis, à la Secte des Glaces, tu as bien gagné contre Rajeyl haut la main. »

— « C’était pas moi, c’était l’Ogre du Jeu ! », protesta Liuk en le suivant malgré tout à l’extérieur de la maison — les rayons du soleil l’éblouirent après tant d’heures passées à lire.

Sans l’écouter, Séliel annonça aux disciples du Poison qui s’entraînaient dans la cour en terre battue :

— « Les gars, on a une nouvelle recrue ! S’il vous plaît, traitez-le aimablement. »

Les trois adolescents eurent des sourires carnassiers. Lianli s’avança et plaça une épée en bambou entre les mains de Liuk en disant :

— « Bienvenue, l’érudit. Ça te fera du bien de bouger, tu verras. Plus on est de fous, plus on rit ! »

Liuk n’avait absolument aucune envie de rire.

110.4 Yelyeh et Zom

Son cœur battait plus vite que jamais. Zom sentait son ki de sang spiraler. Son esprit concentré veillait à suivre tous ses mouvements et à les comprendre.

D’après Yelyeh, la constitution de Sang-Immortel se fondait sur trois phénomènes. Premièrement, la structure des fluides était foncièrement différente de celle d’un humain ordinaire. Un Sang-Immortel n’avait pas de veines. Au lieu de ça, c’était le « ki de sang » qui apportait tout le flux nécessaire aux tissus du corps.

Deuxièmement, son corps était capable de fabriquer du ki de sang à partir de l’eau environnante. Enfin, non seulement il en était capable, mais, d’après Yelyeh, il aspirait constamment l’humidité de l’air, d’une manière bien plus marquée qu’un humain ordinaire. Cela expliquait pourquoi il se régénérait bien plus rapidement dans les lieux humides.

Et troisièmement, le ki de Sang-Immortel fluait à grande vitesse en suivant un système insolite de méridiens. Ceci expliquait apparemment ses réflexes et ses sens plus aiguisés que la normale. Sauf que c’était aussi cette vitesse et ces chemins de ki intriqués qui lui faisaient perdre le contrôle si souvent…

Dès les premières semaines passées dans la Forêt des Astres, il avait absorbé la sève de dizaines d’arbres et desséché une nappe d’eau. Les belles fleurs qui poussaient dans la clairière de la maison avaient été des premières à se faner. Zom s’était senti misérable. Ne pouvait-il qu’apporter mort et souffrance ? Yelyeh avait frappé son front du tranchant de sa main et lui avait dit :

— « Tu désespères vite, petit humain. Tu détestes ton pouvoir ? Tu as peur de nous faire du mal ? Idiot. Tu n’es rien à côté de moi. Et tu ne risques pas de tuer Yafel : c’est l’esprit de la Forêt des Astres. Tu devrais tuer chaque arbre et chaque plante qui pousse pour réussir un tel exploit, et encore, tu ne réussirais qu’à l’affaiblir. Si tu ne veux plus tuer d’arbres, entraîne-toi. »

En plein milieu de la Forêt des Astres, dans une maison que nul humain à part entière n’avait foulée avant lui, Zom était assis, les jambes croisées, sur l’herbe sèche, entouré de marmites remplies d’eau. Les yeux fermés, la respiration régulière, il essayait de rester calme.

Au début, plus il suivait les conseils de Yelyeh, plus il perdait son contrôle. À présent, après deux mois d’entraînement, il commençait à comprendre son propre corps.

La voix forte de la dragonne brisa soudain le silence.

— « Mm. Tu as l’air d’être plus à l’aise maintenant, je me trompe ? »

Zom ouvrit les yeux et les posa sur la jeune femme aux cheveux écarlates qui lui faisait face. En la voyant ainsi, personne n’aurait deviné sa vraie nature. Mais Zom, qui avait volé sur son dos de dragon, pouvait difficilement l’oublier. Il hocha la tête. Cela faisait trois jours qu’il n’avait pas eu de crise, même en faisant circuler son ki de sang pendant des heures.

— « Parfait. Cela veut dire qu’on peut passer à l’étape suivante. Lève-toi. J’ai entendu dire que, sur le Mont-d’Or, tu étais un fin chasseur. Alors… » Elle eut un sourire carnassier. « Partons chasser. »

Zom se leva aussitôt. Il se demanda ce que la chasse avait à voir avec son entraînement, mais l’idée de poser la question à voix haute ne lui passa même pas par la tête. Ses instincts lui conseillaient toujours de ne pas contrarier ou agacer la dragonne. Pourtant, il savait que Zangsa avait passé un an avec elle quand il avait son âge et qu’il avait survécu. Il savait aussi que, sans l’aide de Yelyeh, il n’aurait peut-être jamais compris comment contrôler son pouvoir. Jusque-là, il avait tâché de le contrôler en étouffant ses émotions et minimisant ses interactions. Et, pendant des années, il avait réussi à cacher ses crises à Elkesh et Fey-Youn. Cependant, d’après Yelyeh, ce n’était pas une solution : la preuve, c’est qu’il suffisait d’un choc, comme l’avait été sa rencontre avec le capitaine Youta, pour détruire ce faux-semblant d’équilibre qu’il s’était créé.

“Refouler, c’est se mentir à soi-même, et les mensonges n’attirent jamais les bonnes réponses”, lui avait dit Yelyeh. “Si tu comprends un dixième de ce que je te dis, finis ton assiette et va faire sécher la verveine ! Moi, je vais faire la sieste.”

Parfois, Zom avait l’impression que la dragonne et Yafel l’utilisaient comme séchoir… Enfin, il ne se plaignait pas. Yelyeh supervisait régulièrement son entraînement et apportait du gibier spirituel bien frais rien que pour lui ; Yafel, le fantôme, lui racontait des histoires sur les elfes et sur Zangsa et attendait toujours avec une patience bienveillante chaque fois qu’il hésitait à poser une question. Et, quand la dragonne partait pendant plusieurs jours, Yafel lui tenait compagnie, souvent en silence, et passait des heures, assis sur le rebord du toit de la maison, à regarder tantôt le ciel, tantôt les oiseaux, tantôt son jeune invité qui s’entraînait sans relâche. Cela lui rappelait un peu la paix de son foyer de Gnawoul. Ça le rendait un peu moins nostalgique.

— « Regarde-moi ça », chuchota Yelyeh, les yeux brillants d’étincelles écarlates.

Zom l’avait suivie à travers la forêt avec un bel arc que la dragonne lui avait offert — les flèches, il les avait fabriquées lui-même. À présent, tapis derrière un buisson, tous les deux observaient les mouvements autour d’un étang. Là, un élan s’abreuvait, le cou penché en avant, ses grands bois aplatis frôlant l’eau.

Comme Zom s’apprêtait à encocher une flèche, Yelyeh l’arrêta d’une main.

— « Attends une seconde. »

Quoi ? Pourtant, c’était le meilleur moment pour abattre leur proie. Si le vent tourbillonnait ne serait-ce qu’un instant et apportait à l’élan leur odeur, celui-ci allait vite décamper… Et, en effet, sa crainte se vérifia. Soudain, l’élan leva la tête et, de ses puissantes pattes, éclaboussant l’eau, il bondit puis disparut dans les fourrés.

— « Bah, c’était son jour de chance », dit Yelyeh en se levant. « Viens, Zom. »

Elle s’avança vers l’étang et s’arrêta. Le garçon la suivit, intrigué. Si elle l’avait mené jusqu’à cet étang, c’était peut-être pour pêcher du poisson ? Ils n’avaient pas de cannes à pêche. Ils en fabriquèrent et passèrent l’après-midi à attendre que les poissons mordent. Finalement, Yelyeh s’impatienta et partit chasser du gibier en disant : « je reviens : attends-moi ici ». Peut-être grâce à l’absence de son aura de dragonne, Zom réussit à pêcher pas moins de cinq poissons en moins d’une heure. Le soir venu, le ventre repu, tous les deux s’allongèrent pour regarder les étoiles.

— « Ah. Voilà qu’elle arrive », dit alors Yelyeh.

— « Elle… ? », répéta Zom, confus.

— « Héhé. La pluie d’étoiles. »

Alors, Zom vit des étoiles filantes traverser le ciel nocturne, de plus en plus nombreuses. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait une pluie d’étoiles filantes. Il y en avait une tous les ans dans les Plaines Centrales : la célèbre Pluie des Étoiles d’Été, qui marquait le début de l’automne. C’était donc déjà la fin de l’été…

— « Regarde l’étang », lui dit Yelyeh.

Comme si les étoiles filantes avaient réveillé quelque étrange pouvoir au sein de l’étang, celui-ci s’était mis à chatoyer de couleurs. Des volutes dorées, bleues, pourpres et vertes se détachaient de la surface de l’eau et zigzaguaient comme des tentacules. Zom se leva et recula. Qu’est-ce que… ?

— « Ça ne va pas te manger », le rassura la dragonne. « Cet étang est habité par un être marin spirituel spécial qui se réveille tous les ans, lors des pluies d’étoiles filantes. D’après mes recherches, ce serait une sorte de palourde sacrée enterrée au fond. Elle spiritualise l’eau avec son damné ki blanc et, plus on plonge, plus le ki blanc est puissant. À tel point que même moi, la Suzeraine des Cieux des Plaines, j’ai failli mourir en m’approchant. Du coup, malgré mes efforts, je n’ai jamais pu avoir une conversation avec cette créature. Mais, tu sais, j’aime bien regarder ce spectacle quand j’en ai l’occasion », avoua-t-elle, les yeux posés sur les volutes colorées. « C’est pourquoi j’ai renoncé à vaporiser l’étang avec mon feu. »

Était-elle sérieusement fière d’avoir été capable de se retenir ? Qu’elle ait eu l’idée de détruire un tel étang était déjà inquiétant. Mais… Zom s’assombrit tout en se rasseyant. Qui était-il pour juger ? Il avait lui-même saigné à mort plusieurs arbres centenaires…

La dragonne désigna du doigt l’autre rive de l’étang.

— « Mieux encore que les jolies couleurs : le ki spécial qui s’échappe de l’étang attire certains animaux de la forêt qu’on voit rarement tellement ils se cachent. Là-bas, tu vois ? C’est une licorne blanche. Son ki blanc dégoûte les bêtes pourpres, mais tu pourrais peut-être la chasser ? On dit que si un humain mange de la licorne blanche, ça ouvre son troisième œil. »

Zom lui rendit un regard choqué. Tuer une licorne était déjà mal vu, mais… Une licorne de ki sacré ? Diables… Yelyeh était-elle en train de tester son éthique de chasseur ?

— « Ah, et voilà un spectre des ombres ! », s’enthousiasma la dragonne. Zom essaya en vain de repérer la créature. « Ben dis donc. Ça faisait plus de cinquante ans que je n’en voyais pas. Ça en attire, des créatures, cette palourde ! Tu devines sûrement pourquoi, n’est-ce pas ? »

Zom détourna les yeux d’une nuée de papillons blancs qui virevoltaient sur le lac et, tout en guettant l’approche d’une espèce de lynx au pelage couleur sable, il secoua silencieusement la tête. Il se savait en sécurité grâce à Yelyeh et, pourtant, plus l’étang attirait d’animaux de toutes sortes, plus son anxiété s’intensifiait.

— « Ferme les yeux », dit alors Yelyeh.

Entouré comme il était de prédateurs de tout type, c’était la dernière chose que Zom voulait faire. Cependant, quand il croisa les yeux reptiliens de la jeune femme assise à ses côtés, il obtempéra aussitôt.

— « Perçois le ki. Fais-le circuler. Et tu comprendras. »

Heureusement, faire circuler son ki de sang était devenu presque un réflexe et il n’eut pas de mal à se concentrer. Il fut surpris, cependant, quand il constata le calme avec lequel son ki fluait. Avait-il été toujours aussi facile de contrôler son ki ? Jusqu’à présent, il avait eu l’impression d’essayer d’amadouer un tigre enragé. Mais ce tigre était, tout d’un coup, devenu paisible ? Se pouvait-il que le ki environnant soit capable de stabiliser son ki de sang ?

Zom ouvrit grand les yeux, stupéfait. Yelyeh sourit puis posa les mains derrière elle, levant les yeux vers le ciel nocturne que les étoiles filantes traversaient toujours. Zom se décida à rompre le silence.

— « Suzeraine… » Il l’appela ainsi par imitation d’un ogre qui était venu rendre visite à la dragonne il y avait quelques semaines. Celle-ci ne sembla pas s’en offusquer. Il reprit : « Ce ki étoilé, ce n’est pas du ki de sang, mais il m’aide quand même… Pourquoi ? »

Yelyeh haussa un sourcil.

— « Du ki étoilé ? Pas mal trouvé, comme nom. Mais la réponse est simple. Ce “ki étoilé” apaise et stabilise les flux énergétiques. C’est encore plus efficace quand l’énergie est homogène. Cette licorne blanche, ce spectre, et ces papillons… Comme toi, leur ki vital et leur ki interne est une même chose. Sur certains points, le comportement et la nature de ton ki ressemblent plus à ceux d’une licorne blanche ou même à ceux d’un spectre des ombres. »

Se voir comparé à une licorne ou à un spectre était, certes, surprenant, mais Zom ne se sentit pas insulté. C’était mieux que d’être traité de monstre par le capitaine Youta. Et puis, même s’il avait souhaité pendant toute sa vie être né comme un simple humain ordinaire, il ne détestait plus autant sa nature à présent. Après tout…

Les images d’Ayaïpa, puis de Zangsa, puis de Yelyeh défilèrent dans son esprit et il sourit intérieurement : ses sauveurs, qu’il admirait tant, n’étaient pas humains.

— « Suzeraine », fit-il alors. « Tu as déjà rencontré d’autres Sangs-Immortels, n’est-ce pas ? »

Autrement, comment aurait-elle su l’aider à contrôler son ki ? La dragonne fit une moue pensive.

— « Mm ? Non, tu es le premier. Ah », fit-elle, l’air de comprendre. « Désolée, je ne connais aucun Sang-Immortel. Tu devras les chercher par toi-même si tu veux en rencontrer. »

Zom réprima sa moue déçue et secoua la tête.

— « Je comprends. »

— « … ? » Yelyeh leva le tranchant de sa main et frappa son front. « Quand tu es déçu, montre-le, mon garçon ! Zangsa aurait boudé : “Quoi, à ton âge millénaire, tu n’as même pas croisé un seul Sang-Immortel ? Et gnagnagna…” Mais, râh, tout bien pensé, ne deviens pas comme Zangsa, Zom. » Elle sourit. « Heureusement, tu n’as pas une once de son caractère casse-pieds. En tout cas », reprit-elle plus sérieusement, « c’est peut-être la première fois que je vois un Sang-Immortel, mais j’ai déjà lu des textes sur le sujet. Et puis, les dragons rouges, nous sommes particulièrement perceptifs, surtout quand il s’agit d’énergies rares comme ton ki de sang. C’est pourquoi j’ai pu analyser ton ki et comprendre à peu près comment il fonctionne. Je n’entrerai pas dans les détails, mais, en somme, cet étang est un havre de paix pour des constitutions comme la tienne. Malheureusement, ce ki étoilé disparaîtra à l’aube. Alors », dit-elle en se levant, « reste ici profiter de cette rare opportunité. Si tu arrives à faire circuler ton ki pendant toute la nuit… » Elle marqua une pause, puis elle eut un sourire et affirma : « Demain, tu auras sûrement fait d’immenses progrès. Qui sait, tu seras peut-être même prêt pour pouvoir retourner chez toi ? »

Était-elle… sérieuse ? Yelyeh lui tourna le dos en levant une main et en ajoutant :

— « Je vais aller chasser les opportunistes qui guettent l’étang : alors, tu n’as pas à t’inquiéter de ta protection. Mais si tu t’endors comme un certain renard qu’on connaît… je te ferai rôtir à petit feu pour le petit-déjeuner. »

Zom ravala sa salive face à sa menace. Il était presque certain que ce n’était qu’une menace en l’air, mais il n’empêche que, pour une dragonne comme elle, il n’était guère plus grand qu’un lapin. Et, malgré tout, elle l’avait mené à cet étang sacré juste durant la Pluie des Étoiles d’Été. Elle avait expressément pensé à lui. Et elle était même prête à veiller sur lui.

Les mains de Zom tremblèrent un peu. Puis il prit son courage à deux mains et dit :

— « Je… vais faire de mon mieux. Merci. »

Ho ? C’était la première fois que ce garçon taciturne la remerciait. Yelyeh se retourna et croisa le regard ardent d’honnêteté de Zom. Hé. Les humains étaient parfois si décevants qu’il était facile d’oublier qu’ils avaient aussi de très bons côtés. Yelyeh sourit à cette pensée puis hocha la tête.

— « Ha ! Petit humain. Je suis une dragonne généreuse : demain, je te laisserai l’honneur de me remercier autant que tu veux ! Sur ce. »

Se transformant, la dragonne rouge déploya ses puissantes ailes et s’envola pour faire le tour du lac. Cela fit déguerpir plus d’une pauvre créature terrifiée. Mais, voyant que la dragonne ne menaçait que les prédateurs, la plupart ne tardèrent pas à revenir s’assoupir paisiblement auprès de l’eau. Cette année-là, la nuit de la Pluie d’Étoiles d’Été autour de l’étang de la Palourde Blanche se déroula placidement sous l’œil vigilant d’un dragon.

110.5 Zaïraba et Shuyeh

À pas feutrés, je sortis des buissons et débouchai dans une petite vallée où une rivière s’écoulait joyeusement. J’allai boire une gorgée de cette eau claire qui courait. Puis je levai la tête en entendant un bruit et dressai les oreilles.

Faute de travail du côté des chamanes, j’avais accompagné Irami dans une mission d’escorte, et nous avions quitté Gnawoul avec une ébéniste de Shinbi passionnée d’arbres-démons. Nous étions parvenus dans les Montagnes Perdues sans encombres. Lors d’une des longues pauses que notre cliente prenait pour ses observations, j’avais enfin décidé d’aller rendre visite à Shuyeh et à mon père. L’année passée, ils s’étaient installés non loin de cette rivière, un peu plus haut sur le versant.

Il y eut un rire. Ce n’était donc pas mon imagination : quelqu’un me guettait. Bientôt, on entendit un autre rire. J’avais comme l’impression qu’on se moquait de moi. Je n’étais donc pas seulement devenu la risée des renards mais aussi celle des autres bêtes pourpres de la zone ? J’avais bien fait de laisser Ayaïpa dans le pavillon avec Naganaga et Shiawkoun…

Et zut. Je fis demi-tour. Je n’étais plus d’humeur à continuer.

“Mon fils.”

Je tressaillis en entendant la voix mentale de mon père. Je levai la tête vers un rocher en amont de la rivière. Un majestueux renard blanc à trois queues me regardaient fixement. Les yeux fuyants, je fis plusieurs tours sur moi-même.

“Qu’est-ce que tu fais, Zangsa ? On dirait une poule ayant perdu un ver de terre.”

Sa pique indirecte finit d’attiser mon courage. Je fusai vers lui puis m’arrêtai, pattes écartées, lui faisant face.

“Je me fiche bien d’être la risée de tout le monde. Ayaïpa est ma disciple et cela ne changera pas. Si ça te pose problème, dis-le.”

Mon père dardait des yeux pensifs sur moi. À ce moment, Shuyeh apparut, sa fourrure blanche immaculée, et m’apercevant, il dévala le versant en criant, tout extasié, dans la langue des renards :

— « Zangsa ! Grand frère ! Tu es de retour… ! »

En arrivant, il parut remarquer la tension dans l’atmosphère et il se tut avec une grimace, l’air de comprendre tout de suite de quoi il retournait.

Mon père agitait calmement ses trois queues.

— « Cette poule », dit-il, me faisant frémir, « elle a l’air intelligente. C’est la première fois que je vois une poule spirituelle qui parle. Puisque tu l’as prise comme disciple, assure-toi de bien la protéger. Si un autre renard que toi la mangeait, ça, ce serait la vraie honte pour toi. »

Ses paroles me déboussolèrent un moment. La « vraie honte » ? Voulait-il dire par là qu’accepter une poule comme disciple n’était pas une raison d’avoir honte ? Avait-il vraiment approuvé ma décision ? J’étais presque embarrassé d’avoir pensé que Zaïraba le Grand Renard Blanc se laisserait affecter par les qu’en-dira-t-on. De fait, c’était moi qui m’étais fait tout un monde et avais repoussé notre rencontre toujours à plus tard.

J’affichai alors un sourire de renard.

— « Rassure-toi. J’ai l’intention d’apprendre à Ayaïpa les bonnes techniques de cultivation pour pouvoir se défendre des renards ordinaires. Un jour, elle arrivera même peut-être à te battre, qui sait. Ce serait la vraie honte pour toi, Père. »

Celui-ci leva les yeux au ciel, et Shuyeh éclata d’un rire de renard.

— « J’aimerais bien pouvoir la rencontrer un jour, grand frère ! Mais j’hésite : si je la vois et que je la trouve sympathique, je n’oserais peut-être plus manger de poules de toute ma vie. »

Il était vraiment embêté. M’asseyant sur mes pattes, je lui rendis son sourire.

— « Ton cœur est plus tendre que celui de ma disciple, Shuyeh. Mais je dois t’avouer : à présent, quand je chasse des poules sauvages, avant de leur tordre le cou, j’ai tendance à leur demander si elles parlent. »

— « Mon fils… », soupira Zaïraba, l’air de ne pas vouloir en entendre davantage sur mes étranges manies.

Un grand merle pourpre pépia alors du haut de sa branche et, avec mes sens de chamane, je crus deviner sa phrase : “Son prochain disciple, ce sera une souris !” On rit dans les fourrés.

Je haussai mentalement les épaules. Ces bêtes pourpres timides qui se tapissaient dans les sous-bois pouvaient rire autant qu’elles le voulaient. Cela n’affectait en rien ma relation avec ma chère disciple.

Malgré son corps trois fois plus grand que le mien, Shuyeh gambada autour de moi comme un renardeau.

— « Zangsa ! Tu es venu ici pour longtemps ? Quelques heures ? Vraiment, que quelques heures ? Non ! Avant que tu partes, il faut qu’on chasse ensemble ! Et il faut que je te raconte mes aventures avec le bouc des neiges que j’ai sauvé cet hiver ! »

— « Tu as sauvé un bouc ? Tu ne l’as pas mangé ? », m’étonnai-je.

Notre père me fixa du regard en disant :

— « Où crois-tu que ton frère a pris cette manie ? C’était un bouc sur le point de perfectionner son noyau pour devenir un grand bouc pourpre. Ton frère l’a protégé pendant le processus de transformation. »

Sérieusement ? Une telle transformation était atypique, surtout chez les herbivores, mais, quand elle arrivait, toute la zone était chamboulée par l’arrivée potentielle d’une créature puissante capable de changer l’équilibre. Sentant une grande source soudaine d’énergie pourpre, les prédateurs se ruaient comme un essaim. Certaines créatures un peu malignes attendaient patiemment les dernières étapes de la transformation pour dévorer la bête et se gorger de son ki. Et, dans ces circonstances, pour quelque raison, Shuyeh avait décidé d’aider le bouc et de le protéger. Cela n’avait certainement pas été tâche facile.

Tout en l’écoutant me raconter son aventure, je ne pus m’empêcher de sentir un élan de fierté. Mon petit frère… était en voie de devenir un grand renard blanc comme mon père, au cœur plus tendre que celui-ci.

— « Mais, Shuyeh », dis-je, « pourquoi exactement as-tu décidé de protéger ce bouc ? Il est sûrement devenu plus puissant que toi, à présent. »

— « Héhé. Précisément pour ça », répondit-il, clignant un œil. « Ce bouc me défendra si, un jour, j’en ai besoin. C’est la tactique du “fais des amis puissants et tu deviendras le roi”. »

Je demeurai figé à ces paroles. Et mince. Il me fallait rectifier : mon petit frère avait l’esprit encore plus rusé et plus tordu que mon père. Je théâtralisai :

— « Cela veut dire que tu m’oublieras, petit frère, puisque je ne suis qu’un faible renard à moitié humain… Mon cœur est brisé. »

— « Heeeein… ? Non, grand frère, jamais ! », s’alarma Shuyeh. « Même si tu n’étais pas plus fort qu’une souris, tu serais quand même mon frère ! »

Euh… Face à une telle affection inconditionnelle, j’étais censé me sentir flatté, n’est-ce pas ?

110.6 La guilde d’Arvian et de Houshout

Arvian était assis au bureau du vice-maître de la guilde chamanique. Des mèches couleur paille s’échappaient de sa queue de cheval. Ses yeux se fermaient de fatigue. Sa main lui faisait mal de tant manier la plume.

— « On ne finira jamais », fit-il, étirant les bras sur la table. « Combien de gens nos prédécesseurs ont-ils trompés ? C’est hallucinant… »

— « Je ne sais pas pour Tagabal, mais Aysen était tout sauf fainéant », soupira Houshout. « Même quand nous étions disciples, il travaillait dur. Charlatan ou pas, c’était un acharné du travail. »

— « À ce rythme, on va devoir fermer la guilde. »

C’était dommage : Arvian était sincèrement tombé sous le charme d’Osha. Il aimait son climat, les champs et les bois qui l’entouraient, le lac, et les montagnes des Cent-Pics. Il aimait aussi ses rues un peu labyrinthiques et les touches traditionnelles des édifices qui marquaient la zone nord et se différenciaient des motifs impériaux classiques. Son maître Rabiyamoun lui avait dit une fois qu’il avait passé des années de sa vie au nord, dans les Montagnes Perdues. Arvian avait souhaité pouvoir en faire autant. Et sa position de vice-maître de la guilde, un peu tombée du ciel, l’avait immédiatement séduit. Il pouvait, certes, toujours reprendre sa vie de chamane indépendant, mais, après trois mois passés à bavarder avec ses confrères de la guilde et à mettre de l’ordre dans les papiers, cela l’aurait attristé.

— « Fermer la guilde ? Jamais », dit alors Houshout avec détermination. Et il sourit. « Mon idiot d’ami a peut-être été banni d’Osha pour de bonnes raisons, mais je pense toujours que son objectif de base était noble. Il s’est juste trompé pour tout le reste. Si je dois prendre la relève, je ne vais pas suivre sa feuille de route. Ce qu’il nous faut, c’est une guilde nouvelle. Je veux qu’elle soit moins contraignante pour nos membres et pour nous-mêmes, mais qu’elle soit là pour tous nous unir. Je n’espère pas qu’ils partagent leurs arts secrets chamaniques, mais au moins qu’ils se sentent libres de partager leurs conseils et leurs problèmes. Si la bureaucratie était réduite à l’essentiel, quelle libération pour tout le monde ! Et plus nos membres seront à l’aise, plus ils auront intérêt à être honnêtes dans leur travail, et moins il y aura de chamanes profiteurs dans nos rangs. Si l’on pouvait créer une organisation plus familiale qui ne tombe pas à la moindre tempête, même si ses financements sont maigres, ne serait-ce pas là une bonne chose ? »

Arvian le regarda, envouté, mais secoua la tête.

— « Évidemment. Mais », dit-il, avec emphase, « il faut s’assurer de pouvoir payer les cotisations à la guilde chamanique centrale de la Cité Impériale. Tu ne songes tout de même pas à couper les ponts. »

— « Si, un peu, peut-être ? », répondit Houshout, lui arrachant une mine stupéfaite. « Hé. Je rigole, mon cher vice-maître. Je sais que je n’ai pas le pouvoir de me mettre à dos ces faux chamanes. Si seulement les Immortels de l’Alliance pouvaient nous donner un coup de main pour éloigner tous les inspecteurs et les collecteurs d’impôts ! Mais ils sont venus et repartis comme l’éclair. Je n’ai même pas eu l’occasion d’en voir un. C’est désolant. »

Arvian se rappela que Houshout ignorait toujours que Zangsa était un cultivateur. Or, apparemment Zangsa avait travaillé comme assistant pour Houshout pendant deux jours. Si le maître-guide avait su qu’un Immortel avait été si près de lui… Hé. Non pas que Zangsa réponde à l’image que l’on se faisait d’un Immortel.

Comme maître-guide et vice-maître continuaient à travailler face à face autour du bureau, Arvian se prit à penser que son supérieur direct était un homme bien étonnant. On aurait dit un ours bienveillant toujours calme qui n’avait pas ouvert un livre de sa vie et, pourtant, il travaillait d’arrache-pied pour retaper la guilde, au milieu de cahiers, de registres, de factures et de documents variés. Et ce qu’Arvian appréciait particulièrement, c’était cette attitude à reconnaître les inquiétudes et les désirs des gens. Il savait respecter ses confrères. Et il savait gagner leurs cœurs.

La guilde que Houshout avait à l’esprit était peut-être vouée à l’échec, qui sait, mais Arvian sentait qu’il n’aurait pas voulu travailler sous son aile si ses rêves avaient été moins audacieux. Avec un peu de chance, il n’était pas le seul à éprouver ce sentiment.

110.7 Couleur de la Bonne Foi

Année 3540…

C’était à nouveau ce cauchemar. Elle était là à se balancer au vent, la tête en bas, ses deux pattes attachées à une corde, impuissante. Les branches des arbres crissaient dans l’étroit canyon. En contrebas, elle entendait des sifflements de bêtes et des chants à glacer les sangs. Elle était terrifiée.

Non… Non… Ce n’était qu’un cauchemar… N’est-ce pas… ? Autrement, la vieille humaine souriante qui l’avait sauvée, le tigre vert qui léchait ses plumes pour la consoler, la taupe bruyante, et l’oiseau timide qui lui montrait les recoins avec les meilleurs vers de terre… Tout n’avait-il été qu’un rêve qu’elle avait créé pour échapper à sa misérable réalité ? Était-elle condamnée à mourir sans savoir pourquoi, attachée à cette corde, abandonnée et oubliée de tous… ?

Un sanglot la secoua. De chaudes larmes emplirent ses yeux. Et une voix la tira de son sommeil.

— « Ayaïpa ! Ayaïpa ! Que t’arrive-t-il, ma poule ? Un cauchemar ? »

C’était Maîtresse. Elle était bien là, devant elle, à s’inquiéter. Heureusement.

Ayaïpa se dressa sur ses pattes, reniflant bruyamment.

— « Maîtresse ! »

— « Allons, allons. Qu’as-tu donc rêvé ? »

— « … » Ayaïpa se creusa les méninges puis avoua, un peu gênée : « Je ne me rappelle plus très bien. »

À part le fait qu’elle s’était sentie abandonnée… La main ridée de sa bienfaitrice ébouriffa ses plumes.

— « Alors, n’y pense plus et ne pleure plus : aujourd’hui, c’est un jour spécial. »

— « Un jour spécial ? Pourquoi, Maîtresse ? »

À ce moment, un énorme tigre vert se glissa auprès d’elle. Ayaïpa sentit les longues moustaches du félin contre ses plumes et elle caqueta en riant :

— « Tigroulet ! Tu as bien dormi ? »

Le tigre ronronna. Et la vieille cultivatrice hocha la tête.

— « Oui, un jour spécial, Ayaïpa. Tu as oublié ? C’est le jour du Festival de l’Été. Le jour où tu as mis pour la première fois les pattes dans la Maison des Bêtes. Et le jour où tu m’as demandé de te donner un nom. Alors, Ayaïpa, “Couleur de la Bonne Foi”… » Elle sourit. « Bon anniversaire. »

Le premier jour où elle avait eu un nom… Alors, un an était déjà passé depuis. Et Maîtresse s’en souvenait. Elle avait pensé à elle. Le cœur d’Ayaïpa fondit comme du beurre et ses plumes rouges virèrent au roux.

— « Maîtresse ? C’est quoi, un anniversaire ? »

— « Houhou… Si tu ne sais pas ce que c’est, raison de plus pour te montrer un vrai festin. Allons avertir les autres. »

— « Kôk ! Un festin ? », répéta Ayaïpa, la suivant d’un pas énergique hors de la maison avec Tigroulet.

Elle s’imagina un banquet de vers de terre. Elle salivait déjà.

110.8 Elles sont trop vertes

Année 3528, Zangsa à sept ans…

— « Zangsa ! Zangsa ! », s’écria Shuyeh dans la langue des renards. « Y’a encore des mûres ! Plus en bas ! Regarde ! »

Mon tout jeune frère sautait sur place, tout content. Foulant la terre de mes quatre pattes, je le rattrapai pour aller voir. Des ronces poussaient sur le haut d’un ravin, dans une pente rocheuse très escarpée, et les mûres dont parlait Shuyeh étaient bien noires et bien belles. Pourtant, quand j’essayai de m’approcher, ma patte dérapa. Un instant, je crus que j’allais culbuter dans le vide. Ma vie, pour des mûres… Il était hors de question que je meure comme ça ! Heureusement, je réussis à reculer et, le cœur encore battant, j’arrêtai Shuyeh de mon museau.

— « Rentrons. Il est tard et Mère s’inquiète sûrement. »

— « Quoi ? Mais… et les mûres ? »

— « Je les ai regardées de plus près, et ça vaut pas le coup. »

— « Quoi ? Pourquoi ? », protesta Shuyeh.

Je m’éloignai et, mû par ma fierté de renard, je mentis :

— « Elles sont trop vertes. »

Je ne vis ni perçus le sourire moqueur et soulagé du grand renard blanc à trois queues qui, abandonnant un lièvre de l’autre côté du grand ravin, s’était apprêté à sauter dans le vide pour sauver son fils trop aventureux… Il soupira, reposa son pied et… le rocher céda.

Quand, le soir, nous le vîmes rentrer dans la chaumière, sous sa forme humaine, le visage tout égratigné, ma mère souffla, inquiète :

— « Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? »

Mon père posa deux lièvres chassés sur la table puis un sac empli de mûres bien noires et, alors que Shuyeh s’exclamait de ravissement, il répondit, croyant cacher son embarras à la perfection :

— « Je suis juste tombé… sur un chat sauvage. »

Il mentait pire que moi.

110.9 Ô Saryila, Belle des Glaces

Le Prince Rajeyl soupira. Son expiration s’éleva en volute de vapeur dans l’air glacé. Assis sur le banc du Petit Pavillon Céleste surplombant la Secte des Glaces, son regard se perdait dans la brume lointaine qui flottait sur la Forteresse.

Cela faisait des mois qu’ils étaient revenus de leur « escapade » à Osha. Les journées passées à voyager en compagnie de Saryila lui manquaient déjà. À présent, à présent… Ah, à présent… ! Rien que le souvenir de sa silhouette gracieuse serrait son cœur douloureux.

Il leva une main gantée au-delà de la balustrade rouge, au-dessus du précipice à ses pieds et récita :

Ô belle étoile qui brillait
Comme le soleil à mes côtés,
Mon amour, où es-tu passée ?
J’entends toujours les cris de joie,
Nos pas silencieux dans les bois,
Et ta si douce, douce voix…
J’attends, toujours l’espoir heureux,
Dans le nid qui t’a vue grandir,
Séduit par la neige et les cieux
Qui t’ont ainsi fait s’épanouir.
Ô Saryila, si je pouvais
Seul’ment te voir et t’écouter !
Je t’imagine, là, solitaire,
Entourée de statues glacées,
Lisant les mots de ton ancêtre
Et apprenant tous ses secrets.
Et malgré tout, âme égoïste !
Me voilà qui désire tout :
Te regarder, te voir renaître,
Te consoler, te voir voler.
Ô Saryila, Suprême aimée !
Ne dit-on pas que le flocon
Est la plus belle fleur qu’il y ait ?

Il se tut, et le silence s’était à peine installé à nouveau dans le Petit Pavillon Céleste quand une voix derrière lui fit :

— « Voilà des vers bien dramatiques, Jeyl. »

Rajeyl sentit son cœur bondir. Il se retourna et vit la Suprême des Glaces, debout, à l’entrée du kiosque. Six mois s’étaient écoulés depuis qu’elle était entrée en réclusion pour lire et appréhender un à un les cahiers laissés par Melluga, la Fondatrice de la Secte des Glaces. Saryila était-elle à présent plus proche de réaliser ses rêves ? Avait-elle saisi les secrets du feu glacé ? Se sentirait-elle plus à l’aise, à présent, et plus confiante ? La lueur qui brillait dans ses yeux semblait le confirmer. Rajeyl sourit. En tout cas, elle était toujours aussi belle et toujours aussi douce dans sa froideur naturelle.

Il tendit une main vers elle, pris la sienne, qu’elle offrait, et dit :

— « Depuis quand es-tu sortie ? »

Saryila eut un sourire.

— « À l’instant. Tu es la première personne que je vois en six mois. »

Elle n’avait même pas pris le temps de se changer ni de manger. Rajeyl en fut profondément touché. Il s’approcha et déposa un baiser sur son front pâle puis demanda :

— « Tu n’as pas eu froid, enfermée dans cette salle de glace ? »

— « Pas du tout. Je suis une Lancière des Glaces. »

Rajeyl ne put s’empêcher de sourire à sa réponse honnête et dénuée d’arrogance.

— « Mon doux flocon de neige est plus fort qu’un dragon. »

— « J’ai quand même des limites », assura-t-elle. « Manger des pilules nourrissantes pendant six mois, c’est mortellement ennuyeux. Alors, Jeyl, partagerais-tu un repas avec moi ? »

— « Tous les repas que tu désires. »

— « Dans ce cas… »

Sans prévenir, la Suprême des Glaces dégaina sa dague, se pencha et grava ces mots à même le sol du kiosque : « Demain, la Lance des Glaces reviendra chez elle. » La lame de la dague flamboyait de bleu.

Rajeyl souffla, incrédule. Était-ce… du feu glacé ? Cela voulait-il dire que la Suprême pensait avec toute confiance pouvoir brandir la lance que Yelyeh avait plantée au sommet du Croc ? Tiraillé entre l’inquiétude et l’admiration, il contourna les mots gravés puis prit doucement la main de Saryila, alors qu’elle venait de rengainer la dague.

— « Es-tu complètement sûre ? », demanda-t-il. Si jamais le feu glacé de la lance la brûlait…

Ils croisèrent un regard. La Suprême serra sa main et sourit.

— « Je n’ai jamais été plus sûre. »

Le cœur de Rajeyl se mit à battre plus vite. La confiance qu’elle irradiait, et sa beauté, sa vertu, sa détermination… Ses pommettes rosirent brusquement.

— « Hum. Jeyl ? »

— « … Comment ? Pardon, tu as dit quelque chose ? »

Saryila roula les yeux, puis elle l’attrapa par la taille.

— « Allons manger. »

Sans le lâcher, elle s’élança dans l’étroite pente de glace qui descendait jusqu’aux remparts ; elle bondit et glissa comme sur du gel le long de la falaise, sortit de la forteresse et dépassa le Lac de Glace. Pantois, Rajeyl retrouva enfin sa voix et cria :

— « Saryila… ?! Où est-ce qu’on va ? »

— « J’ai envie de manger dans un restaurant célèbre des Villages des Eaux. »

Quoi ? Ils allaient descendre toute la montagne du Croc de Glace rien que pour manger ?

— « Mais… ta manière de prévenir les autres… »

— « Un message gravé avec du feu glacé, n’est-ce pas le meilleur des messages pour notre secte ? Et puis, je n’ai pas envie d’être criblée de questions aujourd’hui. Une petite escapade entre nous, c’est tellement mieux. » Sous le regard éberlué du prince, la Suprême émit un rire. « Ne voulais-tu pas me “voir voler” ? »

À ces mots, Rajeyl ne put que rire à son tour. Mais, par tous les dieux, il aurait bien aimé pouvoir voler à ses côtés, et non être porté comme un sac de pommes de terre…

110.10 Le jeu de Shiawkoun

— « Qui veut jouer ? », demanda Shiawkoun à la cantonade.

— « Moi, je veux jouer ! », dit Naganaga.

— « Moi aussi », fis-je sans trop savoir de quoi il retournait.

Un temps après, nous étions tous assis en cercle sur l’herbe ensoleillée face à la maison du Pavillon du Nuage Doré. Shiawkoun annonça :

— « Je vais dire un truc et vous devez tous répondre du tac au tac et dire à quoi ça vous fait penser. Je commence. C’est blanc et c’est beau. »

Je répondis aussitôt :

— « Mon petit frère Shuyeh. »

— « Un papillon ! », dit Naganaga.

— « Une gousse d’ail », fit Ayaïpa. « C’est beau, c’est blanc, et c’est bon ! »

Bon, mon œil… Je grimaçai. Puis nous nous retournâmes vers Irami. Sonju, qui s’était pourtant dissimulé dans sa corne blanche pour ne pas participer, était réapparu, l’air intéressé par notre jeu. Peut-être espérait-il que son disciple répondrait : la Corne de Sonju. Cependant…

— « Un… nuage », dit enfin Irami.

Il fallait s’y attendre. Shiawkoun rit.

— « Tu m’as enlevé le mot de la bouche ! À toi de poser une question, Zangsa. »

— « Mm. Quand ça s’en va, ça vous énerve », énonçai-je. « Pour moi, c’est Irami, quand il part sans avertir. »

— « Un papillon ! », lança Naganaga, levant la main.

— « Encore ? », dis-je.

— « Mm, mm… », réfléchit Ayaïpa. « Le soleil, quand il met longtemps à revenir, en hiver. »

— « Un bâillement », dit Shiawkoun. « Quand il s’en va sans être vraiment arrivé. »

J’aurais bien voulu voir un dragon rater un bâillement…

Nous nous tournâmes vers Irami. Celui-ci hocha la tête et répondit :

— « La compréhension. »

C’était profond. Naganaga posa alors son défi, écartant les bras :

— « Un truc qui fait pijou-pijou, puis tacapah-tacapah, et ça fait rire. Qu’est-ce que c’est ? »

C’était mal parti : les règles du jeu semblaient avoir changé. S’agissait-il d’une énigme ?

— « Un crapaud ? », dis-je.

— « Non. »

— « Une pierre qui dévale une pente pleine de cailloux », suggéra Ayaïpa, précise.

— « Non plus ! »

— « Un papillon ? », fit Shiawkoun à court d’idées.

Naganaga éclata de rire en secouant la tête. Puis Irami dit :

— « La pluie ? »

— « Oui ! », s’enthousiasma la petite oyonoki. « Irami a deviné ! »

Il n’y avait que lui pour deviner un truc pareil…

— « Haha, puisqu’on en est aux énigmes », dit Shiawkoun, « dites-moi, quel est le serpent-sage le plus magnifique de la terre ? »

Naganaga et moi lui envoyâmes un regard désabusé. Je me levai et commençai à retrousser mes manches en disant :

— « C’est pas tout ça, je vais aller distiller mes abricots… »

— « Moi, je vais aller manger mes vers de terre », dit Ayaïpa.

— « Quoi ? », protesta le dragon divin. « Attendez, les amis… ! Attendez… ! »

De gauche à droite, à commencer par la première rangée : Saryila (Suprême des Glaces), Prince Rajeyl, Liuk ; Naganaga, Ayaïpa, Zangsa, Yelyeh ; Séliel, Zom, Irami, Tazkadorafan (Ogre du Jeu) ; Ceyra, Za-Urala (Sage Campagnarde), Mahou (Prêtresse du Plateau), Yo-hoa, Lianli ; Belbey, Békap, Ak-Baé Tang, Zaïraba (Père de Zangsa) ; (sur la véranda) Borbo, Shuyeh (Petit frère de Zangsa), Maître Ryol, Maître Zéligar ; Shiawkoun.