Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Une’ fois chassée la peur
Du vautour qui nous guette,
On voit le ciel immense
Au-dessus de nos têtes.
Et la souris qu’on mange…
Comme elle est plus replète !
Zangsa
*
De la pointe de mon ombrelle, je tapotai distraitement une pierre ronde située juste à la limite de la formation runique qui distordait l’espace et dissimulait le Pavillon du Nuage Doré.
Grâce à ma perception amplifiée par le parapluie, j’avais compris quelle était la « clef » pour entrer dans la formation. Mais, pour l’utiliser correctement, il me fallait réviser mentalement tous les pas à suivre pour n’en rater aucun.
Cela faisait au moins une demi-heure que j’étais là, accroupi sur l’herbe, tapotant la pauvre pierre, quand l’un de mes spectateurs s’impatienta et grommela :
— « C’est pas tout ça : prends ton temps, Zangsa. Nous, on va aller préparer le repas. Tu viens, Naganaga ? On va faire une tarte aux cerises. »
J’entendis à peine Lianli tellement j’étais concentré. Ce n’est que longtemps après que je me relevai et constatai qu’Elkesh, Lianli et Lumyoun étaient retournés dans la chaumière avec Ayaïpa et Naganaga.
Avant même qu’Irami et moi soyons arrivés à Gnawoul, les trois des Jardins avaient déjà fêté leurs retrouvailles. Un père retrouvant sa fille et son fils après treize ans… ça avait dû émouvoir plus d’un villageois. Quant à Izahi, sa nièce, elle était partie à Shinrossa, dans la Province d’Argile, retrouver le reste des survivants des Jardins : elle avait apparemment été très chamboulée de découvrir que la Maison des Parfums et sa maîtresse, qu’elle avait servie pendant si longtemps, avaient été directement impliquées dans le massacre de sa famille. Sa propre implication dans les récents événements l’avait frappée comme « une pluie de dards empoisonnés », d’après Lianli, et, toujours d’après elle, la jeune femme méritait qu’on lui donne une deuxième chance… Il s’avérait que la famille était l’un des points faibles de l’impitoyable Impératrice des Poisons.
— « Alors ? », demanda Fey-Youn.
Irami et Fey-Youn étaient les seuls à être restés auprès de moi. Mon ami s’était assis et méditait, indifférent au passage du temps ; Fey-Youn, lui, attendait depuis le début, un éclat d’émotion dans les yeux. Le vieil héritier des Gu-Lian était sûrement impatient de revoir enfin ce pavillon dont ses ancêtres avaient pris soin et qu’il n’avait pu voir qu’une fois, étant petit.
J’esquissai un sourire.
— « J’ai enfin mémorisé la clef. Je vais rentrer. »
— « Je t’accompagne », dit Irami en se levant.
Quelqu’un d’autre m’aurait dit ça, je lui aurais ri au nez : qui donc était capable d’entrer dans une telle formation juste en copiant mes mouvements ? Mais, si c’était Irami, il en était probablement capable. Je le prévins, cependant :
— « Si la formation te rejette, je ne vais pas revenir te chercher. »
— « Je te suis », répliqua-t-il tout simplement.
Sous le regard empli d’espoir de Fey-Youn, je posai un pied sur la pierre ronde, puis je m’élançai.
La clef runique consistait en une série de mouvements qui suivaient un chemin précis et une vitesse tout aussi précise. Là, je posai la pointe du pied, puis je bondis au-dessus d’une barrière de ki invisible, puis je fis un pas de côté, tournai sur moi-même, m’arrêtai, me baissai, avançai, puis me redressai. La clef n’était pas bien longue ni vraiment difficile à exécuter pour peu qu’on sache percevoir le ki alentour, mais elle requerrait une précision qui ne pouvait pas s’inventer. Sans l’ombrelle, je n’aurais jamais réussi à deviner le chemin.
Enfin, je levai un poing imprégné de ki et frappai l’air, qui ondula. Alors, l’image des arbres aux feuilles dorées se dressant devant moi se dilua comme de la peinture à l’eau. Je m’empressai d’avancer pour laisser passer Irami à l’intérieur de la formation. Mes yeux se posèrent aussitôt sur le paysage qui nous faisait face.
L’espace à l’intérieur du cercle runique était plus vaste que je ne l’avais imaginé.
— « Oho ! Nous y voilà enfin », dit Sonju.
Nous nous trouvions au pied d’un plateau fortifié avec des murs couverts de plantes grimpantes. Une pente pleine de buissons menait à un portail aux battants manquants : je retrouvai ses vieilles planches en bois à moitié enterrées.
Irami et moi franchîmes le portail. À quelques mètres, un magnifique chêne poussait en plein milieu du chemin. Je posai une main sur son tronc. J’avais rarement vu un chêne aussi gorgé de ki doré. Se pouvait-il qu’il s’agisse d’un chêne spirituel ? Même la terre regorgeait de ki doré. À présent, je comprenais pourquoi Sonju disait que cet endroit était bon pour l’entraînement d’Irami. En fait, n’importe quel cultivateur de ki spirituel l’aurait trouvé parfait pour entraîner ses arts internes.
— « Sonju, petit coquin, tu as choisi un havre de ki pour installer ton pavillon ? », lui lançai-je.
— « Humph… Avançons, avançons », répliqua le Fondateur des Nuages depuis sa corne. « Il est bien trop tôt pour s’étonner. »
Nous traversâmes l’herbe haute. Un peu plus loin, se dressait un vieux bâtiment en bois, au style rappelant les plus vieilles demeures impériales, avec son ample véranda et sa toiture pentue qui, au bout, se recourbait vers le haut. Les fenêtres ajourées et les portes coulissantes avaient depuis longtemps disparu et les planches de l’intérieur avaient été endommagées par le temps et la pluie.
— « Qu’est-ce que… ? », fit soudain Sonju.
Je lui jetai un coup d’œil. Dans sa corne, le vieux cultivateur s’était mis debout, l’air interdit.
— « Qu’y a-t-il, Maître Sonju ? », s’enquit Irami.
— « Ce bâtiment n’était pas ici avant », expliqua le Fondateur des Nuages. « Ici, j’avais planté un nougadier. »
J’eus un sourire en coin.
— « Hoho, on dirait que c’est le fondateur de ce pavillon qui s’étonne le plus. »
— « Sais-tu seulement ce qu’est un nougadier, jeune ignorant ? »
— « Non », avouai-je.
— « Bien sûr que non : c’est un arbre aussi rare que l’Arbre Vertueux de votre académie ! Je l’avais planté là, juste où se trouve ce bâtiment : c’était le seul pré assez grand et assez éloigné du petit bois de bambous et de la falaise : c’était l’endroit idéal ! Après huit siècles, il aurait dû devenir un grand arbre spirituel et offrir une ombre épaisse et mirifique sous ses belles fleurs qui se renouvellent du printemps jusqu’à l’automne… Son jeune tronc était déjà haut comme ça la dernière fois que je l’ai vu », dit-il et, au sein de la Corne des Nuages, il créa l’illusion de ce nougadier : à peu près haut comme lui, le jeune arbre avait un bois très sombre, des feuilles longues et éparses, des branches noueuses, et de très nombreuses petites fleurs d’un pourpre éclatant.
— « Ton nougadier était beau », concédai-je.
Peut-être à cause de la couleur pourpre, ma moitié renard-démon avait tout de suite ressenti une affinité pour cet arbre. Cependant, ma réponse ne sembla que confirmer à Sonju une chose : son bel arbre était depuis longtemps retourné à la terre. Il soupira longuement. Irami intervint :
— « Maître Sonju. Te rappeles-tu les registres que Fey-Youn nous a montrés ? Ceux des ancêtres des Gu-Lian qui se sont occupés de cet endroit. Dans l’un des cahiers, on mentionne l’incident d’un vieil arbre déraciné en automne par un éboulement de terrain. Si mes souvenirs sont bons, cela s’est produit il y a deux siècles. L’ancêtre déplorait avoir perdu son arbre préféré, qui lui donnait la meilleure ombre et le sommeil le plus profond lors de ses siestes. »
Je haussai un sourcil. Irami avait donc lu tous ces cahiers plus attentivement que Sonju. Pourtant, il avait, jusque-là, toujours nié être intéressé par l’histoire de la Secte des Nuages.
Comme j’entrais explorer le bâtiment, Sonju rompit son silence en disant sur un ton nostalgique :
— « Deux siècles. Cela veut dire que mon nougadier a vécu six-cents ans quand même. Ce Gu-Lian a bien fait de profiter de ses siestes sous son ombre. Seul le Temps est éternel… »
Il s’interrompit en m’entendant lancer, surpris :
— « Par la Vertu Céleste ! »
Irami me rejoignit, aussi rapide qu’un nuage. J’avais traversé la grande pièce vide jusqu’à la véranda, de l’autre côté, et avais reculé d’un bond, tombant à la renverse sous le coup de la surprise. Je levai un doigt.
— « I-Irami… »
De l’autre côté de l’édifice, un beau ruisseau dévalait le versant de la montagne entre racines et cailloux et entrait dans un étrange parcours labyrinthique et circulaire construit en pierre et bordé de petits menhirs dorés plantés dans la terre.
— « Ce doit être le pilier central de la formation à clef qui dissimule le pavillon », réfléchit Sonju à voix haute. « Utiliser l’eau d’une rivière pour continuer à nourrir les runes… Pas bête. Et ces menhirs… ho, ce sont des coquilles de pagure d’aralbe ? Les coques de ces crustacés sont connues pour leur propriété stabilisatrice. Elles stabilisent le flux du ki interne et le ki naturel. On dit qu’on ne peut trouver d’aralbes que sur certaines côtes du Grand Océan. Or, il n’y en a pas moins de onze, et chacune d’elles a été gravée de runes si précises… Le Clan des Gu-Lian a dû mettre un temps fou à construire tout ceci. C’est impressionnant. Même s’ils n’existaient pas de mon temps, leur loyauté envers la Secte des Nuages me va droit au cœur, et la beauté de ces runes est certes incroyable, mais… Est-ce une raison pour crier comme ça, Zangsa ? »
Je ne voyais qu’alors les runes sur les coquilles et tout le reste dont avait parlé Sonju : ce n’était absolument pas ce qui m’avait fait tomber à la renverse. Voyant Irami approcher du cercle en pierre, je me relevai et m’écriai :
— « Attends, Irami, n’approche pas, y’a un fantôme au-dessus de l’eau ! »
Irami s’arrêta et me jeta un regard étonné.
— « Un fantôme ? », répéta-t-il.
— « Même les chamanes croient aux fantômes de nos jours ? », se moqua Sonju.
Ils ne le voyaient pas ? Mes yeux pourtant distinguaient clairement la silhouette éthérée assise les jambes croisées, lévitant au-dessus du labyrinthe circulaire empli d’eau claire. C’était un homme dans la trentaine, aux longs cheveux châtains ; ses habits étaient simples, semblables à ceux que portaient les villageois de Gnawoul. À cet instant, ses yeux s’ouvrirent et se posèrent sur moi. Son expression manifesta de la surprise.
— « Il… me voit ? », fit le fantôme.
Irami eut un brusque mouvement de recul.
— « Tu l’as entendu ? », demandai-je, m’élançant vers lui.
Comme Irami hochait la tête, je fis un pas en avant et touchai le fantôme de la pointe de mon parapluie. Je détectai immédiatement un gros nœud énergétique. Le fantôme recula dans les airs, stupéfait.
— « Tu… Tu me vois ? », demanda-t-il.
Nous nous regardâmes tous deux, éberlués.
— « Un soupir ? », fis-je. « Non. Un esprit ? »
Je n’avais jamais entendu dire qu’un soupir puisse manifester une forme aussi détaillée, avec des expressions aussi naturelles. D’habitude, après la mort d’une créature, le soupir qui se formait, si soupir il y avait, était un simple nœud chargé des émotions et des intentions que la créature possédait avant de mourir. C’était une entité spirituelle qui restait toujours enchaînée à la terre, au lieu de sa naissance. Du moins, c’était le comportement d’un soupir commun. Mais celui-ci avait agilement reculé quand je l’avais traversé avec mon parapluie, je pouvais le voir, et il pouvait me parler…
Était-ce vraiment un soupir ? Ce n’était assurément pas un fantôme spirituel comme Yafel, l’esprit de la Forêt des Astres, mais se pouvait-il que son esprit ait été scellé, comme Zaklan, le tigre des neiges ? Cependant, la structure du nœud ressemblait plus à celle d’un soupir…
— « Qui êtes-vous ? », demanda alors le fantôme, les sourcils froncés. « Comment avez-vous franchi la barrière runique ? »
Je posai mon parapluie sur le sol, le regard braqué sur l’étrange apparition. Même sans la voir, Irami répondit :
— « Je me nomme Irahayami Namgath. Et voici Zangsa. Cet homme est un chamane runiste. Il a découvert la clef et je l’ai suivi à l’intérieur. »
Il se tut et écarquilla légèrement les yeux quand, se posant sur la pierre au centre du pilier, le fantôme se fit plus éclatant.
— « Tu peux le voir, à présent ? », demandai-je.
— « Oui », répondit Irami.
— « Un fantôme ? », souffla Sonju.
Ledit fantôme ne parut pas étonné qu’une corne lui parle.
— « Par hasard, serais-tu un Gu-Lian ? », demandai-je alors.
— « … Vous n’êtes pas entrés ici par accident si vous êtes au courant, pour les Gu-Lian. Je me présente. Je suis Seynoun Gu-Lian. Je travaille ici. Toute personne étrangère à cet endroit est priée de partir. Alors, partez, s’il vous plaît, avant que je ne vous jette dehors moi-même. »
Pouvait-il vraiment nous jeter dehors, dans son état ? Même s’il avait été runiste de son vivant, contrôler la barrière et distordre l’espace pour nous forcer à partir, ce n’était sûrement pas une tâche facile pour une entité sans corps… Au cas où quand même, je levai les mains, m’empressant d’expliquer :
— « Nous sommes entrés avec la permission de Fey-Youn Gu-Lian. »
Seynoun Gu-Lian écarquilla les yeux et bafouilla :
— « Mon… Mon fils ? »
Seynoun était donc le père disparu de Fey-Youn.
— « Mon fils », répéta-t-il, sous le choc. « Fey-Youn… Missa. Je suis si désolé… »
Il couvrit son visage de ses mains translucides, mais il ne put dissimuler son expression de douleur. Mes sens aiguisés de chamane perçurent avec clarté les liens émotionnels qui se bousculaient soudain anxieusement autour du nœud énergétique qui formait l’essence du soupir. Ses regrets transpiraient de tout son être. Mais quels étaient-ils pour qu’ils l’aient enchaîné à cet endroit pendant plus d’un demi-siècle ?
— « Euh… Seynoun ? », tentai-je. « Tu m’entends ? »
Il ne m’entendait plus. Au bout d’un long silence, je me demandai s’il n’avait pas complètement oublié notre présence. Je réessayai :
— « Seynoun ? Tu m’entends ? »
Le fantôme releva enfin la tête, me vit, et me regarda avec surprise.
— « Tu me vois ? Qui es-tu ? Comment êtes-vous entrés ici ? »
Sa mémoire était bigrement courte. Je réexpliquai :
— « Nous sommes entrés avec la permission de ton fils. »
Je n’avais même pas mentionné le nom de Fey-Youn, mais le fantôme de Seynoun fut chamboulé à nouveau.
— « Mon fils… ? »
Son chagrin et ses regrets l’enveloppaient comme la lave d’un volcan.
Je soupirai. Mon regard suivit le courant de l’eau. Le ruisseau zigzaguait entre les cailloux et les hautes herbes, jusqu’à un petit bâtiment carré aux murs blancs couverts de plantes grimpantes ornées de grosses feuilles dorées et de fleurs noires. La couleur dorée était due au ki particulier du Mont-d’Or à cette époque de l’année, mais les fleurs noires… était-ce des fleurs d’orage ? On disait qu’une fleur d’orage ne s’ouvrait, comme le nom l’indiquait, que les jours d’orage. J’avais pu observer son efficacité pour prévoir les tempêtes : Maître Zéligar avait réussi à cultiver une plante d’orage dans son Jardin Blanc. Or, là, les fleurs étaient ouvertes.
Je jetai un coup d’œil vers le ciel parsemé de blancs nuages et lâchai, pensif :
— « L’après-midi s’annonce orageuse. Irami, faisons le tour du pavillon et revenons ici demain après avoir parlé avec Fey-Youn, qu’en penses-tu ? », proposai-je. Le fantôme de Seynoun Gu-Lian n’avait pas l’air prêt à communiquer, de toute façon. Irami me regardait, l’air de se demander si c’était une bonne idée d’abandonner le fantôme après avoir ravivé ses souvenirs et ses regrets. Hum. Je me contentai de sourire avant de m’éloigner vers le petit bâtiment couvert de fleurs d’orage. On voyait à peine le toit dissimulé sous les plantes grimpantes mais… Je soufflai, incrédule. « C’est bien une coupole en or, ce que je vois, Sonju ? »
— « Te voilà impressionné pour si peu ? », se moqua le vieux cultivateur.
— « Je ne savais pas que le Fondateur des Nuages était un dragon matérialiste. »
— « Impertinent. À mon époque, l’or n’était pas si rare. Et puis, pour un pavillon appelé le Nuage Doré, la coupole devait impérativement être construite en or. Après tout », dit-il avec un léger sourire mélancolique, « une vieille légende dit que l’or est la forme solidifiée de l’air dans le Monde Céleste. »
Je marquai une pause. N’était-ce pas là une légende des dragons ? Yelyeh me l’avait mentionnée aussi. Ce vieux cultivateur… avait-il eu quelque relation avec les dragons dans sa vie ? Il avait même été scellé dans une des cornes du si célèbre Dragon Céleste…
— « Ne me dis pas », dis-je alors, « que cette chaumière est le bâtiment principal du Pavillon du Nuage Doré ? »
— « Tu l’appelles une chaumière ? »
— « Quoi ? C’est plus petit que la maison de Fey-Youn et d’Elkesh », commentai-je, jetant un coup d’œil à l’intérieur : la pièce était vide. Il n’y avait que des toiles d’araignées et de la mousse. Toutefois, l’air y était frais et accueillant. « Ho ? Regarde ça, Irami ! »
Je lui montrai une fleur qui poussait là, sur la terre qui avait envahi le petit pavillon en pierre. Elle avait cinq pétales blancs à demi repliés et tachetés de points couleur boue.
Comme Irami détournait déjà le regard, l’air de s’inquiéter du soupir de Seynoun Gu-Lian, j’esquissai un sourire. Il m’avait pourtant demandé de lui montrer un jour cette fleur. Je cueillis deux pétales blancs et, suivant Irami à l’extérieur, je lui en mis un sous les yeux. En quelques secondes, celui-ci vira au rouge. Je mangeai l’autre pétale, devenu rouge aussi, et insistai :
— « C’est délicieux, tu verras. »
Irami soupira et accepta le pétale, les yeux fixés sur le fantôme de Seynoun, qui était toujours là, à se lamenter, posé sur le pilier central de la formation runique.
— « Zangsa. Ce fantôme est-il le vrai Seynoun Gu-Lian ? », demanda-t-il enfin.
Il avait mangé le pétale sans y penser à deux fois, hein. Il ne s’était même pas rappelé l’histoire de la fleur blanche qui rougissait au soleil. Enfin, je comprenais pourquoi cette affaire de fantômes le tracassait. Je répondis sérieusement :
— « Si tu veux savoir si son esprit est scellé, alors la réponse est non. Je n’avais jamais vu de soupir à la forme aussi détaillée, ni un soupir aussi conscient de son entourage, mais il n’y a pas de doute : Seynoun Gu-Lian est mort, et la seule chose qui retient cette partie de lui et l’empêche de disparaître, ce sont ses regrets. » Le fait qu’il se soit trouvé au centre du pilier runique l’avait sans doute aussi aidé à maintenir sa forme éthérée toutes ces années. J’ajoutai : « Et ces regrets sont sûrement liés à la raison pour laquelle il a perdu tous ses moyens tout à l’heure. »
Irami me regarda.
— « Fey-Youn, et cette personne qu’il a appelée Missa », devina-t-il.
— « Exactement. »
— « Tu veux donc faire en sorte que Seynoun rencontre son fils avant de le faire disparaître ? »
— « Mm… »
Un chamane se prenait rarement la tête à procéder ainsi avec un soupir : un professionnel ordinaire se contentait de le faire disparaître en défaisant le nœud. Le travail était plus simple. Un chamane attaché aux traditions pouvait certes ajouter quelque rituel censé pacifier l’esprit du mort, mais, tout compte fait, comment savoir à quel point un soupir était une partie de l’âme ou de simples émotions laissées en arrière ? Faute de preuve, et par facilité, on préférait se simplifier la tâche puis assurer au client que l’âme avait été pacifiée.
Cependant, rencontrer un soupir à l’air si conscient avait réveillé ma curiosité de maître vaudou. J’étais curieux de voir… Ses regrets pouvaient-ils être apaisés par son fils Fey-Youn ?
— « Si ce n’est vraiment qu’un soupir et non l’esprit de son vrai père », intervint Sonju, « ne penses-tu pas qu’une telle rencontre est peut-être plus négative que positive ? »
Je haussai les épaules.
— « Qu’elle soit négative ou positive, je pense que c’est Fey-Youn qui doit choisir. » Irami approuva. J’observai alors : « Le problème, c’est que le soupir s’est enchaîné au pilier runique : je doute qu’on puisse désactiver la formation sans défaire le nœud du soupir. Et Fey-Youn ne peut pas passer la barrière sans connaître la clef. Alors, si quelqu’un pouvait la lui apprendre… »
Je jetai un regard éloquent à Irami, qui se dirigea vers la sortie du pavillon sans un mot. Je le suivis en disant :
— « Héhé, Fey-Youn va sûrement se réjouir d’apprendre enfin la clef que son père n’a pas eu le temps de lui enseigner. »
— « Pourquoi tu ne t’en charges pas ? », suggéra Irami. « Tu as déjà été maître de trois disciples. »
— « Hoho. Une poule et deux gamins, ça n’a rien à voir avec un vieux Gu-Lian réputé dans tout le village pour sa sagesse. Il t’écoutera sûrement bien mieux, toi qui es l’Héritier des Nuages… »
Peut-être agacé que je recoure à ce titre, Irami pressa le pas : il franchit le portail et emprunta la descente vers la barrière. Je courus après lui.
— « Irami ! Désolé… C’est bon, je peux toujours le faire entrer dans le pavillon en le portant comme un sac de pommes de terre. »
J’entendis son soupir.
— « Je vais parler à Fey-Youn. »
Irami venait-il d’accepter ma proposition ? Je n’en revenais pas… Irami, en train de consacrer du temps à enseigner à quelqu’un d’autre ? Il n’avait jamais fait ça, à part peut-être pour moi, à l’Académie Céleste. Un large sourire étira mes lèvres.
— « Je compte sur toi, mon ami », dis-je.
Nous traversâmes la barrière. La sortie n’avait pas de clef : il nous suffit de marcher entre les arbres pour revenir près de l’autel du Dieu de la Pluie.
— « Les nuages commencent déjà à grandir », observai-je, jouant nonchalamment avec mon ombrelle. « Au fait, tu sais, le pétale que je t’ai fait manger, c’était peut-être du poison. »
Irami continua à descendre le chemin vers la maison de Fey-Youn et d’Elkesh sans broncher. Il n’avait même pas cru une seconde à mon mensonge. Je fis une moue.
— « Franchement, Irami… Tu as vraiment oublié, pour la ruborale ? L’Éphémère de Clarté dont je t’ai parlé il n’y a pas longtemps. La timide fleur blanche qui vire au rouge sous les rayons du soleil. »
Irami s’arrêta tout à coup, se rappelant. Je m’esclaffai.
— « Tu m’avais dit de t’en montrer une un jour. Ta mémoire est pire que celle d’un poisson rouge, Irami. »
Il ne dit rien, mais, à son léger changement d’expression, je devinai qu’il regrettait de ne pas avoir prêté plus d’attention au précieux pétale qu’il avait mangé… et, aussi, que ma tardive révélation l’avait quelque peu frustré. Hé. Reprenant la marche, j’ajoutai :
— « Tu n’as même pas pris le temps de goûter proprement le pétale que je t’ai donné. Pourtant, la ruborale est l’une des fleurs les plus délicieuses. Et celle-ci est particulièrement gorgée de ki. Rassure-toi, il reste trois pétales à ma chère fleur : je veux bien t’en donner un autre. Les deux restants, c’est pour Ayaïpa et Naganaga. N’en dis rien à Lianli. »
“Comme si la fleur était à toi”, souffla Sonju, émerveillé de mon effronterie.
Alors, une voix fusa de la fenêtre ouverte de la maison :
— « Ne rien me dire sur quoi, Zangsa ? »
Lianli apparut, se penchant par la fenêtre. Elle avait enlevé son cache-œil depuis quelques jours, et ses deux yeux, d’un rouge écarlate, étaient braqués sur moi.
Tsk. Elle m’avait entendue ? Je posai l’ombrelle sur mon épaule en affirmant :
— « Rien. J’ai entendu dire que les gens qui raffolent de poisons ont un palais engourdi, de toute façon. »
Les yeux de Lianli jetèrent des éclairs chargés de venin.
— « Ho ? Je présume que tu ne veux pas goûter la tarte aux cerises que j’ai préparée ? »
Ah. J’avais oublié, pour la tarte. À l’intérieur, Lumyoun, Fey-Youn, Elkesh, Ayaïpa et Naganaga avaient l’air de se régaler.
— « Elle est magique, cousin ! », m’assura la poule.
Lianli tendit une part à Irami et m’ignora superbement. Je dus lui demander pardon au moins cinq fois sous les commentaires moqueurs d’Ayaïpa et d’Elkesh avant que l’Impératrice des Poisons, à la fois amusée et agacée, ne me donne une part. Sa tarte était délicieuse.
— « Tu ne voudrais pas rejoindre notre groupe de quêteurs, des fois ? », lançai-je, enthousiaste. « L’Héritier des Nuages, l’Impératrice des Poisons, la Poule Au Halo Blanc, et le Renard Chamane… Ça promet de belles histoires. »
— « Rêve toujours », refusa-t-elle en souriant.
Zut. Dommage.
* * *
Le lendemain, grâce aux conseils d’Irami, Fey-Youn arriva à entrer dans le Pavillon du Nuage Doré du premier coup. Le vieux runiste découvrit l’endroit avec une émotion certaine et déplora l’état dans lequel étaient la demeure en bois et le jardin. Puis il me suivit jusqu’au pilier central. Là, je hélai le fantôme de Seynoun, qui flottait au-dessus. Il s’était calmé pendant la nuit. Quand je lui présentai son fils, cependant, le nœud redevint instable et ses regrets fusèrent dans tous les sens.
— « Fey-Youn ? Non, Fey-Youn n’est qu’un petit garçon… Tu n’es pas Fey-Youn. Fey-Youn… ! », se lamenta-t-il.
Il se posa sur le labyrinthe en pierre, devenant enfin visible aux yeux de Fey-Youn, qui le dévisagea, l’expression profondément troublée et émue.
— « P-Père ? », bredouilla-t-il.
Le vieil homme s’agenouilla auprès du pilier runique entouré des coquilles dorées d’aralbes, à deux pas à peine du soupir. Ses yeux s’embuèrent et ses lèvres s’étirèrent en un sourire tremblant.
— « Père, tu n’as pas changé depuis la dernière fois que je t’ai vu. J’avais huit ans à l’époque. »
— « Fils… Mon fils ? Aaaah ! », s’écria le soupir. « Missa, je suis désolé. Je vous ai abandonnés, toi et notre fils, sans même vous dire adieu. Je voulais tant vous dire encore. Je voulais voir grandir Fey-Youn et… Tout est ma faute… »
Fey-Youn tendit une main tremblante et incrédule vers le fantôme.
— « Pourquoi tu dis ça ? Ce n’est pas ta faute, père… »
— « C’est ma faute, oui… faute », fit-il. « J’ai voulu voler une perle incrustée dans le bassin. Trahi les Gu-Lian… » Il émit un cri de douleur. « Sauver Gnawoul, moi ? À cause de ces bandits. Même si mon clan… Pavillon… Ancêtres… vie… à protéger… Misérable traître mort pour rien. Aaaargh, je suis si désolé. Fey-Youn… Missa… Vous m’en voulez sûrement tellement », sanglota-t-il.
Je haussai un sourcil. Sûrement à cause des stimulus extérieurs causés par les paroles de Fey-Youn, l’énergie autour du nœud commençait à se dissiper, et les mots que prononçait le soupir étaient de plus en plus confus. C’était, en fait, étonnant qu’un soupir puisse à tel point interagir avec les vivants.
Quand Fey-Youn lui demanda comment, exactement, il était mort, Seynoun ne l’écoutait plus. Les questions ne semblaient plus l’atteindre. Mince. J’avais espéré que le soupir garderait davantage son calme, mais ses regrets étaient plus forts que tout le reste.
Finalement, Fey-Youn soupira et se leva.
— « Dans mon enfance », raconta-t-il soudain, « un groupe de bandits terrorisait la zone. Un jour, ils ont pris en otage plusieurs jeunes filles du village, menaçant de les vendre comme esclaves si aucun villageois ne payait pour elles. Mon père a dû avoir l’idée de payer la rançon en volant cette perle dont il vient de parler. Son action est certes honteuse pour notre clan… mais je ne peux m’empêcher de le comprendre », dit-il avec une tendre tristesse.
Seynoun Gu-Lian était donc mort à cause de cette perle. Vu la partie brouillée derrière la tête du fantôme, je pariai qu’il avait glissé et s’était cogné la tête contre la pierre. Une mort bête, suivie de cinquante ans de regrets…
— « Missa… Fey-Youn… Je veux vous voir… Toujours, je veux vous voir… », suffoqua le soupir.
L’expression de Fey-Youn se crispa de douleur.
— « Merci, Zangsa. Si tu avais détruit le soupir hier, je n’aurais pas pu le voir. J’aurais peut-être égoïstement voulu croire que son esprit était vraiment là. Mais un soupir n’est qu’un tas de regrets, n’est-ce pas ? Et on dirait que, quoi que je dise, ses regrets ne peuvent être effacés. Mon père n’a sûrement jamais désiré hanter ces lieux si précieux pour lui et notre clan. À présent, il vaut mieux que ce soupir disparaisse. Ces regrets ne sont que des reflets du passé. »
Les soupirs n’étaient-ils vraiment qu’un tas d’émotions ? Voilà une question à laquelle les chamanes n’avaient jamais su répondre et dont moi-même je n’allais probablement jamais connaître la réponse.
Je hochai cependant la tête, et je m’avançais déjà, ombrelle en main, vers le pilier runique, quand Sonju demanda :
— « Qu’est-il advenu des jeunes filles kidnappées ? »
— « Ah, ça… J’étais jeune à l’époque, mais, si je ne me trompe », répondit Fey-Youn, « la Ligue Marchande d’Osha a eu vent de l’incident et a rapporté ça aux autorités de Shinbi. Les bandits étaient des chasseurs d’esclaves : ils ont tous été arrêtés et punis en conséquence. Malheureusement, trois des neuf jeunes femmes vendues en esclavage n’ont jamais été retrouvées. Le marché d’esclaves a beau être illégal au sein de l’Empire, il y a tant de maisonnées aristocrates qui recourent à cette pratique pour trouver de la main d’œuvre bon marché… »
Zahou et Bwi étaient de bons exemples de cette triste vérité.
Sans plus attendre, je plongeai l’ombrelle à travers le soupir de Seynoun Gu-Lian, détectai les points faibles en un instant et défis le nœud. Bientôt, la forme éthérée se dissipa et les sanglots s’évanouirent. Un silence paisible s’installa dans le Pavillon du Nuage Doré.
— « Merci », répéta Fey-Youn, l’air soulagé.
J’inclinai la tête sans un mot. Le laissant respectueusement à ses souvenirs, je m’éloignai avec Irami au-delà du pavillon blanc à la coupole d’or, suivant le ruisseau. Nous n’étions pas encore allés jusqu’au bout du jardin, et Sonju insistait pour nous le montrer, car, une fois vu, disait-il, personne, même son disciple le plus farouche, ne voudrait quitter ces lieux.
Longeant l’eau, nous traversâmes un taillis. Là, je vis de nombreux arbres saturés de ki spirituel. Même l’herbe semblait plus vivante. À la vue d’un abricotier aux branches pliées sous le poids de ses fruits, mon cœur fit un bond et je m’écriai :
— « Sonju ! Vé-Vénérable Sonju ! À partir d’aujourd’hui, je jure de prendre soin de cet endroit. Ce disciple farouche que je suis accepte son héritage… »
— « Depuis quand es-tu mon disciple ? », me coupa Sonju, à la fois énervé et amusé. « Les renards comme toi se laissent impressionner par un simple abricotier. Mais voilà la véritable grâce de ce pavillon », déclara-t-il alors qu’Irami dépassait le dernier arbrisseau.
Vaincu par la curiosité, je laissai les abricots tranquilles pour l’instant et rejoignis mon ami. Je m’arrêtai, le souffle coupé.
Là, à quelques pas de nous, le terrain tombait en chute libre. Le ruisseau que nous avions longé se précipitait du haut de la falaise et allait rejoindre une grande cascade en contrebas, qui dévalait un ravin bordé de végétation. Je compris pourquoi Sonju, qui avait créé l’Art Profond des Nuages, aimait particulièrement cet endroit : la vue était imprenable. Les arbres dorés du versant du Mont-d’Or, les bois verts des montagnes méridionales et du Plateau… on pouvait même voir les lointains Cent-Pics du sud et une partie du Lac Étoilé. Et, surtout, rien qu’en se tenant debout face à cette vue, on avait l’impression d’être plus près des cieux et des nuages que de la propre terre.
Je jetai un coup d’œil à Irami et me tus à temps : mon ami avait l’air d’être entré en transe. Quand cela arrivait à un cultivateur, il était dangereux de l’interrompre — même Sonju décida de se retirer plus profondément dans la Corne des Nuages pour ne pas le déranger. Les transes de ce genre étaient rares et imprévisibles, mais elles apportaient quasiment toujours un changement important pour le cultivateur. Sa compréhension de l’Art Profond des Nuages s’était-elle approfondie soudainement ? Ce n’était pourtant pas la première fois qu’Irami contemplait des vues pareilles : l’Épée Filante Qui Danse était un grand adepte des altitudes et, à l’Académie Céleste, quand il fallait grimper jusqu’à l’un des sommets des Montagnes d’Argile, c’était le premier à s’enthousiasmer — du moins à sa façon.
Je levai les yeux jusqu’au pic du Mont-d’Or et me demandai s’il n’aurait pas mieux valu qu’il entre en transe après être monté là-haut : la vue y était probablement encore plus magnifique. On y voyait sûrement la partie nord et toute la première rangée des Montagnes Perdues. Enfin bon, comme aurait dit Maître Zéligar, ce n’est pas la qualité extérieure qui fait la qualité intérieure. Et puis, peut-être que le ki abondant dans ce havre du Pavillon du Nuage Doré avait également agi comme un déclencheur. Et aussi…
J’esquissai un sourire. Les expériences récentes y étaient certainement aussi pour quelque chose. En l’espace d’à peine deux mois, il avait combattu un hippogriffe, puis il avait connu Sonju et l’avait peu à peu accepté comme maître ; il avait également croisé les chemins du Dieu du Croc et de Yelyeh, résolu sa relation compliquée avec sa famille et fait la rencontre de la Sage Campagnarde ; puis il avait affronté des Démons de Sang et avait failli être enterré vivant sous le Pic-des-Croix… En d’autres termes, l’étudiant modèle de l’Académie Céleste était désormais devenu un vrai cultivateur du Murim.
Je n’osais pas laisser Irami seul, au cas où il aurait l’idée d’avancer vers le précipice sans le savoir. Aussi, en attendant qu’il revienne à lui, je m’assis sur l’herbe, non loin, et contemplai le paysage, le regard distrait. Je me demandai quelles étaient les sensations d’Irami à l’instant. Bah, je ne le saurais sûrement jamais. Peu de cultivateurs expérimentaient un tel phénomène dans leur vie. Et puis, un renard-démon pouvait-il seulement tomber en transe ? Il fallait probablement un cœur pur et serein comme celui d’Irami pour réussir ça. Mon naturel égoïsme me perdait. Mais, hé, je ne le regrettais pas. J’étais bien fier d’être qui j’ét…
Je sentis un soudain tremblement dans le ki m’entourant. La formation runique… venait-elle tout juste d’être détruite ? Qu’est-ce que… ?
Mes yeux perçurent alors une ondulation dans l’air au-delà de la falaise, accompagnée d’un éclat bleuté. L’instant suivant, j’aperçus un long, gracieux serpent bleu s’approchant dans les airs.
C’était le dragon divin.
Il arrivait au pire moment possible.
Je jurai mentalement et voulus le prévenir par voie mentale de ne surtout pas déranger Irami en ce moment critique, mais, comme d’habitude, je ne parvins pas à établir le contact avec Shiawkoun : c’était comme essayer d’attacher une corde à de l’eau. Aussi, posant mon index sur mes lèvres, je me démenai pour lui faire comprendre la situation aussi silencieusement que possible.
Grâce aux dieux, Shiawkoun eut l’air de comprendre. Toujours dans les airs, il prit sa forme humaine, lévita et se posa au-dessus de la falaise, juste en face de nous, ses longs cheveux d’un bleu étincelant volant au vent. Le soleil fit scintiller ses deux cornes dorées de dragon. Se penchant vers moi, il imita mon geste, posant un index sur ses lèvres, et sourit légèrement.
“Je suis venu, comme promis, boire mes vingt jarres de grand vin spirituel”, annonça-t-il par voie mentale.
Je lui renvoyai un regard noir.
“Espèce d’ivrogne. Tu as brisé la formation runique exprès ?”
“Mm ? La formation runique ?”
Ce dragon ne savait même pas qu’il avait cassé la serrure avant d’entrer, hein. Enfin, qu’importait, de toute façon : si Irami approuvait l’idée de rester dans ce pavillon, j’avais l’intention de briser la barrière. Ça allait être plus pratique pour entrer et sortir. Hoho. Je me sentais déjà chez moi. Et voilà que le premier hôte se présentait. Je m’inclinai cérémonieusement.
“Bienvenue au Pavillon du Nuage Doré, serpent-sage.”
“Hum-hum. Où sont les jarres ?”
Ce maudit dragon…
“Elles ne sont pas encore arrivées.”
“Pas encore ? Je vois. J’attendrai, alors. Je suis patient. Je peux encore attendre quelques années.” Ce dragon vieux de plusieurs dizaines de milliers d’années se vantait de pouvoir attendre quelques années… Sa patience laissait à désirer. “Mais je perçois une senteur très agréable. Dis-moi, quel est ce lieu appelé Pavillon du Nuage Doré ? Oooh… Là-bas. Se peut-il que ce soient des abricots spirituels ?”
Je sentis mon cœur chavirer. Allait-il oser m’en demander ? Ce dragon ne pouvait-il pas faire preuve de retenue ?
“Espèce de voleur”, soupirai-je. Et je lui tournai le dos en ajoutant : “Je veux bien t’en apporter un si tu veilles sur Irami entretemps.”
“Oh ? Avec plaisir.”
Quand je revins, le dragon divin fixait le visage d’Irami à quelques centimètres à peine de distance. Voulait-il le sortir de son état de transe ? Un réveil forcé pouvait déstabiliser son ki interne et même causer une déviation du ki. J’aurais voulu attraper ce dragon par les cornes et le secouer. Je mis l’abricot dans sa main et tirai sur sa manche pour l’éloigner d’Irami — sa tunique était aussi lisse et glissante que des écailles de poisson.
“Oh, Zangsa, merci pour le fruit. Hum-hum, ton ami est si drôle ! Il me fait penser à une goutte d’eau dansant au-dessus d’un océan. Il essayait malgré lui d’embrasser le tout, mais il a compris qu’il ne fallait pas. Il a aussi compris qu’il n’y a ni grand ni petit, ni meilleur ni pire dans le monde du ki. Et que ce n’est pas en comprenant tout qu’on comprend vraiment tout. Voilà qui est impressionnant.”
Je jetai le noyau de mon abricot par-dessus mon épaule en répliquant :
“C’est toi qui es impressionnant : tu es le deuxième au monde à trouver qu’Irami est drôle.”
Shiawkoun éclata de rire.
— « C’est vrai ? »
Irami ne broncha pas, mais… Sous mon regard meurtrier et suppliant, le dragon divin reprit par voie mentale :
“Pourtant, la plupart des créatures que j’ai connues sont drôles. De la même façon qu’un enfant emploie sa sincérité à imaginer des jeux, un adulte se consacre à ses propres fantaisies. Comme un chien enterre soigneusement ses os, ou un chat à moitié assoupi remue régulièrement sa queue, ou comme un renard veille à ce que son ami ne soit pas dérangé… Ô ces sentiments qui nous poussent à cette minutie !”
J’avais oublié que Shiawkoun était un bavard incorrigible. Je roulai les yeux et m’allongeai paresseusement sur l’herbe tout en l’écoutant. En bref, presque toutes les actions quotidiennes des gens lui paraissaient drôles. Hé. C’était un drôle de lézard, pour sûr.
J’avais dit « un » abricot, mais nous en avions déjà mangé une dizaine quand Irami ouvrit les yeux. Son aura avait changé, me dis-je. Sa sérénité semblait encore plus complète. Un instant, je crus qu’il allait se transformer en nuage sur place et qu’il allait partir loin, très loin d’ici. Quand je croisai son regard, cependant, je retrouvai mon ami et mes stupides craintes s’envolèrent. J’avalai mon abricot, et je souris :
— « Re-bienvenue sur terre, Irami. »