Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

9 Deux flocons d’acier

Ceyra avait donné l’alerte et retournait voir ce qu’il en était de cette belle cultivatrice qui avait exécuté la Danse du Flocon avec une telle élégance pour traverser le Lac de Glace. Elle était là, au pied des remparts. Ceyra commençait à peine à la détailler quand l’inconnue s’affaissa sur la neige et se rattrapa de justesse avec une main pour ne pas tomber complètement.

— « Elle est tombée ! », s’exclama-t-elle.

— « Dans le lac ? », demanda une compagne qui accourait.

— « Non, je te dis, elle a réussi à passer le lac ! C’est peut-être une de nos sœurs aînées qu’on ne connaît pas ? »

— « Mm… Allons voir de plus près. »

Sans même ouvrir les portes, les deux Lancières descendirent en glissant sur les remparts de glace, freinant leur chute en imprégnant leur lance de ki puis atterrissant avec la légèreté d’un flocon sur la neige, auprès de la nouvelle arrivée. Celle-ci semblait à un doigt de s’évanouir. Ceyra la soutint par les épaules.

— « Tiens bon ! Que s’est-il passé ? Qui es-tu ? »

L’inconnue la regarda de ses yeux bleus qui rappelèrent à Ceyra le ciel bleu estival.

— « La… Suprême », murmura-t-elle.

Ceyra frémit. Portait-elle des nouvelles si urgentes qu’elle demandait à voir la Suprême même dans cet état ?

Sans plus tarder, elles la portèrent à l’intérieur.

* * *

Le Hall de la Secte des Glaces était aussi froid que le regard que la Suprême porta sur le nouveau venu, agenouillé devant elle. Les mains de celui-ci tremblaient… de peur ?

— « Ô Suprême, je suis là pour demander asile. »

— « Déguisé en femme ? »

— « J’ai entendu dire que seules les femmes étaient les bienvenues ici. »

Non, ce n’était pas de la peur, rectifia la Suprême. Cet homme tremblait de froid. N’avait-il pas utilisé son ki pour traverser le Lac de Glace ? Pourquoi ne pas l’utiliser maintenant, pour maintenir la température de son corps ? Parce qu’il l’avait épuisé, tout simplement, comprit-elle. Elle attrapa son manteau, abandonné sur le fauteuil de glace trônant dans la salle, et elle le lui mit sur les épaules, confirmant ses soupçons : ce jeune homme souffrait d’une bien étrange maladie.

— « M-Merci », bafouilla l’homme.

— « En réalité », dit la Suprême, « notre Secte n’interdit plus les hommes depuis au moins un siècle, même si nos disciples masculins sont peu nombreux. Nous n’acceptons cependant que les esprits vertueux. Un homme se déguisant en femme pour nous tromper… »

L’homme s’inclina profondément, la prenant de court.

— « Pardonnez mon insolence. Le désespoir et mon ignorance m’ont fait commettre une maladresse. »

Un cultivateur malade suffisamment habile pour franchir le Lac de Glace, assez désespéré pour tromper des Lancières de Glace et complètement ignorant de l’étiquette bien moins cérémonieuse du Murim… La Suprême était intriguée. Pourtant, elle ne posa pas davantage de questions : l’homme semblait sur le point de rendre l’âme. Coupant court à ses paroles, elle le fit emmener dans une chambre où l’on alluma le poêle à bois.

— « On fait quoi des deux hommes qui attendent au pied du lac ? », s’enquit Ceyra.

— « Emmenez-les dans la loge des remparts, et dites-leur que leur compagnon est sain et sauf. S’ils montrent de l’hostilité ou essaient de rentrer, ligotez-les. »

L’inconnu était littéralement tombé endormi en travers du lit. Comme la chambre se réchauffait rapidement, Milia, la Doyenne, entra. Toutes deux observèrent ensemble cet homme dont le teint blême reprenait à peine des couleurs.

— « Qu’en penses-tu ? », demanda la Suprême.

— « Je pense », fit la Doyenne, les mains derrière son dos, « je pense que ses sources d’information sont effroyablement exactes et, à la fois, obsolètes. »

La Suprême acquiesça. Cet homme venait probablement d’un grand clan ayant accès aux vieilles archives de l’Empire. La Doyenne contourna le lit et se pencha sur le visage de l’étranger puis toucha son front de son index. Elle ajouta :

— « Je pense aussi que le destin s’est acharné sur lui. Le mal le ronge. »

La Suprême acquiesça encore.

— « Sais-tu de quel mal il s’agit ? »

— « Mm… Je ne suis pas guérisseuse, ma chère. Mais je connais la cause du mal de ce jeune homme. »

La Suprême la regarda, étonnée. Les yeux bleus décolorés de la Doyenne se couvrirent d’un voile inhabituellement mélancolique.

— « La corruption impériale. C’est cela même qui tua mon époux. »

La Suprême se souvint. Milia lui avait raconté son histoire, il y avait des années, peu après son centième anniversaire. Enfant unique d’un membre éloigné de la famille impériale, elle avait été promise, dès l’enfance, au fils du propriétaire d’une importante compagnie marchande et tous deux avaient grandi ensemble et s’étaient liés d’amitié puis d’amour. Malheureusement, un prince impérial était tombé sous son charme et, voulant faire d’elle sa concubine, il avait fait assassiner l’époux le jour des noces. Milia s’était enfuie, avait intégré la Secte des Glaces et n’était plus jamais retournée chez elle, pas même pour se venger. “À quoi bon retourner en enfer si je peux rester ici, avec ma seule vraie famille ?”, avait-elle dit.

La Suprême revint d’un coup au présent quand elle vit la Doyenne défaire les vêtements de l’étranger et retirer la fausse poitrine.

— « Euh… Milia ? Que… ? »

Puis elle reconnut, tatoué sur la peau du jeune homme, l’aigle impérial. Ses ailes, déployées vers le haut, embrassaient l’Œil de la Vérité. Elle se rembrunit. Ce tatouage couleur carmin ne pouvait signifier qu’une chose. Cet homme était un membre direct et légitime de la famille impériale. Et, d’après la Doyenne, il en avait souffert. Avait-il été empoisonné ?

— « Crois-tu qu’il va mourir bientôt ? »

La Doyenne secoua la tête.

— « Je n’en sais rien. La maladie de ce jeune homme est bien étrange. Plus qu’un poison, on dirait une malédiction. »

— « Une malédiction ? C’est-à-dire ? »

La Doyenne pointa du doigt le tatouage.

— « Un sceau corrompu. Peut-être volontairement. »

— « Volontairement par moi-même », répondit soudain le jeune homme. Il ouvrit les yeux et vit la tête d’une femme très, très vieille inclinée au-dessus de lui. Toujours allongé, il ajouta : « Malheureusement, je n’ai réussi qu’à le modifier partiellement et non à l’enlever. À présent, non seulement ma fatigue chronique persiste et mon ki est en partie bloqué, mais j’ai aussi l’impression que mon corps s’affaiblit de jour en jour, telle une fleur de pommier qui, s’évadant pour se libérer, perd pied, se fane et retourne à la chaleur de la terre. Ah, mais rassurez-vous : fort heureusement, on ne peut plus utiliser ce sceau pour me localiser. »

Ses poursuivants étaient donc bien les forces impériales. Quant à la cause… eh bien, le simple fait d’altérer un sceau dont l’application avait sûrement été ordonnée par l’Empereur était une raison suffisante pour le condamner à mort pour trahison.

— « Tu es donc venu demander asile », fit la Suprême. « Mais pourquoi devrions-nous t’aider ? »

Le prince s’assit sur le lit et dit :

— « Le Raconteur Impertinent. Est-ce que ce nom vous dit quelque chose ? »

La Suprême cligna des yeux, regarda la Doyenne, puis fit non de la tête. Le jeune homme eut l’air légèrement vexé mais se reprit et sourit.

— « Qu’importe. Disons simplement que j’aime les histoires et les énigmes. J’ai ainsi appris que la Lance des Glaces a été perdue il y a plus de cent cinquante ans, lors de l’invasion des dragons. Et je crois avoir découvert où elle se trouve. Êtes-vous intéressée ? »

La Lance des Glaces ! La Suprême était abasourdie. Cette arme avait été forgée par la Fondatrice de la Secte des Glaces. S’il était possible de la récupérer…

La Doyenne laissa échapper un petit rire amusé.

— « Je me souviens, maintenant. Le Raconteur Impertinent n’est-il pas l’auteur de ces cinq recueils de poèmes que la Secte des Mendiants nous a envoyés il y a quelques années ? Poésies de l’âme, ça s’intitulait. C’est donc toi l’auteur ? Pas étonnant que tu l’aies publié sous un pseudonyme. Tu déconstruis toute l’Histoire de l’Empire, ses traditions et sa morale. Une belle épopée. Chaque nuit, je faisais lire un poème à une jeune disciple pour m’endormir. La poésie est si mélodieuse. Ça marchait à merveille. »

Le jeune homme, loin d’en prendre ombrage, sourit et inclina la tête.

— « Vous m’en voyez ravi. J’avais envoyé anonymement ces recueils à plusieurs grandes écoles, archives, bibliothèques et Grandes Sectes dans l’espoir naïf de réveiller leur indignation face aux vices engendrés par le pouvoir. Je ne faisais en fait que révéler des vérités déjà découvertes par celles-ci. J’étais le perroquet de la fable. »

La Suprême n’avait aucune idée de quel perroquet il parlait. Les yeux de la Doyenne étincelèrent.

— « Si c’est vraiment toi, l’auteur, je m’étonne encore que tu sois vivant. »

— « Je ne m’en étonne pas moins », assura le jeune homme. « J’ai quand même été confiné et scellé dans mon Palais du Couchant pendant ces cinq dernières années à cause de ces écrits et autres impertinences. Puis la modification du sceau m’a finalement valu la peine de mort. Si je suis encore de ce monde, c’est grâce à mon jeune frère et à mon nouveau garde du corps. »

Jeune frère ? L’un de ses compagnons était donc aussi un prince ? La Suprême lança :

— « Comment connais-tu la Danse du Flocon ? »

— « Plaît-il ? »

— « Le chemin pour entrer dans notre Secte. »

— « Ah ! J’ai lu un vieux manuscrit qui en parlait. Enfin, je dois avouer qu’à mi-chemin, je me suis rendu compte que la formation n’était pas la même et j’ai dû deviner les derniers pas. »

Il avait deviné les derniers pas ? Un chemin dans une formation, ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait tout simplement deviner. Un seul faux pas et les Lancières auraient dû le sortir de là en urgence pour le sauver.

La Suprême le scruta. Mentait-il ? À quel point pouvait-elle se fier à ses paroles ?

— « Que désires-tu en échange de la Lance des Glaces ? », le questionna-t-elle.

Le jeune homme secoua la tête.

— « Je vous l’ai dit, que vous me donniez asile. »

— « Comptes-tu retourner un jour à ta vie antérieure ? »

— « Jamais. Si ce n’est trop demander, je voudrais rester ici jusqu’à ma mort. Elle ne tardera pas trop à venir. »

Entendre dire ça si tranquillement à un homme qui ne devait pas avoir trente ans était plus que troublant. La Doyenne grommela :

— « Mais quel défaitiste ! Si je te disais qu’il existe encore peut-être une solution ? »

Le jeune prince eut un sourire poli.

— « Cela, sans nul doute, serait rassurant. »

— « Eh bien, tu n’as qu’à envoyer tes deux compagnons chercher la Dragonne-Démon. »

Le jeune homme la dévisagea, pris de court.

— « Vous dites… une dragonne-démon ? »

La Suprême lança un regard dur à la Doyenne. De quelle dragonne parlait-elle donc ? Ce n’était pas vraiment le meilleur moment pour blaguer…

— « Je ne plaisante pas ! », affirma cependant la Doyenne. « Je l’ai vue de mes yeux… il y a de cela plus de quatre-vingts ans. Les dragons vivent longtemps. Elle est sûrement encore bien vivante. Et la rumeur raconte qu’elle a réponse à tout. »

* * *

Le Prince Rajeyl réprima une moue dubitative.

La Dragonne-Démon avait réponse à tout ? Comprendrait-elle un sceau corrompu que lui-même n’avait pas réussi à briser ?

Hum… Mon arrogance m’a-t-elle en effet poussé à baisser les bras ?

Il y eut un silence. Alors, sans crier gare, le Prince Rajeyl éclata de rire. C’était un rire qui lui sembla déchirer l’océan de ténèbres dans lequel il se noyait depuis si longtemps. Reprenant son sérieux, sans descendre du lit, il plaça ses mains devant lui et s’inclina profondément vers la vieille Lancière.

— « Avec votre permission, je remets ma vie mourante entre vos mains, vénérable Lancière. »

La vieille dame rougit légèrement, grommela quelque chose d’incompréhensible puis lança :

— « Ne remets pas ta vie à une centenaire, imbécile. Je vais aller demander aux Lanciers qu’on te prête des habits d’homme. Aaah, et oublie cette stupide étiquette ! Comment tu t’appelles ? »

— « Rajeyl. »

Il omit ses titres que ces deux Lancières avaient probablement plus ou moins devinés de toute façon. La vieille dame fit :

— « Appelle-moi Milia. Et ne chante pas victoire si vite. Si tu veux rester chez nous, il va falloir que tu passes des épreuves. »

Des épreuves ? S’il s’agissait d’un duel… il était mal parti. La Suprême ne donna pas non plus davantage d’explications et dit seulement :

— « Nous verrons ça demain. Pour l’instant, repose-toi. »

— « Merci pour tout, mais… mes compagnons… »

L’expression de la Suprême s’adoucit légèrement.

— « Ne t’inquiète pas pour eux. À l’heure qu’il est, ils doivent être à l’intérieur. »

Pour la première fois depuis qu’il était entré dans la Forteresse des Glaces, Rajeyl examina la Suprême avec attention. Elle portait une longue tunique grise décorée de losanges turquoise et brodée de fils argentés. Ses yeux étaient comme deux flocons d’acier, ses cheveux, comme une cascade d’argent. Elle était très jeune pour une Suprême, mais il savait que l’âge était rarement un critère concluant pour devenir le dirigeant d’une Secte. La Doyenne et les autres Lancières plus âgées étaient là pour l’aider avec leur expérience.

Alors que la porte se refermait derrière elle, saisi d’un soudain élan poétique, Rajeyl récita au-dessus du crépitement des flammes :

Ah, ces flocons d’acier
Qui glacent l’étranger
Et reflètent pourtant
La douceur d’un enfant.
Que d’étranges beautés
Se cachent sous le ciel !
Heureux si je mourais
Sous tes aimables ailes.