Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

107 Une pièce d’or

Le Lac Étoilé scintillait de mille lueurs rosées sous la lumière du matin. Sur la rive, se dressaient les élégantes pagodes et les maisons d’Osha, peintes, elles aussi, des couleurs de l’aube. Le vent matinal des montagnes avait, pour une fois, rafraîchi la vallée, et même les feuilles du grand chêne où nous étions perchés chatoyaient sous la rosée.

— « Kôk ! Que c’est beau ! », s’émerveilla Ayaïpa. Ses plumes avaient viré au roux.

J’avais enfin pu, comme promis, emmener Ayaïpa sur le grand chêne qui poussait toujours dans la maison où mon grand-père et moi avions si bien été accueillis par Elkesh des Jardins quand j’étais enfant. Je souris.

— « Tu as pourtant dû voir la même chose depuis bien plus haut, quand tu étais sur le dos de Yelyeh. »

— « Ce n’est pas du tout pareil, cousin », assura la poule, calée en boule entre deux branches. « Ici, j’ai tout le temps de regarder sans sentir mes plumes s’ébouriffer à cause du vent. Et, je ne sais pas pourquoi, mais les branches de ce chêne sont si confortables ! Oh, regarde, cousin, tu disais vrai : on voit même le Mont-d’Or ! », s’écria-t-elle, levant une aile pour l’utiliser comme visière. « Kéké. On dirait presque qu’il apporte le jour. »

Repliant son aile, elle tendit le cou vers le soleil levant, fermant les yeux sous ses rayons. Je l’observai un instant puis lançai un bref rire. On aurait dit une grosse tourterelle rouge posant pour quelque peintre excentrique.

— « Ko ? »

Sous son regard interrogatif, je me levai et sautai sur une branche plus basse avant de dire :

— « Quand tu descendras, je te donne ton cadeau. »

Ayaïpa se dressa sur ses pattes comme un ressort.

— « Koa ? Un cadeau ? »

— « Ta fabuleuse mémoire aurait-elle oublié ? Je t’ai promis un cadeau, l’autre jour. »

— « Je me rappelle, bien sûr ! Mais je croyais que la condition était de faire comprendre à Aroulyoun le truc sur les daemonia. »

— « Pas du tout. Et même pour ça, je pense que tu as à moitié réussi. On se voit en bas. »

— « Attends, cousin ! Je ne sais pas descendre toute seule ! »

— « Tu es ma fière disciple, Ayaïpa, je compte sur toi ! »

J’atterris lestement sur le sol. La maison de la Colline Aimée avait tant changé, depuis ma dernière visite… Les herbes médicinales d’Elkesh avaient été remplacées par un jardin un peu sauvage parsemé de fleurs. J’avais été surpris quand j’avais découvert qu’une famille avait racheté la propriété. Non seulement ça, mais le père était un artiste martial. Aussi bien ses deux fils que sa fille semblaient vouloir apprendre ses arts et, même de bon matin, ils s’entraînaient, un bâton entre les mains, sous l’œil observateur de leur père. Celui-ci était assis sur la véranda, à moitié à l’ombre, partageant une tasse de thé avec sa femme, Irami et Naganaga. La petite s’était refusée catégoriquement à monter sur le chêne. Peut-être qu’à cause de sa vie antérieure de crapaud, elle avait peur des hauteurs ? Je ne pouvais plus confirmer auprès du dragon divin : deux jours plus tôt, Shiawkoun avait réussi à réunir son esprit et était parti regagner son corps, dissimulé dans le lac.

Je m’approchai de la véranda et m’inclinai.

— « Merci d’avoir écouté mon étrange requête. »

L’artiste martial se leva, tout aussi respectueux.

— « Du tout. Les souvenirs d’enfance sont précieux. Je suis content de voir que notre maison a connu de belles époques par le passé. »

Comme elle en connaissait maintenant, pensai-je avec un sourire.

— « Et puis », ajouta l’épouse sur un ton chaleureux, « vous accueillir ainsi est la moindre des choses après avoir reçu votre aide. Sans les Immortels, notre maison aurait été réduite en cendres. »

Apparemment, lors de l’invasion des bêtes-démons, des salamandres de feu enragées avaient été relâchées dans la ville pour créer des incendies. L’une d’elles s’était approchée de cette maison et le père avait essayé de l’affronter. Alors qu’il était sur le point d’être enveloppé par les flammes, un vieux Mendiant était arrivé et avait coupé la bête en deux avec un bâton flamboyant de ki, détruisant son noyau d’un coup. Hé. Vu la description, il s’agissait sûrement du Vieux Duc. Cet homme grincheux était plus héroïque que je ne le pensais. Enfin, si le père de cette famille n’avait pas été un artiste martial et s’il n’avait pas retardé la salamandre, cette belle maison ne serait plus sur pied et peut-être même que le chêne non plus.

Comme l’épouse m’offrait une tasse de thé, je la remerciai, m’assis auprès d’Irami et bus une gorgée.

— « Ho ? Voilà un thé qui a peu à envier aux thés spirituels de la Secte du Papillon Blanc », dis-je.

L’épouse rougit de plaisir et le mari partit d’un rire franc.

— « On ne peut rien vous cacher, honorable Immortel ! En toute franchise, mon beau-père cultive des feuilles de thé dans la Province du Lac, non loin de la Secte du Papillon Blanc. Ma femme a grandi en respirant toutes les senteurs des salons de thé. C’est un génie du thé. »

— « N’exagérons rien, Artyoun », protesta-t-elle.

La plaisante conversation tournait encore autour du thé quand un caquètement déchira l’air.

— « Cousiiiin ! »

Ayaïpa bondit de la dernière branche, les ailes déployées, les yeux exorbités et le plumage bleui.

— « Je suis vivante ! »

Je roulai les yeux.

— « Évidemment que tu es vivante », dis-je alors que les enfants riaient. Pourquoi croyait-elle que je lui avais appris à contrôler son ki ?

Nous ne tardâmes pas à partir, remerciant encore nos hôtes. Même Naganaga, dans un premier et dernier effort pour être sociable, s’arrêta devant les trois enfants et, avec gravité, joignit ses mains devant elle comme une honorable cultivatrice du Murim.

Tandis que nous descendions sereinement le chemin de la colline, les souvenirs de mon enfance continuaient à surgir en désordre dans mon esprit. Naganaga et Ayaïpa ouvraient la marche, s’arrêtant pour regarder les fleurs, puis la première se mit à courir derrière un beau papillon blanc, la poule la suivit en caquetant allègrement et… elle bleuit, coite, quand la petite attrapa le pauvre insecte et le mangea. Hum. Clairement, les instincts du crapaud en elle étaient encore bien ancrés.

Essayant de se remettre du choc, Ayaïpa se tourna vers moi et demanda :

— « C-Cousin, alors, c’est quoi, ton cadeau ? »

* * *

En l’espace d’une semaine, Osha avait repris son rythme normal. Le Prince Zorén était parti, les mesures anti-démons avaient toutes disparu et les possédés, libérés de la brigade, avaient été personnellement pris en charge par Lyne des Alunes, qui était devenue pour beaucoup la Grande Guérisseuse d’Osha — en tant que fille du chef de la Ligue Marchande de la ville et membre du Clan des Ignobles, elle savait déjà probablement que les daemonia n’existaient pas, mais, chez les Zobels, elle n’avait apparemment pas eu son mot à dire au Hall des Soins durant toutes ces années. À présent, son travail consciencieux aida même à faire passer l’antidote concocté par Ak-Baé et son frère : Lyne avait sûrement accepté le plan à bras ouverts après avoir appris que le Hall des Soins avait utilisé un produit toxique. Elle avait même eu le bon sens de changer le nom de ce Hall de moins en moins famé et elle avait fondé la Maison des Interrogations du Corps et de l’Esprit, surnommée la Mice. En quelques jours, « aller à la Mice » était devenu un synonyme de « aller voir le guérisseur ». Les bonnes rumeurs qui couraient sur la Mice en devenaient agaçantes. Cette femme avait, après tout, le cœur d’une marchande.

Une des meilleures nouvelles que j’avais apprises venait de la guilde chamanique. Apparemment, les chamanes partis témoigner sur les événements de l’Île Azurée avaient tous fini par accuser Aysen de les avoir trompés. Le vice-maître de la guilde, se voyant condamné à vingt coups de fouet et banni d’Osha, avait à son tour accusé Tagabal, le maître-guide, qui avait tout nié. À la fin, Tagabal n’avait reçu aucune punition, mais il était parti de son propre chef, trop embarrassé. Houshout avait été nommé maître-guide et, la veille, j’avais appris qu’Arvian avait décidé de l’aider en tant que vice-maître pour un temps : non seulement mon vieil ami avait l’air d’être tombé sous les charmes d’Osha, mais il semblait aussi avoir vu quelque chose en cet homme franc qu’était Houshout qui l’avait inspiré.

Je me demandais ce qu’il était advenu de « Maître Ley-Ama », cette femme complice d’Aysen que j’avais vue dans la maison des citronniers : elle était sans doute partie ailleurs, chercher quelque nouveau profit. Quant à Zahou, qui avait également participé à l’arnaque, Aroulyoun n’avait pas réussi à l’identifier et… je m’étais dit qu’il n’y avait nulle raison de rajouter des malheurs à cet aventurier : il avait déjà passé toute sa vie à servir un idiot. Quant à cet idiot… Le corps d’Armizel des Zobels avait été retrouvé sur la route de Shinbi. Apparemment, il aurait été mordu par un serpent venimeux des Cent-Pics et toute sa peau aurait tourné au vert. Mon intuition me disait, toutefois, que le « serpent » n’était autre que Lianli. Ses actions n’étaient certainement pas celles d’une cultivatrice encline à la compassion. À coup sûr, il valait mieux ne jamais se mettre à dos la Secte du Poison…

Enfin, au milieu de tous ces cultivateurs occupés, j’avais passé mes jours à montrer à Irami, à Naganaga et à Ayaïpa tous les coins intéressants de la ville et des forêts environnantes. Je leur avais fait goûter les beignets papillons de chez Zagira, puis, pour aider Irami à fuir les réunions de l’Alliance, pendant trois jours, nous avions fait le tour du Lac Étoilé sous prétexte d’explorer la zone à la recherche de possibles bêtes-démons enragées. Nous n’avions rien trouvé : les bêtes pourpres que Yelyeh avaient appelées avaient déjà tout nettoyé.

Au retour, nous étions passés par le Clan du Bois Céleste, installé sur le versant verdoyant d’un des pics, sur la rive sud du lac. J’ignorais qu’Irami s’était lié d’amitié avec Chenaché, le fils aîné d’Orme le Bandit Vertueux… Ou plutôt, était-ce Chenaché qui s’était lié d’amitié ? Pour ma part, je n’aimais pas trop ce géant : son insistance à s’entraîner avec Irami — et sa complète indifférence envers moi — me tapaient sur les nerfs. Heureusement, nous ne restâmes chez ces géants qu’une journée avant de retourner à Osha.

Je m’étirai de tout mon long sur la pierre fraîche, imité aussitôt par Naganaga. Après cette épuisante expédition, j’avais tout naturellement décidé de passer le jour suivant à me prélasser à l’ombre, sur la plateforme en pierre devant le bâtiment principal du commissariat de police.

— « Si tu vas fredonner, fais-le ailleurs, Zangsa », me prévint Aroulyoun.

Oh, je m’étais mis à fredonner ? Je ne m’en étais pas rendu compte.

— « Oups, désolé », souris-je innocemment. « Te voir résoudre les problèmes des Oshayens m’a juste inspiré, mon ami ! »

— « Humph. Même si la cour de justice des commissariats est ouverte au public, ce qui s’y passe n’est pas un spectacle. »

Le commandant de police était assis tout près, sur la plateforme, dans un fauteuil faisant face à la cour principale. Il avait passé la matinée à écouter des plaintes variées, à donner des ordres à ses subordonnés et à rendre justice : il ouvrit une enquête sur une gemme volée destinée à être vendue aux enchères ; puis il fit sortir des cachots cinq bandits pas bien méchants qu’il livra à la Guilde des Quêteurs pour une journée afin qu’ils aident à nettoyer la partie touchée par les incendies… Le dernier à s’être avancé dans la cour était un architecte guindé qui en accusait un autre d’avoir plagié son travail : piégé par les questions d’Aroulyoun, l’accusateur avait trahi sa malhonnêteté et il avait été forcé à payer la compensation que l’accusé lui aurait due s’il avait été coupable.

Les questions d’Aroulyoun allaient généralement droit au but, et, même s’il fondait ses décisions principalement sur des cas qu’il avait préalablement étudiés, sa manière de procéder me semblait fascinante. « Tout le monde est innocent jusqu’à preuve du contraire » : c’était la phrase qu’il répétait chaque fois qu’il rencontrait un accusé trop nerveux pour parler correctement.

J’esquissai un sourire.

— « Franchement, Aroulyoun, c’est à se demander si tu n’as pas été le Dieu du Châtiment pendant ta vie passée. »

— « Kôk, j’approuve », dit Ayaïpa.

Aroulyoun nous jeta un regard en biais puis soupira.

— « Malheureusement, la vraie justice n’existe que dans les contes. Prends par exemple cet architecte menteur. S’il avait eu gain de cause, il aurait écarté un concurrent. Si je voyais à travers son mensonge, il savait d’avance qu’il n’aurait à payer qu’un prix modique. Cet homme est riche. Quelques dizaines de pièces d’argent lui importent peu. »

— « Hoo ? » Je ruminai ses paroles, les bras croisés derrière la tête, puis demandai : « Pourquoi ne pas avoir calculé la compensation proportionnellement à sa richesse ? Ou mieux encore, lui avoir donné des coups de fouet pour avoir menti à un officier impérial ? »

Aroulyoun posa son menton dans le creux de sa main en grommelant :

— « J’aurais bien aimé, mais cet architecte est issu d’une famille d’aristocrates. Les nobles ne peuvent pas être soumis à la flagellation. »

Et on appelait ça la justice de l’Empire Démocratique des Plaines Centrales ? Je bâillai.

— « Je vois. Même dans ta position, tu as affaire à des casse-pieds comme ça… Courage. »

— « Courage, Aroulyoun ! », renchérit Ayaïpa.

On fit entrer le prochain plaignant dans la cour. Le regard perdu fixé sur le plafond de l’auvent, je captai soudain une douce odeur de rosée si familière… Je m’assis sur mon séant.

— « Irami ! »

L’Épée Filante Qui Danse salua respectueusement le commandant de police et dit :

— « Je suis coupable, Votre Grâce, de vous avoir laissé un fardeau pendant si longtemps. »

Aroulyoun hocha la tête avec l’ombre d’un sourire.

— « Je te prie de l’emmener ailleurs pendant que je travaille. »

Je battis des paupières et me levai. Quelle mouche les avait piqués ? Ils ne parlaient pas de moi, n’est-ce pas ?

— « Oh, Irami, tu ne parles pas de moi, si ? Un fardeau ? Moi ? Irami ! »

— « Je voudrais repartir à Gnawoul pour jeter un nouveau coup d’œil à la formation qui entoure le Pavillon du Nuage Doré », dit Irami sans répondre.

Je pariai que c’était une idée de Sonju. Tout en m’approchant, j’esquissai un sourire et, dépliant mon ombrelle en bambou-démon, je taquinai Irami :

— « Hoho, tu veux que je t’accompagne : il fallait le dire plus tôt. Naganaga, Ayaïpa, on part ! Votre Grâce », ajoutai-je en adressant un sourire à Aroulyoun, « fouette bien les méchants. On se reverra sûrement bientôt. »

Aroulyoun se leva. Une lueur émue passa dans ses yeux et, soudain, il sourit largement.

— « Content de t’avoir revu, Zangsa. »

Je lui rendis son sourire.

— « Ha ! Ton sourire de vainqueur à la bataballe n’a pas changé, mon ami. Et puis, tu parles comme si on n’allait plus se revoir. Prends des vacances bientôt, Aroulyoun. Je t’invite à Gnawoul quand tu veux. »

— « Gnawoul ? Ce village sur le Mont-d’Or ? Tu penses t’y installer ? »

Même Irami me regardait avec surprise. Je fis une moue pensive et amusée.

— « Peut-être ? Si l’endroit me plaît. Mais la décision finale appartient à Irami : c’est le leader. »

— « Depuis quand ? », souffla Irami.

Moqueur, je lui tapotai l’épaule puis fis un geste de la main à Aroulyoun avant de m’éloigner. Les yeux ruisselants de larmes, Ayaïpa fit de même avec une aile, exagérément émue. Même le sergent Zihan et le capitaine Kwaroshi nous saluèrent. Hum. Ils avaient l’air soulagés que je laisse leur supérieur enfin tranquille, oui. Ces ingrats. Je répondis à leur salut avec effusion, leur promettant de revenir très, très bientôt, avant de franchir le portail avec Irami, Naganaga et Ayaïpa.

“Tu penses vraiment rester à Gnawoul ?”, demanda Irami, curieux.

“Mm. Pourquoi pas ?”

“Oui, pourquoi pas ?”, intervint Sonju, immédiatement alléché par l’idée, “si on arrive à entrer dans le Pavillon du Nuage Doré, cet endroit est le lieu idéal pour continuer ton entraînement, mon garçon.”

“Or, à présent, je pense avoir trouvé une solution pour rompre la formation qui le dissimule”, renchéris-je.

“Sérieusement ?!”, s’émut le vieux cultivateur.

Je levai les yeux vers les rebords de mon ombrelle ouverte et affirmai :

“Sérieusement.”

Il ne restait plus qu’à aller voir Borbo avant de quitter Osha. Cette dernière semaine, mon deuxième disciple avait été très occupé à relayer des informations pour le compte de Belbey. Depuis qu’il avait guidé les Ignobles au Hall des Soins pour sauver Lyne des Alunes, il était devenu un peu le pont entre les Ignobles et les Mendiants. Ces deux organisations spécialisées dans la collecte d’informations avaient pourtant toujours été dans l’histoire d’ardents concurrents. Borbo n’avait pas choisi la position la plus facile…

Je pensais encore à lui quand, traversant l’Avenue Marchande, nous passâmes devant un stand luxueusement décoré et bondé de clients. Le vendeur disait d’une voix forte :

— « Oui, madame : c’est le tout dernier modèle de sabots anti-démons, les Sabots Célestes ! L’Institut de Démonologie l’a testé contre des daemonia de pas moins de quinze familles. En tout, ces sabots sont capables de neutraliser au moins soixante-huit daemonia. »

— « Ils sont chers », commentait un passant à son compagnon, « mais soixante-huit démons, quand même… Ça vaut le coup, je pense. Je reviendrai quand il y aura moins la queue… »

— « Mesdames et messieurs ! Je n’ai reçu que le premier arrivage, alors mon stock n’est pas bien grand ! », prévint le vendeur. « Si vous voulez une paire, ne tardez pas trop à vous décider ! »

— « Ils ne sont pas un peu chers, vos sabots ? », se plaignit un client. « J’ai entendu dire à un marchand que les commerçants d’articles anti-démons reçoivent même des subventions et des donations ! Si c’est pour notre santé, baissez un peu le prix ! »

Des voix approuvèrent, mais un homme lui répliqua :

— « Dégage si tu ne peux pas payer. La santé devrait être gratuite, selon toi ? »

— « Alors, les pauvres, c’est pas grave si les démons les possèdent, mais les riches peuvent se protéger, c’est ça ? »

— « Calmez-vous, messieurs ! Calmez-vous ! », lança le vendeur d’une voix de professionnel. « Pas de sabots pour ceux qui se bagarrent devant mon stand ! »

— « Comme si j’avais besoin de ces satanés sabots de luxe », pouffa une passante à sa petite sœur. « Les démons, ça vient, ça possède, et puis ça s’en va. Ça tue que les vieux. »

— « Ah, beh, elle est belle, l’humanité ! », s’emporta une dame faisant la queue.

— « L’humanité ? J’en ai goûté, de votre humanité, cette année, je peux vous le dire ! », rétorqua la grande sœur. « Une amende de deux pièces d’argent pour non-port de sabots alors que j’ai pas été possédée une seule fois de ma vie, c’est de l’humanité, ça ? Utilisez un peu la tête ! Si les mesures ont été levées, cela veut dire qu’après l’invasion des bêtes-démons, le Démon Dément s’est calmé. Alors, d’accord, y’a des gens qui ont souffert, et les sabots, ça a peut-être sauvé des vies, mais, à un moment, il faut arrêter. Vous allez porter vos sabots jusqu’à votre mort, ou quoi ? »

— « Et de quoi je me mêle ! », répliqua la dame. Comme d’autres passants, je m’étais inconsciemment arrêté et, jetant un coup d’œil au regard intrigué d’Ayaïpa, je fis signe à Irami de patienter : cette conversation promettait de devenir une belle leçon pour ma disciple. La cliente continua : « Moi, j’ai été possédée, figure-toi, et deux fois ! Heureusement, je n’avais pas de symptômes et j’ai été partiellement protégée grâce aux sabots, mais mon père est mort, lui, à cause du skaligus drakus furens… non, à cause de gens comme toi et ta petite sœur, qui marchez sur la terre comme des bêtes et attirez les démons ! »

— « Hah ? C’est ma faute, maintenant ? Parce que je suis plus confortable dans mes chaussons ? Les coupables, c’est peut-être plutôt ces tarés de bourgeois au pouvoir qui ne connaissent pas la base de la moralité ! Ils paient des démonologues pour qu’ils testent leur sorcellerie sur les démons ! Informez-vous ! Ils fabriquent des démons dangereux puis ils les libèrent dans les Montagnes Perdues parce qu’ils ne savent pas comment s’en défaire ! D’où l’invasion ! Je dis la vérité : le vrai coupable, c’est ce gouvernement irresponsable qui laisse faire ! Pire : ces gens-là profitent de la bourde de l’Institut pour en faire une lutte politique. La preuve, c’est que le Prince Zorén a failli mourir dans notre ville ! Avec l’Empereur à la tête de l’Empire, rien de tout cela ne serait arrivé ! »

Son discours enflammé en faisait se marrer plus d’un, en exaspérait d’autres et arrachait aussi quelques moues conformes. Très gênée, la petite sœur tira son aînée par le bras.

— « Grande sœur ! Du calme, allons-y, ça ne sert à rien… »

La grande sœur se contenta de souffler, déplia son éventail en bambou traditionnel et s’éloigna avec elle d’un pas ferme.

— « Sale impérialiste », maugréa quelqu’un.

— « Où va le monde… »

Les sœurs parties, l’attention retourna vite aux sabots.

— « Viens, mon trésor », disait une mère à sa jeune fille, « on va faire la queue et acheter une paire de Sabots Célestes pour toi et pour Grand-Mère. »

— « Mais Grand-Mère ne met jamais ses sabots, maman. Et j’aime pas non plus porter les miens… »

— « Le maître a dit qu’il faut encore les porter, alors, au moins les jours d’école, ne fais pas la difficile », lui dit la mère, et elle déposa un baiser sur la tête de sa fille. « Sinon, tes amies vont avoir peur de toi, ma biche. »

— « Oui, maman… »

— « Et voilà une paire de Sabots Célestes pour notre charmante demoiselle ! », s’écriait le vendeur. « Merci de votre fidélité ! »

Tant pis pour les efforts du Prince Rajeyl pour en finir avec l’histoire du skaligus drakus furens… Je n’étais même pas surpris d’écouter tout ce verbiage absurde.

Nous nous éloignâmes sans un mot et empruntâmes une rue moins bondée. Après un silence, posée sur la tête d’Irami, l’air choquée, Ayaïpa chuchota :

— « Cousin… Pourquoi ? »

Je ne pus réprimer un sourire amusé face à son air dépité. Je méditai puis dis :

— « Franchement, c’est difficile de juger. Les uns comme les autres se trompent sur la vérité, mais, en même temps, peut-être que la plupart de ces gens n’en ont rien à faire, de cette vérité. Tu sais, l’un des principes de la Faction Orthodoxe du Murim est celui de ne jamais contraindre quelqu’un à quoi que ce soit. On peut essayer d’expliquer, comme l’ont déjà fait les Mendiants ces derniers jours, mais, si la personne ne veut pas écouter, c’est aussi son choix. Comme dit le proverbe, chacun croit fort aisément ce qu’il craint et ce qu’il désire. Chacun a ses circonstances. Si tu veux comprendre une personne, tu dois au moins essayer de te mettre à sa place. »

Ayaïpa eut l’air de réfléchir.

— « Se mettre à sa place… Je vois, cousin. »

J’eus un large sourire en ajoutant :

— « Songe aussi que tout le monde n’a pas la chance qu’a ma chère disciple d’avoir un maître aussi talentueux. »

Irami roula les yeux. La poule me regarda, moqueuse, mais, à ma surprise, elle approuva :

— « Je te l’accorde, cousin, je suis une poule chanceuse. Koko ! »

Son rire attira les regards ahuris des passants. Son plumage rougit. Puis elle demanda à mi-voix :

— « Mais alors, cousin, pour me mettre à leur place et comprendre, je devrais donc mettre des Sabots Célestes, moi aussi ? »

Rien qu’en m’imaginant la poule avec des sabots, je m’esclaffai.

— « Mais c’est une excellente idée, cousine ! »

La poule jeta un regard en biais à Irami, eut l’air de lire la vérité sur son expression un brin amusée, et elle se retourna vers moi, ses beaux yeux noirs plissés.

— « Cousin ! Tu te moques de moi ! »

— « Juste un peu, Ayaïpa », reconnus-je, avançant dans la rue d’un pas tranquille. « Mais, enfin, ne prête pas tant d’importance à toutes ces histoires de daemonia et de sabots. Comme dirait Shiawkoun, à l’échelle de l’univers, la mémoire de l’espèce humaine est une goutte d’eau dans un vaste océan. Dans dix mille ans, ses yeux de dragon divin verront peut-être un monde très différent de celui-ci, où les daemonia, l’Empire et l’Œil Renversé et même le Murim auront été oubliés. Mais il y aura probablement toujours des nuages. »

À mes dernières paroles, un sourire serein et fugace étira les lèvres d’Irami. Sérieusement, était-ce mon imagination ou Irami souriait de plus en plus souvent ces derniers temps ? Ayaïpa me dévisageait.

— « Dix-mille ans, tu dis. Tu vois loin, cousin. »

— « Hoho, parler avec des êtres millénaires a déteint sur moi, il faut croire. »

Nous débouchâmes sur une rue plus fréquentée et, nous avions commencé à la longer quand j’aperçus une silhouette familière. Elle était revêtue d’une robe immaculée et d’un voile qui n’arrivait pas à masquer ses cheveux noirs ramassés en chignon…

D’un bond, je reculai dans le recoin le plus proche et me plaquai contre le mur, le cœur battant.

— « Zangsa ? », s’étonna Irami, se penchant pour me voir sous l’ombrelle en même temps qu’Ayaïpa, qui s’était à présent logée sur son épaule.

— « Cousin ? »

— « C’est… C’est la Prêtresse du Plateau », expliquai-je à voix basse. « Je vous en ai parlé. C’est la jeune femme aux yeux blancs qui m’a assommé d’un seul coup de poing juste parce qu’elle m’a pris pour une bête-démon. »

— « Koko, mais tu es une bête-démon, cousin… »

Je foudroyai la poule du regard. Irami jeta un coup d’œil à la rue voisine et commenta :

— « Elle approche. »

— « Quoi ? », chuchotai-je, atterré.

— « Elle s’est arrêtée pour regarder des sandales chez un cordonnier. »

Des sandales ? Pas des sabots anti-démon ?

— « Elle continue d’approcher, à présent. Ah », fit Irami. « Désolé. Elle m’a vue la regarder. »

Noon… Je n’avais absolument aucune envie d’être à nouveau toisé par ces yeux débordants de ki blanc qui semblaient vouloir arracher mon âme impure de bête pourpre. Je n’avais pourtant commis aucun crime, moi, pauvre renard-démon.

Nous entendîmes alors quelqu’un nous appeler en chuchotant :

— « Zangsa ! Par ici ! »

C’était Borbo. Le garçon nous faisait signe d’approcher et de le suivre. Il nous fit passer sous l’arche d’une cour intérieure, puis par un portail couvert de lierre et une ruelle aussi étroite qu’un ruisseau. Quand il s’arrêta, nous nous trouvions non loin de la Branche des Mendiants d’Osha, dans le quartier pauvre de la ville, loin de la Prêtresse. Je soufflai, soulagé, et pliai l’ombrelle en disant :

— « Je l’ai échappé belle. Merci, Borbo. »

— « Héhé », fit le garçon en opinant du chef, tout fier. « J’ai entendu dire que les Prêtres du Plateau n’ont pas de pitié pour les bêtes-démons. Je suis arrivé juste à temps avant qu’elle ne te réduise en cendres sacrées. »

Je grimaçai.

— « Oui, merci, merci. Ça tombe bien, je te cherchais, Borbo. »

— « Moi ? »

— « Toi, bien sûr. Je pars d’Osha. Tu es mon disciple : naturellement, un disciple se doit d’accompagner son maître. »

L’expression de Borbo se figea.

— « Tu pars ? »

— « Exactement. »

— « Où ça ? »

— « Très loin. Peut-être dans des contrées au-delà du Grand Océan. Ou alors à Gnawoul. »

Borbo souffla.

— « Gnawoul, c’est tout près. Et tu es sérieux, pour le Grand Océan ? »

— « Très sérieux. »

Borbo s’était assombri. Il y eut un silence, puis il dit :

— « Zangsa, je veux dire, Maître Zangsa, je… Désolé, mais… »

Il était si bavard d’habitude, mais, tout d’un coup, il avait du mal à s’exprimer, ce gamin…

— « Impossible ! », lançai-je soudain, les faisant tous sursauter. Et je tombai à genoux en me lamentant : « Ne me dis pas que tu m’abandonnes, Borbo ! Moi qui croyais que tu resterais à mes côtés jusqu’à la fin de mes jours à brosser ma queue et à limer mes vieilles griffes ! Ingrat ! Traître ! Héros un jour, escroc toujours… ! »

La surprise avait laissé place à la colère sur le visage du garçon, qui s’écria en me signalant du doigt :

— « Quoi ! Je suis un Mendiant ! Pas un escroc ni un héros ! Je suis un fier héritier des paroles de Mougoum, et un maître qui se comporte comme un gamin de trois ans, excuse-moi, mais j’en ai pas besoin ! »

— « Oho ! Tu n’en as pas besoin ? »

— « Clairement pas ! », s’époumona Borbo.

Je souris à le voir si remonté, puis je me relevai et, une main posée sur ma hanche, je dis :

— « Alors, je suppose que je n’ai pas le choix. Je pars sans toi. »

Borbo écarquilla les yeux et… il soupira en secouant la tête.

— « Maudit renard. Tu te seras moqué de moi jusqu’à la fin. »

Je m’esclaffai en passant auprès de lui et ébouriffai ses cheveux.

— « Transmets mes respects à ta mère. »

— « A-Attends ! », dit Borbo.

Nous nous arrêtâmes, curieux. Le garçon fouillait ses poches trouées en grommelant :

— « Elle est où, cette satanée… ? Tsk. Ah, la voilà ! »

J’arquai un sourcil.

— « Une pièce d’or ? »

— « Ce n’est pas n’importe quelle pièce d’or. C’est celle que tu m’as donnée et qui m’a causé tant de maux de tête. Mère m’a dit de l’utiliser de la manière la plus mendiante possible. Je n’en fais peut-être qu’à ma tête, mais… » Il s’avança vers Irami et tendit la pièce. « Je te la donne, grande sœur. »

Oh. Un moment, j’avais cru qu’il était devenu un membre du club des adorateurs de l’Héritier des Nuages. Confuse, sur l’épaule d’Irami, Ayaïpa accepta la pièce d’or, la prenant avec son bec, puis elle demanda :

— « Pourquoi à moi ? »

Glissant de son bec ouvert, la pièce d’or tomba au sol. Borbo serra les poings comme pour se calmer, il n’y arriva pas, et il partit en courant en criant :

— « Par les chaussettes de Mougoum, j’aimerais bien savoir pourquoi ! Poule gâtée ! »

Ayaïpa cligna des yeux, alors que le petit Mendiant disparaissait dans une ruelle, les oreilles en feu.

— « Euh… Merci, junior ! », fit la poule un peu tard. « … Il est parti. »

— « C’est probablement l’embarras », commentai-je. « C’est sûrement la première fois qu’il offre un cadeau à une poule. »

— « Oh. La première fois… ? Cousin, tu aurais dû lui dire que tu m’as offert un beau coussin tout douillet pour que j’y ponde mon œuf. Il se serait senti moins embarrassé. Et puis, un maître fait des cadeaux à son disciple, un disciple à ses séniors disciples, et vice-versa : la nature est ainsi fai… »

Ramassant la pièce d’or, je la mis dans son bec.

— « Ne la fais pas tomber une deuxième fois : on dit que les cadeaux, ça peut se refuser une fois, mais la deuxième fois, ça porte malchance. »

Ayaïpa ouvrit grand les yeux et referma fermement son bec sur la pièce d’or. Cela nous assura un voyage silencieux et paisible jusqu’à Gnawoul.