Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
— « Attendez ici un instant : le Prince Zorén va vous recevoir en personne », dit un serviteur en s’inclinant.
Le Prince Rajeyl s’assit sur le luxueux sofa disposé au milieu de la pièce, et il lâcha un léger soupir. Enfin.
Il avait passé ces deux derniers jours à créer cet exact scénario.
D’abord, il avait envoyé les témoins chamanes pour dénoncer les agissements de Riva et l’incompétence de l’Institut Impérial de Démonologie sur l’Île Azurée. Cependant, Riva n’était le chamane personnel du Prince Zorén que secrètement : son poste n’avait jamais vraiment existé. Attaquer les responsables de l’incident d’Osha seulement avec ça était impossible. Le Prince Rajeyl le savait d’avance. C’est pourquoi, avec l’aide précieuse de l’ancien patriarche du Clan Souriant et de Belbey, il avait pris d’autres mesures, entre autres celle de faire savoir que, pour une fois et malgré son humilité, l’Alliance désirait voir ses actes reconnus par le gouvernement impérial. Cela avait sûrement plu au Prince Zorén. Résultat : il avait personnellement proposé de récompenser l’Alliance du Murim pour sa contribution héroïque lors de l’invasion des bêtes-démons. Faute de gouverneur, lui et Aralf Razeneuv, neveu du Grand Ministre, s’étaient occupés de présider la cérémonie, remplissant la place de la Maison Commune de tapis anti-démon pour la célébration — car des skaligus drakus furens circulaient sûrement encore sous terre. Les Prêtres du Plateau, la police d’Osha et une dizaine de membres de l’Alliance du Murim étaient présents pour recevoir les honneurs, en plus de centaines d’Oshayens venus assister.
Évidemment, les organisateurs en avaient profité pour insulter l’Alliance en leur faisant déposer les armes pour l’occasion, afin d’éviter que l’incident provoqué par ce cultivateur inconnu surnommé le Dément Immortel ne se reproduise. Tout était fait au nom de la sécurité du peuple. Demander à un cultivateur d’abandonner ses armes aurait été une requête impardonnable au sein du Murim. Heureusement, Ronce avait sagement choisi quels membres de l’Alliance envoyer : tous étaient conscients que ce n’était pas le moment de créer plus de conflit que nécessaire. Certes, un instant, Menzoul, l’une des Dix Grandes Lances de la Secte des Glaces, avait émis une aura qui avait refroidi toute la zone autour de lui et fait pâlir les gardes impériaux, mais, peut-être grâce à un mot que lui avait secrètement transmis Saryila, il avait malgré tout fini par obtempérer et poser tous ses javelots.
Le Prince Zorén avait arboré une expression à la fois joviale et solennelle tout le long de la cérémonie. Habillé en noir et orange, couleurs du deuil, il avait certainement voulu mettre en relief les tragédies que l’Alliance, les Prêtres du Plateau et la police n’avaient pas pu éviter. Dans son discours, il avait mentionné explicitement la destruction du Hall des Soins, regrettant la mort de tous ces guérisseurs qui auraient pu tant faire encore pour l’humanité et pour l’Empire Démocratique, puis enlevant toute crédibilité aux fâcheuses rumeurs les concernant — par là, il voulait très certainement parler de ces rumeurs selon lesquelles le Hall des Soins aurait soutenu la thèse du Démon Dément artificiellement fabriqué par des alchimistes et des chamanes. Tout n’était probablement qu’une stratégie visant à créer de toutes pièces une vision alternative à l’histoire du nouveau « skaligus drakus » produit par la cruelle Nature et venu des Montagnes Perdues. Le but était que tout le monde croie à ce daemonia qui se déplaçait sous terre. Ainsi, qu’ils croient à une version ou à l’autre, les Oshayens présents portaient tous leurs sabots anti-démon. Enfin, après deux jours à voir la brigade de démonologues se promener dans les rues avec leurs engins détecteurs de démons et à entendre les sifflements de policiers qui embarquaient les possédés, tout était fait pour que les gens paniquent ou se laissent emporter par leur colère. Comme disaient les vers :
Quand la pensée se voile sous les éclairs véloces,
L’action hisse les voiles vers des chemins précoces.
En tout cas, la défaite totale qu’avait subie l’Œil Renversé ne semblait pas avoir grandement affecté le Prince Zorén. Finalement, il n’avait fait que superviser une mission qui visait, selon Zangsa, à évaluer la vraie force de l’Alliance du Murim. Si, en chemin, des centaines de ses subordonnés étaient morts, il n’en avait cure. Et s’il avait déjà appris que l’un des Dix Grands Commandants de son organisation était mort, il était sûrement plus ému par la possibilité d’occuper un jour cette position vacante que chagriné par la disparition d’un camarade. Tel était la mentalité des membres importants de l’Œil Renversé. Le Prince Rajeyl était bien placé pour le savoir : il avait passé toute son enfance entouré de ces gens-là. S’il avait réussi à endurer cela, ce n’était probablement que grâce à son jeune frère Liuk que l’on avait destiné à devenir son Ombre : son innocence et sa sincérité avaient agi comme un soleil au milieu de la nuit. Leur rencontre lui avait appris qu’une âme battue et corrompue comme la sienne pouvait endurer dix mille fléaux et se reconvertir, juste pour préserver la lumière de ce soleil.
Or, à présent, ce n’était pas seulement Liuk qu’il voulait protéger, mais tous ces Immortels dont la vertu et la grâce l’avaient, depuis le début, ému jusqu’au fond de son âme : le bon cœur discret et espiègle de Zangsa, la sereine bonté d’Irahayami, l’affabilité franche des Lancières de Glace, l’acuité gracieuse de la Mendiante Belbey, le discernement de Ronce, toujours empli de douceur, et, peut-être surtout, la perspicacité et la tendre amitié de la virtuose et belle Suprême des Glaces, Saryila…
Certes, il n’était pas vraiment en position de protéger ces cultivateurs mille fois plus puissants que lui. Mais il était prêt à faire sa part. Même si, pour cela, il devait se confronter à nouveau à cette famille qui lui avait volé sa liberté pendant toute sa jeunesse.
S’avançant dans la grande cour devant la Maison Commune, le Prince Rajeyl s’était présenté au Prince Zorén comme un membre de la Secte des Glaces. Puis il s’était tourné vers l’homme habillé en noir posté juste derrière : l’Ombre du Deuxième Prince Impérial était un homme chauve, au visage pâle couvert de cicatrices, qui portait une faux attachée à une chaîne. Inexpressive jusqu’alors, l’Ombre avait écarquillé les yeux. Douze ans s’étaient écoulés depuis leur dernière rencontre, mais il l’avait reconnu immédiatement. Le Prince Rajeyl avait alors dit, haut et clair, se tournant vers le Prince Zorén :
— « Son Altesse. Nous, les ascètes de l’Alliance, sommes des esprits libres amoureux de la nature, de la vertu, et de la vérité. Avec les Prêtres du Plateau et les officiers impériaux, nous avons certes aidé à protéger Osha et à alléger son fardeau, mais n’oublions pas le courage des Oshayens. Ils ont subi cette injustice des cieux en perdant leurs biens, leurs maisons, certains même leurs proches ou leurs propres vies. N’oublions pas non plus les Quêteurs Mercenaires qui ont pris leurs armes pour défendre cette ville. En leur honneur, me permettrais-tu de réciter un poème que j’ai composé après avoir vu le courage des Oshayens ? »
Le Prince Zorén avait haussé les sourcils et, ne voyant pas pourquoi refuser, il l’avait prié de réciter ce poème. Un poème, un simple poème, avait-il sûrement pensé, quel mal pouvait-il faire ? Cependant, ce jeune impérial ignorant ne savait pas encore qu’il avait affaire au Raconteur Impertinent et à l’homme qui avait gagné le titre de Poète Céleste trois ans d’affilée. Car il ne savait pas que cet homme, devant lui, était le Quatrième Prince de l’Empire. Il y avait une bonne raison à cela. Et, après l’avoir vu de si près, Rajeyl n’avait plus aucun doute : cet homme qui se faisait appeler Prince Zorén n’était pas le Deuxième Prince. C’était un imposteur.
Quand il avait terminé de réciter son poème en l’honneur des Oshayens, un silence respectueux s’en était suivi, puis la foule avait acclamé l’Alliance et les Prêtres du Plateau, et la célébration avait pris fin. C’est à ce moment-là qu’un serviteur avait abordé le Prince Rajeyl pour lui remettre une invitation du Prince Zorén : on l’y priait de se rendre à l’Auberge des Mille Étoiles, dans ses quartiers privés.
Ce qui le ramenait au présent, dans la pièce au luxueux sofa. Debout, portant l’uniforme vert des guérisseurs du Murim, ses beaux cheveux argentés noués en chignon, se trouvait Saryila. Le Prince Rajeyl se sentait encore embarrassé de l’avoir présentée comme son assistante pour qu’on la laisse entrer. Mais cela faisait partie du plan : après tout, le Prince Rajeyl était connu pour sa santé fragile — voilà pourquoi, racontait-on, il s’était retiré dans son Palais du Couchant sept ans auparavant. D’ailleurs, d’après ce que Liuk avait pu glaner auprès des Mendiants et des conversations de taverne, il semblait que tout le monde le croyait encore muré dans son palais : sa fuite semblait avoir été étouffée, même si Zorén avait sûrement été mis au courant. Enfin, qui n’aurait pas laissé entrer la guérisseuse personnelle d’un malade ?
Il croisa le regard de la Suprême des Glaces, et son cœur se mit à battre plus vite.
— « Ah », soupira-t-il avec un léger sourire. « Un loup qui entre dans le terrier d’un lapin déguisé en ours a-t-il le droit de sentir son cœur brûler ainsi de passion, car il se sait si bien accompagné, ô déesse des glaces ? »
La Suprême des Glaces grimaça sans une once d’élégance.
— « Seul un idiot a le droit de dire de telles bêtises à un moment pareil. Et je te ferai remarquer que le lapin est peut-être seulement déguisé mais il a quand même toute l’autorité de l’ours. »
Autrement dit, l’imposteur avait quand même l’autorité du Deuxième Prince Impérial. Mais pourquoi le vrai Prince Zorén le laissait-il faire… ?
La porte s’ouvrit et, enfin, le Prince Zorén entra, suivi de son Ombre.
— « Après tous ces mois de disparition », dit Zorén sur un ton chaleureux dès que la porte se referma, « je croyais que tu nous avais quittés pour toujours, Lancier de Glace… ou devrais-je dire “jeune frère Rajeyl” ? C’est une joie de te voir sain et sauf. Désolé de ne pas t’avoir salué proprement lors de la cérémonie : on dirait que tu ne voulais pas voir ton identité révélée. »
Sous son sourire, se devinait la froideur d’un meurtrier. Ce sale imposteur. Il voulait lui faire croire qu’il l’avait reconnu tout de suite mais s’était retenu d’accueillir immédiatement son jeune frère comme le prince qu’il était ? Tiens donc. Certes, on racontait que le vrai Prince Zorén et son Ombre se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Mais croyait-il vraiment que Rajeyl pouvait se tromper sur ce point ?
Si Rajeyl avait été proche d’un prince durant son enfance, c’était bien de Zorén. Après tout, après la mort de la Deuxième Impératrice, la Troisième, mère de Rajeyl et sœur de la Deuxième, avait protégé Zorén pendant sa jeune adolescence et, malgré la différence d’âge, les deux princes avaient grandi ensemble. Même après douze ans sans le voir, le Prince Rajeyl savait que cet homme habillé en prince devant lui était un imposteur.
Sans se presser, il se leva du sofa et salua à la manière du Murim en répondant :
— « Je te remercie pour ta discrétion et je réponds à ta joie de me revoir avec une joie encore plus grande, frère. À l’âge de ses quatorze ans, on assigne à chaque prince impérial une Ombre ainsi que son propre palais et, pour honorer la tradition et éviter des conflits, les princes se rencontrent rarement. Voilà une triste tradition, tu ne trouves pas ? Moi qui te voyais comme l’unique ami de mon enfance… À mes neuf ans, je t’ai vu partir du Palais Impérial. Une si longue absence a grandement pesé sur mon cœur. Dans mes souvenirs, le Deuxième Prince Impérial était un garçon timide et peu enclin à la violence. Mais voilà que tu présides des cérémonies pour des événements si importants, avec une telle grâce. Le temps change les hommes d’une incroyable façon. »
— « Assurément », dit le Prince Zorén. La longue et pompeuse tirade de Rajeyl n’avait pas manqué de lui faire froncer légèrement les sourcils.
Le Prince Rajeyl sourit. Alors, son sourire s’effaça, il feignit de tousser, puis, les yeux posés fixement sur l’Ombre de Zorén, il soupira :
— « Dis, mon frère. Pourquoi cette mascarade ? Pourquoi avoir inverti les rôles ? »
L’imposteur lui envoya un regard furibond. Son « Ombre » demanda d’une voix sombre :
— « Es-tu revenu pour semer la zizanie, Rajeyl… ? »
— « Tais-toi », lui siffla le faux Zorén.
— « C’est inutile », dit Rajeyl. « Zorén est la seule personne que j’aie considérée comme mon frère durant toute mon enfance : tu peux le torturer et le défigurer autant que tu veux, c’est impossible pour moi de ne pas le reconnaître. »
— « Tchisey ne m’a jamais torturé… ! », protesta le vrai Zorén.
— « Assez ! », lui cria le faux. Et il fit face à Rajeyl, toute hypocrisie oubliée. « Tch. Au lieu de réciter ton poème ennuyant, tu aurais pu crier haut et fort ton identité devant cette foule et me traiter d’imposteur, mais tu n’en as rien fait. Cela veut dire que tu as un autre objectif, je me trompe ? Asseyons-nous et parlons. Qu’est-ce que tu veux ? »
Le Prince Rajeyl hocha la tête. Il était plus que curieux de savoir pourquoi et comment le vrai Zorén avait accepté de servir son Ombre comme un prince et même consenti à devenir un démon cultivateur. D’après Ronce, Zangsa l’aurait vu tuer une panthère enragée avec sa faux avec un talent certain. Mais apprendre et cultiver les arts-démons était censé être très dangereux. Il voyait mal le jeune Zorén d’autrefois, connu pour sa maladresse, sa couardise et ses mille phobies, en train de se plier à un entraînement, alors qu’il craignait la souffrance et avait des nausées à la vue de la moindre goutte de sang.
— « Ton vrai nom est donc bien Tchisey, qui signifie “esprit libre” », commenta Rajeyl tout en prenant place sur le sofa. « Est-ce le nom que mon frère t’a donné ? Ou l’as-tu choisi toi-même ? »
L’imposteur croisa les bras, calé dans son fauteuil, en répliquant :
— « Tes questions m’agacent. Appelle-moi Zorén. Je te dispense de m’appeler “grand frère”. »
— « Je n’ai l’intention de t’appeler ni l’un ni l’autre. »
— « Peu m’importe. Alors ? Tu es venu me demander une faveur… Tu veux que j’intervienne auprès de Gosor, c’est ça ? Tu veux que je lui fasse passer un mot de réconciliation ? »
Gosor Ya Denshi était le Premier Prince Impérial et l’homme qui avait lancé des assassins à la poursuite de Rajeyl depuis que celui-ci s’était enfui du Palais du Couchant l’hiver passé. Rajeyl secoua la tête.
— « Je n’ai aucune raison de me réconcilier avec ce monstre. »
Le faux Zorén pouffa.
— « Tu es bien le premier à le traiter de monstre si ouvertement. Enfin, pour ma part, je trouve ses manières de procéder un peu vieillottes. Envoyer des assassins impériaux aux trousses d’un prince en fuite à travers les Collines des Décharnés ! Pfahaha, qui, de nos jours, agit comme un tyran des contes ? Il aurait pu tout simplement te localiser à travers ton sceau impérial et envoyer un sicaire de pacotille. »
Rajeyl le regarda, étonné. Le localiser ? Impossible. Cet homme ignorait donc même qu’il avait commis le crime de trafiquer son sceau avant de s’enfuir du Palais du Couchant ? Ce n’était pas si surprenant que ça, en y réfléchissant : on avait probablement voulu étouffer à tout prix le fait qu’un membre impérial avait essayé de se défaire d’un sceau considéré comme sacré. Ça pouvait donner des idées taboues aux autres.
— « Tu as eu une chance de fou de tomber sur ces orthodoxes du Murim », ajouta Zorén. « Sans ça, tu serais mort, je pense. J’ai entendu dire que ta santé s’est détériorée ces dernières années. Tu n’as pas l’air en forme. C’est si grave que ça ? »
Que ce prince imposteur lui demande des nouvelles de sa santé avant le vrai Zorén, debout, derrière le fauteuil… cela l’emplit d’une émotion plutôt désagréable. Plongeant la main dans sa tunique, Rajeyl en sortit un document, qu’il posa d’un geste sec sur la table disposée entre eux.
— « Voilà les preuves de la fabrication des pilules orange, de leur effet sur les bêtes-démons et de ton contact direct avec Dokminore le Docteur Céleste. Je n’ai pas tout apporté. Si ces lettres venaient à se publier, ta réputation au sein du gouvernement serait finie. »
Le faux Zorén consultait les documents, l’air de mauvaise humeur.
— « Humph. Finie ? Même si j’ai effectivement fait une grosse commande de ces pilules, quelle est la relation avec le skaligus drakus furens ? Et qui dit que la marchandise n’a pas été volée en chemin ? »
Allait-il sérieusement jouer l’innocent, arrivé à ce point ? Rajeyl soupira, désinvolte.
— « Je suppose que je peux toujours envoyer une lettre au Premier Prince et lui expliquer qu’un simple fils de concubine s’est adjugé le titre de Deuxième Prince Impérial. Ça lui facilitera la tâche, pour éliminer son plus grand concurrent à la succession. »
Tchisey le foudroya du regard.
— « Qu’est-ce que tu veux ? »
Rajeyl répondit de but en blanc :
— « C’est simple. Toi et tes amis promettez de retourner à la Cité Impériale dans la semaine. Cette brigade de démonologues aussi doit quitter Osha. Et les mesures anti-démons seront levées jusqu’à l’élection du nouveau gouverneur. Ah, et j’ai appris que tu es le propriétaire de la Cage aux Trésors et que tu fais d’intéressantes affaires avec un certain noble appelé le Baron Étoilé de Shinziyah. Je veux la liste des bêtes-démons transportées, des fournisseurs et des clients. »
— « Impossible », souffla le faux Zorén. « La liste des bêtes et des fournisseurs, encore, je peux te la donner, mais pas la liste des clients. »
— « Ho ? C’est parce que ces estimés clients sont tous des membres de l’Œil Renversé, peut-être ? », se moqua Rajeyl. « Tant pis, si c’est si difficile, je vais commencer à écrire la lettre pour le Premier Prince Gosor… »
Le faux Zorén leva la main. Son simple geste suffit pour que son Ombre fonce en brandissant sa faux. Rajeyl n’eut le temps de rien voir. L’instant d’après, Saryila tenait le poignet de son assaillant et avait littéralement glacé le manche de la faux, qui craqua.
Il y eut un silence pendant lequel l’air de la pièce devint si glacé que Rajeyl eut réellement mal à la gorge. Mais ce qui lui fit le plus de mal, ce fut de voir que son frère aîné avait pu s’élancer ainsi vers lui… Cette même personne qui, dans sa tendre enfance, avait écouté ses caprices et lui avait appris ce qu’était une rime, le seul qui, après la mort de sa mère la Troisième Impératrice, était venu lui rendre visite régulièrement pour lui tenir maladroitement compagnie dans son chagrin… Ce jeune adolescent qui disait vouloir devenir prêtre ou érudit pour ne plus devoir jamais manier une épée… Sans une once d’hésitation, il l’avait attaqué.
— « Rajeyl ? », fit alors Saryila, le voyant tressaillir.
Rajeyl secoua la tête. Le prince imposteur soupira bruyamment.
— « Oy. Tu m’avais pourtant dit que cette femme n’était pas une cultivatrice ? »
L’Ombre — le vrai Zorén — était stupéfait.
— « Je… Ce doit être une grande maîtresse du ki capable de dissimuler son aura. Vu le froid, c’est une Lancière des Glaces. »
— « Mm… Pourquoi t’es-tu arrêté ? Tu penses pouvoir perdre contre elle ? »
— « Eh bien… »
Sa réponse vacillante fit soupirer à nouveau Zorén d’agacement.
— « Bah… ! Tu es plus inutile que je le pensais. Après tout l’argent que j’ai dépensé pour toi et tous les élixirs que je t’ai donnés pour faire de toi le meilleur, et tu dis que cette Lancière est plus forte que toi ? » Ils croisèrent un regard éloquent, puis l’imposteur prit sa tête entre ses mains en jurant : « Maudits cultivateurs. Je les déteste. »
Vu le ton de sa voix, il semblait vraiment foncièrement les détester…
— « C’est bon », ajouta-t-il. Se calmant soudain, il releva la tête. « J’accepte les conditions. Tu auras cette liste dans la semaine. Je garde ces lettres et je compte sur toi pour me faire parvenir le reste. »
Pourtant, ces preuves semblaient être le moindre de ses soucis : que son identité soit révélée l’inquiétait bien davantage.
Rajeyl opina du chef tristement.
— « Sage décision. »
Les yeux du faux Zorén brûlaient d’irritation : cet homme n’allait sûrement pas laisser passer cet affront sans se venger. Mais, pour l’instant, la conversation était terminée.
Le cœur de Rajeyl avait chaviré un peu, mais c’était une douleur à laquelle il avait tant été habitué : il se remettrait bien vite, il en était sûr. Quant à la raison pour laquelle Zorén servait le faux en tant que son Ombre… Peut-être était-ce quelque accord étrange. Tchisey était le fils de la deuxième concubine, originaire des Razeneuv, l’un des Cinq Grands Clans et la famille réputée la plus riche après les Ossidaï. Peut-être lui avait-il fait quelque promesse. Rajeyl n’en savait rien et, honnêtement, à présent, il n’avait plus vraiment envie de savoir. Rien que de regarder cet homme pâle et inexpressif, il se sentait mal à l’aise. La froideur naturelle de Saryila était si infiniment plus douce et merveilleuse…
Le temps n’est rien, les pensées sont tout,
Ni les souvenirs, ni le futur n’existent,
Tout n’est que pensée,
Et la pensée de cet amour qui frémit dans mon cœur
Plus qu’illusion, est une vérité qui jamais ne meurt.