Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

105 L’humour de Shiawkoun

— « “Maître Bael m’a dit que c’est en s’entraînant que l’on s’améliore.” “Oh, ton maître a raison. Qu’est-ce qu’il devient, au fait ?” “Il déméliore.” »

Arvian éclata de rire. J’ajoutai :

— « On raconte qu’une fois, un maître demanda à son apprenti de faire circuler son ki tous les jours. Le lendemain, on vit l’apprenti assis au milieu d’un champ d’oignons. Tout le monde sait que l’oignon, c’est bon pour la circulation ! »

Assis sur le pas de la Branche des Mendiants, à l’ombre de l’auvent délabré de l’édifice, Arvian et Lianli se tordaient de rire. Ils avaient l’humour facile : les autres s’étaient vite lassés d’écouter des blagues qu’ils avaient déjà entendues maintes fois.

Les négociations avec l’Alliance semblaient s’être bien passées. Le Vieux Duc avait même invité Lianli à rencontrer Belbey et nous avions quitté la taverne pour nous diriger vers la Branche des Mendiants. En chemin, j’avais perçu à plusieurs reprises l’odeur caractéristique que dégageaient certains Oshayens. J’avais demandé à Békap ce qu’il en était de cette affaire, et le Mendiant m’avait répondu que Jigaé Tang avait trouvé dans le coffre-fort d’Éroujia la recette exacte du produit anti-démon administré par le Hall des Soins et le Pavillon des Herbes aux patients. C’était bel et bien un seul et même produit, et non deux distincts, comme ces deux institutions avaient voulu faire croire. Et cette fois-ci, contrairement aux pilules orange, c’était clairement la Maison des Parfums qui avait concocté la solution. Éroujia Tang avait gardé un silence borné pendant tout l’interrogatoire, mais Ak-Baé disait que cela n’avait pas d’importance, car son frère et lui allaient définitivement trouver un antidote. Lianli avait promis de demander à sa cousine Izahi si elle savait quelque chose — et de s’occuper de la punir en conséquence si la parfumeuse était directement impliquée. Franchement, je doutais que grand monde accepte d’avaler un antidote distribué par les Mendiants ou même par les Immortels en général, surtout après l’attaque de ce Dément Immortel : apparemment, d’après les informations récentes qu’avaient reçues Belbey provenant d’autres branches de sa secte, l’Œil Renversé avait déclenché, presque simultanément et dans plusieurs régions de l’Empire, des incidents visant à détériorer la réputation de l’Alliance du Murim. Aucun incident n’avait été aussi important que celui d’Osha, cependant. Heureusement, avec l’élimination de Dokminore et de sa base principale, la mise en échec des plans de Riva sur l’Île Azurée et l’effondrement de la caverne du Pic-des-Croix, la situation était à peu près réglée.

Il ne restait qu’à découvrir exactement qui était ce Dément Immortel qui avait mis le grand marché d’Osha à feu et à sang la nuit passée. Puis cette histoire de mesures anti-démon renforcées avec la brigade spécialisée… Mais, sur ce coup-ci, le Prince Rajeyl semblait vouloir s’occuper de la situation. Je crus le deviner quand, toujours allongé dans la véranda avec Arvian et Lianli, je le vis sortir de chez Belbey, le regard déterminé. Liuk le suivait en protestant :

— « Altesse ! Si votre frère apprend que vous êtes encore vivant, il ne va pas vous laisser tranquille. Déjà que vous êtes allé voir le commandant de police ce matin… »

— « Il ne m’arrivera rien », assura Rajeyl. « Saryila… Je veux dire… » Il fit un geste de tête vers la Suprême des Glaces au visage toujours voilé par son chapeau. « Elle a dit qu’elle va m’accompagner. »

— « Où ça, Altesse ? », intervins-je, me redressant. « Voir le Prince Zorén ? »

— « Tout à fait. Je pensais attendre, mais mon frère a l’intention de retourner à la Cité Impériale bientôt, avec ses amis les plus influents. C’est le moment idéal pour frapper. »

Je me levai avec Lianli et Arvian, de plus en plus curieux.

— « Frapper ? Un prince impérial en frappant un autre… Ça promet. Puis-je demander exactement comment tu vas procéder ? Tu as des preuves contre lui ? »

— « Aucune. Mais, entre autres, j’ai vingt personnes qui sont témoins des méfaits de son chamane personnel. »

Les chamanes rescapés de l’Île Azurée, compris-je. Je les avais complètement oubliés, ceux-là. Ils n’avaient individuellement guère d’influence, mais s’ils attestaient tous contre Riva, même avec les pressions du Prince Zorén, Aroulyoun avait toutes les raisons du monde de ne pas ignorer l’accusation. Et, à l’entendre, le Prince Rajeyl avait d’autres atouts dans sa manche. Je pris une mine pensive.

— « Est-ce nécessaire de te montrer à lui ? »

— « Exactement ce que je dis ! », s’écria Liuk.

Rajeyl sourit, il leva les yeux vers le ciel bleu tapissé de nuages blancs et, sous un coup de tête, il récita :

Une pierre aiguisée par un aigle,
Embrassée par un lac de vertu,
Se retourne contre les viles règles
De l’aigle qui l’a battue…
Et l’inonde comme la pluie
Qui goutte à goutte tombe sans merci.

Autrement dit, c’était nécessaire.

Pourtant, le fait que le Quatrième Prince avait pris refuge dans le Murim et était entré sous la protection de la Secte des Glaces était censé être un secret. Si cela venait à se savoir publiquement… Non, attends, n’était-ce pas là une bonne chose ? Si Rajeyl arrivait effectivement à déclarer publiquement qu’il se retirait de la lignée impériale pour devenir un ascète du Murim, le Premier Prince n’aurait plus aucune raison d’envoyer des assassins après lui. Mais…

Avait-il seulement l’intention de renoncer au trône ?, me dis-je avec une moue dubitative, tandis que le prince s’éloignait d’un pas princier.

Sa seule présence révélée dans le Murim allait causer une tension certaine dans la relation entre l’Alliance et l’Empire. Non pas que cette relation puisse empirer beaucoup plus que ça. Et puis, si l’Alliance était en train de coopérer et si la Suprême des Glaces avait décidé d’accompagner le Prince Rajeyl, ce n’était sûrement pas une action irréfléchie.

— « Altesse ! », lançai-je avant que le prince ne s’éloigne trop. « Si tu pouvais éviter des dangers inutiles au commandant de police, j’apprécierais. C’est un homme que je respecte. »

— « Je sais », répondit Rajeyl en hochant la tête.

Comme il disparaissait dans une rue, flanqué de Liuk et de Saryila, Lianli s’appuya contre la rambarde de la vieille véranda et commenta :

— « Mm… Comme quoi, même dans la famille impériale, il y a des moutons noirs. C’est qui, cette femme qui l’accompagne, au fait ? »

— « Hé… Si je te le disais, tu serais choquée. »

Lianli me jeta un regard peu convaincu et haussa les épaules, changeant de sujet avant que je ne puisse lui dire qu’elle venait de rencontrer la Suprême des Glaces sans le savoir. Elle lança :

— « Au fait, merci. Les Ignobles m’ont fait passer les documents d’Armizel des Zobels. On m’a dit que c’était grâce à toi qu’ils les ont récupérés. »

— « Oh ? Les Ignobles ont l’air de bien t’aimer. »

— « L’année dernière, j’ai sauvé l’un de leurs leaders, dans la Cité Émeraude. »

Je sursautai.

— « Tu étais dans la Cité Émeraude, l’année dernière ? J’y suis resté l’hiver passé. »

— « Vraiment ? On s’est peut-être croisés sans se voir, alors. Dommage, tu aurais pu me voir quand je n’étais pas borgne, encore. »

Alors, comme ça, elle était vraiment…

Inconsciemment, je serrai plus fort la rambarde.

— « C’est ce damné Dokminore qui… ? »

Lianli pouffa.

— « Je mens. Rassure-toi, mon œil va bien, mais il va rester une longue cicatrice. Une Impératrice des Poisons sans cicatrices, ça ne fait pas sérieux. »

Comment osait-elle mentir sur ça… Je soupirai en m’invitant au calme et dis :

— « Je vois. Valshang, ton maître, ne t’a pas aidée, contre ce démon, n’est-ce pas ? Tu as dit que tu l’as affronté toute seule pour des raisons personnelles. Est-ce que Dokminore… » J’hésitai. « Il y était aussi pour quelque chose, n’est-ce pas ? »

Je voulais évidemment parler du massacre de la Famille des Jardins qui avait eu lieu treize ans auparavant. Lianli s’assombrit et acquiesça.

— « Oui. À l’époque, Dokminore avait demandé à une certaine apprentie de lui fournir un poison mortel qu’elle seule pouvait obtenir. Ils ont alors posé une formation autour du manoir et ont utilisé ce poison. »

— « Une certaine apprentie ? », répétai-je, intrigué par son ton.

Lianli me jeta un regard pensif… puis continua comme si je ne l’avais pas interrompue :

— « En fait, je n’ai compris toute l’histoire qu’après avoir jeté un coup d’œil aux documents de ce bâtard des Zobels. Apparemment, ma famille cachait un haut dignitaire de l’Empire poursuivi par les forces secrètes impériales. Son nom… » Lianli lança un coup d’œil vers Arvian, qui s’était éloigné avec Naganaga pour lui enseigner à jouer à la marelle : malgré la pluie d’hier, la place en terre battue était pratiquement sèche. Lianli reprit : « Peu importe son nom. Le fait est que ma famille a été sacrifiée avec lui. Et le Hall des Soins en a profité grandement. L’ironie a voulu qu’ils subissent le même sort. Il ne me reste plus qu’à pister Armizel. Étrangement, je ne me sens plus vraiment pressée. Ce rat peut courir jusqu’au Désert du Soleil : il finira de toute façon par payer pour ses crimes. »

— « Pas de pitié, hein… »

— « Aucune. »

Je vacillai.

— « Sa femme et ses deux enfants… »

— « Mm. C’est toi qui les as sauvés, n’est-ce pas ? En fait, je t’en remercie. S’il était arrivé quelque chose à Lyne des Alunes, le Clan des Ignobles n’aurait pas coopéré avec moi si activement. Et puis… je connais Lyne personnellement. Elle était une des victimes des Zobels. Enfin, dira-t-elle, grâce à ça, elle s’est découvert la passion de guérisseuse… Hé. Tu croyais que j’allais me venger d’elle aussi, juste parce qu’elle est l’épouse d’une ordure ? Je suis vengeresse, et je n’ai pas la vertu des cultivateurs orthodoxes comme toi, mais je ne suis pas une démon, Zangsa. »

Venait-elle de mettre un hybride renard-démon dans le même sac que les orthodoxes de l’Alliance ? J’esquissai un sourire.

— « Je vois. »

Elle afficha une mine amusée.

— « Ah, mais, si j’ai voulu combattre Dokminore toute seule, ce n’était pas que pour me venger. Pour faire revivre la Secte du Poison, un seul maître martial n’est pas suffisant. Je voulais prouver au monde que j’étais la fière disciple du Suprême du Poison. C’était aussi l’idée de mon maître. Même s’il a eu du mal à se retenir d’intervenir quand on a découvert que Dokminore n’était pas étranger au massacre de la Secte du Poison. À l’époque, le Docteur Céleste n’était pas encore l’un des Dix Grands Commandants de l’Œil Renversé, mais quelqu’un lui avait quand même remis tous les documents sacrés de notre secte. À présent, on en a récupéré la plus grande partie et… » Ses yeux sourirent, carnassiers. « La Secte du Poison va redevenir ce qu’elle était, en plus riche, plus puissante et plus active. J’en fais serment. »

La vengeance semblait être la flamme qui allait faire renaître cette secte pourtant censée avoir été condamnée à l’oubli. À l’écouter, il semblait même qu’elle n’était plus la seule disciple du Suprême du Poison. Avait-elle trouvé des juniors ?

— « Quand tu deviendras la Suprême du Poison, ne m’oublie pas », badinai-je.

— « Haha… Mon maître est en pleine santé et je prie pour qu’il dure cent ans de plus. Mais, le jour où je deviendrai la Suprême, crois-moi, je t’enverrai le meilleur antidote du monde contre l’addiction à l’alcool. »

— « Hein ? Je t’ai expliqué que je ne deviens jamais ivre : l’alcool, c’est pour ma cultivation. »

— « Mais oui, si tu le dis… »

— « Je le jure ! »

Pendant un moment, nous regardâmes Naganaga bondir comme un crapaud sur les cases de la marelle. Arvian avait du mal à lui faire comprendre qu’elle était censée avancer à cloche-pied : bon, avec les démonstrations d’Ayaïpa qui faisait le flamant rose et sautait quasiment sur place, le but du jeu n’était pas facile à deviner…

— « Elle est adorable », pouffa Lianli en voyant Naganaga lever un pied à l’image de la poule. « Au fait, c’est qui la mère de ta fille ? »

Je m’étranglai avec ma salive et me tournai vers Lianli.

— « Naganaga n’est pas… Haa », soupirai-je tout d’un coup. Pour quelque raison, j’avais de plus en plus de mal à nier qu’elle était ma fille. Décidant de changer de sujet, j’allais lancer quelque platitude, mais, alors, une idée me frappa et, fronçant les sourcils, je dis : « Dans l’Auberge des Mille Étoiles, Boidami est l’un des deux seuls serviteurs qui faisaient passer les chamanes jusqu’à l’Île Azurée. Ça ne t’inquiète pas un peu ? »

Après tout, personne d’autre que lui n’était mieux placé pour reconnaître les chamanes embauchés par Riva… C’était un précieux témoin. Lianli s’assombrit.

— « Si, maintenant que tu le dis, ça m’inquiète. » Sans plus attendre, elle s’inclina : « Merci ! On se reverra bientôt. »

Comme elle s’éloignait à grandes enjambées, je souris et levai une main en criant :

— « Bien sûr, j’ai encore une blague préparée pour ton retour ! »

Lianli quittait déjà la place quand Békap sortit de la Branche des Mendiants, l’air éreinté. Le Mendiant s’appuya sur la rambarde au même endroit où s’était trouvée l’Impératrice des Poisons un moment plus tôt. Il inspira puis soupira longuement.

— « Éroujia Tang est morte », annonça-t-il.

Je me paralysai à ces mots. Quoi ?

— « Elle devait sûrement cacher du poison quelque part à l’intérieur de son propre corps. Ak-Baé Tang allait pourtant la libérer. » Békap haussa les épaules et bâilla en levant les bras pour s’étirer. « Ah ! Vivement que je puisse rentrer à Shinziyah ! »

Mon cœur s’était glacé. “À l’époque, Dokminore avait demandé à une certaine apprentie de lui fournir un poison mortel”, avait dit Lianli… J’écarquillai les yeux et suivis du regard Lianli jusqu’à ce qu’elle vire à l’angle d’une rue et disparaisse. Se pouvait-il qu’elle ait voulu parler d’Éroujia ? Cette Tang aurait été une apprentie d’un des Dix Grands Commandants de l’Œil Renversé pendant toutes ces années ? Si c’était le cas, alors, ce poison qui venait de tuer Éroujia… Lianli y était-elle pour quelque chose ? Et puis zut, je n’étais pas censé savoir.

Je soupirai aussi longuement que Békap, puis, bâillant à mon tour, je dis :

— « Vivement que je puisse rentrer aussi. »

Békap me regarda avec une lueur intriguée dans ses yeux blasés.

— « Et où ça ? Tu n’as pas de secte, Zangzang. Tu vas aller voir tes amis les renards ? »

J’esquissai un sourire, songeur.

— « Il y a ça aussi, mais… j’ai une autre idée en tête. »

Békap me dévisagea un moment puis demanda :

— « À Gnawoul, près de chez Fey-Youn, au pied d’un jeune chêne avec un nid de tourterelles sur la troisième branche… c’est là qu’est enterré l’argent, n’est-ce pas ? Cent jarres de vin spirituel, ça suffira, je pense ? »

— « Vingt jarres de grand vin spirituel », répliquai-je.

— « De la qualité, plutôt que de la quantité, hein ? C’est un dragon divin tatillon. Bon, je vais préparer ça. »

Mon jeune sénior partit. La voix du dragon divin résonna dans ma tête en disant :

“Cette personne sait-elle seulement distinguer le vin spirituel du grand vin spirituel ?”

“C’est un Mendiant : bien sûr qu’il sait. Et puis, tu devrais plutôt t’inquiéter de rassembler ton esprit en un et de retrouver ton corps. Il est hors de question que je te laisse boire vingt jarres de grand vin spirituel dans le corps de Naganaga.”

“Hum-hum. J’ai une conscience.”

Vraiment ?

“Je peux lire tes pensées”, m’accusa-t-il.

“Menteur. Je croyais que tu ne pouvais que les « percevoir vaguement ».”

“… Hum. Il n’empêche que ton ami a appris à Naganaga à jouer à la marelle. Que lui as-tu enseigné, Zangsa ? À part des blagues bêtes.”

J’accusai le coup. Puis je répliquai :

“Au moins, je ne lui ai pas appris à dire « papa » aux étrangers.”

“Pfouaha”, se moqua-t-il. “Vous n’êtes plus vraiment des étrangers, si ?”

Je roulai les yeux et, sans répliquer, entrai à l’intérieur de la Branche des Mendiants pour aller voir si Irami continuait à dormir.

La porte de la chambre qu’on lui avait prêtée était fermée. Plus loin dans le couloir, on entendait des voix. Captant quelques mots, je compris que, suite à la mort inopinée de sa tante, Ak-Baé était en train d’expliquer à Belbey le problème du Sceau du Centipède Aux Mille Poisons. Comme je m’approchai de la pièce, le Vieux Duc apparut dans l’encadrement de la porte et me regarda, l’air de dire : on parle d’affaires privées, reviens d’où tu viens.

— « Tu veux qu’on t’aide à trouver cette clef, donc ? », disait la chef de la Branche des Mendiants d’Osha. « Je veux bien te filer un coup de main, mais rien n’est gratuit dans ce monde… »

— « Pour ce coup-ci », dis-je, sous le regard noir du Vieux Duc, « j’ai une bonne nouvelle. »

— « … Zangsa ? Laisse-le entrer, Vieux Duc. »

Le vieux Mendiant soupira et s’écarta. J’entrai. Belbey était assise, les jambes croisées, sur une petite écritoire auprès de la fenêtre, faisant fi de toute étiquette comme la Mendiante invétérée qu’elle était. Sa peau était toujours enduite d’argile grise à la façon des Sorciers Nomades. Je croisai ses yeux acérés et fus soudain frappé par sa ressemblance avec son fils Borbo : il ne manquait à celui-ci que la beauté féminine, l’argile et les tresses.

Ak-Baé Tang se trouvait debout dans la pièce, l’air de ne pas avoir fermé l’œil de la nuit. Comme le jeune Tang me regardait, inquisiteur, Belbey demanda :

— « Quelle est donc cette bonne nouvelle ? »

J’allai droit au but et déclarai :

— « D’après ce que j’ai compris, le sceau de ce centipède légendaire n’a jamais eu de clé. »

Ak-Baé écarquilla les yeux à mes mots. Puis il secoua la tête.

— « Si c’est vrai, Éroujia aurait inventé cette histoire de clé pour menacer mon frère ? Quel est ton raisonnement ? »

J’expliquai :

— « Un sceau a typiquement besoin d’une clé afin de le désactiver totalement ou afin de rénover l’énergie qui flue dans la formation et de le maintenir en fonctionnement. Cependant, il se trouve que ce sceau est un sceau mythique qui se nourrit de l’énergie de la créature scellée pour continuer à exister. »

Cela voulait dire que le jour où le sceau cesserait de se nourrir serait le jour où le Centipède Aux Mille Poisons aurait perdu ses dernières énergies. Franchement, un monstre capable d’être vampirisé pendant des siècles… comment de simples humains avaient-ils réussi à le sceller ? Je poursuivis :

— « Nul besoin, donc, d’avoir fait une clé. »

Belbey hocha la tête.

— « C’est logique. Mais ce n’est qu’une supposition. »

— « En fait, c’est plus qu’une supposition », dis-je. Je sortis le fameux cahier de sous ma tunique et le tendis à Ak-Baé. Quand le jeune Tang eut l’air de comprendre la valeur de ce cahier, je joignis les mains devant moi et inclinai la tête en disant : « J’ignorais que ce texte aussi avait été volé aux Tang. J’ai regardé quelque chose qu’il ne m’appartenait pas de voir. Je prie le Clan des Tang de pardonner mon offense. »

Mon geste n’était pas exagéré. Ce cahier était sacré pour les Tang. Or personne n’avait le droit de toucher à un texte sacré sans l’autorisation de son auteur ou de ses héritiers. C’était l’une des règles fondamentales dans le Murim.

— « Ce cahier », soupira Ak-Baé en le refermant, « n’aurait jamais dû quitter la Cave Sacrée des Tang. Avec les deux autres cahiers que tu m’as déjà rendus hier et celui que Jigaé a trouvé dans le coffre-fort d’Éroujia, ma famille a enfin récupéré ce que l’Œil Renversé lui avait volé. Cela fait de toi un bienfaiteur du clan, Zangsa. Alors, relève la tête, je t’en prie, et accepte mon infinie gratitude. Le Clan des Tang t’est redevable. »

Me redressant, je vis qu’Ak-Baé s’inclinait à son tour. J’agitai les mains en disant :

— « Hoho, n’en fais pas trop, instructeur. Tu auras tout le temps de me remercier plus tard. »

— « J’y compte bien. Mais… », ajouta Ak-Baé, feuilletant le cahier. « On dirait qu’il manque trois feuilles. Elles ont été arrachées récemment. Ce damné Riva les aurait-il gardées ailleurs ? »

— « Aah… » Comment lui expliquer que ces feuilles avaient été mangées et que Riva n’avait rien à voir avec ça ? Je toussotai : « Je ne pense pas. L’une des feuilles était vierge. Pourquoi Riva l’aurait-il arrachée ? »

Ak-Baé et Belbey me regardèrent, surpris.

— « Et comment sais-tu qu’une des feuilles était vierge, Zangsa ? », s’enquit la Mendiante, soupçonneuse.

Et zut. J’avais parlé de trop. À cet instant, on entendit une porte s’ouvrir. Reculant prestement jusqu’au Vieux Duc, je jetai un coup d’œil d’espoir vers le couloir. C’était Irami ! Mon ami se réveillait juste au moment où j’en avais le plus besoin. Je m’empressai de répondre :

— « Ooh, ce n’est que mon intuition. Fiez-vous aux intuitions d’un renard. Sur ce, je vous laisse… Irami ! », m’écriai-je. « Tu es réveillé ! Tu dois avoir faim, tu as sauté le repas ! Et si on allait chasser dans la forêt ? De la viande bien fraîche, c’est l’idéal, après tout ce que nous avons enduré à cause de ces maudits démons. Qu’en dis-tu, Irami ? Avec quelques champignons… Haha ! Te voilà tout à fait réveillé ! »

Je m’éloignai dans le couloir avec l’Épée Filante Qui Danse, faisant de mon mieux pour ignorer les regards suspicieux d’Ak-Baé et de Belbey. Fort heureusement, Naganaga n’avait mangé que trois feuilles. Autrement, j’étais sûr qu’Ak-Baé ne m’aurait pas laissé partir si facilement…

Nous trouvâmes Arvian et Naganaga assis à l’ombre d’une petite aubépine de la place. Ayaïpa blablatait :

— « Et j’en connais une autre ! Celle-là, c’est un tigre vert qui me l’a apprise. Là voilà », prévint-elle, solennelle, et elle lança : « Y’en a un qui dit : C’est pluvieux, aujourd’hui. Et l’autre qui répond : forcément, hier, c’était plus jeune. Kéké. Vous avez compris ? »

Euh… Ils avaient abandonné la marelle et étaient retournés aux blagues ? Je posai une main sur la tête d’Ayaïpa, la faisant virer au bleu de surprise.

— « On part chasser. Tu viens avec nous, Arvian ? »

— « Hein… ? » Le jeune chamane blond grimaça. « Merci, mais je n’ai jamais chassé, Zangsa, et j’ai vu assez de sang comme ça. Je suis un chamane au cœur fragile. »

C’était vrai : même quand son maître Rabiyamoun le lui demandait, il n’avait jamais été capable de tuer un lapin de clapier ; alors, chasser, ce n’était pas fait pour lui. Seul son désir de vengeance lui avait permis d’endurer tous ces jours à exécuter des rituels chamaniques de sacrifices de sang.

Je hochai tranquillement la tête.

— « Tant pis… »

— « Je pense que je vais plutôt aller au commissariat voir ce commandant… Après tout, je suis aussi un témoin. »

Je doutais qu’un témoignage de plus ait une quelconque influence sur les négociations entre les princes Zorén et Rajeyl, mais, si c’était ce qu’il désirait faire, je n’allais pas l’arrêter.

Soudain, Naganaga se leva d’un bond, les mains levées, et dit :

— « Quand on regarde un biscuit, le biscuit disparaît ! »

Nous la dévisageâmes, surpris. Je m’esclaffai.

— « Parce qu’on l’a déjà mangé, peut-être ? »

Ayaïpa caqueta et Naganaga eut un petit sourire hésitant, l’air plutôt fière de l’effet produit par sa « blague ». J’entendis alors le dragon divin expliquer :

“Hum-hum. Elle a mal répété mes mots. Elle était censée dire : « Quand on regarde de trop près, le nuage disparaît ».”

“… Tu appelles ça une blague, dragon divin ?”

“Houhouhou, nous, serpents-sages, nageons dans le ciel vers le plus beau des nuages, puis, croyant l’atteindre, à chaque fois, on le perd. N’est-ce pas là une vérité hilarante ?”

À travers notre lien mental, Shiawkoun partit d’un grand rire. Fichtre. Peut-être étais-je dix mille ans trop jeune pour comprendre l’humour d’un dragon divin ?