Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

102 La Caverne du Pic-des-Croix

L’air était de plus en plus vicié et même Menzoul l’Archelance et Orme le Bandit Vertueux commençaient à fatiguer. Irahayami posa un gros bloc de roche sur le sol de la grande caverne et, reprenant son souffle, il s’assit sur celui-ci.

Ses mains, même protégées de ki, étaient toutes écorchées à force de s’acharner à déblayer les rochers effondrés. Les autres cultivateurs n’avaient pas l’air en meilleur état.

— « Ces démons vont me le payer », grogna Chenaché. Le jeune géant du Bois Céleste s’assit non loin, couvert de sueur et de terre, éreinté.

Certains l’avaient pourtant déjà payé, pensa Irahayami. Tous ces corps qui jonchaient le sol de la caverne, au milieu des bêtes-démons massacrées… Son regard ne s’attarda guère.

Cela faisait des heures que l’opération pour détruire ce refuge avait commencé. L’après-midi, Irahayami et une vingtaine de cultivateurs de l’Alliance avaient traversé la Forêt des Zobels sans encombre et étaient arrivés au pied d’une montagne rocheuse nommée, d’après Chenaché, le Pic-des-Croix. Ils avaient réussi à détruire les formations dissimulant l’entrée du repaire souterrain et avaient immédiatement été accueillis par des guerriers de l’Œil Renversé. Le piège avait débuté là.

D’abord, ces démons cultivateurs avaient fièrement combattu, puis ils avaient soudain commencé à battre en retraite dans le couloir souterrain, jusqu’à une grande caverne, où ils avaient libéré des dizaines de bêtes enragées de leurs cellules. Il y avait eu un carnage. Puis, soudain, trois cages suspendues à des cordes munies de poulies s’étaient littéralement écrasées sur le sol, à l’entrée de la grande caverne, et trois de ces chimères abominables que Belbey avait appelées Démons de Sang en étaient sorties, indemnes et bouillonnantes de ki corrompu et de rage. Pris en tenaille, les cultivateurs de l’Alliance, menés par Tihan Moyong, avaient décidé de diviser leurs forces pour affronter les Démons de Sang et poursuivre en même temps les guerriers de l’Œil Renversé, qui se retiraient vers un tunnel au fond de la salle. Ils avaient pensé que leurs ennemis fuyaient vers une autre sortie. Sauf qu’ils s’étaient trompés : le tunnel où ils s’étaient engagés ne faisait que s’enfoncer davantage dans la terre. Pendant la poursuite, un grondement tonitruant avait retenti et Tihan Moyong avait alors compris que ces sbires de l’Œil n’essayaient pas de s’enfuir, mais de les attirer encore plus profondément dans la montagne… pour les enterrer vivants au prix de leur propre vie.

Aussitôt, le patriarche des Moyong avait sonné l’alerte et les cultivateurs avaient fait demi-tour, regagnant la grande caverne. Là, ils avaient constaté que le tunnel menant à la sortie avait explosé… Heureusement, le groupe qui était resté en arrière avait réussi à éviter l’éboulement après avoir abattu les trois Démons de Sang, mais… Au bout du compte, ils s’étaient tous retrouvés coincés dans cette grande salle, au milieu d’un bain de sang, le regard posé sur le plafond qui menaçait de s’écrouler sur leurs têtes à n’importe quel instant. L’Œil Renversé savait sûrement que des bêtes enragées et des guerriers à peine entraînés n’allaient jamais pouvoir venir à bout des cultivateurs de l’Alliance : le but, depuis le début, avait été de les distraire pour réussir à tous les bloquer dans cette caverne. Pour les y enterrer.

À cette effroyable idée, les cultivateurs s’étaient mis à sonder le plafond de la caverne, en quête d’explosifs. Et ils en avaient trouvé. Avec empressement, on s’était alors consacré à les débusquer et Irahayami à condenser l’eau de la caverne pour tremper la poudre et la rendre inutilisable. Ils espéraient enfin avoir tout enlevé, quand, sans surprise, sortant du tunnel menant vers les profondeurs, une bonne centaine de sbires de l’Œil Renversé s’étaient jetés sur eux. Le meneur, un démon cultivateur flamboyant de ki-démon, s’était écrié : « Pour l’Empire ! À bas les Immortels ! ». Le rugissement avait fait trembler toute la caverne. Des flèches en feu avaient fusé vers le plafond, mais à leur grand dam, rien ne s’était passé. Ils ne s’étaient pas enfuis pour autant. Se ruant tête la première, lance et épée à la main et sans une once d’égard pour leurs propres corps, ces hommes allaient jusqu’à brûler leur ki-démon pour insuffler de la force à leurs attaques. Faute d’expérience, ils avaient péri dans un combat pitoyable. Irahayami en était encore estomaqué. Quelle sorte de vie avaient-ils menée pour être capables de se sacrifier ainsi ?

— « La Secte de l’Œil Renversé possède-t-elle quelque technique démoniaque capable de manipuler les esprits ? », murmura-t-il, le regard posé sur ces guerriers morts.

Garko Moyong fit rouler un gros rocher pas très loin d’eux et Chenaché se plaignit :

— « Fais gaffe, Garko ! Vas-y doucement. »

Le fils aîné des Moyong l’ignora et répondit à Irahayami :

— « Pas la peine de technique de cultivation pour manipuler les esprits. Il suffit d’enlever à une personne tous ses repères puis de lui donner un groupe et une idéologie. »

— « L’esprit est comme un radeau sur l’eau », intervint Gon le Rapace. Il s’appuya sur sa lance après avoir coupé en deux un grand bloc de rocher d’une entaille propre et nette. Le plus jeune Doyen de la Secte de la Balance poursuivit : « Quand l’esprit est en mouvement et respire harmonieusement, il flotte. Quand il arrête de réfléchir posément, il coule. Ainsi, pour briser un esprit, au lieu de le pousser vers le fond et risquer de le voir réémerger avec force, il est plus facile de le percer pour qu’il coule tout seul. »

— « Voilà la manière de penser d’un démon », observa Vizrouza la Plume Qui Fend. « N’apprends pas ça aux jeunes. »

— « Connais ta force et ta morale, mais aussi celles des autres », répliqua le Doyen de la Balance.

— « Beau conseil, après être tombés dans leur piège comme des lapins », grommela Orme le Bandit Vertueux, son énorme hache à la main.

— « Au moins, toutes ces bêtes-démons ne vont plus causer de problèmes », commenta Zabay, le Serpent Aux Cent Piques.

Ils en avaient terrassé des douzaines. Rien que d’imaginer toutes ces créatures envahissant Osha… Irahayami se sentit légèrement soulagé de savoir qu’ils avaient pu éviter ça. Mais l’objectif de ce refuge était-il vraiment celui de ravager Osha ? Ou bien l’Œil Renversé avait-il en fait voulu piéger les membres de l’Alliance depuis le début ?

Une roche éclata en morceaux sous le coup de poing du Moine Timide.

— « À ce rythme, on va mettre plusieurs jours à sortir d’ici », dit-il.

Bien qu’aucun cultivateur ne soit mort, une demi-douzaine avaient été blessés en combattant — Irahayami lui-même avait reçu quelques entailles légères. Malgré tout, seuls trois n’étaient pas en condition de bouger : tous les autres contribuaient à déblayer le passage. Sentant son énergie revenir après cette brève pause, Irahayami se releva et, le voyant, Chenaché en fit autant avec un sourire, brandissant sa hache.

— « Les jeunes, reposez-vous un peu plus, si nécessaire », dit Tihan Moyong, à bout de souffle. « Ceci est un travail d’endurance. »

— « Hé, qui est fatigué, ici, patriarche des Moyong ? », répliqua le jeune géant. « Assieds-toi et regarde les bandits du Bois Céleste travailler : nos haches peuvent détruire des montagnes ! N’est-ce pas, père ? », fit-il, se tournant vers Orme avec une soudaine fierté.

— « Hoho. Voilà un esprit qui est loin d’être assez percé pour couler », rit le Doyen de la Balance alors qu’Orme et son fils s’attaquaient à un énorme rocher qui bloquait la moitié du tunnel.

Parmi ces cultivateurs qui venaient de parler, la plupart auraient pu utiliser leur ki de manière explosive pour réduire en poussière un pan de plusieurs mètres de roche d’un seul coup. Cependant, dans cette situation, agir ainsi pouvait faire s’effondrer le plafond et tous les enterrer dans cette caverne. La seule façon sûre de débloquer le passage, c’était d’y aller petit à petit.

“C’est le temps idéal pour une leçon de contrôle du ki”, fit Sonju depuis la Corne des Nuages.

À son ton, Irahayami comprit que ce vieux cultivateur s’apprêtait à lui enseigner encore une de ses techniques. La Flèche d’Or lui avait été bien utile lors du combat. Qu’allait-il donc lui apprendre à présent ? Irahayami était curieux.

“De quelle technique s’agit-il, Maître Sonju ?”, demanda-t-il.

“Hé. Ce n’est pas une technique à proprement parler. Il s’agit d’apprendre à ne pas gaspiller ton ki, au point de n’en laisser s’échapper que la quantité exacte et requise.”

À l’écouter, Irahayami repensa à la Sage Campagnarde. Tout cultivateur laissait s’échapper inconsciemment une quantité de son ki interne. Plus il savait le contrôler, moins il le gaspillait. Et la Sage Campagnarde était parvenue à une telle maîtrise qu’Irahayami n’avait pas pu détecter une once de ki autour d’elle.

“Mais… cela requiert sûrement des années d’expérience”, objecta Irahayami.

“Tais-toi et écoute. Qui n’essaie rien n’a rien”, dit Sonju.

Tout en s’avançant vers l’amas de roches pour aider à déblayer, Irahayami écouta attentivement les paroles du Fondateur des Nuages.

Pendant longtemps, il suivit les conseils de Sonju pour sauvegarder son ki le plus possible. Roche après roche, pierre après pierre… Il regardait les cultivateurs plus âgés couper en morceaux les grands rochers à l’aide de leur ki et il déblayait les débris avec le reste de ses compagnons. Cependant, tout le monde avait ses limites. Plus le temps passait, plus les pauses se faisaient longues. Grâce à l’Art Profond des Nuages, Irahayami avait réussi à rassembler assez d’eau de la terre pour tuer la soif de tous, mais, bientôt, personne n’aurait assez d’énergie interne pour continuer à débloquer le passage…

Peut-être… Si Sonju lui enseignait la technique du Nuage Véritable, Irahayami pourrait se transformer en nuage et se frayer un passage entre les rochers ? Cependant, quand il partagea son idée avec Sonju, celui-ci refusa.

“Reviens sur terre, mon garçon. Tu es à cent lieues d’apprendre à maîtriser une telle technique. Et puis, même si je me chargeais de la transformation, avec tous ces rochers écroulés, il n’y a sûrement pas d’espace même pour un nuage de ki. Tu mourrais d’une mort misérable.”

Irahayami secoua la tête, se rendant compte qu’il s’était laissé emporter par sa fatigue et ses espoirs. Avec un peu de chance, les membres de l’Escouade de l’Ombre, au-dehors, n’étaient tombés dans aucun piège et avaient pu alerter Ronce et les autres à Osha. Mais, même ainsi, cela voulait dire qu’ils allaient devoir rester coincés ici pendant longtemps.

— « Je vais rêver de rochers pendant le reste de ma vie », se plaignit Chenaché.

Il continuait tout de même à porter des pierres aux côtés d’Irahayami.

“Ce garçon est à bout”, remarqua Sonju.

Irahayami observa qu’effectivement le jeune maître des Bois Célestes avait du mal à rester éveillé, même en marchant sous le poids de plusieurs kilos de roche. Il hésita à lui suggérer une pause, connaissant la grande fierté de ce jeune cultivateur.

Il avait finalement décidé d’aller lui-même s’asseoir et peut-être même de sommeiller un peu comme d’autres le faisaient à l’instant, quand, soudain, la montagne trembla et des cailloux chutèrent du plafond. Lâchant son fardeau, Irahayami bondit, dégaina et coupa en deux une stalactite pour la dévier avant qu’elle ne s’écrase sur un de ses compagnons endormis. Comme si cela n’avait pas été assez pour réveiller tout le monde, un nouveau tremblement secoua les rochers du tunnel et, soudain, celui-ci se dégagea. Un énorme étalon noir à la crinière pourpre enflammée s’avança, posa un sabot sur un rocher près de l’entrée de la caverne et le réduisit en poudre. Son hennissement retentit. Tous en furent abasourdis.

Derrière l’étalon-démon, un grand vieux loup noir aux yeux pourpres se fraya un chemin pour voir et retroussa les babines face à l’odeur fétide de ce champ de bataille. Une boule rouge grimpa sur sa tête et, tremblante, tendit un cou plumé pour voir… Irahayami écarquilla les yeux. Ayaïpa ? La poule, le reconnaissant, caqueta et fit un vol plané vers lui en s’écriant avec des larmes de joie aux yeux :

— « Irami ! Te voilà ! »

Elle le heurta de plein fouet. Ce fut le coup de trop. Irahayami tomba à la renverse contre le cadavre d’un gros sanglier-démon. Cet étalon et ce loup… Se pouvait-il que Zangsa ait demandé l’aide des bêtes-démons pour les secourir ? Sa disciple avait vraiment l’air contente de le voir vivant : ses grands yeux noirs étaient encore tout larmoyants d’émotion.

À cet instant, les cultivateurs de l’Alliance purent voir un léger sourire paisible se dessiner sur les lèvres du jeune Héritier des Nuages. Ils ne savaient pas à quel point il était rare de le voir si expressif.