Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

101 Tout va bien

— « Merci, Ak-Baé », fit Zéligar, se redressant.

Ne sachant trop ce qu’il lui arrivait, j’avais remonté les escaliers quatre à quatre pour demander de l’aide à Ak-Baé, qui avait tout de suite compris de quel poison il s’agissait quand je lui avais mentionné les paupières bleuies et l’odeur d’oignon pourri. Il avait trouvé l’antidote dans le bureau de la vice-directrice et avait demandé à Jigaé de transporter leur tante et de la descendre avec nous. Après une brève hésitation, Jigaé m’avait tendu une pièce d’or en disant : « Ma constitution a toujours été faible. Si cela ne te dérange pas de la porter, honorable chamane… » Si ce Tang n’était pas aussi bon cultivateur que son jeune frère, en tout cas, question audace, il remportait la médaille. J’avais d’abord refusé, mais en voyant le Tang plié en deux, à bout de souffle, après deux ou trois pas seulement, j’avais pris la relève, incrédule. Ce Tang était plus délicat que la tige d’une primevère.

Comme Zéligar demandait ce qui s’était passé avec Éroujia et qu’Ak-Baé le lui expliquait, je constatai que l’instructeur reprenait peu à peu des couleurs. J’inspirai, enfin soulagé, et croisai les bras.

— « Tu sens toujours l’oignon pourri : tu es sûr que ça va ? »

— « Je fais encore circuler l’antidote. Ce poison était puissant. »

— « C’était du karkamort, un poison mortel et difficile à détecter », expliqua Ak-Baé. « La mort survient dans les trois jours après ingestion. Les premiers effets mettent au moins deux heures à se faire sentir, un peu moins pour les cultivateurs. Du coup… »

Zéligar hocha la tête et soupira :

— « Cela coïncide avec le dîner. »

Nous nous tournâmes vers Jigaé, qui se trouvait auprès de sa tante assommée étendue sur une des tables vides du laboratoire. Il leva les mains et se défendit :

— « Je n’ai rien fait. Je n’avais aucune intention de vous empoisonner. Je savais seulement que Tante Érou… qu’Éroujia voulait éviter que vous fouilliez cet endroit. Je croyais qu’elle se contenterait de vous endormir. »

Il ne voulait même plus l’appeler sa tante, remarquai-je. Mais, si Zéligar avait été empoisonné, pourquoi ne l’avais-je pas été ?

“Naganaga va bien”, dit soudain le dragon divin. Avait-il perçu mon inquiétude ? Au fond de moi, je remerciai son intervention.

“Je ne savais pas que tu pouvais me parler de si loin.”

“En ligne droite, c’est à peine une quinzaine de mètres.”

Son énergie pouvait passer à travers les planchers ? Sérieusement ?

— « Tu as dit “cet endroit” ? », répéta alors Ak-Baé. « Frère, tu savais, pour ce laboratoire ? »

— « Quoi ? Non. Je parle de la pagode. Je ne suis jamais venu dans cette salle », assura Jigaé. « Je ne suis arrivé à Osha que depuis deux jours. Éroujia m’avait demandé d’escorter des marchands de Shinbi jusqu’à Osha à travers les Cent-Pics. »

— « Des marchands ? », demandai-je.

— « Je ne sais pas quelles marchandises ils transportaient, mais elles ont toutes été délivrées à la Maison des Parfums. Sans doute des ingrédients pour concocter des parfums ? Ou… des poisons », suggéra-t-il comme nous ne disions rien.

— « Cette salle », fit alors Zéligar, « ne vous semble-t-elle pas bien trop propre ? »

— « Mm… Tu as raison », reconnus-je. C’était comme si la salle avait été récemment évacuée. « Mais ils n’ont pas eu le temps d’aérer suffisamment pour enlever les odeurs. »

Tous les trois me regardèrent, curieux.

— « J’oubliais ton odorat de renard », dit Zéligar. Il ne cachait même plus qu’il avait toujours su que j’étais à moitié renard-démon, hein… « De quelles odeurs tu parles ? »

— « À part celle d’oignon pourri ? »

Zéligar me jeta un regard sévère.

— « À part ça. »

— « Mm… » Je décroisai les bras et me promenai dans la salle, humant les tubes à essai et les chaudrons. Je percevais de nombreuses odeurs, mais aucune qui fasse penser à une parfumerie. Les produits qui avaient été manipulés ici rappelaient plutôt une droguerie. Était-ce une odeur de médicament ? D’un type de peinture ? Je n’arrivais pas vraiment à savoir. Mais une chose était sûre : parmi toutes les odeurs, j’en reconnaissais une. Celle d’Izahi. Cela me fit froid dans le dos. Certes, sa présence ici ne voulait pas dire forcément qu’elle ait été complice, mais… Je lançai enfin : « Je ne m’y connais pas assez en alchimie. Tout ce que je sais faire, ce sont des fermentations. Mais, si je devais parier, ce laboratoire n’a pas fabriqué les pilules orange. Mais », répétai-je comme Zéligar soupirait, se demandant si nos efforts avaient été vains, « ces caisses… elles ont été en contact avec les pilules. »

Je les tapotai de mon parapluie. Les caisses étaient vides, pourtant. Mais j’en étais sûr : il y avait des résidus d’énergie orange. Ak-Baé toucha l’une des caisses et secoua la tête.

— « Je ne perçois rien, mais je te crois. Les pilules orange auraient donc été délivrées à la Maison des Parfums et redistribuées… »

Il se tut et se tourna vers son frère, pensant sûrement la même chose que moi : se pouvait-il que ces marchands de Shinbi escortés entre autres par Jigaé Tang aient transporté ces pilules empoisonnées ? Si c’était le cas, les alchimistes n’étaient pas à Osha. Suivre leur piste s’avérait plus difficile que je ne le pensais…

Jigaé rendit à Ak-Baé un sourire ennuyé :

— « De quoi parlez-vous depuis tout à l’heure ? C’est quoi, cette histoire de pilules orange ? Vous ne parlez certainement pas d’un poison fait avec du ki orange ? »

— « Tu en as entendu parler ? », demanda Ak-Baé.

— « Tu rigoles ? Mélanger du ki-démon et du ki spirituel, est-ce que c’est seulement possible ? Et même si ça l’était, quelles en seraient les effets ? Une déviation de ki ? »

— « Pire que ça », dis-je. « Les bêtes spirituelles empoisonnées avec expérimentent une subite croissance physique et énergétique avant de mourir. Pareil pour les bêtes-démons, sauf que celles-ci deviennent encore plus agressives et attaquent tout ce qui bouge. »

Jigaé avait agrandi les yeux.

— « Je vois. »

Il semblait avoir enfin compris que l’invasion des bêtes-démons n’était pas due à un phénomène naturel… et que la vice-directrice de la Maison des Parfums avait aidé à distribuer ce poison. Il regarda Éroujia et demanda :

— « Qu’est-ce que vous pensez faire, maintenant ? »

Mm… Que pouvions-nous faire, à présent ? Interroger Éroujia semblait être la façon la plus efficace d’obtenir des réponses. Mais, même si elle se réveillait, elle n’allait pas parler juste parce qu’on le lui demandait. La situation semblait compliquée, mais…

— « Tu peux te lever, Maître Zéligar ? », demandai-je.

L’instructeur haussa un sourcil et se releva.

— « Je vais parfaitement bien. Sortons d’ici. Je vais aller contacter Ronce. Vous autres, attendez-moi chez les Mendiants. Veillez à ne pas laisser cette femme s’échapper. Entendu ? »

— « Entendu », dis-je.

— « Et sortez discrètement, si c’est possible », ajouta Zéligar.

Ak-Baé et moi acquiesçâmes. Cependant, il ne restait sûrement que le gardien de l’entrée principale pour surveiller la pagode. À l’heure qu’il était, les rares domestiques qui étaient restés dormaient sûrement à poings fermés dans leurs chambres. Éroujia n’avait certainement pas prévu que l’Alliance s’intéresserait à la Maison des Parfums ce soir. Elle avait quand même pris soin de nettoyer son laboratoire. Si elle avait davantage de gardes, ceux-ci semblaient en tout cas avoir été évacués avec les clients. Et pourtant, Éroujia était restée dans la pagode. Y avait-il une raison à cela ? Était-ce simplement parce qu’elle savait qu’il n’y aurait plus d’attaques de bêtes-démons pendant la nuit ?

Comme Zéligar remontait les escaliers et disparaissait, Ak-Baé se pencha sur Éroujia pour presser à nouveau ses points de ki et s’assurer qu’elle ne se réveillerait pas.

— « Si j’étais toi, je vérifierais qu’elle n’ait pas de poison dans la bouche », lui dis-je. « Ces gens-là ont la mauvaise habitude de mourir dès qu’on les interroge. »

— « C’est déjà fait », m’informa Ak-Baé. « Mais elle n’avait rien. De toute façon, je doute qu’elle soit du style à se suicider pour la grande cause. »

— « Tu as vu sa personnalité avec une grande clarté, petit frère », intervint Jigaé avec un sourire en coin. Puis son expression s’assombrit quand il ajouta : « Mais elle n’est pas non plus du genre à lancer des paroles en l’air. Quand elle dit qu’elle va détruire le Sceau du Centipède Aux Mille Poisons et annihiler le clan, c’est qu’elle en est capable. La clef du sceau est sûrement quelque part dans cette pagode ou à Osha. À présent, il n’y a plus le choix : il faut absolument que je la trouve. »

— « Jigaé », s’énerva Ak-Baé. « Tu comptes à nouveau tout prendre sur tes épaules ? »

— « Penses-tu que notre clan peut se permettre l’aide de l’Alliance ? », rétorqua Jigaé. « Ces orthodoxes n’ont que faire d’un clan qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Pire : ces membres de l’Alliance sont toujours lents à réagir. Si c’est quelqu’un d’autre qui a la clef et non Éroujia, les Tang mourront dès que celui-ci aura eu vent de ce qui s’est passé ici. Et puis, si l’Alliance apprend que nous ne sommes pas fichus de garder une Calamité… » Il secoua la tête et se dirigea vers les escaliers en disant : « Révèle ce que tu veux à l’Alliance. Tu peux aussi leur dire que je suis un complice d’Éroujia. Car je le suis, en quelque sorte. J’ai suivi ses ordres pendant deux ans et ceux du Conseil des Doyens pendant bien plus longtemps. Mais tout ce que je veux, à présent, c’est trouver cette clef. Je vais fouiller toute la pagode et toute la ville s’il le faut. »

— « Attends », intervins-je. « Tu veux dire que, si la clef est détruite, même à cette distance, le sceau sera détruit ? »

S’il s’agissait d’un sceau capable d’enfermer une calamité, une telle clef n’aurait-elle pas dû être rigoureusement gardée ? Non, plutôt, n’aurait-elle pas dû ne jamais exister ? Qui donc créerait une serrure pour une porte que l’on ne voulait pas ouvrir ?

— « Le sceau s’effilocherait et la créature finirait par se libérer probablement en quelques heures », expliqua Jigaé.

— « Le sceau ne peut-il pas être réparé avant que la créature ne s’échappe ? », m’enquis-je.

— « Si le Gardien du Sceau était encore en vie, peut-être, mais cela fait deux ans qu’il a été tué et ressuscité sous les ordres d’Éroujia », répliqua Jigaé.

Ak-Baé souffla, incrédule.

— « Quoi ? Le Gardien… ? »

— « Le clan des Tang se trouve au sud de la Forêt des Cristaux », protestai-je. « Le mort-vivant est éloigné de son maître de plusieurs centaines de kilomètres… Tu veux dire qu’Éroujia contrôle ce Gardien depuis Osha ? Elle est capable d’une telle sorcellerie ? »

Un ombre passa devant les yeux de Jigaé. Il haussa les épaules.

— « C’est possible, si elle a un complice au sein du clan. Or, elle en a plusieurs. Dont un “ami” du Premier Doyen, qui est aussi nécromancien. »

Ak-Baé était abasourdi.

— « Attends, Jigaé, cette nuit-là, il y a deux ans… tu as été kidnappé, le disciple du gardien est mort, et le Conseil des Doyens a confiné le Gardien du Sceau dans la Grotte Sacrée pour soi-disant sa sécurité et celle du clan… Tu veux dire que, depuis ce jour-là, le Gardien est un mort-vivant ? Si ce que tu dis est vrai, le Premier Doyen… Il a dépassé toutes les bornes. »

Jigaé soupira et hocha la tête en me jetant un regard en biais.

— « Nous venons de révéler à un étranger du clan à quel point, les Tang, nous sommes au bord du gouffre. J’espère que ton ami a la bouche bien cousue. »

— « Hoho. Pas du tout : je suis un chamane à la langue déliée », lançai-je, nonchalant.

Jigaé eut un sourire venimeux.

— « Je connais un poison qui peut rendre muet le pire des jaseurs. »

— « Oh ? Je suis terrifié. »

— « Assez », intervint Ak-Baé. Ses yeux verts luisirent tandis qu’il faisait face à son frère aîné. « Jigaé. Nous nous sommes rarement vus ces dernières années… »

— « C’est tristement vrai, mon cher petit frère », dit Jigaé. Il avait repris son air désinvolte. Quelque part, ses réactions me rappelaient les miennes. C’était embarrassant.

Ak-Baé poursuivit sérieusement :

— « Et notre relation n’a pas été des meilleures. »

— « Tu me vexes. Où veux-tu en venir ? »

— « Je… Tu sais, je ne suis plus l’enfant timide que tu connaissais. »

— « Quand tu as assommé Éroujia, je m’en suis rendu compte. »

Ak-Baé serra les poings, l’air énervé par toutes les interruptions de son frère.

— « En bref », dit-il, « je me suis trompé sur ton compte. Même avant cet incident d’il y a deux ans, tu savais que le Conseil des Doyens avait quelque chose à voir avec la maladie du patriarche, n’est-ce pas ? Tu m’as poussé à la cultivation pour que nos parents m’envoient à l’École de la Roue, loin des intrigues. Puis tu as servi Éroujia à contrecœur… pour sauver le clan. Sincèrement, jusqu’à présent, je croyais que tu passais ton temps dans les tavernes avec toute la clique des jeunes débauchés du clan. Je… suis sincèrement désolé, grand frère. »

Ak-Baé alla jusqu’à s’incliner. Une ombre d’ironie passa dans l’expression de Jigaé ; il prit un air amusé.

— « Cela fait au moins dix ans que tu ne m’appelais plus grand frère : on doit absolument fêter ça dans une taverne. Mais laisse-moi te corriger, petit frère », ajouta-t-il comme Ak-Baé lui envoyait un regard noir. « Je n’ai pas fait tout ça pour sauver le clan. Mon seul but est de protéger ma famille la plus proche. Les autres peuvent crever six pieds sous terre avec le Conseil des Doyens et tous ces vieillards corrompus. Oh, et aussi : quand je t’ai dit, pendant le dîner, qu’un passereau ne pouvait voler aussi haut qu’un aigle, je n’ai jamais dit qui était l’aigle et qui était le passereau. »

Ak-Baé eut l’air confus puis choqué : Jigaé venait-il de l’encourager à devenir le successeur du clan ? J’avais comme l’impression que j’étais de trop dans cette conversation. Aussi, je fis mine de m’éloigner vers les escaliers. Jigaé m’arrêta en me tapotant l’épaule.

— « Ton surnom était le Saint-En-Rogne, n’est-ce pas ? Prends bien soin d’Ak-Baé pendant mon absence. À tout à l’heure, mon petit frère adoré ! »

Ak-Baé grimaça, agacé par l’appellation ; et je grognai mentalement : le Saint-En-Rogne ? C’est le Sage Ivrogne, damné Tang. Mais le grand frère partait déjà. Je soupirai. Puis j’envoyai un coup d’œil au Scribe-Follet et le taquinai, les mains sur les hanches :

— « Ah, l’amour fraternel… »

— « Quoi ? », grimaça Ak-Baé, gêné.

— « Je le comprends. Je suis pareil avec Shuyeh : je lui donnerais la meilleure poule du poulailler s’il me la demandait. »

Ak-Baé me jeta un regard exaspéré.

— « Allons-y. On n’a pas que ça à faire. »

Il chargea sa tante sur son dos. Je l’accompagnai jusqu’à une porte de sortie qui donnait sur les jardins de la pagode et sur le fleuve. L’averse s’était transformée en une pluie fine.

— « Difficile de partir sans laisser des empreintes dans la boue », grommela Ak-Baé. Il leva alors les yeux vers le ciel nocturne et souffla de surprise. « Misha ? »

C’était le petit oiseau qui le suivait toujours partout. Il atterrit sur la rambarde de la véranda, un mot attaché à sa patte. Portant Éroujia, Ak-Baé avait les mains prises et, sur un signe de sa tête, je tendis une main alors que Misha s’ébrouait, les plumes hérissées et trempées. J’illuminai le message avec un filet de ki doré. Il était écrit sur du papier spirituel, mais, même ainsi, l’eau avait dilué l’encre. Les caractères, étrangement familiers, étaient cependant lisibles. Ils disaient : tout va bien.

— « Tout va bien ? », répétai-je dans un murmure perplexe. « Je m’en réjouis, mais… C’est quoi, ce message ? Tu envoies ton oiseau prendre des leçons de positivisme, maintenant ? »

Ak-Baé secoua la tête et descendit de la véranda, s’éloignant vers le fleuve, en disant par voie mentale :

“On comprendra bien assez vite ce que le message veut dire. Au fait, n’oublie pas ta fille, Zangsa.”

“Comme si je pouvais l’oublier”, ripostai-je, vexé. “Je te rejoins chez les Mendiants dès que possible.”

Faisant demi-tour, je retournai à l’intérieur et montai à l’étage. La pagode était toujours paisible. J’allais prendre Naganaga : elle était profondément endormie et elle s’agrippa à moi sans même se réveiller. Ses instincts d’oyonoki n’auraient-ils pas dû la rendre un peu plus méfiante ? Si ç’avait été une autre personne que moi, la petite se serait-elle laissée kidnapper si innocemment ? Heureusement que le dragon divin veillait sur elle…

“J’ai l’impression d’entendre une pensée plaisante, est-ce mon imagination ?”, dit Shiawkoun.

“Tu peux toujours lire mes pensées, dragon indiscret ?”

“Puisqu’une partie de mon esprit est toujours chez toi, j’ai une vague perception. Sens-toi honoré.”

“Humph.”

Naganaga dans mes bras, je jetai un coup d’œil à Izahi Ali des Jardins, endormie dans l’autre lit. Je n’aimais pas vraiment l’idée de la laisser comme ça, dans une pagode quasi déserte, dans la même chambre qu’un garde aux allures de voyou… Et puis elle avait été dans le laboratoire du sous-sol. Elle avait peut-être des choses intéressantes à me dire si je lui expliquais la situation plus clairement. Je tendis un bras, hésitai, puis soulevai la parfumeuse comme un sac de pommes de terre. Un vrai détective ne négligeait aucun suspect ni aucun témoin. Quant à Jigaé Tang, je le suspectais d’en savoir davantage sur le sceau qu’il ne l’avait avoué. J’avais gardé quelques-uns de ses cheveux. Dès que j’aurais laissé Naganaga et Izahi en sécurité, j’avais l’intention de le pister.

Sortant de la pagode, je traversai le fleuve, enveloppant mes pieds de ki et les rendant aussi légers que des plumes. Au lieu de me diriger vers la Branche des Mendiants d’Osha, je traversai les rues vers le sud-ouest. Je ne croisai que quelques patrouilles, des mendiants et des aventuriers de la Guilde des Quêteurs : après tout ce qui s’était passé, les gens semblaient s’être barricadés chez eux.

Arrivé devant un haut mur, je concentrai mon ki pourpre dans mes jambes et bondis. J’atterris dans la cour intérieure, m’avançai à travers la bruine, levai un pied et poussai l’un des battants de la fenêtre illuminée. Elle était ouverte. Parfait. J’entrai et dis :

— « Avec ta permission… »

Assis dans son fauteuil, l’air très, très fatigué, Aroulyoun releva la tête, me vit entrer dans le bâtiment principal du commissariat comme un roi dans la salle du trône et murmura sans forces :

— « Les fantômes ne sont pas autorisés. »

La journée l’avait tellement épuisé qu’il me confondait avec un fantôme ? Je déposai Izahi dans un fauteuil auprès de la fenêtre et m’approchai de mon ami en disant :

— « Les marchands travaillent sur les mêmes routes que les bandits de grand chemin mais ne sont pas forcément des bandits eux aussi. De la même façon, les chamanes travaillent avec les fantômes mais ne sont pas forcément des fantômes. »

Aroulyoun me rendit un regard vide. Je soupirai.

— « Tu as l’air d’avoir passé une mauvaise journée. »

— « Une des pires journées de ma vie. »

— « Les bêtes-démons ont toutes été éliminées, j’ai entendu dire. »

— « Grâce aux Prêtres du Plateau et aux Immortels », affirma Aroulyoun sur un ton monocorde. « Mes hommes et moi n’avons pu qu’aider à évacuer. Et quand ce Dément Immortel a attaqué le marché, je faisais mon rapport au Prince Zorén et je n’ai rien pu faire non plus. Quand je suis arrivé sur place, c’était un vrai massacre. Un de mes hommes a été coupé en deux en essayant de l’arrêter. Pas moyen de retrouver le coupable. Ah… Si seulement cette journée n’avait jamais existé. »

Il plongea la tête entre ses mains. Depuis combien de temps était-il là, dans son bureau, à broyer du noir ?

— « Tu devrais aller dormir, mon ami. Comme je te l’ai dit, l’autre jour, cette affaire est une affaire du Murim. Un commandant de police n’a pas à culpabiliser. »

Aroulyoun frappa la table du poing.

— « Alors, je suis censé ne rien faire ? Je dois agir comme si tout n’était qu’une catastrophe naturelle ? »

— « N’est-ce pas la version officielle ? Le Démon Dément, le skaligus drakus furens, a rendu les bêtes folles et même les Immortels sont touchés… »

— « Je n’y crois plus une seconde. »

Je haussai un sourcil face à sa réplique catégorique.

— « Oh ? Tout d’un coup, tu ne crois plus aux démons ? J’avais pourtant entendu qu’une religion était plus difficile à abandonner que sa propre fortune. À quoi est dû ce changement ? Ne me dis pas que c’est Ayaïpa qui… ? »

— « Le Prince Zorén », m’interrompit Aroulyoun. « Il m’a dit que, si je coopérais, je serais promu. »

Il y eut un silence. Je ne savais pas ce que le Prince Zorén lui avait demandé de faire, mais…

— « Autrement dit, si tu ne coopères pas, tu peux faire tes adieux à ton poste, c’est ça ? »

Et peut-être à sa vie, au pire, ajoutai-je par-devers moi. Il y eut un autre silence puis :

— « Son Altesse veut non seulement que je respecte à nouveau toutes les mesures anti-démons mais que je soutienne aussi avec mes hommes le déploiement d’une brigade spécialisée dans la détection du Démon Dément. Si l’un des membres de cette brigade détecte un possédé, il faut immédiatement qu’on embarque la personne. Et ma première tâche demain sera celle de repérer tous les survivants de l’attaque du marché et de les confier à cette brigade pour inspection. Certaines de ces gens viennent de perdre des membres de leur famille ou des amis, et la police va venir les arrêter pour voir s’ils ne sont pas possédés. Ha », rit-il de manière étouffée, les yeux désorbités, écartant les mains de la tête. « Le prince m’a dit : “le peuple, il faut l’éduquer, commandant, et lui montrer que la loi impériale est au-dessus de tout. La police impériale a le rôle capital de protéger notre peuple”… Le protéger, en l’inspectant constamment pour détecter des démons ? Cet homme veut-il tous nous rendre fous ? »

Je comprenais à présent pourquoi il avait l’air aussi stressé. Ses cernes n’étaient pas dus qu’à la fatigue. À ce rythme, ses cheveux rouges en bataille allaient tomber du jour au lendemain.

— « Ne perds pas espoir, mon ami », lui dis-je. « Des membres importants de l’Alliance sont à Osha en ce moment même. Je doute qu’ils repartent sans rien faire. »

Aroulyoun soupira longuement, me regarda, puis ses yeux se posèrent sur Naganaga. Il prit une mine surprise, l’air de ne la voir que maintenant.

— « Qui est-ce ? »

La petite fille leva soudain la main en disant :

— « Naganaga ! »

Je soufflai.

— « Tu es réveillée ? Depuis quand ? »

— « Depuis maintenant », répondit-elle, levant ses yeux gris vers moi. Elle sourit. « Bonjour, papa. »

— « Il fait toujours nuit. »

— « Bonne nuit, alors. »

— « C’est ça, rendors-toi. »

— « Je ne suis pas fatiguée. »

— « Tu vas créer des envieux. Aroulyoun, mon ami, est crevé mais n’arrive pas à dormir. »

Naganaga braqua son regard sur le commandant de police.

— « Tu n’arrives pas à dormir ? Pourquoi ? », fit-elle, se redressant sur mes genoux.

Aroulyoun se leva et posa ses mains à plat sur son bureau, incrédule.

— « Zangsa, tu… es marié ? »

Mes yeux le fuirent.

— « Euh… Pas exactement. Je l’ai trouvée sur la route. »

— « … Article 53 du Code Civil. L’abandon d’enfant en bas âge est puni de… »

— « Une seconde, une seconde ! », protestai-je.

— « … de vingt coups de fouet et du versement d’un montant approprié à la jeune victi… »

— « Accuser à tort, c’est moche, Votre Grâce ! Écoute. Je ne l’ai pas abandonnée. Je… »

— « C’est quoi, tout ce bruit », grommela soudain une voix. C’était Izahi, qui se réveillait. Elle balaya la salle d’un œil hagard, papillota des paupières, puis nous vit, remarqua l’uniforme d’Aroulyoun, et pâlit. Elle se leva. « Qu’est-ce que… ? J’étais dans la Maison des Parfums ! Comment… ? Toi ! »

Elle s’écria en me voyant. Aroulyoun me jeta un regard inquisiteur.

— « C’est Izahi Ali des Jardins, la cousine de Lumyoun », expliquai-je, « tu te souviens, Lumyoun, le fils d’Elkesh. »

— « Je pensais que c’était la mère de ta fille. »

— « Tu rigoles », soufflai-je. « En fait, je l’ai sortie de la Maison des Parfums pour l’interroger… euh, pour la mettre en sécurité… ici. »

Aroulyoun me regarda, incrédule.

— « Tu l’as kidnappée ? En pleine nuit ? Après avoir pénétré illégalement dans une propriété privée ? Qu’est-ce que cela signifie ? »

Aroulyoun agrippa le manche de son fouet attaché au ceinturon et le brandit. Il plaisantait, n’est-ce pas ?! Je faillis crier mes protestations, mais je ne voulais pas alerter les policiers qui se trouvaient de garde dans le commissariat. Je posai Naganaga sur le sol et me mis à genoux devant le commandant de police en disant sur un ton qui se voulait apaisant :

— « Tu m’as mal compris. Votre Grâce. Laisse-moi au moins m’expliquer… »

Aroulyoun me dévisagea puis lâcha un soupir.

— « Je veux tous les détails. »

Ce drogué du travail… Il aurait mieux fait d’aller dormir.

Il n’empêche que j’étais content de voir qu’Aroulyoun était toujours vivant après cette journée difficile.

Tout va bien.

Pour quelque raison, mes pensées retournaient sans arrêt au message apporté par Misha. Tout va bien. L’écriture m’avait étrangement rappelé celle d’Ayaïpa, quand elle picotait des caractères dans la terre avec son bec. Se pouvait-il que le message ait été écrit par ma chère disciple ? Et zut. Pourquoi cela m’inquiétait-il davantage ?