Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

100 La Calamité des Tang

Izahi nous guida jusqu’à nos chambres. Quand je l’informai de la visite de Lumyoun et de ses camarades blessés, elle accusa le coup, mais ne commenta rien et s’obstina à me traiter comme un étranger.

— « Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à appeler le surveillant en charge de cet étage. Je vous souhaite une bonne nuit de repos. »

Les appartements qu’on nous avait assignés avaient deux chambres de part et d’autre d’un ample salon. Repue de gâteaux, Naganaga s’était endormie et j’étais allé la déposer sur le grand lit à baldaquin d’une des chambres, laissant la porte coulissante grande ouverte. Avant qu’Izahi ne sorte des appartements, je lançai :

— « Puis-je te poser une question ? »

— « À votre service. »

Je la fixai du regard, retraversai le salon puis m’arrêtai, toujours sans rien dire et sans la quitter des yeux.

— « … Messire ? »

— « Messire ? », répétai-je, croisant les bras. « Je suis un invité de la Maison des Parfums. Est-ce une manière de s’adresser à moi ? »

Elle releva la tête et me foudroya des yeux.

— « Votre Grâce. »

Je souris en coin.

— « Mieux. Mais ce n’est toujours pas assez. »

Un de ses sourcils tiqua. Elle articula :

— « Ô vénérable Immortel. »

— « J’ai mal aux oreilles. »

— « Maudit chamane, que suis-je censée te dire ? », susurra-t-elle, exaspérée.

Hé. Enfin victorieux, je fermai la porte des appartements avant d’approuver :

— « Voilà qui est bien mieux. Alors, voici ma première question… » J’allai jusqu’à la table du salon, où un serviteur avait allumé plusieurs encens et, choisissant un des bâtons — et non au hasard —, je le respirai profondément avant de lancer : « L’encens de faroule, c’est pour nous aider à faire de beaux rêves ? »

Izahi écarquilla les yeux. Et c’est qu’en tant que parfumeuse, elle devait parfaitement savoir que la faroule était un puissant sédatif. Respirer quelques bouffées suffisait à engourdir les sens. Laisser dans une pièce une baguette d’encens longue de trois pieds… c’était s’assurer que même des invités initiés à la cultivation n’allaient pas se réveiller avant le matin.

— « L’hospitalité de la Maison des Parfums m’épate », commenta Zéligar, les mains jointes derrière le dos.

— « Avec une vingtaine d’encens de plus, même des maîtres du ki comme nous auraient réussi à dormir comme des bébés », renchéris-je.

Izahi ferma ses poings.

— « Si vous le voulez, je peux en faire apporter davantage. Ou le retirer », ajouta-t-elle, abandonnant son ironie, quand elle croisa mon regard sévère. Elle s’avança vers la table. Je l’arrêtai.

— « Laisse : j’ai horreur des parfums, mais j’aime bien la faroule. »

Izahi me dévisagea comme si j’étais devenu fou. Et c’est que la faroule avait une odeur âcre. D’où les autres encens disposés sur la table, pour la masquer. Enfin, j’avais beau dire aimer la faroule, le souvenir de l’épisode où Aysen et Maître Ley-Ama m’avaient tendu un piège dans la maison des citronniers était trop vif encore, et la seule odeur me mettait mal à l’aise. Avec promptitude, j’éteignis les autres bâtons tout en reprenant :

— « Ah, j’ai une autre question. Où se trouve le plus grand laboratoire de la Maison des Parfums ? »

Izahi plissa le front. Une lueur calculatrice passa dans ses yeux.

— « Et pourquoi veux-tu savoir ça ? »

— « Pour le visiter, bien entendu. »

— « Un invité ne peut pas entrer dans le laboratoire sans autorisation. »

— « Je m’en doutais », soupirai-je. « Dommage. »

Izahi eut un sourire en coin.

— « Maîtresse Éroujia avait raison. Vous n’êtes pas venus ici avec de bonnes intentions. Alors, ne m’en veux pas si je ne te traite plus aussi respectueusement », fit-elle, tournant les talons.

Elle s’apprêtait à sortir. Et zut. Quelque chose dans ses paroles me fit m’élancer et frapper ses points de ki pour lui faire perdre conscience. Zéligar grimaça mais ne commenta rien quand je transportai la jeune femme inconsciente jusqu’à l’autre lit et l’allongeai là.

— « Même si ses points de ki se libèrent, avec la faroule, elle ne se réveillera pas jusqu’au matin », dis-je.

— « Espérons que personne ne la cherchera entretemps », soupira Zéligar. « En tout cas, à l’entendre, on dirait bien que la Maison des Parfums cache quelque chose. Et la tante d’Ak-Baé a l’air d’être au courant et elle se méfie de nous. Nous ne savons pas si le laboratoire se trouve ici, et le papier à l’encre invisible ne sert plus à rien. On ferait mieux de commencer à explorer cet endroit sans plus attendre. »

Sa tunique bleue, tissée avec son ki, se couvrit d’ombres.

— « Ho ? Maître Zéligar, tu as appris des techniques de l’Art Profond de l’Ombre ? », m’étonnai-je.

— « J’ai travaillé avec Silensanse plus d’une fois, dans ma jeunesse, avant qu’elle ne devienne la capitaine de l’Escouade de l’Ombre », me révéla-t-il. « Je ne suis pas un maître de l’ombre, mais c’est assez pour tromper les yeux de la plupart. Allons-y. »

Naganaga dormait toujours profondément. C’était sûrement la première fois de sa vie qu’elle dormait dans un lit à baldaquins, que dis-je, dans un lit tout court.

— « Veille sur elle, Sage Azuré : je ne m’éloignerai pas trop », promis-je en un murmure.

“Si tu t’éloignes trop, je réveille Naganaga pour te courir après, de toute façon”, répliqua le dragon divin.

Ne pouvait-il pas voir la petite dormir comme un ange ? Quel sans-cœur la réveillerait ? Humph.

Sans répliquer, j’éteignis la lumière de la lanterne posée sur la table, activai le Cube de l’Inexistence et sortis dans le couloir avec Zéligar. Là, se trouvait un homme montant la garde. Avant qu’il ne s’alarme de voir la porte coulisser toute seule, Zéligar l’assomma et le traîna à l’intérieur de la chambre.

“Ne pas faire du tort aux gens du commun est une des règles sacrées du Murim, Maître Zéligar”, lui fis-je, amusé.

“Hum. Celui-ci était un garde entraîné aux arts martiaux et pas une jeune domestique, au moins”, contre-attaqua-t-il. “Je prends cet étage et le rez-de-chaussée ; tu prends les étages supérieurs.”

“C’est plus de travail pour moi, ça”, lui fis-je remarquer.

“S’il existe un laboratoire secret, peut-être y a-t-il un sous-sol”, me répliqua Zéligar.

C’était une possibilité qui m’était déjà venue à l’esprit.

“Te laisse pas prendre”, lui dis-je en m’éloignant.

“Le lièvre s’inquiète du dragon”, rétorqua Zéligar.

Ce damné maître d’Irami venait-il de me traiter de lièvre ?

J’explorai le deuxième étage. Je ne vis que des pièces destinées aux clients de la Maison des Parfums et une grande salle richement décorée avec une scène en bois munie d’épais rideaux grenat. En plus des bains thermaux et parfumés, cet établissement proposait donc aussi des spectacles ?

Une seule des chambres était occupée. De la lumière s’échappait par les fentes de la porte coulissante. Celle-ci était fermée mais, quand je m’approchai, j’entendis clairement les voix à l’intérieur. Je compris vite qu’il s’agissait des lointains cousins qui accompagnaient Jigaé Tang comme des laquais.

— « À notre santé et à la santé du jeune maître ! », lança l’un.

— « Et à celle d’Éroujia Tang. »

— « Héhé. Sa tante est notre meilleur atout. Qui aurait cru qu’elle serait si riche ? Avec elle, ce n’est plus qu’une question de temps avant que Jigaé devienne le patriarche des Tang et nous, ses plus loyaux — et riches — subordonnés ! La vie est belle… »

— « Mm. Jigaé se méfie toujours d’elle. »

— « Ce bâtard se méfie de tout le monde et même de nous. Mais tout ce que veut Éroujia, c’est réintégrer le clan, non ? Diables, si tous les Tang bannis devenaient riches comme elle puis revenaient, le destin du clan allait enfin changer. »

— « Rêve toujours. Mais les choses sont plus compliquées que ça. Réfléchis un peu : Éroujia a promis à Jigaé les cahiers volés. Comment crois-tu qu’elle les a obtenus ? »

— « … Le marché noir ? »

— « Idiot. C’est elle qui les a… Ah, oublie ça. Tu es trop bête pour comprendre ces subtilités, grand frère. »

— « Bah… Je me fiche bien de tout, tant qu’Éroujia nous donne des pièces d’or. N’empêche qu’Ak-Baé… Tu as vu, comment il lui tient tête ? Enfant, il n’osait même pas regarder Jigaé dans les yeux. Je n’aurais jamais cru qu’il aspirerait à la position de successeur. Il se croit peut-être plus important, maintenant qu’il a même enseigné à l’Académie Céleste ? »

— « On n’a pas à s’inquiéter de lui. Ceux qui ne pensent qu’à cultiver leur ki sont naïfs par nature. »

— « Hé, tu l’as dit. J’espère que Jigaé ne le tuera pas, quand même. Ses ambitions à part, c’est un brave type utile. »

Je m’éloignai dans le couloir sur cette note relativement positive : si je continuais à écouter leur conversation, j’allais finir par entrer en trombe dans la pièce pour donner une leçon à ces deux laquais stupides.

Au troisième étage, je trouvai plusieurs bureaux avec du matériel d’alchimiste et des livres de parfums. L’un des bureaux semblait appartenir à Izahi : je trouvai plusieurs documents signés par elle sur l’écritoire. Mais aucune encre invisible. Et surtout, pas de trace de ki orange. J’espérais tout simplement qu’Izahi n’avait effectivement rien à voir avec les alchimistes de l’Œil Renversé.

J’eus beau faire tout le tour de l’étage, je ne vis aucun signe d’Éroujia, Jigaé ou Ak-Baé. Pourtant, la Tang bannie avait bien dit « passons à mon bureau ». Le bureau de la vice-directrice se trouvait-il au quatrième et dernier étage ? Je montai.

Le dernier étage était bien plus petit que les autres : les escaliers menaient directement à une seule porte. Celle-ci était gardée par quelqu’un. Je reconnus l’homme aussitôt : c’était l’un des serviteurs qui nous avaient servis pendant le dîner. Il n’avait pas l’air de porter d’armes. Il avait surtout l’air d’être sur le point de s’endormir debout. Comme je m’approchais en douce, la porte s’ouvrit brusquement et je m’arrêtai net. Éroujia Tang était apparue dans l’encadrement. Sa voix grinça :

— « Izahi n’est toujours pas revenue ? »

— « Euh… Non, madame », répondit le serviteur, se redressant comme un i.

— « Qu’est-ce qu’elle fabrique, maintenant ? Va vérifier que les deux ascètes sont endormis », susurra-t-elle sur un ton pressant.

— « T-Tout de suite, madame ! »

Il descendit en courant. Et mince : si cet homme entrait dans la chambre et voyait Izahi et le garde endormis… Je me plaquai contre le mur pour laisser passer le serviteur, puis je le suivis et l’assommai dès qu’il posa les pieds au troisième étage.

— « Pardon », articulai-je silencieusement, le retenant.

Et je l’allongeai délicatement sur le plancher.

— « Tu n’essaies donc même plus de le nier, ma tante », disait la voix d’Ak-Baé à l’étage supérieur.

J’ignorai si le cube s’était désactivé : au cas où, je le réactivai puis remontai les marches pour jeter un coup d’œil à l’intérieur du bureau. Jigaé était confortablement assis sur un fauteuil auprès d’une étagère emplie de livres. À ses côtés, Ak-Baé venait de se lever. Il poursuivit :

— « Dès que je suis entré dans cette pagode, tu n’avais pas l’intention de me laisser partir tranquillement. Fallait-il vraiment impliquer mes compagnons dans cette affaire de famille ? »

— « Tu as l’ouïe bien aiguisée », fit remarquer Éroujia. Elle haussa légèrement les épaules et se tourna vers lui — elle ne prit pas la peine de refermer la porte. « Tant mieux : parlons franchement. Tes compagnons ne sont pas en danger. L’un d’eux est un professeur réputé de l’Académie Céleste, n’est-ce pas ? Qui oserait lui faire du mal ? Je n’agis que pour la sécurité de la Maison des Parfums. »

— « La Maison des Parfums », répéta Ak-Baé. « Tu m’en vois soulagé, ma tante. Et ce gentil poison, dans ma tasse de thé, n’est aussi qu’une mesure de sécurité ? »

— « Oh ? Tu l’as bue tout en sachant ? », s’impressionna Éroujia.

— « Je suis un Tang », répliqua Ak-Baé. « J’ai pris l’antidote juste avant de boire. »

— « Houhou », gloussa Éroujia Tang, « ce n’était qu’un aphrodisiaque un peu fort. Je pensais envoyer quelques servantes dans ta chambre pour te récompenser. »

— « Et pourquoi voudrais-tu récompenser un neveu que tu n’as pas vu depuis vingt ans ? », rétorqua Ak-Baé froidement.

— « Naturellement », dit Éroujia, ramassant un document sur son bureau et le présentant à Ak-Baé, « c’est pour te récompenser d’avoir signé ta renonciation à la succession. Jigaé s’engage à remettre au patriarche actuel tous les cahiers volés dans l’espace de deux mois à partir d’aujourd’hui et à rendre au Clan des Tang sa gloire passée. Il s’engage aussi à faire de toi le commandant de la meilleure escouade du clan. En échange, tu renonces à devenir patriarche et tu lui promets ton soutien. »

Il y eut un silence. Ak-Baé s’était rassis, lisant le contrat. J’en profitai pour m’introduire dans la pièce et jeter un coup d’œil aux encriers. J’en repérais un qui me semblait suspect quand Ak-Baé déchira soudainement le contrat et, jetant les deux bouts de papier par terre, il releva la tête, sarcastique.

— « Que peut donc importer la gloire passée des Tang à une traîtresse ? Quelles sont tes vraies intentions ? »

Son frère tressaillit et le gronda :

— « Ak-Baé… ! »

— « Jigaé », le coupa celui-ci sans le laisser parler. « Et si je te disais que Tante Éroujia fait très certainement partie d’une organisation criminelle et que, sans ses poisons, les bêtes-démons n’auraient pas attaqué Osha ? »

Jigaé souffla, à la fois amusé et incrédule.

— « Que viennent faire les bêtes-démons dans cette conversation ? J’ai entendu dire que ce type d’invasion n’est pas inédit au pied des Montagnes Perdues. Si tu continues à traiter notre tante de criminelle, je vais me fâcher, petit frère », dit-il avec un sourire menaçant.

Cependant, derrière ce sourire, je crus deviner de l’inquiétude — ou était-ce de la peur ? Mais peur de quoi ? D’Ak-Baé ? D’Éroujia ? Ignorant son frère, Ak-Baé braqua ses yeux sur sa tante et leva une main, révélant le bracelet qu’il portait.

— « Tous les deux, vous reconnaissez sûrement ce bracelet : c’est une relique du clan dont le patriarche m’a fait cadeau. Il est connu pour être capable de détecter le ki-démon, mais il a un autre pouvoir moins connu : celui de détecter les ki corrompus. Or, dès que tu es arrivée, Tante Éroujia, mon bracelet m’a signalé la présence d’un ki à la nature bien sinistre. Du ki de mort. Pire encore », dit-il en se levant. « Le bracelet a détecté ce même ki chez le Premier Oncle. Étrange, n’est-ce pas ? »

L’hostilité de son ki envahit la pièce et, même moi, je sentis sa force d’intimidation. C’était la première fois que je voyais Ak-Baé dans cet état. Il reprit d’une voix cassante :

— « Peu de gens le savent, mais la maladie dont souffre le Premier Oncle depuis toutes ces années n’est pas d’ordre naturel. Tante Éroujia… ou devrais-je dire Éroujia la Nécromancienne. Aurais-tu, par hasard, eu le mauvais goût d’attenter à la vie de notre patriarche ? »

La question était chargée de venin. J’étais censé être en train de chercher le laboratoire et les alchimistes et non d’écouter indiscrètement une conversation privée, mais, à entendre le Scribe-Follet accuser sa tante de nécromancie, j’abandonnai toute intention de partir. J’ignorais quelle était la force martiale de cette femme, mais, si elle et Jigaé se retournaient contre Ak-Baé, celui-ci aurait peut-être besoin d’un coup de main…

— « Ha… Haha ! », rit Éroujia sous le regard surpris de ses neveux. « Je suis une nécromancienne ? J’ai attenté à la vie de mon frère ? Tu as une imagination… franchement étroite. Mon influence sur le clan va bien au-delà de ça. » Elle n’essayait même pas de nier ses crimes ? Cette vipère… Elle sortit un grand éventail de sa poche, un sourire mesquin aux lèvres. « Mais puisque tu refuses d’accepter le bon geste de ton frère, tu ne me laisses pas le choix… »

Une subite aura d’énergie rayonna dans la pièce et, pour la première fois, je détectai sans mal le ki de mort dont avait parlé Ak-Baé : il partait de l’éventail et venait d’activer une formation runique qui englobait la pièce. Et cette énergie qui flottait à présent dans l’air, sous le contrôle d’Éroujia, neutralisait toute utilisation de ki doré interne, compris-je. Non seulement ça, mais une odeur âcre frappa mes narines… Du poison ? D’un mouvement de son éventail, Éroujia en avait fait avaler une bouffée à Ak-Baé. Et zut…

— « Éroujia ! », s’exclama Jigaé, se levant brusquement. « Si tu touches à Ak-Baé, tu peux oublier notre accord ! Donne-lui l’antidote tout de suite ! »

Son masque aux fins sourires et à l’allure posée était tombé en éclats. Il pointa une dague vers Éroujia.

— « J-Jigaé… ? », fit Ak-Baé, médusé.

“Ak-Baé, ça va ?”, lui demandai-je par voie mentale.

Le Scribe-Follet n’eut même pas l’air d’être surpris par ma présence.

“Si possible, n’interviens pas”, dit-il. “Pour l’instant, écoutons.”

Hum… J’étais content d’apprendre que le poison qui tourbillonnait encore autour de sa tête ne l’affectait pas grandement, mais… à quoi bon écouter ce qu’avait à dire cette empoisonneuse ?

Éroujia n’avait pas reculé d’un pas, comme si elle savait que Jigaé n’oserait jamais l’attaquer. Agitant tranquillement l’éventail, elle lança :

— « Je peux oublier notre accord ? Soit. Je n’ai pas vraiment besoin de toi, tu sais, Jigaé. J’ai seulement besoin de ton corps. Si tu préfères vivre comme un mort-vivant au lieu d’être un pantin, c’est ton choix. J’ai patiemment accepté de faire de toi le patriarche pour pouvoir évacuer les trésors des Archives avant de briser le sceau. Mais ton manège pour protéger ton petit frère, et maintenant ça », dit-elle, regardant éloquemment le bout de la dague qui la menaçait, « cela me déçoit, me déçoit très profondément. Alors, notre accord ? Je l’ai déjà oublié. Le clan sera détruit jusqu’au dernier membre. Tu n’y peux rien. C’est son destin pour m’avoir exilée et m’avoir abandonnée. »

Jigaé tomba à genoux, frappé d’horreur.

— « Non… Je suis désolé, j’ai mal agi », bredouilla-t-il. « Châtie-moi comme il te semble, mais le sceau… il ne doit pas être rompu, Tante Éroujia. Je ne sais pas au juste quels torts t’a causés le Premier Oncle, mais, dès que je deviendrai le patriarche, je promets de faire de toi à nouveau une Tang et de t’offrir tous les trésors que tu veux. Mais, si le Sceau du Centipède Aux Mille Poisons est brisé, cette créature… elle ne laissera rien en vie. Son miasme tuera les gens de toute la cité des Tang, les enfants et les non-cultivateurs inclus. Son poison se répandra sur tous les villages à des kilomètres à la ronde. Les Tang ont été les gardiens de cette Calamité depuis des siècles. La libérer, c’est condamner notre famille à un déshonneur éternel, c’est… »

— « Mais c’est exactement ce que je veux, Jigaé Tang ! Ha ! Cela te surprend ? Cela te terrorise ? Je croyais que tu n’avais toi-même que faire du clan. Ne l’as-tu pas déjà trahi, malgré toi, plus de fois que tu ne peux les compter ? Même si, depuis le début, je sais que ton objectif est celui de trouver la clef du sceau et de me la voler. »

— « C-Comment… ? »

— « Houhou, croyais-tu que je l’ignorais ? Tu ne m’as jamais trompée. Ha. Tu ne t’es jamais laissé corrompre jusqu’à la moelle comme le Premier Doyen. Ce vieux serpent est tellement aveuglé par ses rêves de grandeur qu’il est devenu mon meilleur pion. Quant à toi, tu n’es qu’une pauvre bestiole loyale au patriarche. Même sur son lit de mort, ce bâtard têtu… »

Quoi qu’en dise Ak-Baé, j’en avais assez de l’entendre.

Avec force, je donnai un coup de parapluie sur la tête de la vice-directrice, usant d’une bonne partie de mon ki-démon pour m’assurer qu’elle s’effondre… Elle accusa le coup mais parvint à demeurer consciente : elle se retourna comme une vipère, manquant de justesse de me frapper avec son éventail. Je n’osai même pas la toucher : on racontait que les Tang enduisaient leur corps de poison. Ce n’étaient peut-être que des histoires, mais l’éventail qu’elle portait ainsi que ses ongles étaient clairement enduits de poison. Heureusement, Ak-Baé réagit rapidement et, quittant son fauteuil d’un bond, il dégaina et, du pommeau de son épée, il attaqua Éroujia par derrière et parvint à l’assommer. Pour ce genre d’attaque brutale, la quantité de ki que l’on était capable de libérer d’un seul coup faisait clairement la différence, hein…

Vu le regard abasourdi de Jigaé, je constatai qu’il pouvait me voir à présent. Je rangeai le cube et demandai :

— « Ça va, Ak-Baé ? Pas trop empoisonné, on dirait ? »

— « Ça va, j’ai vu pire comme poison, dans ma vie », grommela celui-ci. Il s’accroupit auprès de sa tante et trouva bientôt l’antidote, en forme de boulette — un Tang portait toujours sur lui les antidotes aux poisons qu’il usait au combat. Sans la prendre pour lui-même, il coupa la boulette en deux et m’en tendit une moitié. « Tu n’as probablement pas avalé grand-chose, là où tu te trouvais, mais avale ça au cas où. »

— « Merci, mais, et toi ? », demandai-je.

— « Je sais neutraliser la plupart des poisons mortels », répliqua Ak-Baé.

Sérieusement ? Je soufflai :

— « Ta constitution n’est pas celle du légendaire Corps Résistant aux Mille Venins, si ? »

— « Je serais célèbre si c’était le cas », fit Ak-Baé en roulant les yeux. « Tu as défait la formation ? »

— « Elle était plus fragile que la flamme d’une bougie », acquiesçai-je.

Juste avant mon attaque, je l’avais détruite discrètement en coupant l’un des liens principaux de la formation runique. Le tout s’était vite effiloché et le miasme qu’Éroujia avait fait tourbillonner autour d’Ak-Baé s’était dilué. J’étais bien content d’avoir agi dans cet ordre : grâce à ça, Éroujia avait perdu le contrôle de la zone et n’avait pas pu utiliser son poison aussi efficacement contre moi. N’empêche qu’elle avait la tête dure pour avoir résisté à mon attaque : si j’avais eu à lutter contre cette Tang à la loyale, j’aurais probablement eu du mal à m’en sortir.

— « Mais comment tu as su que j’étais dans la pièce ? », demandai-je.

“Mon bracelet détecte le ki-démon, je te rappelle”, répondit Ak-Baé par voie mentale.

Mince, il arrivait même à détecter ça malgré le Cube de l’Inexistence ? Ce bracelet devait clairement être l’un des fameux Trésors des Tang.

Ak-Baé aidait son frère à avaler l’antidote. Jigaé avait l’air d’être sous le choc. Il balbutia :

— « Cette folle… Depuis le début, je n’avais aucune chance de la convaincre… »

À le voir dans cet état, la menace d’Éroujia semblait être bien réelle. Mais qu’était ce Sceau du Centipède Aux Mille Poisons ? Je fouillai dans ma mémoire. J’avais entendu le nom quelque part, dans une leçon, à l’Académie Céleste. Jigaé avait-il parlé de Calamité ? Oh… Il devait donc s’agir d’une des dites Calamités. Les Tang n’étaient pas la seule famille avec une longue histoire ni la seule communauté à garder des Calamités scellées. Après tout, on disait que la Secte des Glaces gardait un vieux wyvern sanguinaire scellé au cœur de la Roche des glaces, et le Mont-Céleste gardait, dans la Caverne Qui Fleurit, une statuette démoniaque capable de corrompre l’âme. C’était souvent des créatures ou des reliques extrêmement pernicieuses que personne n’avait pu détruire, et on n’avait eu d’autre choix que de les isoler du monde. Si Éroujia possédait vraiment la clef d’un sceau renfermant l’une de ces calamités… je comprenais mieux la terreur de Jigaé Tang.

— « Je n’aurais peut-être pas dû intervenir si tôt ? », aventurai-je. « Ça a été plus fort que moi. Désolé. »

— « Peu importe », assura Ak-Baé. « En fait, je t’en remercie… Mon frère a assez entendu le venin de cette vipère. »

À son ton de voix, je compris que toute cette conversation avait changé de manière drastique son point de vue sur son frère aîné. Je ne connaissais pas les détails, mais je devinais que Jigaé n’avait jamais fait qu’aimer son frère et qu’il avait voulu le protéger en essayant de tout porter sur ses épaules. Sa vie récente semblait avoir été un véritable enfer de menaces et d’intrigues.

— « Bon, ça sent la vipère, ici : je vous laisse », dis-je aux deux frères. « Je vais voir si Zéligar a trouvé quelque chose d’intéressant en bas. Ah », ajoutai-je, au pas de la porte, « l’un des encriers, sur l’étagère, est de l’encre invisible. L’odeur est identique à celle de la lettre. »

Ce n’était pas une preuve, mais, si l’encre était effectivement la même, cela en disait long sur Éroujia Tang : en plus d’avoir la clef du Sceau du Centipède Aux Mille Poisons, cette femme avait aussi une relation directe avec les alchimistes de l’Œil Renversé. Avec cet excellent profil, qu’elle se soit intéressée aux arts de la nécromancie n’était pas plus étonnant que ça.

Sortant de la pièce, je laissai les deux Tang à leurs vraies retrouvailles. Elles n’étaient guère joyeuses. Mais, au moins, il n’y avait plus de secrets entre eux.

Réactivant le cube, je redescendis et pressai à nouveau au passage les points de ki du domestique affalé au troisième étage, puis je regagnai la chambre du premier étage où se trouvaient Naganaga et Izahi. Toutes deux dormaient profondément, ainsi que le garde qu’avait assommé Zéligar. L’encens de faroule était devenu étouffant. Tant mieux. De ce côté, j’étais tranquille.

Je filai jusqu’au rez-de-chaussée et explorai la zone. Où était donc Zéligar ? Tsk. Pas de veine : je n’avais nulle façon de le localiser. Pendant les bains, ma déformation professionnelle m’avait poussé à récupérer quelques cheveux de Lumyoun, de Naganaga et d’Ak-Baé, mais je n’avais pas osé chercher du côté de Zéligar, et pour cause : la seule fois où j’avais osé, des années auparavant, il m’avait terrassé dans un duel unilatéralement consenti et sans la moindre pitié — la « fleur délicate » était un instructeur impitoyable envers ses étudiants et particulièrement envers le chamane au cœur pur et innocent que j’étais…

Heureusement, j’avais mon ombrelle : ma perception, déjà assez fine, en était amplifiée. Je trouvai bientôt une trappe dans un cellier au pied de l’escalier des domestiques et je descendis sans lâcher mon cube. Je débouchai dans une grande salle faiblement illuminée par une torche qui brûlait sur le sol de pierre. Quelqu’un l’avait-il fait tomber ?

La salle, pourtant, semblait vide : il n’y avait que quelques caisses et des tables avec tout le matériel nécessaire à l’alchimie : il y avait là des alambics, des distillateurs, des mortiers, des tuyaux, des chaudrons et de nombreux tubes à essais. Le verre de ces appareils était propre et limpide. Tout était silencieux. La zone était déserte. Et pourtant… J’écarquillai alors les yeux en voyant une silhouette affalée à quelques pas de la torche. Qui… ?

Je me précipitai.

— « Zéligar ! »