Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

8 Les Lancières de Glace

Ils s’étaient mis en route depuis au moins deux heures et avaient pénétré dans la forêt quand Liuk se rendit compte d’un détail et s’arrêta en fouillant son sac.

— « T’as perdu un truc ? », demanda Séliel.

— « Ma poitrine. J’ai dû la laisser à l’auberge. »

Pourquoi il rougissait ? Séliel roula les yeux.

— « Les bêtes spirituelles se fichent bien de savoir si t’es homme ou femme pour te manger. Si ça te manque vraiment, tiens, il me reste une orange et un bol. »

Liuk darda vers lui des yeux de poisson irrités.

— « Non, merci. Tu sais, tu aurais dû t’acheter des bottes pour remplacer ces vieilles sandales du désert au lieu de jeter l’argent par la fenêtre. »

— « Mêle-toi de tes chameaux. »

Ils rencontrèrent plusieurs bêtes spirituelles, mais aucune ne les attaqua. Enfin, un truc semblable à une grosse vache blanche aux yeux et aux cornes couleur d’or les suivit et fonça vers eux à un moment, mais elle se prit les pieds dans des lianes rampantes et s’étala, si bien qu’elle n’osa plus montrer son museau.

— « Je ne savais pas que les bêtes spirituelles étaient si stupides », reconnut Séliel.

Jeyl eut un rire.

— « Comme quoi, la stupidité n’est pas spécifique à l’humanité. Ni la gêne et l’embarras. Ah ! Ce beau chaos qu’est le monde ! »

Le bellâtre aimait bien les élans poétiques. Même une vache l’inspirait.

Le deuxième jour, Séliel dut remplir son rôle de garde du corps contre un grand iguane spirituel qui voulait faire d’eux son repas. Sa chair rôtie fut délicieuse. Quand ils sortirent de la forêt le jour suivant, les choses se corsèrent et, pour la première fois de sa vie, Séliel escalada des rochers. Il glissa à plusieurs reprises à cause de ses sandales et résista à grand-peine son envie d’effacer d’un coup de poing l’expression de Liuk qui disait silencieusement : je te l’avais bien dit.

Le vent soufflait fort contre les pentes escarpées du Croc de Glace et tous les trois se réjouirent quand, en fin d’après-midi, ils trouvèrent une petite grotte. Ils avaient pris soin d’emporter du bois de la forêt et, malgré les froides rafales qui frappaient au-dehors, ils passèrent une nuit bien plus agréable que celles endurées sur les Collines des Décharnés. Le bellâtre fut même d’humeur à jouer de son erhu qu’il avait acheté dans la Cité du Blé. C’était un instrument que Séliel n’avait jamais vu : au début, il l’avait confondu avec un étrange bâton muni d’un arc. Jeyl frottait les deux cordes de l’erhu avec sa baguette, laissant s’élever une douce mélodie. Séliel apprécia chaque longue note. Ça le changeait des rythmes festifs des tambours et des flûtes des bandits de la Harde. Il se prit même à repenser à son enfance et à Naharaya et, lorsque la mélodie devint plus gaie, quoique toujours paisible, des souvenirs qu’il croyait avoir oubliés lui revinrent : la petite boulangère qui, derrière le dos de ses parents, donna un pain à ces deux orphelins qui n’avaient rien, le petit cheval en bois qu’un vieux bandit de la Harde lui avait offert, le sourire radieux de Naharaya quand il lui avait fabriqué une peluche en paille et le jour où elle l’avait entraîné par le bras pour aller danser dans une fête foraine et lui avait dit :

— « Séliel ! Promets-moi que tu resteras toujours dans la lumière ! »

Il le lui avait promis. Et avait brisé par la suite tellement de fois cette promesse.

Il croisa le regard serein de Jeyl et se détourna vers l’entrée de la grotte en faisant claquer sa langue. Jeyl termina la mélodie puis dit :

— « Rien n’est plus beau qu’un cœur qui rit face à la beauté du monde et qu’un cœur qui pleure quand il souffre. »

Voulait-il dire qu’il avait le devoir de pleurer s’il souffrait ? Séliel secoua la tête, réfléchit, puis lança :

— « Rien n’est plus stupide qu’un homme qui souffre de voir rire les autres. »

— « Certes. » Il devina son sourire. « En voilà une belle stupidité. »

Séliel grimaça un sourire puis s’allongea avec désinvolture sur un rocher en disant :

— « Certains idiots mettent un temps fou pour commencer à marcher dans la lumière. »

Ses mots énigmatiques arrachèrent à l’aboyeur une moue pensive. Au cas où, Séliel fit mine de s’endormir et stabilisa sa respiration. Il entendit Jeyl dire à voix basse et amusée :

— « Notre garde du corps n’est pas un si mauvais esprit que ça, n’est-ce pas ? »

— « Naturellement. Sinon, je ne l’aurais pas laissé nous accompagner, Altesse. »

Séliel manqua ouvrir les yeux de surprise. L’aboyeur disait cela ? Vraiment ? Hah. Ces deux nantis lui faisaient-ils vraiment confiance ? Et s’il avait été payé par leurs ennemis pour les tuer et les ensevelir dans la neige ? Il grogna intérieurement. À présent, il allait sérieusement se sentir fâché s’ils n’arrivaient pas tous vivants à la Secte des Glaces.

* * *

Ce n’est qu’en fin de matinée du jour suivant qu’ils trouvèrent un sentier couvert de neige. Séliel adressa à Son Altesse un regard noir.

— « Ç’aurait été plus simple de prendre ce sentier, peut-être ? »

Son Altesse eut un rire, un point embarrassé.

— « Je n’avais pas connaissance de ce chemin. »

— « Mouais. Bon, on va par où ? »

Le demandait-il sérieusement ? Liuk avait eu des doutes, au début, mais, à présent, c’était clair : Séliel avait un très mauvais sens de l’orientation. Ou plutôt, il n’en avait pas.

— « Vers le haut, évidemment », répliqua-t-il. Idiot, ajouta-t-il en silence.

Puis il pensa que Séliel n’avait probablement jamais gravi une montagne. Mais enfin, ce n’était pas une raison pour confondre un chemin qui grimpait et un chemin qui descendait…

Ils poursuivirent leur ascension avec plus d’aise. Le ciel était bleu et ils pouvaient voir, en contrebas, la forêt, les Villages des Eaux sur les versants du Croc et la vaste étendue des plaines de la Province du Blé qui commençait à verdir à maints endroits. On apercevait même les Collines des Décharnés, loin au sud-ouest, ainsi que les Montagnes d’Argile à l’ouest.

Le soleil était encore haut dans le ciel quand le sentier se bifurqua. Au lieu de continuer à grimper, ils prirent le chemin de droite, contournant des rochers glacés qui se dressaient à leur gauche, de plus en plus escarpés. Bientôt, ils parvinrent à une étroite passerelle en bois fixée à la falaise de la montagne. Liuk pâlit. D’accord, on avait mis une corde tout le long, mais marcher sur un chemin d’à peine quarante centimètres de large, sur des planches qui craquent à chaque pas… c’était éprouvant pour le cœur.

— « Qu’est-ce qu’y a ? », demanda Séliel en les voyant traîner. « Un problème ? »

— « Aucun », répondit Liuk, et il encouragea d’un regard le Prince Rajeyl, qui attrapa la corde et commença à arpenter la structure.

Liuk voyait bien qu’il hésitait. Le Prince Rajeyl avait peur des hauteurs, et ce depuis même avant que Liuk ne commence à le servir. Il ne lui avait jamais expliqué pourquoi et tentait toujours de vaincre sa peur tout seul.

Sa main tremblait. Liuk craignit qu’il ne s’évanouisse et dit :

— « Altesse. Je suis là. N’ayez crainte. »

La main du Prince Rajeyl s’affermit et il continua. Liuk ne le quitta pas des yeux jusqu’à ce qu’il arrive en terrain sûr. Ce n’est qu’alors qu’il remarqua les remparts de glace qui s’élevaient un peu plus loin, étincelants de bleu sous la lumière du soleil. Une brume glacée flottait tout autour, cachant les portes, si tant est qu’il y en avait. C’était donc ça, la fameuse Forteresse de la Secte des Glaces.

Ils approchèrent, leurs pieds s’enfonçant profondément dans la neige. Personne ne semblait avoir visité ni quitté le lieu pendant tout l’hiver. Alors, sans transition, la neige laissa la place à une côte de glace. Quand Liuk y posa un pied, il patina et se rattrapa de justesse en reculant.

Séliel s’y risqua et fit plusieurs pas avant de se retourner, un rictus aux lèvres.

— « C’est pas plus mal, les sandales… Ah. » Il venait de lever un pied et sa sandale, restée collée à la glace, s’était à moitié déchirée. Il tira, glissa et retourna à la case départ avec une sandale en moins. Il jeta l’autre contre la glace en grognant : « Il faut vraiment qu’on passe par là ? »

Son Altesse hocha la tête, l’air songeur.

— « C’est donc ça, le fameux Lac de Glace. Ça marche un peu comme le fameux Bois de Bambous qui ne laisse sortir personne. Il existe un chemin précis pour le traverser. Autrement… »

Il désigna quelque chose du doigt et Liuk pâlit. Malgré la brume qui cachait complètement la partie haute de la côte, l’on devinait entre les volutes des figures glacées de forme humaine. L’une était à moitié engloutie dans le « lac », une main tendue vers les remparts qu’elle n’atteindrait plus jamais ; une autre, à genoux, une épée plantée dans la glace, la tête recourbée, semblait demander pitié…

— « Accueillant », commenta Séliel.

Son Altesse donna quelques tapes à ce qui se révéla être un écriteau quand la neige en tomba. On pouvait y lire : « DANGER DE MORT. Hissez un drapeau blanc pour demander de l’aide. »

— « Ils sont idiots ? Un drapeau blanc ? Avec cette neige ? », fit Séliel.

Son Altesse posa ses affaires, son erhu inclus, et dit :

— « Sur ce, Liuk, Séliel. On se voit de l’autre côté. »

Et, sans un mot de plus, il s’élança vers la côte glacée, laissant des traces de pas dorés qui s’estompaient bien vite. Liuk n’en croyait pas ses oreilles.

— « Alt… ! »

Il s’interrompit, craignant que sa voix puisse déconcentrer le prince dans son étrange danse. Séliel essaya de suivre celui-ci, mais glissa à nouveau. Il jura.

— « C’est quoi, son truc ? »

— « Du ki », répondit Liuk, presque avec fierté, suivant des yeux le parcours à l’apparence chaotique du Prince Rajeyl.

Puis il songea à la situation et il se rembrunit. Malgré ses efforts, toutes ces années, pour apprendre la cultivation comme son maître, il n’avait jamais bien réussi. En l’absence de trésorier et de secrétaire, il avait eu déjà tellement de tâches à accomplir… Plus apprendre la poésie, lire des pièces de théâtre à voix haute pour le Prince Rajeyl, s’efforcer à rivaliser avec lui au go, aux échecs, aux nombreux jeux d’esprit dont Son Altesse était si friande, non sans oublier de se maintenir au courant des intrigues de la famille impériale au cas où… Quand le Prince Rajeyl disparut complètement dans la brume, Liuk tomba à genoux dans la neige, abattu.

— « Je ne peux pas vous suivre, Altesse. »

Séliel essaya tout de même plusieurs fois et, finalement, voyant ses pieds nus devenir de plus en plus violets, Liuk lui lança :

— « Arrête. Tu veux mourir glacé ? »

Affalé sur la neige, Séliel le regarda, tourna les yeux vers les figures de glace puis se releva en silence. Alors, il enleva son manteau bleu trempé puis sa chemise blanche, qu’il attacha à l’épée que Son Altesse avait laissée en arrière. Torse nu, il agita son drapeau de fortune et cria sur un ton irrité :

— « À l’aide, au secours ! »

Liuk cligna des yeux, abasourdi. Jamais au grand jamais il n’aurait osé utiliser comme hampe l’épée de Son Altesse, qui valait une fortune. Ce qui lui fit penser que le prince était parti complètement désarmé. Non pas qu’une épée puisse l’aider à lutter contre une seule Lancière de Glace.

— « Le bâtard », grogna alors Séliel. « Il savait dès le début qu’il nous laisserait en arrière. »

À ces mots, Liuk oublia même de le reprendre de son parler grossier. C’était vrai. Le Prince Rajeyl connaissait déjà par cœur le chemin à suivre pour traverser le Lac de Glace. C’était comme s’il s’était préparé depuis longtemps à cette fuite. Et dire que Liuk l’avait toujours trouvé un peu trop insouciant… Mais, à la vérité, le Prince Rajeyl savait. Il en avait toujours su bien davantage sur son horrible famille qu’il ne le laissait paraître.

— « Tu ne sais vraiment pas comment il a fait pour traverser ? », demanda Séliel.

Liuk secoua la tête et répondit sans le regarder :

— « Le Prince Rajeyl a toujours eu une mémoire impressionnante. Il est capable de se souvenir d’un texte qu’il a lu il y a vingt ans. Je ne sais pas comment il a réussi à résoudre le mystère de ce lac mais… peut-être a-t-il trouvé un livre caché dans la bibliothèque du Palais du Couchant. »

— « Le Palais du Couchant ? »

— « Le palais impérial qu’il a hérité de son Troisième Oncle. »

Il y eut un silence, puis Liuk entendit un souffle incrédule.

— « Attends, tu veux dire que le bellâtre, Jeyl, est un prince de la famille impériale ? Un vrai ? Pas un simple noble ? »

Séliel était sous le choc. Liuk n’en croyait pas ses yeux. N’avait-il sérieusement pas encore compris qui était son employeur ? Après plus d’un mois passé ensemble ? Alors, Séliel éclata de rire.

— « C’est une blague ? »

Liuk le dévisagea sans rien dire et Séliel répéta, moins convaincu :

— « C’est une blague ? »

Liuk soupira.

— « Son Altesse est le Quatrième Prince de l’Empire. Un prince légitime, pas comme moi, qui suis le fils d’une concubine. »

— « Un prince légitime… » Séliel agita l’épée avec le drapeau blanc vers lui, contrarié. « Pourquoi tu m’as rien dit ? J’aurais demandé davantage de pièces d’or. »

— « Pour acheter de la viande de chameau ? » Sous le regard noir de Séliel, Liuk secoua la tête. « Imagine un peu notre situation. En fuite, poursuivi par un certain membre de la famille impériale qui veut la mort du Prince Rajeyl… Son Altesse n’est pas en position de faire de grandes promesses. Ce sera déjà beau s’il parvient à te payer tes cinquante pièces d’or. »

— « Bah », sourit Séliel. « S’il peut pas, je veux bien prendre son épée à la place. »

— « N’y pense même pas. »

Cette épée était un cadeau du capitaine de la Garde Impériale qui avait entraîné Son Altesse pendant son enfance. Séliel l’agita comme on agite un flambeau, s’écriant :

— « Bon, qu’est-ce qu’elles fichent, ces Lancières ? Au secours, j’ai dit ! »

Le silence lui répondit. Le conseil sur l’écriteau était-il une mauvaise plaisanterie ? Liuk jeta un regard en coin vers l’homme du désert. Il n’avait pas demandé pourquoi la famille impériale s’était retournée contre le Prince Rajeyl. Cachait-il sa curiosité ? Non, plus probablement, il s’en fichait. Étrangement, cette pensée réconforta Liuk et, se levant à son tour, il s’exclama :

— « Belles Lancières de Glace, s’il vous plaît, nous avons froid ! »

Séliel le regarda, surpris, puis sourit et renchérit :

— « Vous l’entendez ? On caille ! »