Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane

5 Le tigre des neiges

On n’entendait que les pas de la petite fille sur la neige. Elle arriva auprès du temple, en fait un petit abri avec un autel, une simple paroi au fond et deux colonnes peintes d’un rouge magnifique à l’entrée.

La petite fille y était déjà venue avec sa grand-mère et sa grande sœur deux fois, mais jamais toute seule. Elle grimpa les trois marches avec détermination, passa entre les deux colonnes et elle allait compter les pas jusqu’à l’autel quand, un, deux, trois, pouf, elle se heurta à un mur blanc comme la neige et aussi doux et chaud qu’un duvet.

Elle resta là un moment, la tête plongée dans cette chaleur bienvenue. Un grognement vint la rappeler à la réalité et, quand elle vit la tête de l’énorme bête allongée se redresser, elle laissa échapper un cri, fit un pas en arrière, glissa et tomba à la renverse. Elle resta là à contempler la bête, bouche bée.

Celle-ci était majestueuse. Son pelage d’un blanc pur avait des stries argentées, ses yeux étaient d’un pourpre étincelant et sa mâchoire, si grande qu’elle aurait pu avaler un enfant tout rond. La petite fille fut prise d’une soudaine émotion.

— « Amabiyah ! », s’écria-t-elle. « C’est toi, la déesse Amabiyah ? »

La bête la regarda longuement, comme essayant de déterminer si une si petite chose serait capable de calmer son appétit. Puis, à la joie de la petite fille, la bête répondit :

— « Que fais-tu seule dans la forêt, petite humaine ? »

— « Je viens te demander bonne fortune pour que le printemps arrive vite ! »

— « Bonne fortune… » La bête grogna. « Le printemps arrivera. »

La petite fille crut que sa prière avait été écoutée et lui adressa un sourire radieux.

— « Merci ! »

— « Il arrive tous les ans », grommela la bête à voix basse, puis elle ajouta : « Maintenant, pourrais-tu me faire une faveur ? »

— « Hein ? Une faveur ? Bien sûr ! Laquelle ? »

— « Plus loin, sur la colline, tu trouveras une crevasse étroite. J’y ai fait tomber une boucle d’oreille pourpre. Pourrais-tu la récupérer ? »

La déesse Amabiyah avait besoin de son aide ? La petite fille sautilla, toute excitée.

— « J’y vais, je reviens ! Oh, mais pourquoi ne pas y aller ensemble ? »

— « Comme tu vois, j’ai été blessé et je ne peux pas bouger. »

Maintenant qu’Amabiyah le disait, une de ses oreilles saignait, ainsi qu’une de ses pattes. La petite fille se rendit alors compte de la gravité de la situation. Si Amabiyah mourait, qui donc veillerait sur le village ?

* * *

— « Amabiyah ! Amabiyah ! J’apporte du poisson ! Avec cette chaleur, ma sœur et moi sommes parties nous baigner à la rivière ce matin et nous en avons profité pour aller pêcher ! Tu vas te régaler ! »

La belle créature à l’allure d’un énorme tigre des neiges releva la tête de sa sieste, l’eau à la bouche.

— « Du poisson ! Hum », se reprit le tigre plus cérémonieux, s’asseyant sur ses quatre pattes aux côtés de la jeune fille. « J’accepte l’offrande. »

La jeune fille joignit les mains.

— « Que la bonne fortune nous apporte encore toujours à manger, à boire et à rire ! »

Et tous deux prirent un poisson, l’une avec ses mains, l’autre avec ses crocs.

— « Que ch’est bon ! »

Le tigre la regarda de biais. Elle avait grandi. Et pourtant, à peine dix ans s’étaient écoulés. Les humains grandissaient si vite. Un peu comme les lapins.

— « À quoi tu penses, Amabiyah ? »

Le tigre tiqua. Depuis un temps, cela l’irritait qu’elle l’appelle par ce nom stupide. Il n’avait jamais été cette déesse qu’elle croyait. Il avait passé dix ans dans le mensonge tandis que, peu à peu, ses blessures guérissaient et son noyau gravement endommagé se reconstruisait. Mais, à présent, plus rien ne l’empêchait de repartir. Il regarda, au loin, les nuages blancs qui parsemaient le ciel bleu. Plongé dans ses pensées, il avait complètement oublié la question de la jeune fille.

* * *

Le village était en flamme. Dans la nuit, l’on devinait l’éclat des sourires carnassiers des bandits qui criaient des ordres et rassemblaient les villageois survivants aux abords des maisons incendiées. Les jeunes enfants hurlaient de peur et d’angoisse. Un bandit tira à cet instant une jeune femme de derrière un arbuste et les pleurs stridents de l’enfant qu’elle tenait dans ses bras déchirèrent l’air de la nuit.

— « Tu vas la fermer, oui ! »

— « Xivia ! Non ! »

Horrifiée, la jeune femme s’était précipitée pour aider sa grande sœur et avait failli recevoir un coup de massue qui l’aurait assurément tuée si, à ce moment-là, une masse filante n’avait pas envoyé valser le bandit.

— « Amabiyah ! »

Le tigre cracha la tête arrachée du bandit et, après un bref coup d’œil pour s’assurer que la jeune fille allait bien, il continua sa chasse aux brigands. Tous ceux qui n’eurent pas la présence d’esprit de s’enfuir périrent sous ses crocs. Il revint enfin vers la jeune fille. Elle était en train d’éteindre le feu qui menaçait de s’étendre vers le beau mimosa du village.

— « Pourquoi t’inquiéter de cet arbre avant de t’inquiéter de ta propre maison ? », interrogea-t-il, curieux.

La jeune femme lâcha son seau vide et tourna des yeux emplis de larmes vers lui.

— « Amabiyah. » Elle serra son pelage blanc dans ses bras. « Merci. Merci. Merci. »

Plus d’un villageois s’était arrêté pour répéter ce remerciement en chœur. Le tigre demeura silencieux un moment puis grogna :

— « Vous vous trompez. Je ne suis pas Amabiyah. Je ne suis pas la déesse de la Bonne Fortune. Je suis Zaklan, le tigre-démon paria des Montagnes Perdues. Une de ces bêtes-démons que vous autres humains abhorrez. »

— « Je le sais bien », répliqua alors la jeune fille, à sa surprise. Elle leva ses yeux verts encore emplis de larmes et lui sourit. « Zaklan. Quinze ans… Tu en as mis du temps pour me donner ton nom. Je me fiche bien que tu sois un démon, comme tous les villageois ici. Tu sais bien que je t’aime depuis le début. »

À ces mots, le cœur de Zaklan fit un bond. Elle le serra encore, mais ses bras ne pouvaient que difficilement embrasser l’énorme corps du tigre. Alors, Zaklan usa d’une technique qu’il n’avait pas pratiquée depuis bien longtemps. Il prit la forme d’un humain. Lui qui s’était juré de ne plus jamais user de cette technique de Changeformes !

Comme il s’agissait d’une technique, il imita au passage des vêtements comme ceux qu’il avait jadis portés une fois, pour ne pas choquer Xivia.

— « Xivia », prononça-t-il. Le mot lui fit bizarre dans sa bouche d’humain. « Moi aussi, je… je… »

L’embarras coupa court à ses paroles et il rougit violemment. Xivia avait été un instant ébahie par sa transformation — comment un tigre gros comme une meule de foin pouvait-il devenir un homme ? Même s’il n’était pas Amabiyah, ne serait-il pas, en fin de compte, un dieu lui-même ? —, mais elle se reprit à le voir ainsi hésiter et elle lui serra la main.

— « Merci », dit-elle.

Alors, Zaklan se rasséréna, la regarda, lui prit le menton et déposa un long baiser sur son front.

* * *

— « Le couple reçut la bénédiction au temple d’Amabiyah et une enfant naquit de cet amour un jour d’automne et fut présentée au village, comme le voulait la tradition, sous les branches du mimosa de la place centrale », raconta la vieille dame. « Elle naquit pendant la Guerre Pour la Démocratie Impériale. Zaklan protégea le village de tous les intrus qui menaçaient la paix. On dit qu’il causa même la fuite du Grand Démocrate Zorador et que celui-ci perdit la mémoire et disparut à jamais des intrigues politiques. Mais ce n’est qu’une rumeur », fit-elle en me faisant un clin d’œil. Elle hocha la tête pour elle-même. « La joie frappait à notre porte tous les jours. Mais tout n’est pas fait de bonne fortune. Un jour… un jour », répéta-t-elle. Ses yeux verts étincelèrent de tristesse. « Il vint. »

— « Qui ? », fis-je dans un souffle.

— « Un homme aux cheveux aussi blancs que ceux de Zaklan et aux yeux encore plus pourpres que les siens. Il apparut sur la place alors que le couple jouait avec leur petite sous le mimosa. L’inconnu leva la main, un éclair pourpre jaillit de sa main et, l’instant d’après, Zaklan se retrouva comme cloué à l’arbre. Il essaya bien de reprendre sa forme de tigre-démon, mais en vain. Ce nouveau venu le connaissait. C’était très probablement celui qui lui avait déjà causé tant de blessures le jour où la jeune femme l’avait rencontrée pour la première fois, au Temple de la Forêt. Il venait finir son travail. C’était pourtant un tigre-démon comme lui. Mais, pour lui, Zaklan était un traître. Nul ne sait vraiment pourquoi », ajouta la vieille dame après une légère hésitation. Elle poursuivit : « Devant la puissance des énergies qui se rencontraient, la jeune femme et sa fille regardaient la scène, impuissantes et pétrifiées de peur. Finalement, Zaklan fut vaincu. Son ennemi ne lui laissa même pas finir sa phrase : Zaklan reprit soudain sa forme de tigre des neiges, mais son corps tomba, sans vie, et, au même moment, comme si elles venaient accueillir l’esprit de Zaklan, les feuilles du mimosa virèrent au pourpre. L’attaquant se tourna alors vers la jeune femme et sa fille. Malgré sa vengeance achevée, ses yeux semblaient porter un infini chagrin, mais sa rage s’était dissipée. Sans rien ajouter, ce porteur de malheurs partit comme il était venu. »

Les lèvres de la vieille dame se serrèrent. Elle avait pourtant bien essayé de détacher la narration de son vécu, mais les souvenirs de cette scène tragique devaient lui être douloureux, même après tant d’années écoulées.

— « Zaklan ne put pas finir sa phrase », répétai-je. « Quelle phrase ? »

Elle inspira et, un moment, parut hésiter, puis elle dit :

— « Il suppliait. Il suppliait son bourreau de laisser le village en paix. »

Il ne me fut pas difficile d’imaginer la jeune femme désespérée se précipitant vers son bien-aimé puis s’effondrant, les joues noyées de pleurs, auprès du corps sans vie du tigre des neiges qui gisait au pied du mimosa.

Je me tus, lui laissant le temps de revenir au présent. Elle conclut :

— « Une nuit, il y a de cela sept… non, huit ans, en touchant le mimosa, j’ai vu Zaklan, assis auprès de l’arbre, sous sa forme de tigre. Il était si beau ! »

Elle sourit avec une profonde tendresse. Je demandai :

— « Tu as touché l’arbre ? Malgré l’effet ? »

— « Ah, oui. Bien sûr. Les gens pleurent quand ils touchent le mimosa, mais, vois-tu, parfois, les personnes qui ont connu la tristesse de perdre un être cher ont une cicatrice bien trop profonde pour la soulager avec de simples larmes. »

Ses yeux, pourtant, souriaient, de cette sage gaieté que donne parfois la vieillesse.

— « Mon plus grand regret est celui de ne jamais avoir pu délivrer l’arbre de cette tristesse scellée. »

C’était donc ça qu’elle avait essayé de faire en allant visiter l’arbre toutes les nuits. Je me levai et lui tendis une main.

— « Eh bien, si tu le veux bien, allons remédier à ce regret. »

Ses yeux s’écarquillèrent un instant. Puis elle serra les accoudoirs de son fauteuil et se leva toute seule en disant :

— « On dirait qu’Amabiyah et sa bonne fortune ne nous ont jamais vraiment quittés. »

Je réprimai une moue, gêné.

“Irami. Peut-être aurais-je dû dire : allons essayer de remédier au problème ? Si j’échoue maintenant et qu’on nous chasse à coups de pierres, tu me protègeras, hein ?”

Irami me regarda, serein, puis sortit de la maison le premier en m’encourageant mentalement :

“Tu peux le faire.”

Il ne répondait pas à ma question… J’esquissai un sourire. Bon. L’histoire de Xivia m’avait ému suffisamment pour que je veuille l’aider. Après tout, ce n’était pas tous les jours que l’on entendait une histoire d’amour entre une bête pourpre et une humaine et je ne pouvais m’empêcher de songer à mes parents… Alors, je n’allais assurément pas m’enfuir la queue entre les pattes sans avoir tout essayé.

De plus, ce tigre-démon, Zaklan… J’étais quasiment sûr qu’il avait connu Yelyeh et je devinais un peu l’histoire derrière sa traîtrise.

Xivia marchait lentement, mais sans canne, contrairement à sa fille. Le temps que nous arrivions auprès du mimosa, bon nombre de villageois s’étaient assemblés là. Tout le monde semblait avoir été mis au courant de ce qui se passait. Sans hésitation, je m’avançai et touchai le tronc du mimosa pourpre.