Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Ah ! La tempête de neige,
Ah ! La tempête viendra,
Ô p’tit renard,
Ô p’tit renard,
Dans la neige
Dans le froid
Creuse, creuse ton terrier,
De ta queue enrobe-toi,
P’tit renard, ou la tempête
T’enverra dans l’au-delà.
Comptine de la Province Grise
*
De timides flammes s’élevaient du petit feu de camp.
— « Et si on rajoutait ce morceau de bois ? »
— « Ce n’est pas raisonnable, Altesse. »
— « Est-ce plus raisonnable de mourir de froid ? La neige est froide dans le cœur des évadés. »
C’était une citation d’une vieille pièce de théâtre, qui racontait l’histoire de deux frères s’évadant d’une enclave de démons ; ils découvraient le monde en un jour puis, la nuit tombée, la tempête de neige les emportait et plus jamais on ne les revoyait… L’histoire était si similaire à la situation présente que Liuk frissonna.
— « Vous aimez bien trop les tragédies, Altesse… Soit. »
Il attrapa le gros morceau de bois et le posa sur le feu. Petit à petit, l’écorce s’embrasa. Le flamboiement des flammes faisait étinceler la neige tout autour du campement.
Ils ne parlèrent guère. Liuk faisait son possible pour ne pas montrer sa nervosité — Son Altesse semblait si calme ! Mais il ne pouvait s’empêcher de se retourner vivement vers l’obscurité de la nuit chaque fois qu’il entendait quelque craquement ou ululement. Alors, Son Altesse se redressa.
— « A-Altesse ? »
— « Quelqu’un approche. »
Aussitôt, Liuk s’empara de son épée et se leva. Il n’avait pas encore dégainé qu’une silhouette apparut entre les arbres. Elle leva une main.
— « Hawla. Êtes-vous des voyageurs ? Ça vous dérange si je profite de votre feu de camp ? »
Il parlait avec l’accent du Grand Désert du sud. Il était cependant fort possible que ce soit un assassin du palais impérial. Quel voyageur se promènerait donc dans la forêt en pleine nuit hivernale, loin des routes officielles ? Liuk allait dégainer, mais il s’arrêta net quand Son Altesse dit :
— « Mais je t’en prie, prends place. Liuk, de grâce, rassieds-toi. »
L’homme avait un teint hâlé, des cheveux noirs frisés en bataille et des yeux d’un bleu acier, couleur atypique pour un sudien. Il était aussi plutôt grand pour un habitant du désert. Il portait une grosse fourrure sur les épaules et une dague et des couteaux attachés à sa ceinture. Ce n’était assurément pas un voyageur désarmé. Probablement un guerrier. Liuk protesta :
— « Mais, Alt… Je veux dire, est-ce vraiment prudent ? »
— « L’hospitalité, sans hostilité, est de règle. »
Lui et ses citations…
— « Mon nom est Séliel. Je viens de la Cité du Soleil. »
— « Tu peux m’appeler Jeyl. Et voilà mon ami, Uk. »
Rajeyl était son vrai nom… Et « Uk » ? Le Prince Rajeyl Ya Denshi avait été nommé Poète Céleste trois ans d’affilée… Aurait-il manqué, d’un coup, d’imagination ? En plus, il l’avait déjà appelé Liuk devant l’étranger, à l’instant.
Réprimant l’envie de se frapper le front d’une main, Liuk se rassit, les yeux rivés sur l’étranger. Celui-ci se réchauffait les mains auprès du feu. Il avait l’air de bien en profiter.
Eh bien, qu’il en profite ! Si je le vois ne serait-ce qu’approcher une main de sa dague, je l’embroche.
Alors, l’étranger fit exactement ça. Ou plus exactement, il approcha la main de son baluchon.
— « Vous avez dîné ? », demanda-t-il, ignorant totalement Liuk, qui avait à moitié dégainé.
— « Malheureusement, oui », répondit Son Altesse.
C’était un mensonge. Comme s’ils avaient eu le temps d’emmener des provisions ! C’était déjà un miracle qu’ils aient pu sortir du Palais du Couchant vivants.
L’étranger tira de son sac plusieurs tranches de viande séchée et du pain. Il commença à mâcher bruyamment sous leurs regards affamés. Puis il fit claquer sa langue, agacé.
— « Faut pas mentir, si vous avez faim », grogna-t-il.
Il tendit une tranche à Son Altesse. Liuk bondit immédiatement sur ses pieds en s’écriant :
— « Ne mangez pas, Altesse, c’est du poison ! »
Un instant, on n’entendit que le crépitement du feu.
— « Haah ? », fit l’étranger en penchant la tête de côté, une grimace de brigand sur ses lèvres.
Ses yeux étaient si froids et perçants que Liuk sentit des perles de sueur se former sur son front. Il déglutit. Puis il se recentra : de quoi donc avait-il peur ? Sa vie entière avait été conçue pour servir le Prince Rajeyl. En tant qu’enfant d’une concubine impériale, son destin avait été écrit noir sur blanc depuis sa naissance. Dès son plus jeune âge, il avait appris à servir. À neuf ans, il avait pour la première fois rencontré celui qui serait son maître jusqu’à sa mort. Le Prince Rajeyl.
Il dégaina.
— « Liuk. » La voix douce de Son Altesse interrompit son élan. « La panique aveugle les cœurs et fait couler le sang si stupidement. Je comprends ta nervosité. Mais si tu voyais ce que je vois, tu comprendrais que cet homme n’est pas venu ici pour me tuer. Autrement », ajouta-t-il en souriant, « il l’aurait déjà fait. »
Liuk dévisagea l’étranger. Cet homme était-il si habile au combat que le laissait entendre le prince ? Son Altesse avait pourtant été entraînée toute son enfance par le capitaine de la Garde Impériale, avant que son état de santé ne se détériore.
Le temps qu’il se décide à obéir aux ordres de Son Altesse, celle-ci mâchait déjà avidement une portion de viande séchée. L’étranger n’en offrit pas à Liuk et, lorsque Son Altesse le pria de bien vouloir excuser son ami, il répliqua :
— « La troisième tranche que je t’ai donnée était la dernière. »
Son Altesse était sur le point de n’en faire qu’une bouchée. Il hésita. Liuk se força d’oublier le creux douloureux dans son estomac et inclina la tête.
— « Je n’ai pas faim, Alt… Jeyl. »
L’étranger souffla bruyamment puis se jeta en arrière en s’allongeant sur sa fourrure et en disant :
— « La stupidité a l’air d’être universelle. »
— « Mais elle l’est », assura Son Altesse. « Chacun de nous a au moins un peu de cette stupidité à l’intérieur. Un Ancien disait qu’au-delà de la cruauté, la stupidité était la pire malédiction de l’humanité. »
— « Je suppose que c’est cette stupidité qui a fait que tu t’es retrouvé ici, dans ce coin perdu, avec ce chien aboyeur. »
— « Peut-être bien. »
Liuk se sentit légèrement vexé qu’il ne réfute pas les mots « chien aboyeur » et encore plus insulté d’entendre cet étranger du désert parler si effrontément à un prince impérial. Il pensa : Vivement le matin, qu’il dégage.
— « Bonne nuit, Uk. »
Liuk envoya un regard noir à Son Altesse, mais le prince fermait déjà les yeux. Il soupira et rajouta du bois mort sur le feu. Il se rappela le jour où il avait pour la première fois rencontré le Prince Rajeyl…
* * *
— « Il arrive ! », chuchota une servante.
Agenouillé dans la cour du Palais d’Ambre, paré de ses plus beaux atours, Liuk s’empressa de s’incliner profondément jusqu’à ce que son front touche le sol. Il proclama :
Ô Fleur impériale !
Que ta couleur avive les cœurs
Dans la Cité des Camélias !
Il entendit les pas du Prince Rajeyl. Son cœur battait plus vite à chaque pas.
— « Lève-toi. »
Liuk obéit, se leva et regarda pour la première fois le visage de son maître. Il était beau. Il n’avait que quatorze ans, mais, à son allure princière, on lui en aurait donné davantage.
— « C’est donc toi, le fils de la cinquième concubine ? »
— « Oui, Altesse. »
— « Ah… Pourquoi s’embarrasser de titres ? Tu es prince, toi aussi. Appelle-moi Rajeyl. »
— « Oui, Altesse. »
Il y eut un silence. Liuk ne capta pas son faux pas : il était bien trop occupé à faire attention à ne pas bafouiller.
— « Quel est ton nom ? »
— « Celui que vous me donnerez, Altesse. »
— « Comment t’appellent les serviteurs ? »
— « Ils m’appellent Prince Liuk. »
— « Alors, ce sera Liuk. »
Euh… Sérieusement ? Il était coutume qu’un prince légitime nomme ses serviteurs personnels. Or Liuk était destiné à devenir son Ombre, son serviteur le plus proche.
Le Prince Rajeyl sourit et posa une main fraternelle sur la tête de son jeune frère cadet.
— « Heureux de faire ta connaissance. Tu aimes la poésie ? »
* * *
Le lendemain, alors que le sauvage marchait derrière eux, Liuk retenait difficilement son agacement.
— « Dix pièces d’or pour vous protéger ? », chuchota-t-il. « Altesse, ce sauvage fuira dès qu’il y aura un problème. »
— « C’est possible. Mais, dans l’adversité, même un démon peut être utile. »
L’entendre parler de démon rappela à Liuk que les Collines des Décharnés, où ils se trouvaient, étaient un fréquent chemin de passage pour les bêtes-démons qui migraient des différents îlots-démons du sud aux Montagnes Perdues pour l’hiver. À priori, elles avaient déjà terminé leur migration, mais s’ils rencontraient des bêtes égarées en route… bon, un guerrier de plus n’était pas de trop, même si ce n’était qu’un sauvage sans éducation. Le problème, c’était que les bêtes-démons n’étaient pas le seul danger qui les guettait…
Liuk continua à mettre un pied devant l’autre, ses bottes s’enfonçant dans la neige. Ses nerfs à vif, il s’attendait à voir surgir des assassins à tout moment. Cela faisait deux jours qu’il n’avait pratiquement pas fermé l’œil. Il était épuisé.
* * *
Le soleil était au zénith quand Séliel rompit le long silence et demanda :
— « Au fait, c’est qui, ceux qui vous poursuivent ? Non, plutôt, ils sont combien ? »
Il pouvait difficilement oublier lesdits poursuivants : tout au long de la matinée, Uk n’avait pas arrêté de jeter des regards en arrière, vers les collines du sud ; cependant, pour l’instant, ils n’avaient pas aperçu une seule âme.
À ses questions, le bellâtre s’arrêta, le visage sombre.
— « Combien, je n’en sais rien », avoua-t-il. « Mais mon cher frère n’est pas du genre à lancer des menaces en l’air. Nous nous sommes enfuis il y a deux jours. Il a sûrement déjà été mis au courant. Et il n’aura pas manqué d’envoyer plusieurs groupes d’assassins passer ces collines au peigne fin. Enfin, avec un peu de chance, nous arriverons à la Cité du Blé avant qu’ils ne nous repèrent. »
Séliel fit une moue pensive. Il ignorait pour quel motif ce « frère » le cherchait, mais ses intentions de le tuer étaient claires. Comme quoi, les nobles civilisés de l’Empire, ce n’était pas mieux que les bandits de la Harde.
— « S’ils sont nombreux, il va me falloir plus que dix pièces d’or », fit-il.
— « Tu en auras vingt si nous sortons vivants de ces collines. »
Séliel n’aimait pas trop la situation, mais qu’y faire : pour tout dire, peu avant d’avoir rencontré ces deux-là la veille au soir, il avait perdu son chemin et n’avait même pas réussi à faire du feu. Toutes les collines se ressemblaient et le ciel était toujours d’un gris cendre sans soleil ; ça, quand il ne neigeait pas.
Quelques heures plus tard, le ciel s’assombrit encore plus qu’il ne l’aurait cru possible. Des rafales de vent apportèrent un froid mordant.
— « Il ne manquait plus que ça », ronchonna l’aboyeur.
— « Ce n’est pas plus mal : ça brouillera nos empreintes », répliqua Jeyl, plus positif.
Il n’avait pas tort : dans cette tempête, leurs traces s’effacèrent vite. Cependant, les flocons de neige les aveuglaient et il leur fallait marcher pliés en deux contre le vent qui sifflait à leurs oreilles.
Le plus raisonnable aurait été de chercher un abri, mais le bellâtre bourgeois insista pour continuer. Les poursuivants qui voulaient sa peau n’étaient probablement pas de simples brigands, hein ? Bah, Séliel n’avait aucune envie de se heurter à eux pour le vérifier. Tant qu’il arrivait à sortir de ces fichues collines…
La nuit venue, la tempête était passée. Ils s’installèrent dans le creux d’une petite vallée protégée du vent et, grelottant de froid, Séliel rata l’occasion d’observer comment l’aboyeur allumait le feu. Pour la première fois de sa vie, il s’endormit en se demandant s’il ne mourrait pas congelé avant l’aube. Il se réveilla aux premières lueurs, bien reposé. Alors qu’il se frottait les mains pour les réchauffer, il constata que Uk, lui, n’avait pas l’air d’avoir fermé l’œil. Avait-il monté la garde pendant toute la nuit ? Sérieusement ? Ce Yeux-de-Poisson ne l’avait-il pas réveillé parce qu’il ne se fiait toujours pas à lui ? Enfin qu’importe. Il se leva. Pour une fois, le ciel était dégagé.
— « Fichu pays », grogna-t-il, alors qu’ils avançaient tant bien que mal sur la neige depuis quelques heures — sous les rayons du jour, le ciel était devenu d’un bleu limpide et, pourtant, il faisait toujours aussi froid… « Il sert à quoi, votre soleil, s’il ne réchauffe pas ? »
— « À réchauffer les cœurs », répondit le bellâtre.
Il plaisantait. Pourtant, des trois, c’était celui qui peinait le plus à avancer. Son valet aboyeur lui lançait fréquemment des regards soucieux.
Séliel avait déjà remarqué que le bellâtre n’avait pas toute sa santé, mais quand il le vit obligé de s’arrêter, il se demanda si, en fin de compte, la Mort ne l’attraperait pas avant leurs poursuivants.
Soudain, de derrière une butte, surgit une grande créature, montrant des crocs à la couleur d’ébène. Ses yeux étaient d’un pourpre vif presque rose. Une bête-démon. C’était la première fois que Séliel en voyait une. Il réagit de suite en dégainant sa dague. Peut-être à cause de ça, l’énorme hyène s’en prit aux deux autres. Elle bondit vers le bellâtre et l’aboyeur s’interposa, l’épée à moitié dégainée. Il tomba à la renverse.
— « Cet idiot ! », jura Séliel.
Il lança un couteau, qui alla se planter dans l’œil de la bête-démon. Celle-ci fit un bond en arrière en hurlant de douleur. L’aboyeur eut le bon réflexe de se lever, l’épée au clair… mais eut la stupidité de foncer tête la première. Il essaya d’empaler la bête, mais celle-ci s’agitait si bien qu’il la manqua. Séliel lança un second couteau, qui ne fit qu’érafler la corne pourpre que la bête avait entre les deux oreilles. Pourtant, après un second hurlement de colère, la bête-démon déguerpit et disparut derrière un dénivelé. Ce voleur emportait avec lui l’un de ses couteaux.
Séliel contempla les empreintes laissées par ses pattes.
— « Je ne pensais pas que les hyènes-démons seraient si différentes des hyènes normales. »
— « C’était un loup-démon », le corrigea le bellâtre. « Il était plutôt grand, mais cela a joué en notre faveur : plus les bêtes-démons sont puissantes, plus elles ont besoin d’énergie démoniaque et plus elles sont affaiblies en hiver dans les Plaines Centrales, quand l’énergie faiblit aussi. »
Tout ce temps, il n’avait pas bougé d’un pouce, comme s’il n’avait à aucun moment craint pour sa vie. Il se tourna vers l’aboyeur.
— « Liuk. Tout va bien ? »
Le valet ferma ses yeux de poisson et inspira. Était-il blessé quelque part ? Séliel comprit que non lorsque le jeune homme se leva, fit quelques pas vers lui et, à son grand étonnement, s’inclina profondément.
— « Merci. »
Le remerciait-il de lui avoir sauvé la vie ou d’avoir sauvé celle de son jeune maître ? Séliel haussa les épaules et eut un sourire en coin.
— « De rien. C’est vrai que, pour un garde, tu laisses à désirer. Ah, n’oubliez pas les vingt pièces d’or, hein. »
Au lieu de s’insurger comme Séliel s’y attendait, l’aboyeur prit un air abattu.
— « “Hélas ! Si seulement j’étais un garde-du-corps plus doué”, dit ton expression », le taquina le bellâtre en posant une main sur son épaule. « Je te connais comme le jeune frère que tu es. Quelle tristesse si tu avais passé tes journées à agiter l’épée ! Devrais-je regretter nos défis en poésie et nos traits d’esprits ? Plutôt mourir ! » Il lui tapota l’épaule puis ajouta gentiment : « Ramasse ton épée, avant qu’elle ne rouille. »
— « Euh… Oui, Altesse ! »
S’ils étaient vraiment frères, pourquoi l’appelait-il par ce titre princier ? Dans la Cité du Soleil, où tous les nobles étaient pour ainsi dire des princes, Séliel avait-il jamais entendu quelqu’un employer ce titre ? Jamais. Enfin si : dans les pièces de théâtre et les contes pour enfant. Enfin bon, Séliel ne connaissait pas bien les coutumes des aristocrates du nord. Peut-être s’agissait-il simplement d’une marque de respect pour son aîné. Séliel alla lui-même ramasser le couteau qui avait raté sa cible tout en disant :
— « En tout cas, dommage qu’il soit parti, ce loup-démon. Je l’aurais bien mangé. »
L’aboyeur se retourna vivement vers lui, ses yeux de poisson écarquillés.
— « Tu plaisantes ?! La chair des bêtes-démons est toxique. »
— « Ah bon ? Chez nous, dans le désert, on n’a pas de ça, mais j’ai entendu dire que les noyaux de ces bêtes se vendaient cher sur le marché noir. »
À ces mots, le visage pâle de l’aboyeur se renfrogna.
— « Ces noyaux du Mal ne sont utilisés que par les criminels et par les fous. Continuons, Alt… Jeyl. »
Le bellâtre hocha la tête en souriant.
— « Pressons. Je sens qu’une autre tempête s’annonce pour cette après-midi. »
Séliel lui adressa une grimace.
— « Comment tu sais ça ? »
— « Hum. Mon instinct, peut-être ? »
Des heures après, le ciel était toujours bleu. Séliel grogna :
— « Je suis content qu’il soit nul, ton instinct. »
Le bellâtre sourit.
— « Ne crions pas victoire. »
En effet, le soleil couchant fut noyé par des nuages aussi noirs que le cœur du chef de la Harde. Le vent se mit à souffler.
— « Dommage. On y était presque. »
— « Presque où, le bellâtre ?! »
— « Je connais plutôt bien la région. À moins qu’elle ne se soit envolée, il y a une vieille chaumière abandonnée, un peu plus loin. »
Même s’il fallait endurer un peu la tempête, cela valait la peine d’essayer d’atteindre un véritable abri. Ils persévérèrent donc. Les flocons de neige brouillaient leur vision. Une tempête de sable n’était pas moins dangereuse mais… elle ne vous glaçait pas jusqu’aux os.
— « Je la vois ! », cria l’aboyeur par-dessus la tourmente.
Séliel mit plus de temps à l’apercevoir. Plus qu’une chaumière, on aurait dit un petit abri pour les bergers. Cependant, la toiture les protègerait de la neige et les parois, des rafales. Il y avait même un lit de paille, à l’intérieur, et le sol était en terre battue.
— « Le paradis sur terre ! », se réjouit le bellâtre, réchauffant ses mains sur le petit feu de camp, tandis que l’aboyeur soufflait dessus.
À ce moment, le bellâtre manqua perdre l’équilibre et son valet le retint en s’écriant :
— « Altesse ! Altesse, allongez-vous. Voulez-vous boire de l’eau ? »
— « Du thé… Tu le prépares si bien. » Le bellâtre huma en souriant. « Je sens déjà sa fragrance. »
Délirait-il ? L’aboyeur s’empressa de réchauffer de la neige pour la lui donner.
— « Que c’est bon, Liuk. »
— « C’est du thé des Îles Dorées, Altesse. »
Séliel les dévisagea, incrédule. Du thé, mon œil, c’était de la neige. Ils avaient tous les deux perdu la tête ou quoi ?
L’Altesse ne tarda pas à s’endormir, malgré le vent qui sifflait fort et s’insinuait par les fentes.
— « Il a pas l’air en forme », commenta Séliel.
L’aboyeur sursauta légèrement, comme s’il s’était lui-même à moitié endormi en position assise. Il secoua la tête. Il n’avait guère meilleure mine. Séliel réprima un soupir et alla s’asseoir, le dos contre l’un des murs, en disant :
— « Vas-y, dors. Je monte la garde. »
Ses yeux de poisson s’écarquillèrent de surprise.
— « Pourquoi ferais-tu ça ? »
— « Je dois bien gagner mes vingt pièces d’or. »
— « Hum. Tu sais à présent qu’aucun de nous deux ne peut vraiment se défendre contre un vrai guerrier. Pourquoi ne pas nous voler ? »
— « Ha. Elle se voit tant que ça, ma tête de brigand ? », rigola Séliel. Il sortit sa dague — l’aboyeur pâlit — puis il attrapa sa pierre à aiguiser et se mit à affûter la lame. Au bout d’un moment, comme l’aboyeur ne faisait pas mine de s’allonger pour dormir, il lança : « J’ai décidé de me racheter. »
L’aboyeur se raidit légèrement.
— « Tu veux dire… que tu étais vraiment un brigand ? »
— « Je suis comme qui dirait né parmi des bandits. C’est peut-être pour ça… » Il contempla sa lame et rangea la dague dans son fourreau en complétant : « J’ai toujours cru que les bien nés étaient tous des crapules pires que mes compagnons et, en plus, des mauviettes. »
Il y eut un silence. L’aboyeur soupira.
— « Ce n’est pas si loin de la vérité. Les crapules, il y en a à tous les étages de la société, mais les plus destructrices sont celles qui ruinent tout et arrivent quand même à se faire adorer de leurs sujets. »
On aurait dit qu’il avait un nom bien précis à l’esprit. Séliel fit une moue.
— « Sûrement. J’en sais rien. Enfin bon, si t’es pas fatigué, tu peux monter la garde. »
L’aboyeur s’empressa de s’allonger en disant :
— « Si tout va bien, demain, nous sortirons des collines et entrerons dans la Province du Blé. Là-bas, nous pourrons manger à notre faim. Veille sur le feu et réveille-moi si tu te sens fatigué. »
Il s’endormit presque aussitôt. Après un long silence, Séliel sortit la dernière tranche de viande séchée de son baluchon. Il crut voir le regard de reproche de Naharaya et grimaça. Devait-il se sentir un peu coupable de leur avoir menti ? Bah ! Le bellâtre ne le payait pas pour lui donner à manger mais pour le protéger.
Le lendemain, il empocherait ses pièces d’or, ferait ses adieux et reprendrait sa route solitaire.
La tempête dura moins que celle de la veille et, quand le silence se fit, Séliel aiguisa l’ouïe. Il n’entendait que la respiration de ses deux compagnons. Ce silence lui rappela les nuits passées dans le désert. Non pas que cela le rende nostalgique, hein…
Soudain, il perçut le crissement lointain de la neige et son expression s’assombrit. Des pas ? Sans doute ceux des poursuivants. Ils étaient trois… ou peut-être quatre. Et breink… Pas de chance.
Il vérifia ses couteaux et sa dague, jeta un coup d’œil vers les deux insouciants endormis, puis ouvrit la porte en silence. S’engouffrant dans la nuit, il partit à la chasse aux sicaires.