Accueil. Zangsa : le cultivateur chamane
Nahou ! Nahou !
Frère, lève les yeux vers le ciel,
Telle l’orchidée, les étoiles se peignent
De la couleur des démons.
Zou-Sha
*
À la flamme d’une chandelle, assis dans le coin d’une vieille taverne, deux jeunes hommes partageaient une jarre de vin. L’un, aux longs cheveux d’ébène un peu rebelles, portant d’amples habits noirs brodés de pourpre, posa son gobelet vide en lançant sur un ton joyeux :
— « Qui aurait imaginé ? Je ne pensais pas te trouver ici, Irami, dans un village perdu en train de boire du mauvais vin. »
Mauvais, disait-il, mais il se resservait quand même. Ses deux boucles d’oreille, d’un pourpre encore plus vif, oscillèrent quand il rejeta la tête en arrière pour boire son vin d’un trait. Au-dehors, la pluie tambourinait contre le toit et les volets fermés.
— « Quelle après-midi de chien, pas vrai ? »
Irahayami acquiesça lentement, l’air de piquer du nez. Derrière ses longs cheveux noir de jais qui cascadaient le long de sa tunique blanche ourlée de bleu, l’on voyait ses pommettes rosies et ses paupières aux longs cils qui se refermaient plus longtemps que d’ordinaire. Il n’avait jamais bien tenu l’alcool. Qu’il se soit retrouvé là en train de boire en disait long sur son état d’esprit.
— « Irami. » Son compagnon sourit et se pencha sur la table en répétant avec entrain : « Irami. Tu te souviens du jour où on s’est vus pour la première fois ? Tu étais dans le Jardin Blanc. Et moi, je m’étais infiltré en douce pour cueillir un abricot… »
* * *
Quel délice ! Mon père se serait fiché de moi s’il avait su que son fils se délectait autant avec un simple abricot : lui ne mangeait que des fruits gorgés de ki pourpre. Je mâchais consciencieusement, savourant chaque bouchée, quand mon flair détecta soudain une présence. Perché sur l’abricotier, je sentis la sueur perler sur mon front. Tout près, au pied de l’arbre, un jeune homme me regardait. Comment ne l’avais-je pas remarqué avant ? C’est que son odeur était très douce, aussi douce que celle de la rosée du matin.
Heureusement, ce n’était qu’un disciple. Je lui lançai un abricot.
— « Goûte. Ils sont délicieux. »
Il attrapa le fruit mais ne fit pas mine de le manger. Zut. C’était un disciple sérieux.
Alors, je sentis venir l’odeur de l’instructeur Zéligar et je commençai à paniquer. Le Jardin Blanc était la propriété de Zéligar. Il fallait vraiment que je descende et que je file.
Je cueillis quand même deux, trois abricots de plus avant de me laisser glisser jusqu’au sol…
— « Irahayami ! Te voilà », fit la voix de Maître Zéligar. Je me pétrifiai puis me jetai à plat ventre derrière un arbuste. Un abricot lancé vint atterrir sur ma tête. Aïe… « Un souci ? »
Je retins un soupir. Irahayami. Bien sûr. Comment ne l’avais-je pas reconnu ? C’était un élève modèle. Aux duels de première année, il avait déjà gagné son titre de l’Épée Filante Qui Danse. Et voilà, adieu, mes abricots. Zéligar allait être blanc de colère quand il allait découvrir que j’avais…
— « Aucun, instructeur. Je me disais que c’est un beau jardin », répondit Irahayami.
— « Je m’en occupe tous les jours. L’amour de la terre rend l’âme fertile. Enfin, sais-tu pourquoi je t’ai demandé de venir ? »
Je n’en revenais pas. L’Épée Filante avait menti à un instructeur pour me protéger ? Alors que tous deux s’éloignaient dans le jardin, je ramassai l’abricot qu’il m’avait jeté. Sur la peau, avaient été marqués habilement plusieurs signes : « ne reviens pas ».
Ma curiosité de renard était piquée.
* * *
— « Non », fit Irami, prenant la jarre par le goulot. « Ce n’est pas là la première fois que tu m’as rencontré. »
— « Comment ça ? », fis-je, étonné, me rasseyant sur mon banc.
Irami hocha lentement la tête.
— « À mes quatorze ans, quand j’étais sous l’effet de cette obstruction du ki qu’aucun docteur ne comprenait… On m’a dit que c’est un petit homme mystérieux appelé Naravoul qui m’a sauvé. Mais, depuis, j’ai découvert la tombe de Naravoul. C’était un vieil homme, mort des mois avant que je ne sois guéri. Tu es son petit-fils. D’ailleurs, je ne t’ai jamais remercié pour ton aide, ce jour-là. Merci, Zangsa. »
Il y eut un silence. Depuis quand savait-il ? Le connaissant, probablement depuis longtemps. Et dire que, moi, j’avais mis des semaines à comprendre, après l’épisode du Jardin Blanc, qu’Irami était ce même garçon que j’avais sauvé, presque deux ans plus tôt… À l’époque, je me déguisais et me faisais passer pour mon grand-père maternel, je ne sais si pour profiter de sa réputation de grand chamane ou pour me sentir moins seul. Embarrassé, je détournai les yeux vers le comptoir de la taverne.
— « Hah, bah… Ta famille m’a généreusement payé pour ça. Mais depuis combien de temps tu le sais ? »
— « Depuis qu’un garde de mon père m’en a parlé après t’avoir reconnu à l’Académie. » Hein… ? Il m’avait reconnu ? Mon déguisement était donc si mauvais… « Peu de temps après, en deuxième année, je n’ai plus eu de doutes, quand je t’ai vu utiliser tes arts vaudou contre les élèves de la Secte du Papillon Blanc. »
— « Ah ! Ces deux crapules qui embêtaient tout le monde ? C’est vrai que je me suis bien amusé. Si tu ne m’avais pas pris en flagrant délit, ils seraient partis de l’Académie Céleste tellement ils étaient terrifiés de ne pas comprendre ce qu’il leur arrivait. Mais tu es un vieux renard, Irami. Qui aurait cru que tu entrerais dans ma chambre pour voler toutes mes poupées ? Espèce de voleur. »
— « Tu aurais eu de sérieux problèmes si ça avait été quelqu’un d’autre que moi. »
— « Je sais, Irami, je plaisante. En fin de compte, je t’ai sauvé de ta malédiction, mais tu m’as aidé bien davantage. Mais, tu diras, c’est ce que font les amis. »
Je m’étais levé et assis sur le même banc que mon compagnon, auquel je donnai un coup de coude complice.
— « Dis, Irami. On a toujours fait une belle équipe, tu ne trouves pas ? On est comme des frères jurés. Que dirais-tu de former un groupe de quêteurs ? Pas besoin de s’inscrire à la Guilde des Quêteurs Mercenaires. On voyagerait de village en village, loin des intrigues et des esprits néfastes. Ou même, on pourrait créer une école. L’école de l’Épée Filante, qu’est-ce que tu en dis ? »
— « Les… intrigues ? »
Irami grogna quelque chose d’inintelligible et, voyant qu’il ne restait plus de vin dans la jarre, il se leva, enjamba le banc et tituba vers la sortie.
— « Hé, tu pars déjà ? Il pleut à verse ! »
Il ne m’entendait plus. Il n’avait même pas payé. Je m’enveloppai dans mon ample manteau noir, lançai une pièce d’argent sur le comptoir et dis au tavernier :
— « Une autre jarre, s’il vous plaît. Gardez la monnaie. »
— « Merci, jeune messire. Faites attention sur votre route : des loups-démons rôdent dans la région. »
Rien d’étonnant vu qu’on était près des Montagnes Perdues : l’énergie « démoniaque » y était bien plus dense qu’à l’Académie Céleste. Des loups-démons… Je préférais ne pas en croiser.
— « Nous ferons attention, merci. »
Cependant, si un loup-démon venait à nous attaquer, Irami n’en ferait qu’une bouchée. Même ivre, il excellait comme épéiste.
À travers la pluie, je vis le chemin boueux du village. Il était désert. Je humai l’air. Irami était parti vers le nord-ouest, dans la forêt. Débouchant ma jarre, je pris une longue gorgée avant de l’attacher à ma ceinture et de suivre la trace de mon ami.
Quand je le trouvai, j’étais trempé. Il s’était assis sur une roche, au milieu d’une clairière, sourd à la pluie. Ses vêtements blancs paraissaient gris. L’eau dégoulinait sur son visage. Il gardait, comme toujours, cette expression de sérénité immuable. Et pourtant, moi qui le connaissais, je percevais la souffrance qui brillait dans ses yeux.
Après une hésitation, je m’avançai, posai la jarre au pied de la roche et, sans un mot, me transformai.
* * *
Une vive lumière pourpre enveloppa le corps de Zangsa, qui prit la forme d’un grand renard au pelage noir étincelant et à la queue noire et blanche. Ses yeux étaient comme deux feux pourpres ; ses pupilles verticales, aussi noires que la nuit.
Le renard-démon contourna Irahayami et s’allongea, posant son museau sur les genoux de celui-ci, aussi silencieux qu’une ombre.
Pendant longtemps, on n’entendit que la pluie battante. Puis la voix d’Irahayami brisa le silence.
* * *
Il raconta comment, après être revenu chez lui, dans le clan des Namgath, il avait reçu maintes louanges de la part de sa famille. L’Épée Filante Qui Danse avait été un élève modèle qui avait gagné une très bonne réputation dans le monde des arts martiaux. Mais voilà qu’un jour son père, le patriarche, avait décidé de le forcer à prendre le titre d’héritier du chef de clan au détriment de son frère aîné et de le marier à la première fille du Grand Clan des Lions-Noirs. Les Namgath ne faisaient pas partie des Cinq Grands Clans de l’Empire, mais c’était quand même une famille réputée des Plaines Centrales. De nombreux érudits provenaient des Namgath. De par cette bonne réputation, les deux clans s’étaient mis d’accord pour les fiançailles… seulement Irami n’était pas intéressé par le titre, contrairement à son frère aîné, qui avait grandi en se préparant à l’hériter. Finalement, cette décision avait créé un conflit interne et des querelles entre le père et le premier fils. Irami s’était senti comme un lapin au milieu de vautours. Mais, passée la surprise, le lapin s’était transformé en nuage et, lors d’une tourmente de trop, il s’était envolé et était parti du clan.
Allongé auprès de lui, j’écoutai mon ami en silence. Je comprenais le chagrin d’Irami et surtout sa déception. Avec toutes ces années d’études, de cultivation de ki interne et de méditation, Irami s’était éloigné de la noirceur de ce monde et avait commencé à l’oublier. Découvrir que les membres de sa propre famille étaient capables de sombrer dans de telles disputes était loin d’être plaisant.
Son cœur avait reçu une blessure profonde et son esprit, d’ordinaire si serein, n’arrivait pas à retrouver son calme.
Toutefois, la pluie qui tombe finit toujours par revenir vers le ciel.
Je frottai mon museau contre son genou. Les paroles étaient de trop. Autour de nous, la pluie s’était transformée en une légère bruine. J’aperçus à cet instant, se dressant au bord de la clairière, un abricotier. Il n’avait pas encore de fruits, mais des fleurs blanches. Je me levai sur mes quatre pattes, m’approchai de l’arbre et exécutai le Pas Céleste du Renard : je dansai en cercles et m’élevai dans les airs dans un tourbillon d’énergie pourpre. Atteignant la branche la plus haute, je mordis une tige de mes dents et redescendis, toujours en cercles.
Quand je présentai la fleur à Irami, celui-ci la prit entre ses doigts et regarda les cinq pétales blancs, saisi. Tout comme moi, il connaissait le proverbe :
“La fleur lointaine est la plus prisée, mais c’est celle qui se trouve à tes côtés qui te portera fortune.”
L’amertume disparut de ses yeux et seule resta la sérénité. Il tendit sa main libre vers mon museau et me caressa entre les deux oreilles. J’en fus surpris. D’habitude, il me traitait bien trop comme un humain.
Je lui adressai un sourire de renard et profitai de l’occasion pour me frotter à sa main un moment. S’il avait pu me gratter sous les oreilles, ç’aurait été encore mieux, mais il ne fallait pas trop espérer. Alors, je m’écartai et repris ma forme humaine.
— « Irami ! J’ai emporté une autre jarre de vin. On la partage ? »
Embarrassé, Irami se leva et s’éloigna de quelques pas en disant :
— « J’ai bu assez pour toute une décennie. Habille-toi. Tu vas prendre froid. »
— « Hoho, c’est maintenant que tu t’inquiètes de la pluie ? »
Il savait bien pourtant que les maîtres du ki comme nous prenaient rarement froid. J’eus un rire. Cela faisait longtemps que je n’avais pas été de si bonne humeur. Après un an, je me réjouissais de retrouver Irami. Sa présence bienveillante et sereine m’avait manqué.
Une fois ma tunique ajustée, je pris une longue gorgée de ma jarre.
— « Ah ! Qu’est-ce que ça fait du bien ! » Je reçus le regard pénétrant d’Irami et fis une moue. « Tu es en train de penser : il est bien mieux sous sa forme de renard. Pas vrai ? »
Il secoua la tête.
— « Tes yeux », fit-il tout simplement.
Ah. Voulait-il dire que mes yeux, d’habitude noirs sous ma forme humaine, avaient pris une teinte pourpre ? Cela m’arrivait quand je buvais un peu trop et que je baissais ma garde. Le ki des bêtes pourpres se relâchait à cause de l’alcool, aspirant et neutralisant son poison. C’est pourquoi une bête pourpre pouvait difficilement devenir ivre — et bienheureusement, car j’avais découvert depuis des années que l’alcool et d’autres produits fermentés pouvaient stimuler ma production de ki pourpre interne. Alors, forcément, j’y avais pris goût.
Le problème, c’est que le ki pourpre était taxé de démoniaque par les humains, dont l’énergie naturelle, comme chez la plupart des bêtes vivant au sein de l’Empire des Plaines Centrales, était le ki doré ou, comme on l’appelait plus couramment, le ki, l’énergie belle ou le ki spirituel. Pour eux, l’énergie pourpre, le ki-démon, était le ki des malheurs venant des montagnes, l’énergie des arts interdits. Ainsi, si quelqu’un, à l’instant, avait vu mes yeux pourpres, il aurait conclu que je cultivais quelque art vraiment démoniaque. Personne, assurément, n’aurait pu imaginer que j’étais une créature hybride, moitié bête-démon moitié humain. Enfin, même ainsi, on n’aurait pas moins pensé que j’étais une bête dangereuse. Voilà pourquoi Irami s’inquiétait pour moi.
Je contrôlai mon ki pourpre afin de transformer le poison plus efficacement. Quelques secondes me suffirent. Conscient que mes yeux étaient redevenus noirs, j’esquissai un sourire.
— « Voilà ! »
Puis je repris une longue gorgée de ma jarre, arrachant à Irami l’ombre d’une moue exaspérée. Il s’éloigna, tenant toujours la fleur d’abricotier. Riant, je le rattrapai. Nous marchâmes en silence sous les arbres. Les nuages s’éclaircissaient et, quand nous sortîmes de la forêt, un rayon de soleil nous accueillit. Nous contemplâmes le paysage : moi, le Pic des Trois Sages qui menait aux Montagnes Perdues et à mon foyer d’enfance, lui, les nuages noirs qui glissaient vers le sud-ouest, vers le lointain clan des Namgath. Les gouttes de pluie sur l’herbe verte brillaient comme des perles.
Je pris une grande bouffée d’air qui sentait l’humus, la mousse et les fleurs du printemps. Mon flair repéra les traces de plusieurs lapins et d’un hérisson, mais pas de traces de loups-démons. Alors, Irami demanda :
— « Après l’Académie, tu es toi aussi rentré chez les tiens ? »
Il était rare de l’entendre poser une question personnelle et, un instant, j’eus l’envie de le taquiner. Mais je me ravisai et acquiesçai.
— « J’ai passé toute la saison chaude avec eux. Mon frère Shuyeh se souvenait de moi, tu te rends compte ? Il n’avait que huit ans la dernière fois que je suis passé le voir avec Grand-Père Naravoul. Alors, je l’ai gâté autant que possible. Il est devenu un beau renard au pelage aussi blanc que celui de mon père. Et il fait trois fois ma taille ! » Je souris rien qu’en me souvenant de la joie que j’avais ressentie en le voyant si sain et si fort. Je regardai à nouveau Irami. « Alors, les vents froids sont arrivés et le ki pourpre s’est affaibli dans les vallées. Ils ont dû partir vers les hauteurs. L’énergie, là-bas, est bien trop dense pour moi, même si je ne suis qu’à moitié humain. Alors, j’ai fait mes adieux et je suis redescendu. J’ai passé l’hiver dans la Province des Émeraudes. » J’hésitai, soudain le cœur serré. Je voulais lui parler de ce qui s’était passé, de Yelyeh, de l’Œil Renversé, mais… il n’y avait pas d’urgence. Alors, je songeai à la Cité Émeraude, à ses belles avenues, à ses marchés bruyants et joyeux, et je souris. « C’est un bel endroit. Leur tarte aux pommes est délicieuse. Et c’est plein d’abricotiers, de cerisiers et de pommiers… Tu devrais voir ça, Irami. »
— « Mm », fut sa seule réponse, mais je pus deviner qu’il se réjouissait que tout aille bien pour mon père et mon frère.
Nous descendions la pente vers le chemin qui menait au village quand Irami dit :
— « Zangsa. Ce groupe de quêteurs… tu as déjà pensé à un nom ? »
Une seconde, je demeurai coi de surprise. Il était partant ? Vraiment ? Je ne l’agaçais pas tant que ça, tout compte fait, hein ? Je pris une pose de penseur.
— « Pourquoi pas… les Nobles Dragons Rebelles ? »
— « Hum. Rebelles, non. Nous ne sommes pas des bandits. »
— « Ah, c’est vrai, c’est vrai, on peut confondre. Indociles, alors. »
À mon étonnement, il marqua son approbation puis dit :
— « Nobles, dans le sens de justes et d’honnêtes… mais pourquoi Dragons ? »
— « Parce que. Ça fait puissant. Ça fait peur. »
Irami me regarda avec un air peu convaincu. Je lançai d’autres arguments tandis que nous descendions vers le village. Au bout du compte, nous n’arrivâmes à aucun consensus, mais notre groupe de quêteurs était formé. Il ne nous restait plus qu’à trouver d’autres vagabonds sans abri comme nous.