Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks
Durant toute la journée suivante, je n’arrêtai pas de réfléchir à la mission que l’on m’avait assignée. J’allai au Capitole mais, cette fois-ci, il y avait un garde à la porte d’entrée et il m’arrêta en me disant : tu ne peux pas passer. Son ton fut si inflexible que je n’osai pas enfreindre les règles, je reculai et partis. Je me rendis chez mon cousin à midi, mais il n’était pas là ; alors, je passai l’après-midi à vendre des journaux et j’y retournai à six heures. Rien, Yal ne revenait toujours pas. Et comme je ne savais pas où était le nouveau Foyer et que ce n’était pas une heure où je puisse aller voir Korther, j’allai m’asseoir avec le P’tit Loup sur un muret d’où l’on voyait la maison aux volets verts et je m’employai à patienter.
Le jour était printanier et l’Esplanade était animée. Je sortis la racine de rodaria et, tout en la mordillant, je baissai les yeux sur mes bottes. Les chiens d’Adoya me les avaient laissées dans un état lamentable. J’avais essayé de reclouer la semelle, mais ma tentative n’avait servi à rien. Pire : j’avais découvert des taches de sang. Et me demandant d’un coup si c’était le mien ou celui du Fauve Noir, j’avais eu envie de jeter les bottes au diable. Cependant, je me rappelai au dernier moment qu’elles m’avaient coûté trois dorés et je me retins.
J’attendis en vain jusqu’à sept heures. Manras et Dil vinrent me voir deux fois, quelques compères ou connaissances passèrent aussi, mais, quand le ciel commença à s’assombrir, les gwaks de ma bande se retirèrent peu à peu. Le P’tit Loup était actif : il avait sympathisé avec une petiote de son âge, fille d’une vendeuse de brioches installée juste à côté. Moi, je lui avais murmuré : chipe, chipe. Mais le blondinet était si petit qu’il ne m’avait pas compris et, au lieu d’aller vers les brioches, il s’était dirigé vers la petiote. Elle lui avait montré sa poupée de chiffon, lui, il lui avait montré le Maître et, maintenant, tous les deux jouaient avec une grande application.
Et moi, pendant qu’ils jouaient, je devins de plus en plus nerveux. Parce que… si je n’arrivais pas à trouver un Daguenoire durant ces trois jours, qu’adviendrait-il ? Disons même qu’il ne me restait pratiquement plus que deux jours.
Un allumeur de réverbères commença à allumer les lumières, la vendeuse de brioches s’en alla avec sa fille et, comme le P’tit Loup les suivait, je soufflai et allai l’arrêter.
— « Halte-là, P’tit Loup. C’est la mère de la petiote, pas la tienne. »
Le blondinet leva un regard froncé et je soupirai.
— « La pâtissière veut pas de toi, gwak. Parce que t’es un gwak, justement. Tu captes ? Allez, » l’encourageai-je.
Et je le ramenai près du muret. Je ne m’étais pas encore assis quand je vis Manras et Dil arriver en courant et j’arquai les sourcils. Mais ils n’étaient pas déjà rentrés au Bivouac, ces deux-là ?
— « Débrouillard ! » haleta Manras.
— « Qu’est-ce qu’il se passe, shours ! » répliquai-je, intrigué.
Ils approchèrent et, enfin, Manras expliqua :
— « C’est le Chat Noir. On l’a croisé sur l’Avenue. Il dit que tu rappliques à L’Écrou Fou dare-dare. »
Cela me fit bondir d’excitation.
— « Bonne mère ! En vrai ? Le Chat Noir ? C’est super ! » me réjouis-je en soufflant. « J’y vais ! »
Et je partis en courant laissant mes amis avec le P’tit Loup. Moi qui cherchais les Daguenoires, et il se trouvait justement que Yerris voulait me parler !
La taverne de L’Écrou Fou était à mi-chemin entre Les Ballerines et la Place de Lune, à la frontière avec les Chats. On l’appelait aussi la Maison des Artistes, parce que des gens avec des études et beaucoup d’idées se réunissaient là. J’y étais très rarement entré, mais je me rappelai avoir fait les poches de quelque étudiant ivre sortant de l’édifice.
J’arrivai, je poussai la porte et entrai. Je venais haletant et jetant des coups d’œil assassins à mes bottes, parce qu’elles m’avaient fait trébucher une dizaine de fois en chemin. L’intérieur était animé, avec un type qui était monté sur une chaise pour lancer un discours sur je ne sais quoi au sujet des traditions et, non, messieurs ! Adieu les normes, adieu les règles : l’art doit être libre !
Son affirmation fut acclamée et, entretemps, je fis deux tours sur moi-même et… je souris largement en apercevant le Chat Noir assis à une table en compagnie de… Sla !
L’elfe noire aux cheveux rouges avait une main posée sur son énorme ventre. Je me précipitai vers eux en lançant avec émotion :
— « Bouffres, je suis content de vous voir ! »
Slaryn sourit.
— « Ayô, shour. »
— « Assieds-toi, » m’invita Yerris. « Avant de nous mettre en marche, je t’invite à boire un coup. Du vin ? »
J’acquiesçai. Il prit la bouteille qui était sur la table et j’allai demander un verre. Yerris plaça ma chaise entre lui et Sla, et celle-ci me laissa même écouter comment le petiot donnait des coups de pied au-dedans.
— « D’une tempête, il ne peut venir qu’une autre tempête, » plaisanta Yerris.
Je me baissai à temps quand Sla décocha une bonne taloche au semi-gnome.
— « Tempête, ta mère, » répliqua l’elfe noire. « Ce serait déjà bien qu’il ne naisse pas aussi tête brûlée que son père. Figure-toi, Draen, que ce scafougné s’est fracturé la jambe gauche. »
— « Contusionné, » corrigea Yerris. « C’est ce qu’a dit le médecin. Et, c’est précisément pour ça, » reprit-il en baissant la voix, « que Korther a besoin d’un autre volontaire dans le tunnel. C’est très facile, t’inquiète pas. T’as juste à entrer dans un trou, laisser les magaras tout au long et sortir. Apparemment, tu n’as pas l’option de dire ‘non’, alors, je te montre le chemin dès que tu termines ton verre et dès que la princesse me le permet. »
Slaryn roula les yeux.
— « Permission accordée. »
Yerris s’inclina théâtralement et je m’esclaffai en voyant qu’ils continuaient à se chamailler comme d’habitude. Malgré tout, quand je finis le vin et que le Chat Noir me donna les clous pour aller payer, j’observai du coin de l’œil que tous deux se regardaient comme deux tourtereaux.
À ma stupéfaction, nous ne sortîmes pas de L’Écrou Fou, mais nous passâmes par la porte de derrière de l’établissement. Le tavernier ne nous dit rien, et j’en déduisis qu’il devait être un ami des Daguenoires… ou un véritable Daguenoire. Braises. Et moi qui avais fait les poches de plusieurs de ses clients…
Yerris découvrit une trappe et nous descendîmes, lui et moi, jusqu’à la cave, dans laquelle le Chat Noir dévoila un passage secret dans le mur.
— « À partir de là, il suffit de descendre et descendre. Tu vas trouver Ab. Il te guidera. Ce type s’amuse comme un gamin en bas avec les explosifs. N’oublie pas de lui rappeler où tu es pour qu’il te fasse pas sauter, » plaisanta-t-il. Il indiqua deux sacs. « Emporte-les et donne-les à Ab. C’est des provisions, pas des explosifs, » me rassura-t-il. Et, comme je me chargeais des sacs, il s’appuya sur sa béquille, m’observa avec curiosité et ajouta : « Au fait. On vient de me dire que le Fauve Noir est mort. Tu le savais ? »
Je me raidis un peu, mais j’acquiesçai avec désinvolture.
— « Oui. Je savais. »
— « Une grande recrue pour les enfers, » sourit Yerris. Et il bâilla. « Apparemment, c’est ceux de Frashluc qui l’ont tué. Pour une fois, ils font quelque chose d’utile ! » Comme je me contentais de hausser les épaules, il m’indiqua le passage secret du menton. « Il vaudra mieux que tu y ailles. Korther veut terminer ça en deux jours. T’as une bonne trotte devant toi, » m’avertit-il. « Bonne chance. »
Avec une certaine appréhension, je pris la lanterne qu’il me tendait et pénétrai dans le tunnel. Avant que le Chat Noir ne referme l’ouverture, je laissai échapper :
— « Yerris. »
— « Mm ? »
J’hésitai. Je ne savais pas quoi lui dire. Je souhaitais qu’il me dise : t’inquiète, shour, on sait déjà ce que Frashluc t’a demandé de faire, Korther n’est pas en colère : il t’aidera. Bouffres, comme j’aurais aimé entendre quelque chose comme ça ! Cependant… Je soupirai, découragé. Je pouvais toujours rêver.
Aussi, écartant mes inquiétudes, je lui adressai un sourire badin et dis :
— « Tu m’avertiras quand il naîtra, hein ? Je veux le voir. »
Le semi-gnome noir sourit de toutes ses dents.
— « T’inquiète, shour. »
Souriant, je lui tournai le dos et commençai à descendre, lanterne en main. La porte secrète se referma derrière moi.
Au début, les escaliers étaient plus ou moins réguliers, puis ils devinrent de moins en moins visibles et se transformèrent en une simple pente. J’arrivai à un croisement et m’arrêtai. Il y avait un chemin qui montait et un autre qui descendait. Yerris m’avait dit de descendre, mais… et si celui qui montait me menait de nouveau à la surface ? Alors, je pourrais aller en courant au Dragon Jaune et dire à Frashluc : ça y est, je sais où est l’entrée du tunnel !
Avec cette pensée, je pris le chemin qui grimpait. Cependant, au bout d’un moment, j’arrivai à un cul-de-sac. Était-ce une autre porte secrète ? Peut-être, mais j’eus beau chercher un mécanisme d’ouverture, je ne trouvai rien. Ce fut presque un soulagement. Le cœur noué par la tension, je pris le chemin qui descendait.
Je descendis durant un temps qui me parut interminable. Par moments, des bouffées de chaleur m’arrivaient et me rappelaient d’une manière angoissante la mine de salbronix. Je ne sais depuis combien de temps je descendais quand, soudain, une de mes bottes se coinça et mes orteils heurtèrent une roche. Je faillis m’étaler. Je grommelai, méditai et décidai que c’en était assez : je posai la lanterne et les sacs, ôtai mes bottes et les laissai dans un recoin, souhaitant ne plus jamais les revoir.
— « Traîtresses, vous n’irez pas plus loin, » leur dis-je.
Et je repris la marche. Le plafond du tunnel s’abaissait et s’élevait selon les tronçons, mais je n’eus jamais besoin de m’incliner. Être petit devait bien avoir quelque avantage.
Je commençais à me demander si ce tunnel avait une fin quand je perçus des voix. Je continuai à descendre en silence et, peu à peu, je réussis à comprendre des mots. C’était Abéryl.
— « Puissance… puissance cent… non, deux-cent-trente… Non, ça ne va pas. Bouah, bouah, bouah… Je m’embrouille ! Concentre-toi Ab… »
Après l’avoir écouté un moment, je compris qu’il parlait tout seul. Serrant les lèvres dans un sourire irrépressible, je m’approchai dans le tunnel et finis par voir une lumière intense qui baignait tout l’endroit. Assis sur une roche, un cahier sur les genoux, le démon se parlait à lui-même. Il avait ôté le cache-nez qu’il portait toujours, découvrant son visage pâle et… ses marques. Il était transformé. Il leva brusquement ses yeux rouges de démon et parut soulagé de me voir.
— « Diables, mon garçon. Tu ne fais pas de bruit. Alors, ils t’ont enfin trouvé. Approche, y’a du travail. Laisse ces sacs là. Et prends celui-ci. »
J’obéis sans un mot, trop intimidé par ses marques pour lui dire seulement « ayô ». Et, comme nous nous mettions en marche, descendant encore davantage dans le tunnel, Abéryl continua de jeter régulièrement des regards à son cahier tout en marmonnant pour lui-même. Il ne me posa aucune question. Il n’y eut ni un « alors, la vallée, c’était comment ? » ou « t’aurais pas par hasard un gros problème avec le plus grand kap des Chats, hein ? ». Non, rien de tout ça. Parce que, comme l’avait bien dit Frashluc, ils s’en fichaient comme d’une guigne de ce qui pouvait arriver à un misérable gwak. Bon, misérable, ça, c’est moi qui l’ajoutais. Parce que j’étais froissé par un tel désintérêt. Et, ainsi, la mâchoire crispée et le cœur endurci, je suivis Abéryl, chargeant le lourd sac plein de magaras explosives.
Nous arrivâmes à un endroit où le tunnel devenait un simple trou par lequel il fallait ramper. Là, Abéryl me dit :
— « Pose le sac. Avec prudence, gamin ! Voyons, voyons. »
Ses yeux brillaient d’excitation. Il sortit du sac les magaras et, quand je voulus l’aider, il fit claquer sa langue.
— « Toi, bouge pas, mon gars. Ne désordonne pas mes magaras. Je réfléchis… »
Je le laissai réfléchir pendant un bon moment, puis, fatigué d’attendre, je lançai :
— « Ça y est, t’as réfléchi ? »
Abéryl fronça les sourcils et leva un index pour m’imposer silence tout en plaçant les magaras et les attachant une à une à des fils. Au bout d’un moment, il retoucha chaque magara et sourit, en inspirant.
— « Bon. » Il leva les yeux vers moi et me désigna un endroit. « Tu sais ce que c’est ? »
Je promenai mon regard de la roche au Daguenoire plusieurs fois avant de dire :
— « De la roche ? »
— « De la rochelion, » annonça Abéryl comme s’il me présentait une pierre précieuse. « C’est une roche souterraine qui renouvelle l’air. On doit être à environ six-cents mètres de profondeur. Et… juste là, d’après les plans, à quarante mètres au plus, il y a un tunnel. Un tunnel qui mène aux Souterrains. On va encore avoir besoin d’une de ces bombes perforeuses. Tu vois le trou qu’a fait l’autre ? Ces bombes sont les meilleures. L’Artificier les vend à un prix fou, mais… diables, elles sont incomparables. Bon ! » Il se couvrit le visage avec le cache-nez et fit un geste. « En avant. Prends la première magara et continue à avancer en traînant les autres à l’intérieur jusqu’à ce que je te crie : arrête. Alors, tu recules et tu places les magaras, une sur le plafond, une autre par terre, une sur le plafond et une autre par terre, et ainsi de suite, de sorte que le fil soit toujours tendu. Compris ? »
J’acquiesçai en déglutissant et je fis ce qu’il me demandait : je pris la magara qu’il me tendait, m’aplatis près du trou, passai la tête et… je lançai :
— « Fais pas tout sauter quand je suis dedans, hein ? »
J’entendis le souffle d’Abéryl.
— « Dis pas de bêtises et vas-y. S’il t’arrive quelque chose là-dedans, fais virer ta lumière harmonique au rouge. »
J’écarquillai les yeux, alarmé.
— « Au rouge ? Je sais pas faire de lumière rouge ! »
— « Ben voyons, le petit nécromancien ne sait pas faire de lumière rouge ? J’ai du mal à le croire. Vas-y, » s’impatienta Abéryl. « Tout ira bien. »
— « Bouffres, » répliquai-je, laconique.
Bien malgré moi, je commençai à ramper dans le trou, traînant les explosifs. Je me demandai ce qui se passerait si je me fumisais là. Frashluc ne prendrait pas la peine de tuer ma famille, n’est-ce pas ? Mais peut-être que si, qui sait. Il pouvait penser que je m’étais carapaté. En réalité, qui allait s’imaginer que je m’étais fumisé dans un trou à six-cents mètres sous la Roche ?
Poussé par la peur, je fis tout mon possible pour ne pas perdre ma concentration une seule seconde. Quand Abéryl cria arrête !, je commençai à reculer, plaçant une magara en haut, une autre en bas, et comme ça jusqu’à ce qu’enfin, je sorte du trou, les genoux et les coudes sanglants et les mains tremblantes. Ma blessure au bras s’était rouverte.
— « Je peux m’en aller maintenant ? » demandai-je.
Abéryl me jeta un coup d’œil incrédule.
— « T’en aller ? Mais on vient juste de commencer ! »
J’inspirai. Et je m’armai de patience.
Finalement, je compris ce que voulait dire Abéryl par « on vient juste de commencer ». Après avoir fait exploser le petit trou, Abéryl me redemanda de faire la même chose. J’entrai dans le trou par trois fois. Le tunnel s’élargissait et, durant les pauses, il fallait sortir les roches, nettoyer et, au passage, s’asphyxier à moitié avec le nuage de poussière.
À la fin, j’étais rompu et, quand le tunnel fut suffisamment haut et large pour permettre à Abéryl d’entrer, je m’allongeai sur le sol de tout mon long. J’avais mal partout et ma tête m’élançait de fatigue. Je parvins tout juste à bouger pour attraper l’outre, je bus tout ce qui restait et, sanglant, poussiéreux et épuisé, je fermai les yeux et m’endormis.
Abéryl me secoua.
— « Eh. Eh, mon garçon. Lève-toi, on retourne en haut. »
Je résistai et lui dis : non… Il insista. Sans y penser, je lui lançai une légère décharge mortique pour qu’il me laisse tranquille. Et il me laissa tranquille. Enfin. Mort à la réalité, je retournai au monde des rêves.
Je me réveillai en entendant un fracas. Au début, je crus qu’Abéryl avait continué à faire sauter la terre sans moi. Mais j’eus beau chercher, je ne le trouvai pas. Il m’avait laissé une lanterne et celle-ci brillait encore. Je me levai, les muscles engourdis, trempé de sueur… et atterré. Le fracas ne s’arrêtait pas. La terre vibrait. Le tunnel allait-il s’écrouler sur moi ?
Je ramassai la lanterne et j’allais partir en courant quand, soudain, on entendit un BRANG ! assourdissant et des roches commencèrent à tomber. Je fis un bond pour en éviter une, la lanterne se fracassa contre une autre et je me retrouvai dans le noir, recroquevillé contre un mur.
Oh, bouffres, bouffres, bouffres ! Je poussai une lamentation de terreur. Je me protégeais la tête autant que je le pouvais et je fermais les yeux avec force. Alors, la terre cessa de trembler et, remplaçant le vacarme, vint un fort et retentissant chuintement, comme quand Dakis respirait mais en plus puissant. J’ouvris un œil… et je crus être devenu fou.
Devant moi, plus ou moins à l’endroit où nous avions fait éclater la roche, s’était ouverte une grande brèche vers le bas. Et dans cette brèche, il y avait de la lumière. Et avec cette lumière, je pus voir les énormes naseaux d’un… d’un…
D’un dragon.
Il avait des écailles terreuses et dorées, et son haleine était chaude et empestait les minéraux à tel point qu’elle asphyxiait. De toute manière, j’osais à peine respirer. J’étais pétrifié.
Des insectes lumineux voletaient autour des écailles du dragon, mais cela ne semblait pas le déranger. Après avoir reniflé quelques instants par le trou, il prit une grande roche entre ses mâchoires et croqua. Bang ! Des morceaux de roche volèrent en éclats.
Il fallait que je bouge. Le problème, c’était que j’étais à moitié enterré sous les roches. Aucune ne m’écrasait réellement : elles étaient tombées de biais, me laissant juste assez d’espace pour ne pas me spiriter. Mais j’allais avoir besoin de temps pour sortir de là… et peut-être aussi besoin d’aide.
Je fus pris d’une quinte de toux et je tentai de l’étouffer. Le dragon, cependant, ne sembla pas m’entendre. Il continua de mastiquer et, soudain, il heurta brutalement la tête contre une paroi. La terre trembla de nouveau violemment, une roche me tomba presque sur la tête et me boucha la vue.
Après un temps qui me parut interminable, la terre cessa de trembler. Je tentai de sortir de sous les décombres, en vain. J’étais prisonnier et je craignais qu’en tentant de bouger une roche, celle-ci ne m’écrase. Je voulais crier, je voulais demander de l’aide, mais je ne savais pas si le dragon pouvait m’entendre. De sorte qu’après quelques tentatives frustrées pour me libérer, je restai blotti dans ma sépulture. À présent, je tendais l’oreille et je n’entendais rien. C’était comme si le dragon n’avait été qu’un rêve. Mais, sur le moment, il avait eu l’air si réel…
Une éternité s’écoula avant que je n’entende de nouveau du bruit. Je m’éveillai —en fait, pas vraiment, parce qu’il était impossible de dormir dans ces conditions— et j’entendis quelque chose de semblable à une pluie de pierres. Puis une explosion. L’horreur m’envahit. Ils n’allaient pas activer des magaras sans savoir où j’étais, n’est-ce pas ? Mais que leur importais-je, me dis-je douloureusement.
Il y eut une autre série d’explosions avant que je puisse percevoir enfin des voix, puis un :
— « Esprits miséricordieux, je ne peux pas le croire ! »
— « Quoi ? » répliqua l’autre.
— « Le tunnel. Il est ouvert. Mais… ce n’est pas un tremblement de terre qui a pu faire ça, tu ne crois pas ? »
Le premier qui parlait était Abéryl. Le deuxième était Korther. Ce dernier répondit par un souffle sourd et lança :
— « Ce galopin nous aura chamboulés jusqu’à son dernier soupir. Ça ne m’étonnerait pas que ce soit lui qui ait fait effondrer le tunnel. »
— « Kor, on ne blague pas avec ces choses-là, » protesta Ab.
— « C’est vrai, il était suffisamment malin, il ne l’aurait pas fait écrouler avec lui dedans, » reconnut Korther. « Fichtre, que c’est bête. Pauvre garçon… Enfin. Qu’est-ce que tu fais ? »
— « Je cherche son corps. »
— « Esprits. Sous toutes ces roches ? Il pourrait être n’importe où. »
Alors, bien que j’aie la gorge complètement sèche et que je ne sois qu’à demi-conscient, je parvins à émettre un son, un simple gémissement étranglé.
— « Tu as entendu ça ? » s’écria Abéryl.
J’entendis des pas maladroits dans les décombres et Korther croassa :
— « Esprits et démons, c’est impossible. »
— « Toi aussi, tu le perçois ? » demanda Abéryl.
— « Je n’en suis pas sûr, » répliqua Korther.
Employant mes énergies affaiblies, je lançai un sortilège de lumière. Ce fut un désastre de sortilège, je crois, mais Abéryl s’exclama :
— « Là ! »
Les roches roulèrent, quelque chose libéra mon bras droit et je perçus la lumière à travers mes paupières. Je les ouvris et vis apparaître les visages flous de Korther et d’Abéryl.
— « Il est vivant, » se réjouit Abéryl. « Aide-moi, Kor. Ne fais pas le lambin. »
— « Attends un moment, » l’arrêta Korther. « J’ai juste une question à lui poser. Mor-eldal. Tu peux m’entendre ? J’espère bien, parce que j’ai besoin d’une réponse. J’ai entendu dire que tu t’es retrouvé une nouvelle fois entre les mains de Frashluc. Tu as parlé du tunnel ? Dis simplement oui ou non. »
Je n’hésitai pas : je dis la vérité. Et je murmurai un :
— « Oui. »
— « Diables, » jura Korther. « Donne-moi une seule raison pour te sortir d’ici en vie, galopin. »
Là, je fus incapable de lui dire quoi que ce soit. J’avais mal à la tête, j’avais soif, j’étais en train de mourir, bouffres. Je n’étais pas en mesure de penser avec logique.
— « Arrête avec ces sottises, Kor, » siffla Abéryl.
— « Non, » répliqua Korther. « C’est sérieux. Je ne vais pas le sortir de là s’il ne me donne pas une raison de le faire. Juste une, galopin. Ça ne doit pas être si difficile. Réfléchis. »
Je desserrai les lèvres, inspirai et bégayai enfin :
— « Vivre. De l’eau. »
— « Mouais, » souffla Korther, exaspéré. « Je voulais dire une raison pour que je te pardonne ton manque total de loyauté. »
— « Nom d’un chien, il t’a donné une raison : maintenant, aide-moi, » fulmina Abéryl. « Tu ne veux tout de même pas qu’il meure par ta faute. »
Ils me libérèrent, non sans peine, et ils durent me porter car je ne pouvais pas tenir debout. Ils m’allongèrent contre une roche et Abéryl me donna à boire. Il commentait :
— « Tu as eu une chance de mille démons, mon garçon. Et, fichtre, on dirait que la voie est libre. Maintenant, il va falloir mettre des grilles d’acier noir pour que les bêtes indésirables ne passent pas… Tu as dit quelque chose, gamin ? »
J’acquiesçai et bredouillai :
— « Dragon. »
— « Dragon ? » répéta Abéryl, perplexe.
Je clignai des yeux et affirmai de nouveau :
— « Dragon. »
Alors, Korther lança un juron.
— « Un dragon de terre ! Évidemment. Yabir dit que beaucoup de tunnels des profondeurs sont creusés par les dragons de terre. Jamais je n’aurais pensé qu’ils puissent venir si haut… Maintenant que j’y pense, ça peut poser un gros problème, » ajouta-t-il, méditatif.
— « Tu veux dire que le tunnel qu’on est en train de faire ne va probablement pas durer plus de deux jours, » fit Abéryl, déçu.
— « Eh bien, » soupira Korther. « Je demanderai à Yabir. Il y a sûrement des manières de faire fuir les dragons de terre. Pour le moment, remontons. On ne sait jamais, il pourrait revenir. »
La seule perspective de me retrouver face au dragon me donna des forces pour me lever. J’essayai d’ignorer la douleur et avançai en chancelant vers ce qui me sembla être le chemin de retour. J’entendis un raclement de gorge derrière moi.
— « Je crois qu’il vaudra mieux que je te porte, gamin, » intervint Abéryl. « Du moins, un bout de chemin. À une condition, » ajouta-t-il en s’arrêtant près de moi. « Que tu me promettes de ne plus jamais me lancer une décharge mortique. Si tu le fais, adieu l’amitié. »
Je le regardai, titubant. L’amitié ? Quelle amitié pouvait-il avoir pour moi alors que je venais de dire que je les avais trahis ?
J’acquiesçai cependant et, comme Abéryl me hissait sur son dos et que je m’agrippais à lui, j’éprouvai soudain l’urgence de me justifier :
— « Il a menacé de tuer ma famille. Celle du barbier. »
Korther passa devant et sembla m’ignorer. Néanmoins, au bout d’un moment, il lâcha :
— « C’est facile de menacer. Mais réfléchis, gamin, Frashluc ne prendra jamais autant de risques. Tuer de simples gwaks amis à toi serait une perte de temps et tuer un barbier et sa famille à Tarmil… un risque inutile. Le plus probable, ce serait qu’il te tue, toi, et c’est tout. »
Je fronçai les sourcils. Ses paroles me sonnèrent faux. Je savais parfaitement que Frashluc était capable de tuer qui bon lui semblait. Et rien que le doute —qui était alors pour moi presque une certitude— de pouvoir condamner ma famille si je ne faisais pas ce qu’il me demandait faisait de moi une marionnette entre ses mains. C’était honteux, mais je ne pouvais l’éviter. Et cela me blessait que Korther veuille ôter de l’importance à l’horrible pétrin dans lequel j’étais fourré.
Après un silence interrompu par les respirations entrecoupées des deux démons, je demandai :
— « On est quel jour ? »
— « Mmpf. Cinquième Jour-Jeune, » pantela Abéryl. « Tu es ici en bas depuis un jour et demi. »
Je déglutis. Alors, le délai des trois jours ne s’était pas encore écoulé. Je pouvais encore aller voir Frashluc.
L’ascension se fit interminable. Au bout d’un moment, Abéryl me posa par terre et je dus continuer en marchant. L’eau m’avait éclairci l’esprit, mais j’étais toujours endolori. Je pouvais à peine bouger le bras droit et je boitais d’une jambe. Tout ça, à cause de ce maudit dragon de terre.
Korther et Abéryl avaient précisément parlé des dragons tout à l’heure, mais ils étaient maintenant silencieux depuis un bon moment, soufflant et sortant régulièrement les outres parce qu’il faisait une chaleur de mille démons là-dessous. Pas autant que dans la mine de salbronix, mais presque.
Nous arrivâmes au croisement et, au lieu de prendre la direction de L’Écrou fou, nous prîmes l’autre, celle par où je n’avais pas réussi à sortir. Alors que nous nous éloignions du croisement, j’aperçus une silhouette assise dans les ombres et je supposai que ce devait être un Daguenoire qui montait la garde.
À un moment, Korther accéléra le pas et je m’efforçai de ne pas me laisser distancer, surtout parce que je voulais voir comment il faisait pour ouvrir le passage secret… Je ne pus le découvrir : à peine Korther arriva, la roche tourna et le chemin s’ouvrit. Quand je l’atteignis, aidé par Ab, nous débouchâmes dans une salle souterraine bourrée de… livres.
— « Bonne mère, » laissai-je échapper, saisi.
La porte se ferma et, là où il y avait eu un grand trou, se tenait maintenant une étagère avec des volumes à l’aspect très ancien. Si je n’avais pas été épuisé, j’aurais demandé quel était cet endroit, mais, dans mon état, je me laissai simplement entraîner. Nous montâmes par une trappe et ils durent m’aider à grimper. Plaf : une autre pièce bizarre. Là, gardées par deux Daguenoires tranquillement assis à une table, il y avait un tas d’armoires fermées. Je faillis demander ce qu’il y avait à l’intérieur, mais je me retins, pensant que, moins j’en savais, moins je pourrais en dire à Frashluc.
Nous parcourions un couloir quand Korther ouvrit soudain une grille avec une grande clé et dit :
— « Entre, gamin. Je vais appeler Rolg. Il s’y connaît un peu en médecine. »
Quand je jetai un coup d’œil à l’intérieur, je me raidis. C’était une pièce simple avec une paillasse et une malle. Cela me rappelait… un cachot. Je secouai la tête.
— « Je vais bien, m’sieu. Moi, du moment que vous me laissez revenir avec mes compères… »
Korther fit claquer sa langue et ses yeux de diable flamboyèrent.
— « Dis-moi, galopin. Quelle probabilité y a-t-il pour qu’en cours de route tu ailles rendre visite à Frashluc ? »
Je restai cloué sur place. Ma réaction parla pour moi. Korther soupira bruyamment.
— « C’est pour ça, galopin, que tu vas rester ici quelques jours, jusqu’à ce que je décide quoi faire de toi. Entre. »
Mon esprit se mit à travailler frénétiquement. Quelques jours ! Je ne pouvais pas rester quelques jours. Je devais sortir tout de suite sinon Frashluc mettrait sa menace à exécution. Je secouai la tête énergiquement.
— « Non, m’sieu, s’il vous plaît… »
Les yeux de Korther brillèrent d’incrédulité.
— « Oui, c’est ça, s’il vous plaît, laissez-moi vous trahir tous, » ironisa-t-il. Il fit un geste autoritaire vers le cachot. « Entre. »
Je le regardai dans les yeux et, pour montrer mon désaccord, je reculai. Abéryl était juste derrière moi. Je commençai à accumuler de l’énergie mortique dans ma main et la levai… Le problème, c’est que mon bras était à moitié endormi et Abéryl m’attrapa par le coude avant que je puisse le toucher. Je pouvais toujours lancer la décharge sans utiliser ma main mortique, mais à travers ma peau la puissance se réduisait beaucoup. Ab me secoua en sifflant :
— « Ça non, maudit diable. Fais-le et je te coupe la main. »
Je lui adressai une mine désespérée, mais son visage ne s’adoucit pas. Il me poussa à l’intérieur et, à peine m’eut-il lâché, il fit un bond en arrière au cas où et la grille se ferma. À la fois abattu et contrit, je vis Korther tourner rapidement la clé dans la serrure avant de s’écarter.
— « N’essaie pas de sortir d’ici, galopin. Tu n’y arriverais pas. Et, si tu y arrives et tu t’en vas, je tuerai toute ta famille. » Il roula les yeux. « Tu vois comme, moi aussi, je peux lancer des menaces. Allez, réjouis-toi. Tu es vivant. Et nous t’avons sauvé la vie. Montre un peu de gratitude. Je vais t’envoyer Rolg. »
Ils s’éloignèrent dans le couloir et je restai derrière les barreaux avec l’envie de me jeter contre ceux-ci jusqu’à ce qu’eux ou moi plient.
À peine j’entendis la porte du couloir se fermer, je m’approchai de la serrure et l’examinai avec un sortilège perceptiste. Ce n’était pas une serrure de celles que l’on pouvait forcer facilement, et encore moins sans crochet. Je fis l’inventaire de mes possessions : un pantalon déchiré et maculé de sang, une chemise en lambeaux, une amulette de nakrus, un collier de musique… Tiens. Je me rappelais avoir mis un clou dans un des tuyaux de la petite flûte. Était-il toujours là ? Je regardai et le sortis, triomphal. Si les murs avaient été de brique, l’évasion aurait été plus facile… mais ils étaient de roche dure. Et comme j’étais dans un cachot souterrain, il n’y avait pas de fenêtres.
Bon. J’ouvris la malle. À l’intérieur, il y avait une couverture ainsi qu’une chemise de tissu grossier, en bon état, de taille adulte mais qu’importe : celle-là, je la chouravais dès que je trouvais une façon de sortir de là. J’entendis une porte s’ouvrir et je me raidis. Mince. Des bottes claquèrent et s’approchèrent et, à la lumière de la torche placée dans le couloir, je vis passer un Daguenoire voilé. Il me jeta un coup d’œil, mais il ne s’arrêta pas et je cessai bientôt d’entendre ses pas.
Je m’étais assis sagement sur la paillasse. Je me relevai et j’étais de nouveau près des barreaux quand, tout à coup, j’aperçus une forme dans le couloir. Elle n’était pas beaucoup plus grande que moi et portait une cape qui se mimétisait étrangement bien avec l’environnement. Elle avançait avec hésitation et, en apercevant du mouvement provenant de ma cellule, elle s’arrêta net. Nous nous regardâmes durant d’étranges secondes en silence. Qui était cet enfant ? Que faisait-il là ? Épier, peut-être ? Curieusement, je ne sais pourquoi, il me vint à l’esprit que cette silhouette que j’avais vue au croisement souterrain, eh bien, c’était… lui.
Un bruit de bottes nous fit sursauter et, brusquement, je sentis la peur du garçon. Il s’agita et, alors, il se précipita vers ma grille et, comme par magie, il l’ouvrit, se glissa à l’intérieur et me tourna le dos comme pour refermer la grille. Je tendis le cou, stupéfait.
— « Comment t’as fait ? T’as la clé ? » murmurai-je.
Le garçon ne répondit pas et il se contenta de s’écarter sur un côté de sorte que quelqu’un passant dans le couloir ne puisse pas le voir. Il me regardait avec une telle intensité que je crus bon de lui chuchoter :
— « T’inquiète pas, je cafarde pas. »
Comme il ne disait rien, je m’approchai de la grille et fis une grimace en reconnaissant Rolg. Je m’écartai d’un coup et ouvris la malle.
— « Mets-toi là, » sifflai-je au garçon. « Celui qui arrive, il vient pour me soigner. Tu m’entends ? Il va te voir. »
Les pas s’approchaient et le garçon ne bougeait toujours pas. À la fin, au dernier moment, il décida de m’écouter et je fermai le couvercle juste à temps. Rolg s’arrêta un instant devant la grille.
Le vieil elfe portait la même cape vert sombre que d’habitude, si semblable à celle de mon maître nakrus que, dès le premier jour où je l’avais connu, il m’avait inspiré une entière confiance. J’avais eu une belle frayeur, le printemps passé, quand je l’avais vu transformé en démon, mais, contrairement à ce que j’avais craint, notre relation n’avait pas souffert de grands changements… sauf que je l’avais à peine revu depuis, entre la mine, la prison et les esprits savaient combien d’autres embrouilles.
— « Bonjour, mon garçon, » me dit-il après un silence.
Je souris, nerveux, et je m’efforçai de ne pas regarder la malle.
— « Ayô, Rolg. »
Le vieil elfe sortit une clé et ouvrit la grille. Le garçon de la malle l’avait donc refermée. Mais comment ?
— « Je suis content de te revoir, mon garçon, » dit Rolg, en refermant derrière lui. « Assieds-toi et enlève ces haillons. Tu as mal quelque part ? »
Je soufflai. Il se fichait de moi ? J’avais mal partout ! Je réfléchis quelques instants et acquiesçai finalement :
— « Le bras. Il saigne encore un peu. »
— « Assieds-toi, » répéta Rolg.
Il venait avec un sac, d’où il sortit une petite coupelle, il la remplit d’eau et, tandis que j’obéissais et enlevais mes vêtements, le vieil elfe alluma une lanterne qu’il portait et s’installa sur la paillasse pour m’examiner. Je savais bien qu’il ne s’y connaissait pas beaucoup en médecine : lui-même me l’avait dit. Mais, malgré tout, il m’aida à nettoyer les blessures, me banda la morsure du chien au bras droit car elle avait encore un vilain aspect et, quand je lui parlai du coup sur la tête, il émit un petit rire incrédule.
— « La prochaine fois, c’est un diable qui t’aura poussé dans un ravin, » plaisanta-t-il. « Si j’étais superstitieux, je croirais qu’un esprit malin t’a possédé, mon garçon. Enfin. Je t’ai apporté une petite bouteille de radrasia pour que tous tes maux s’en aillent. Je sais que Yal n’aimerait pas la méthode, alors ça reste entre nous, hein ? Je vais t’apporter quelque chose à manger. »
Il me tapota l’épaule, souriant, se leva et j’en fis autant.
— « Rolg, » fis-je.
S’il n’y avait pas eu le garçon dans la malle, j’aurais aimé que le vieil elfe reste un peu plus… mais maintenant que j’avais un petit espoir de pouvoir sortir de là, l’impatience me rongeait et, au lieu de lui demander « tu t’en vas déjà ? », je me contentai de dire :
— « Merci. »
Le vieil elfe me regarda, le visage sérieux.
— « Tu sais, petit ? Tout de suite, j’étais en train de me rappeler le jour où je t’ai trouvé, à la fontaine de la Place Grise, un os entre les dents. » Il sourit. « Ce jour-là, j’ai pensé : ce petit a quelque chose de spécial, il fera un grand Daguenoire. Sur le premier point, je ne me suis pas trompé. Sur le deuxième… il te reste encore beaucoup à prouver. »
Sous son regard qui requérait une réponse, j’acquiesçai nerveusement et, alors qu’il ouvrait la grille et la refermait, j’inspirai et lançai avec une certaine ferveur :
— « On a tous quelque chose de spécial. Mes compères, en tout cas. C’est tous des grands gwaks. Et c’est pas des Daguenoires. Et ils se débrouillent bien. Ils ont pas à se fourrer dans un tunnel pour aller se fumiser sous les roches. Ils ont pas à entrer dans un palais pour faucher des trucs. Ils ont à travailler pour personne. Ils sont libres. »
Je me tus et Rolg, peut-être surpris par mon emportement, demeura silencieux quelques instants, devant les barreaux. Alors, il soupira.
— « Visiblement, je me suis trompé, » dit-il enfin. « Je regrette, petit. Je n’aurais pas dû te recueillir ce jour-là. »
Et, avec ces mots, il partit, me laissant un goût amer dans la bouche. Je compris que je l’avais blessé, mais je ne compris pas pourquoi. Mes paroles n’avaient été que la pure vérité.
Mais peut-être que les siennes étaient vraies aussi.
Non, me dis-je. C’était faux. Parce que, sans Rolg, je n’aurais pas connu Yal et je frémissais rien que de penser à cette possibilité… J’entendis un petit coup et fis un bond. La malle ! J’allai l’ouvrir et le garçon en sortit. Je lui murmurai avec espoir :
— « Tu peux rouvrir la grille comme tu l’as fait avant ? Tu peux m’aider à sortir ? »
Le garçon était brun, à la peau très pâle et aux yeux bleus presque aussi clairs que ceux de Yerris. Le col de sa cape était remonté de sorte que je ne voyais pas bien le bas de son visage. Il fit un étrange détour, comme pour s’éloigner de moi, et, craignant qu’il ne parte sans moi, je lui barrai le passage.
— « Eh ! Tu pars pas sans moi, l’ami. Dis-moi quelque chose. Tu es muet ? Moi, je m’appelle Draen. Et toi ? »
Je perçus son soupir et, finalement, il croassa quelque chose entre ses dents. Je ne compris pas un traître mot.
— « Bonne mère, tu parles pas drionsanais ? C’est pas possible. D’où est-ce que… ? »
Je me tus d’un coup. Oui, d’où venait donc ce garçon ? S’il fuyait les Daguenoires, ne savait pas parler drionsanais et était couvert de terre… Stupéfait, je laissai échapper en bégayant :
— « P-pas possible. Tu viens d’en bas ? D-des Souterrains ? Mais… le dragon te poursuivait ou quoi ? » Je fis une pause et dis en caeldrique : « Tu me comprends maintenant ? »
Le garçon avait la tête baissée, l’air pensif, mais, quand je passai au caeldrique, il la releva brusquement et ses yeux étincelèrent.
— « Tu sais parler la langue de la terre ? » fit-il.
Sa voix était stridente et éraillée. Elle me donna la chair de poule.
— « Oui, je sais, » confirmai-je, content qu’il me comprenne. « Je disais, tu viens des Souterrains ? »
Je le vis acquiescer avec réserve, comme s’il n’était pas très sûr de me comprendre. Il demanda :
— « Tu connais un chemin par où on peut sortir de ce territoire ? »
Je fronçai les sourcils.
— « Sortir de… ? Ben non. C’est que je suis entré par en bas. Mais je peux t’aider. Si tu arrives à ouvrir cette grille comme t’as fait avant. Tu peux le faire, pas vrai ? »
Le garçon émit un soupir aigu et répliqua :
— « Je peux. Mais je n’ai pas besoin d’aide. »
Je gonflai mes narines, contrarié.
— « Mais moi oui, » lui rétorquai-je. « On m’a enfermé ici et j’ai pas un fichu outil. Aide-moi à sortir et je t’aiderai. Là-bas dehors, personne parle caeldrique. Moi, je le parle parce que j’ai eu un maître qui m’a appris. En plus, c’est pas vrai que t’as pas besoin de moi. Est-ce que je viens pas juste de t’aider en te mettant dans la malle, hein ? »
Hé, là, je l’avais coincé. Le garçon souterrien me regarda dans les yeux avec une telle fixité que je me demandai : il a pas besoin de cligner des paupières ou quoi ?
— « D’accord, » dit-il enfin. « Je m’appelle Arik. »
Je souris et répondis pompeusement en agrippant ma casquette :
— « Draen le Survivant Débrouillard, à ton service. On y va ? »
— « Attends, » me dit Arik. « Avant, on doit échanger un objet très important. C’est comme ça qu’on fait les vrais marchés. Moi, je te prête ça. Il a appartenu à ma mère. »
Il me tendit une pierre noire ronde avec des taches blanches. Saisi et embarrassé, je demandai :
— « Un objet très important ? »
Arik acquiesça avec une extrême gravité. Je déglutis. L’unique objet important que j’avais, c’était le collier d’Azlaria. Mais j’avais aussi le collier de musique, et Arik n’avait pas à savoir que ce n’était pas si important que ça pour moi… Faisant du théâtre comme le bon gwak aguerri que j’étais, je serrai les lèvres, pris un air hésitant et, enfin, j’ôtai le collier de musique en disant :
— « C’est mon maître qui me l’a donné avant de partir. Ne le perds pas, hein ? »
Les yeux bleus d’Arik sourirent.
— « En aucune façon. »
En aucune façon, me répétai-je. Il parlait comme un adulte. Nous échangeâmes les objets et Arik sortit quelque chose de sa cape. Une baguette métallique. Il l’introduisit dans la serrure de la grille et, aussitôt, celle-ci s’ouvrit. Je haletai.
— « Comment diables… ? »
Arik me fit signe de le suivre, mais, avant de sortir, je murmurai un :
— « Attends. »
Et j’allai prendre la chemise dans la malle. Je sortis dans le couloir tout en l’enfilant et suivis mon nouveau compagnon. Je n’arrivai pas encore à croire que ce garçon venait des Souterrains. Malheureusement, ce n’était pas le meilleur moment pour poser des questions et je m’attachai à faire en sorte qu’aucun Daguenoire ne nous surprenne. Arrivés au bout du couloir, nous montâmes des escaliers un peu longs et nous tombâmes sur une porte massive. Je collai l’oreille contre celle-ci et sentis la vibration énergétique d’une alarme dans la serrure. Je tendis la main droite avec effort et, en quelques instants, je désactivai l’alarme. Alors, je murmurai à Arik :
— « Tu peux l’ouvrir ? »
Le garçon essaya avec son bâtonnet métallique et je le vis se concentrer. Une magara, compris-je. Il activait la baguette et celle-ci, par quelque moyen, parvenait à faire sauter le pêne… Le rêve du voleur !
Nous poussâmes la porte et découvrîmes une sorte de grand débarras. Il y avait des gens de l’autre côté de la pièce. M’entourant d’ombres harmoniques, j’entrai, laissai passer Arik et refermai la porte, activant de nouveau l’alarme, avec style. Ah ! Et Rolg qui disait que je ne pouvais pas être un grand Daguenoire !
Nous nous faufilâmes entre les caisses et tout un tas d’attirails et nous demeurâmes ensuite figés jusqu’à ce que les deux Daguenoires qui parlaient poussent quelque chose dans le mur. À mon émerveillement, celui-ci pivota et une issue s’ouvrit. Une autre issue. Bouffres de passages secrets…
Le mur se ferma de nouveau et nous restâmes dans le noir. Je ne pouvais faire aucune lumière harmonique. Nous tâtonnâmes, arrivâmes près du mur magique et je murmurai :
— « Tu as une idée de comment… ? »
Je me tus quand j’entendis un claquement et le mur tourna. Une main me saisit et me tira dans un couloir bien éclairé. On entendait des voix à un bout du couloir. Nous filâmes de l’autre côté. Nous entrâmes dans une pièce et je soupirai de soulagement en voyant qu’elle était vide. Je me précipitai en boitant vers une fenêtre et jetai un coup d’œil. Bingo ! Nous étions au rez-de-chaussée. Je posai la main sur la poignée et j’allai chercher quelque alarme quand j’entendis que les voix se rapprochaient dans le couloir. Bouffres. Avec des gestes frénétiques, je tournai la poignée de la fenêtre, l’ouvris apparemment sans rien activer de mortel et, déjà à califourchon sur le bord, je me tournai vers Arik… et fronçai les sourcils. Le garçon souterrien était comme tétanisé.
— « Arik ! » sifflai-je.
J’entendis un rire dans le couloir. Ils approchaient ! Je me penchai, attrapai Arik et le dégourdis en le tirant vers la fenêtre. Enfin, il réagit un peu et nous sortîmes. Cependant, à peine avions-nous tourné le coin de la rue, Arik émit un croassement sourd et je m’inquiétai.
— « Arik ? Tu vas bien ? »
Il ne répondit pas, mais, comme nous étions encore très proches du nid des Daguenoires, je décidai que le plus urgent était de nous éloigner.
Je ne fus pas long à m’orienter : nous nous trouvions à la frontière entre les Chats et Tarmil. Pas très loin de la boutique du barbier. Je ne lâchai pas Arik et, sachant que, si les Daguenoires pensaient me poursuivre, ce serait dans la direction des Chats, je me dirigeai vers l’Avenue de Tarmil. Vu la position du soleil, l’après-midi venait de commencer et il me restait encore des heures pour me rendre au Dragon Jaune. Sur l’Avenue, avec tout le monde qu’il y avait, je passerais tout à fait inaperçu avec ma chemise d’adulte qui m’arrivait aux genoux : j’étais un gwak, un point c’est tout. L’embêtant, c’était que les Daguenoires rechercheraient précisément un gwak.
Après avoir jeté plusieurs coups d’œil à la cape et aux bottes d’Arik, changeant brusquement d’avis, je le fis entrer dans une impasse et lui dis :
— « Changeons d’habits. Pour une heure. Juste une heure. J’en ai besoin, » insistai-je.
Et comme Arik ne disait rien et sondait le ciel avec des yeux écarquillés, je tendis une main pour lui emprunter la cape. Je rabattis son col… et je restai pétrifié. Là, je vis… Mon cœur se mit à battre précipitamment. Comme si je lui avais envoyé une décharge, le garçon sortit de son hébétement et me jeta un regard assassin avant de fermer la bouche et de se couvrir promptement.
Je haletai. J’avais vu deux crocs. Les humains n’avaient pas de crocs. Que je sache, aucun saïjit n’en avait. Cela pouvait uniquement signifier que…
Qu’Arik était un vampire.
Brusquement, le garçon se jeta sur moi et m’accula contre le mur avec une force surprenante. De sa voix stridente, il siffla :
— « Tu ne peux pas me trahir : on a fait un marché. »
Je le regardai, horrifié, et bégayai :
— « J-je v-vais pas te trahir. Jamais. Je le jure. »
Intérieurement, je pensai : je viens de me carapater de chez les Daguenoires avec un vampire des Souterrains ! Ni plus ni moins. Fichtre, j’aurais aussi bien fait de filer avec le dragon de terre. Pourquoi ?, me lamentai-je. Pourquoi il fallait toujours qu’il m’arrive des trucs si bizarres ? Ça devait être cet esprit malin auquel Rolg ne croyait pas mais auquel je commençais à croire avec de plus en plus de fermeté. Dans un murmure étouffé, je répétai :
— « Je le jure. Je dirai rien. »