Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks
Ce que je n’avais pas pensé, c’est que le plan pour éliminer le Fauve Noir et Adoya se baserait en partie sur moi. L’idée était simple : j’entrerais dans l’impasse, je feindrais de me rendre, je tenterais de savoir combien il y avait de personnes et, alors, je partirais en courant. Mes nouveaux alliés tendraient une embuscade à mes persécuteurs et leur tomberaient dessus —si ceux-ci me poursuivaient— et nous entrerions ensuite tuer le Fauve Noir si celui-ci n’avait pas daigné sortir.
Apparemment, la chasse avait reçu l’approbation de Frashluc. Le Fauve Noir, pour lui, n’était plus à présent qu’une épave gênante et ma proposition l’avait même séduit, selon l’Albinos. Je ne pouvais pas, donc, être tombé sur un meilleur allié.
Nous fûmes six à sortir. L’Albinos et le Fier-à-bras allaient devant, emmitouflés dans leurs capes. Moi, accompagné du Voltigeur, j’avançais au milieu, le bâtonnet de rodaria entre les dents. Je n’éprouvais aucune excitation, mais, si, un désir de vengeance. Le Fauve Noir avait exploité des enfants, il les avait mutés, il les avait condamnés à une mort presque certaine. C’était un diable, un assassin, et il méritait la mort. Et Adoya, pour avoir terrorisé Manras durant toute son enfance, pour avoir menacé ma famille de mort, lui aussi la méritait.
Suivant le conseil de l’Albinos, je ne cessai de me le répéter tandis que nous parcourions les ruelles sombres jusqu’à l’ancien refuge des Ojisaires. Il était près de cinq heures du matin et il manquait encore presque trois heures avant que l’aube se lève. Les rares Chats que nous croisâmes en chemin, s’écartaient instinctivement et se faisaient presque invisibles dans les ombres.
Nous arrivâmes près du repaire et l’Albinos s’arrêta. Deux des hommes de main s’éloignèrent pour se poster dans la ruelle au-delà de l’impasse. Après un moment, l’Albinos me chuchota :
— « Vas-y, barde. »
Le Voltigeur me poussa doucement pour m’encourager. J’inspirai profondément. Sans armes, sans même une pierre, j’avançai dans la ruelle, je m’arrêtai quelques instants près de la roche qui était juste au coin, je jetai un coup d’œil dans l’impasse… Et je ne vis rien.
Je sortis à découvert et, ravalant mes nerfs, je murmurai :
— « Allez, Mor-eldal. Tu es le Survivant. Allez. Courage et bravoure. »
Je parcourus l’impasse jusqu’à la porte par laquelle Sla et moi, nous avions emmené l’alchimiste, l’été précédent. J’allais frapper quand, tout à coup, sortant de la baraque du fond, deux chiens surgirent en aboyant. Aussitôt, la porte s’ouvrit. Pas celle de l’alchimiste, mais celle qui conduisait à la mine effondrée. Je pris mes jambes à mon cou. Mais, bien sûr, l’Albinos n’avait pas pensé au fait que je ne courais pas aussi vite qu’un chien. Ou peut-être qu’il ne pensait pas que je m’enfoncerais aussi profondément dans l’impasse. En tout cas, les dents des chiens m’attrapèrent rapidement les mollets. Je tombai, criai, mon esprit se brouilla, envahi par la panique, et, soudain, je sentis des bras me saisir. Ils me tirèrent à l’intérieur.
J’atterris sur le sol de pierre, dans une pièce éclairée par une lanterne. Les sept chiens d’Adoya étaient maintenant tous à l’intérieur et, bavant, leurs crocs sortis, ils m’encerclaient, mais sans me toucher. Cependant, je m’en rendais à peine compte. Que ce soit dû au traumatisme ou à quelque phénomène inexplicable, mon esprit était vide, traversé uniquement par des images harmoniques. À présent, je voyais une rivière. Et quelqu’un me jetait à l’intérieur et… et je me noyais. Je me noyais comme Dil dans son cauchemar.
— « Sale rat, » disait une voix. « Tu as tué mon fils. Le seul fils que j’aimais. Misérable gwak. Je vais tous vous tuer. Tous les mutants. Je vous tuerai tous… »
Je sentis qu’une main agrippait mon cou. Bien sûr, c’est pour ça que je ne parvenais pas à respirer. Ce n’était pas à cause de la rivière. C’était l’elfe noir qui serrait et serrait…
Mon premier instinct fut de lui envoyer une décharge mortique. Je le fis. Mais elle fut si peu énergique que l’elfe noir fut à peine étourdi. Alors je me dis : concentre-toi.
Je me concentrai et, au lieu de prendre le morjas de mes os, je le pris de l’os de férilompard suspendu à un collier et, bizarrement, je le pris aussi de l’amulette d’Azlaria. L’énergie était si dense qu’en quelques secondes, j’atteignis la plus grande quantité de morjas que mon corps ait jamais contenue. Sur le point de m’évanouir déjà, je levai la main mortique, la plaçai sur le cou de mon attaquant et lançai la décharge.
Une telle libération d’énergie me laissa à moitié défaillant. Le Fauve Noir s’écroula, mais Adoya lança aussitôt un cri et les chiens se ruèrent. Et moi, peinant à reprendre mon souffle, je me couvris le visage avec les bras en hurlant à pleins poumons. C’est pourquoi j’entendis à peine les autres cris et, quand les chiens cessèrent de me mordre, c’est tout juste si je m’en rendis compte. Une main me toucha. Je lançai ce qui me restait d’énergie mortique et j’arrachai à quelqu’un un croassement de surprise.
— « Non mais je rêve ! » râla quelqu’un. « Le gwak m’a lancé un sort. »
— « Débrouillard ! » cria une autre voix.
Celle-ci était familière et, quand le Voltigeur m’aida à me redresser et essaya d’écarter mes mains de mon visage, je n’opposai pas de résistance. Je cessai même de crier et, noyé de douleur, je regardai la scène, les yeux vitreux. Autour de moi, il y avait eu un massacre. Adoya et ses chiens étaient morts. Ainsi que deux autres personnes. Et le Fauve Noir…
— « Il respire encore, » informa l’Albinos, penché près de l’elfe noir. Il leva des yeux rouges vers moi et grimaça. « Je pensais te laisser l’honneur de l’achever, mais… j’ai l’impression que ça va pas être possible. Je vais m’en charger. »
— « Non, je m’en charge, » intervint le Voltigeur. Sa voix tremblait. Il répéta : « Je m’en charge. »
L’Albinos lui laissa l’honneur et, entre le monde de la mort et de la vie, je vis mon compère s’éloigner de moi, prendre une dague et la planter dans le cou du fou. Le sang jaillit. Mais, au lieu de m’évanouir, cette fois, je ne réagis pas. Je sentis seulement des larmes couler sur mes joues. Des larmes d’horreur. L’Albinos lança :
— « T’as trouvé quelque chose d’intéressant, Fier-à-bras ? Bon. Ben, empochez, compères. Traînons pas ici. »
Mon aspect devait être réellement épouvantable parce qu’ils ne me demandèrent même pas si j’étais capable de me lever. Le Fier-à-bras me souleva et nous sortîmes de là à vive allure. Le trajet et ce qui s’ensuivit s’entremêlèrent dans mon esprit. Je me répétais : oublie, oublie, oublie… Toute cette scène avec les corps morts, je voulais tout oublier ! Et les chiens. Je voulais oublier l’éclat vindicatif dans les yeux du Voltigeur lorsqu’il avait planté la dague dans le Fauve Noir. Et je voulais oublier la peur. Et je voulais oublier que c’était moi qui les avais condamnés à mort. Ma famille était sauvée, rond… mais j’étais plus effrayé que jamais. C’est que je ne voulais pas entrer dans la bande de Frashluc. Je ne voulais pas m’associer avec des assassins. Même si c’étaient des assassins d’assassins. Je voulais que tous, absolument tous, m’oublient et me laissent en paix.
Et ainsi, tourmenté autant par mes pensées que par les morsures, je ne fis aucun effort pour sortir de ma commotion. Je dirais même que je fis l’effort inverse. Je ne voulais pas revenir à la réalité. Les voix devenaient de simples sons sans signification, les images se confondaient avec celles qu’invoquait mon esprit… et c’était mieux ainsi. De la réalité, seul le contact des bras qui m’agrippaient contribuait un peu à me réconforter et, sans qu’il m’importe à qui ils appartenaient, je les agrippai aussi avec force.
À cette consolation, une autre plus étrange venait s’ajouter : du pendentif d’Azlaria, s’écoulait un morjas régénérateur qui se propageait dans mon corps, vers les blessures. Était-ce réel ? Je ne le savais pas. Le cas est qu’à ce moment, je pensais avec un infini soulagement : élassar est avec moi.
* * *
Les trois jours suivants, je ne desserrai pas les lèvres pour parler. On me laissa entre les mains du vieux Fieronilles, qui était un peu comme le médecin de la bande, et le vieil homme me racontait des histoires anciennes, il me montra une autre fois l’image de sa défunte épouse sur son pendentif et, bon, il passa tant de temps à me soigner et à me parler que, si autrefois au Tiroir je l’appelais déjà « grand-père », à présent, même si je ne l’appelais pas, je le pensais. C’était un brave homme et, à ma joie, c’était l’ami du vieux Bayl des chocolats. Pas un jour ne s’écoula sans que l’aveugle ne vienne avec quelque gâterie. Bref, je me sentais on ne peut plus cajolé, on ne peut plus confortable et serein. Et ne voulant rien changer, je refusais de prononcer un mot et je demeurais dans un silence aussi complet que le P’tit Loup.
Plusieurs fois, quelqu’un de la bande de Frashluc vint s’informer de mon état de santé. C’est-à-dire, ce qui les dérangeait le plus, c’était mon mutisme. C’est qu’en principe, j’étais censé répondre à leurs questions. L’un d’eux, croyant que je me moquais, tenta de me faire parler de force, sans succès, et le vieux Fieronilles et son chien se fâchèrent de telle façon que plus personne n’osa me toucher.
Le quatrième jour, je commençai à me sentir mieux, bien que j’aie passé une nuit agitée de cauchemars. Je me redressai dans le lit et, voyant le vieux Fieronilles occupé à enfiler une aiguille, je le contemplai un moment et vis comme sa main tremblait. Je me glissai hors des couvertures, m’approchai, pris ses mains tremblantes et l’aidai à passer le fil par le chas.
— « Ah, merci, mon garçon, » sourit le vieux Fieronilles. « Mes mains ne sont plus ce qu’elles étaient. Dis-moi, tu as déjà cousu ? » Je fis non de la tête. « Jamais ? Eh bien, assieds-toi et observe. Apprendre à raccommoder ses propres habits est essentiel. Observe. »
J’observai. Et, au bout de quelques minutes, je voulus essayer. Le vieux, bien sûr, me laissa faire et je terminai son labeur avec une grande concentration. Et je finis de réparer mon manteau déchiré par les chiens. Ensuite, voyant comme la petite chambre où vivait le vieux était poussiéreuse, je passai le balai et enlevai les toiles d’araignée du plafond, je réparai une chaise comme Rux, le majordome de Miroki Fal, m’avait appris à le faire et je cirai ses bottes. Me voyant si affairé, le vieux Fieronilles sourit.
— « On dirait qu’une fée du logis est entrée chez moi, » commenta-t-il. « Allez, ça suffit, petit, sinon tes blessures vont se rouvrir. »
De fait, l’une d’elles, la plus profonde, au bras, s’était rouverte et le vieux Fieronilles me réprimanda doucement avant d’appliquer de nouveau ses onguents.
— « Je n’arrive pas à le croire, ça fait déjà trois jours que je ne vais pas au Tiroir, » dit le grand-père. « Peut-être que je vais y faire un tour maintenant. Tu veux venir ? »
J’acquiesçai et nous sortîmes tous les deux de la maison, d’une démarche lente, suivis par Châtaigne, le chien du grand-père. Ceux du Tiroir nous reçurent bien ; cependant, je remarquai que, comme je ne faisais pas de bruit, tous cessèrent très vite de me prêter attention. Il était curieux de voir à quel point un muet pouvait passer totalement inaperçu.
Je mangeai les restes que me laissa le grand-père et je passai une après-midi agréable à caresser Châtaigne, à mâcher de l’humerbe et à aider Sham à nettoyer les verres. Mon aide fut récompensée par un généreux goûter. De là, je pensai tout compte fait que ce n’était pas vrai que ma présence passait inaperçue. La question du tavernier me le confirma.
— « Et alors, barde ? Tu ne vas plus jamais nous chanter ? Ce serait dommage, tu sais ? »
Les conversations se turent aussitôt et plusieurs l’appuyèrent en disant : on veut que tu nous chantes ! Je me tournai lentement, abasourdi, et regardai les visages des Chats. Les ruffians, les voleurs, les marchands… tous étaient de grands habitués du Tiroir. Je les connaissais tous. Certains m’avaient donné un clou pour tel service ou telle chanson ; d’autres s’amusaient en se moquant de moi pour entendre mes répliques de gwak aguerri ; d’autres, moins sociables, me disaient « décampe, gwak » quand j’allais leur raconter des bobards ou que je les dérangeais. Sham insista :
— « Tu ne veux pas nous chanter ? »
Je levai les yeux vers le grand elfe noir et fis non de la tête.
— « Non ? »
Je hochai de nouveau la tête. Et, malgré la déception générale, je ne changeai pas d’avis. Le tavernier soupira et me tapota la joue.
— « C’est bon, gamin. Mais alors aide-moi au comptoir. »
Je l’aidai. C’est que je devais bien leur communiquer d’une façon ou d’une autre que, si je ne chantais pas, ce n’était pas parce que j’étais fâché avec eux mais parce que… parce que je ne voulais pas, un point c’est tout.
Quand Loto le Bricoleur annonça quatre heures de l’après-midi, le vieux Fieronilles, Châtaigne et moi, nous quittâmes la taverne et allâmes nous promener jusqu’à la rivière Timide. Moi, je prenais le grand-père par le coude, pour qu’il puisse s’appuyer. Quand nous arrivâmes à la rivière qui descendait en cascade vers le fleuve d’Estergat, nous nous installâmes sur une roche et contemplâmes les vues : Menshaldra, les eaux lumineuses de la rivière, les champs lointains, les arbres de la Crypte. Estergat était une ville énorme, mais, depuis la Roche, on pouvait voir les larges domaines qu’elle gouvernait. Ce jour-là, on distinguait même les maisons blanches d’Azada, en aval.
Le grand-père était silencieux. J’ôtai mes bottes, me mouillai les pieds dans l’eau tiède de la rivière Timide et, prenant garde de ne me piquer à aucune roche pointue, je revins vers le vieux et me mis à caresser Châtaigne à rebrousse-poil de la pointe du pied.
Nous étions ainsi tranquilles quand, soudain, j’entendis un :
— « Débrouillard ! »
Je me retournai et vis mes camaros courir en descendant la pente. Ils étaient suivis de Rogan, avec le P’tit Loup, et d’autres de la bande approchaient, parmi lesquels Syrdio et le Vif.
Je souris largement et regagnai le chemin. J’accueillis mes camaros avec des bourrades amicales, embrassai le P’tit Loup et ne cessai de sourire. Le Prêtre me regardait avec un mélange de curiosité, de soulagement et d’embarras. Il fit :
— « Alors, c’est vrai ce que dit le Voltigeur… Tu ne parles plus. »
Cela avait presque l’air d’être une question. Je lui adressai une moue souriante comme pour répliquer : c’est pas grave.
— « Ben, quelle tuile, » intervint le Vif, en s’approchant. « Toi qui aimes tant frimer. T’es en train de te forger une réputation de grand gwak, doublet. »
Je me troublai. Diables. Ils savaient donc. Forcément. Comment n’allaient-ils pas être au courant ? Adoya venait me trouver et menacer ma famille et, le lendemain, on le retrouvait mort de même que ses chiens, le Fauve Noir et deux associés. En plus, sûr que le Voltigeur leur avait raconté ce qui s’était passé.
— « Il est devenu aussi muet que le P’tit Loup, » dit Syrdio, l’expression railleuse. « Et ça, c’est parce que t’es un lâche, Débrouillard. Sûr que tu t’es mis à pleurnicher comme un loupiot quand le Voltigeur l’a fumisé. Et ta tête s’est tellement ramollie que ce vieux croulant doit te soigner, j’ai rond ? »
Je le regardai, les yeux écarquillés. Il lança d’affilée :
— « Trouillard-isturbié-bouffon-branquignol. »
Mon indignation atteignit son comble et je me jetai sur lui. Et comme il continuait de me lancer des insultes tandis que nous roulions sur la terre et les cailloux, je grondai :
— « Isturbié, ta mère ! »
Mes compères, autour, criaient : roule, roule ! Mais Syrdio, alors, me poussa de côté et clama :
— « J’ai gagné ! Vif, mes vingt clous ! »
Il se releva sous mes yeux stupéfaits. Nous n’avions pas terminé la bagarre. Je protestai :
— « Bouffres, comment ça que t’as gagné ? Je me suis pas rendu, moi. »
Syrdio s’esclaffa et me donna une bourrade.
— « Non, isturbié. C’est contre le Vif que j’ai gagné. Il a dit : vingt clous à celui qui arrive à débloquer la langue au Débrouillard, » expliqua-t-il. « Et, moi, je me suis dit : fichtre, je relève le pari. Total, pour faire bondir le Débrouillard, ch’suis un maître. »
— « T’avais toutes les chances de gagner, » marmonna le kap, amusé, et il observa : « Je te les refilerai plus tard. Tout de suite j’ai pas vingt clous. À moins que le Débrouillard ait déjà ces cinq dorés qu’il a promis. »
Je roulai les yeux. Je ne pouvais cesser de me sentir un peu trahi —ils m’avaient arraché à mon silence sacré, bouffres—, mais en même temps… je me réjouissais aussi.
— « Bon, tout de suite je les ai pas, naturel, » dis-je. « Tu vois pas dans quel état ils m’ont mis, les chiens ? Un peu plus et ils me bouffent vivant. Mais, dès que je peux, je trouve la thune. Au fait, au fait, vous avez vu Sarova ? »
Rogan se racla la gorge.
— « Non. Il est allé direct chez le barbier. Je l’ai appris parce que, le jour suivant, Samfen est venu demander après toi. »
— « Oh, » murmurai-je, saisi. Je ramassai ma casquette par terre. « Et qu’est-ce que tu lui as dit ? »
Le Prêtre souffla.
— « Ben, que je savais pas du tout où t’étais. Apparemment, Sarova est presque aussi muet que toi. Il leur a rien raconté, et pourtant le barbier lui a passé un sacré savon, je crois. Ah, et aussi, il paraît qu’il leur a interdit de remettre les pieds aux Chats. »
— « Et je crois pas qu’ils reviennent ! » fit le Vif en riant. « Tant de gwaks, ça les a effrayés. Bon, moi, je remonte, parce qu’y’a le luisard qui s’en va. »
De fait, la nuit tombait déjà et une lumière orangée baignait tout le quartier des Chats. Face au regard interrogatif de Rogan, je dis :
— « Allez-y. J’arrive tout de suite. »
Je m’éloignai, retournant près de la roche et du vieux Fieronilles.
— « Grand-père, grand-père ! Tu veux que je te raccompagne chez toi ? »
Le vieil homme souriait.
— « Ah… eh bien, je connais le chemin, gamin. Je le fais presque tous les jours. Tu peux aller avec tes amis. Juste une chose… rappelle-toi que, quand ils viendront te chercher, tu devras aller avec eux. »
Je compris qu’avec ce « eux », il ne parlait pas de mes compères mais des hommes de Frashluc. Je m’assombris, mais j’acquiesçai.
— « Oui, grand-père. Je sais. J’oublie pas. »
Le vieux Fieronilles leva un index et dit :
— « Attends. »
Il fouilla dans une poche et en sortit un collier.
— « Je l’ai trouvé y’a un certain temps sur un marché et il a attiré mon attention. En Véliria, on appelle ça un collier de musique. Je ne sais pas si ça se porte encore, mais, autrefois, je sais que toutes les troupes de renom en portaient un. C’est pour toi, barde. Je sais que tu aimes les colliers. »
Ému, je passai le collier de musique autour de mon cou et je l’examinai avec curiosité —c’était un simple cordon de cuir avec un pendentif en forme de flûte à plusieurs bambous. Je soufflai dans un des petits tuyaux. Il en sortit un simple son de souffle. Il était clair que c’était davantage un pendentif décoratif qu’un instrument. Je souris.
— « Merci, grand-père. »
Le vieux Fieronilles s’était levé de la roche. Il secoua doucement la tête, souriant.
— « De rien, barde. N’oublie pas tes bottes. Et passe me voir si tes blessures se rouvrent. »
— « Promis. Ayô ! » lui dis-je.
Tandis qu’il s’éloignait vers le cœur du Labyrinthe, accompagné de Châtaigne, je récupérai mes bottes, grimpai la côte et rattrapai mes camaros, Rogan et le P’tit Loup. Bientôt, nous causions, et blablabla, le grand-père est trop sympa et, dis, vous avez vu mon collier de musique ? Moi, j’en veux un aussi ! Prête-le-moi. Je te le prête pas, démorjé, tu vas me le casser. Mais non, je le casse pas. Bon, ça court, mais juste une seconde… Et, ainsi, nous arrivâmes au refuge alors qu’il faisait déjà nuit, nous nous installâmes autour du feu et, entouré de mes compères, je m’endormis d’un sommeil tranquille, à l’abri des cauchemars.
Je pensais que ceux de Frashluc attendraient jusqu’au lendemain pour m’interroger. Je me trompai. Le Voltigeur vint me réveiller à une heure indue, il me secoua, m’arracha à mon paisible sommeil et je marmonnai :
— « Va te faire enfumer. »
— « Lève-toi, » insista le Voltigeur. « Frashluc veut parler avec toi tout de suite. »
Le « tout de suite » avait tout l’air pressant. Je me dégourdis malgré moi et je grommelai :
— « J’ai sommeil. »
— « Ben, tu fais avec et tu t’amènes, » me lança mon compère.
Je soupirai, je me glissai hors de la couverture en essayant de ne pas déranger mes camaros et je suivis le Voltigeur hors du Bivouac. Le ciel s’était couvert et je fus incapable d’évaluer l’heure. En tout cas, il faisait encore nuit.
J’étais encore si endormi que je trébuchai plusieurs fois. Je suivis le Voltigeur dans les ruelles comme un zombi. Au bout d’un moment, il me mit quelque chose dans la main.
— « Enfourne, ça te dégourdira. »
Sans y penser, j’enfournai, mâchai, avalai… et le goût me rappela soudain quelque chose.
— « Bonne mère ! » m’exclamai-je, incrédule. « C’était de la passiblanche ! Tu m’as fait enfourner de la passiblanche ! Je voulais pas enfourner ça, moi ! »
— « J’ai pensé que ça te rendrait les choses plus faciles, » répliqua le Voltigeur. « Comme ça, tu lâches tout le morceau et ça y est. Peut-être même que tu t’en rappelleras pas. Allez, t’énerve pas. »
J’étais énervé, mais je cessai vite de l’être : les effets de la passiblanche ne tardèrent pas à venir. Quand je commençai à zigzaguer, le Voltigeur me prit par le bras. Il me fit entrer au Dragon Jaune, l’auberge de la Place Grise, et il me laissa entre les mains d’un homme que je connaissais probablement, mais que je ne reconnus pas, vu mon état.
— « Il l’a prise tout seul ? » s’étonna l’homme.
— « Je lui ai dit de l’enfourner et il l’a enfournée, » répliqua le Voltigeur.
— « C’est vrai ? Ah, c’est beau, l’amitié, » se moqua l’homme et, me traînant vers les escaliers, il ajouta : « Viens toi aussi. »
— « Moi, m’sieu ? » s’étonna le Voltigeur.
Nous grimpâmes des escaliers. Arrivés en haut, j’éclatai de rire, je ne sais pas très bien pourquoi. L’homme souffla.
— « Ben, ça lui a fait de l’effet, dis donc, » observa-t-il.
— « C’est que les sokwatas, ça nous affecte plus que les autres, » expliqua le Voltigeur. « Ça, le remède y a rien fait. »
L’homme fit une moue.
— « Mmpf. J’espère que ça va pas être un problème. Allons-y. »
Nous parcourûmes un tunnel qui me sembla familier, puis d’autres tunnels inconnus et encore des escaliers. Nous croisâmes quelques personnes, je ne sais pas combien. Et nous arrivâmes enfin dans une salle confortable, bien éclairée, avec un grand tapis, une petite source d’eau chaude, un grand fauteuil et une petite table dans un coin. Debout, près du fauteuil, se tenait Frashluc, le vieux ventru, l’air aussi grippe-clous que d’habitude. Dès que le saïjit qui me tenait par l’épaule me lâcha, je commençai à errer dans la pièce, divaguant et fredonnant.
— « Euh… Vous ne vous êtes pas trompés de dose ? » demanda Frashluc.
Je m’arrêtai près de la source et regardai le fond. Il était sombre. Je plongeai la main gauche et me mis à chanter :
L’eau est si limpide
et si claire, si je la bois,
Dans son reflet, je me vois
Buvant le ciel et buvant l’air !
Oh, yéyéyé !
— « Bonne mère, cette maison est sacrément belle ! » m’exclamai-je en riant.
Et elle l’était vraiment. Ou du moins, il y faisait chaud et, en cet instant, ça me ravissait. Quelqu’un me prit doucement par l’épaule et je me tournai pour voir le visage du vieux Frashluc. Je souris.
— « Ayô, grand-père, comment va. »
J’entendis un éclat de rire étouffé. C’était le Voltigeur. Frashluc se racla la gorge.
— « Viens ici et assieds-toi. »
Je m’assis là où il disait, sur le tapis, et il alla s’asseoir en face de moi, dans le fauteuil. Ses yeux me scrutaient.
— « J’ai rempli ma part du marché. Maintenant, remplis la tienne, gamin. Et parle. Tu veux parler, n’est-ce pas ? »
Je clignai des yeux. Je voulais parler ?
— « Oui, grand-père. Je veux parler. J’ai beaucoup de choses à dire. »
Frashluc sourit.
— « Bien. Alors parle. »
Ce ne fut pas si simple de me faire parler, non pas parce que je ne voulais pas mais parce que je ne savais pas quoi dire : ils durent me poser des questions précises. Celles-ci, j’y répondais toujours. Et ainsi, ils découvrirent l’identité des hobbits —même s’ils s’en doutaient probablement déjà—, ils apprirent l’existence du tunnel qui unirait Yadibia à Estergat… et ils s’aperçurent aussi que je ne savais pas grand-chose d’autre. Ceci généra une certaine exaspération. Il y avait des gens dans la salle. Peut-être… quatre, cinq personnes ? En plus du Voltigeur et de moi.
— « Dis-moi, gamin, » reprit Frashluc. « Tu dis que ce voyage que vous avez fait jusque dans la vallée, c’était pour aller voir ton maître. Qui est ce maître ? »
— « Mon maître ! » dis-je avec enthousiasme. Rien que de penser à lui, j’arborai un grand sourire et je m’agitai sur mon tapis. « Mon maître. Il me manquait beaucoup. Entre le barbier, les compères, mon frère… je me suis dit : je rentre à la maison. Et j’y suis allé. Et je lui ai donné les os. »
— « Quels os ? »
— « Les os, » souris-je. « Les os de férilompard ! » J’éclatai de rire et, quand je me calmai, j’ajoutai : « Les os. Élassar m’a dit que c’était une merveille. Il était content. Parce que c’est moi qui les lui ai apportés. »
Je ne me tenais plus de joie en m’en souvenant. Les yeux de Frashluc scintillèrent comme si mes paroles l’avaient particulièrement affecté.
— « Il délire, » souffla l’un des présents.
Frashluc acquiesça calmement.
— « Complètement. Dis-moi, gamin. Une autre question : d’après toi, Korther sait-il que tu es ici ? »
Ça, ce n’était pas une question facile. Je lui rendis un regard perdu. Ils durent reformuler et, alors, je répondis :
— « Je parle pas avec mon cousin depuis Jour-Sacré. Il a dit qu’il allait me présenter sa petite amie. Mais j’y suis pas allé. Et pourtant il m’avait invité à dîner gratis et tout. Mais j’avais si peur… »
— « Peur ? » répéta Frashluc.
J’acquiesçai, la gorge serrée.
— « À cause d’Adoya. Et du Fauve Noir. J’avais très peur. »
Frashluc acquiesça et, à ma surprise, il tendit une main et prit la mienne.
— « Et maintenant, gamin ? Tu as peur maintenant ? »
Je clignai des yeux, souris et fis non de la tête.
— « Non ! Maintenant ça va. »
La main paternelle de Frashluc m’apaisait et me réconfortait même davantage.
— « Une dernière question, gamin. Tu m’écoutes ? »
Mon regard s’était égaré, mais je le reportai sur les yeux du vieux grippe-clous. Frashluc demanda :
— « Pourquoi crois-tu que Korther ne t’a pas aidé à sauver ta famille et pourquoi, moi, je l’ai fait ? »
Une autre question compliquée. Il reformula :
— « Korther ne t’a pas aidé, n’est-ce pas ? »
Je fis non de la tête, me rembrunissant. La dose de passiblanche devait être moins forte que la première fois que j’en avais pris car je commençais à sentir ses effets dépressifs.
— « Il m’a pas aidé, » murmurai-je.
— « Pourquoi ? »
— « Parce qu’il est occupé, » répondis-je.
— « Mm, ou peut-être… parce qu’il se fiche comme d’une guigne de ce qui peut arriver à un gwak ? » me proposa Frashluc.
Ses paroles me transpercèrent comme des dagues. Je baissai la tête, confus, et acquiesçai. Alors, Frashluc dit :
— « Mais, toi, tu n’es pas un simple gwak. Tu es un habile voleur, Draen. Tu peux m’être utile. Dis-moi, Draen, tu veux être utile au bon grand-père ? »
Un instant, je récupérai ma bonne humeur et m’exclamai :
— « Rageusement ! »
— « Bien, » sourit Frashluc. « Parce que tu sais que, si le Fauve Noir pouvait te faire très peur, le grand-père peut le faire aussi et encore davantage. Mais ça ne sera pas nécessaire, n’est-ce pas ? Tu dois simplement te rappeler qui est capable de t’aider quand tu as un problème et qui ne l’est pas. »
Il se redressa, me tira par la main pour que je me lève moi aussi et il continua :
— « La seule chose que je veux que tu fasses, Draen, c’est ça : continue d’être un Daguenoire. Tu vas épier Korther. Tu vas me trouver l’entrée de ce tunnel. Rien d’autre. Tu as trois jours. Tu crois que tu es capable de le faire ? »
Mon esprit s’éclaircissait par moments et, comprenant ce qu’il me proposait, ou plutôt ce qu’il m’ordonnait, je bredouillai :
— « Oui, m’sieu. »
Frashluc se montra satisfait.
— « N’oublie pas qui commande ici, » ajouta-t-il. Il me releva le menton et ses yeux se rivèrent dans les miens tandis qu’il murmurait : « Obéis-moi et tu n’auras aucune raison de me craindre. » Il découvrit sur mon bras une blessure provoquée par une morsure et il ajouta d’une voix plus dure : « Trahis-moi et ton corps et ceux de ta famille finiront en lambeaux. »
Face à ses yeux implacables, je me mis à trembler comme une feuille. Je ne pus manifester plus clairement que j’avais rageusement bien capté ses paroles. Alors, Frashluc se redressa en déclarant :
— « Emmenez-le et libérez-le. »
Quand je sortis de cette salle, celle-ci me parut moins agréable que lorsque j’y étais entré. Beaucoup moins agréable. Et quand je me retrouvai sous le ciel nocturne et que l’air froid m’éclaircit un peu l’esprit, je pensai : bouffres, qu’est-ce qui s’est passé ? qu’est-ce que j’ai dit ? qu’est-ce que j’ai fait ? La confusion ne me laissait pas encore penser clairement, et je m’en sentais encore plus angoissé.
— « Débrouillard, » me murmura soudain une voix.
J’avais à peine commencé à marcher sur la Place Grise. Le Voltigeur me rattrapa. Je le vis ouvrir la bouche, mais je ne le laissai rien dire : je lui décochai un coup de poing dans le ventre.
— « Ça, parce que tu m’as drogué, saligaud ! » lui crachai-je. « Tu m’as trompé. On est des compères. Saligaud. Saligaud. Saligaud… »
Le Voltigeur tarda à récupérer son souffle. Je m’en allai. À présent, je marchais plus ou moins droit. Plus ou moins. J’arrivais à l’autre bout de la place quand j’entendis le halètement du Voltigeur derrière moi :
— « Débrouillard. Débrouillard, je regrette. »
Sa voix semblait si misérable, si douloureuse que je m’arrêtai et me retournai. Mon compère était… J’écarquillai les yeux, incrédule. Il était en train de pleurer. Le Voltigeur, en train de pleurer !
— « Pardonne-moi, Débrouillard, » reprit-il. « Je… Ils m’ont ordonné. Et j’ai pensé qu’il valait mieux ça plutôt qu’ils te tabassent pour te faire parler si tu faisais le têtu. »
— « C’est ça, » sifflai-je, vivement. « Toi, tu fais ce qu’ils t’ordonnent et les compères passent après. Ben, super. Comme disait l’autre, c’est beau, l’amitié. »
— « Débrouillard ! » insista le Voltigeur, désespéré. « Tu comprends pas. Si je fais pas ce qu’ils me disent, ils me chassent des Chats et ils me vendent aux mouches. Et, si je me carapate ou si je cafarde, ils me fumisent. Frashluc est un diable. »
Je serrai les dents. Je voulus lui répliquer qu’à moi, ils me faisaient la même chose et qu’en plus, ils menaçaient de tuer ma famille. Mais je me contentai de dire :
— « Et, en plus, si tu te carapates, t’auras plus de karuja. Hein ? »
Ma voix était chargée de venin et d’accusation plus que de compassion. Le Voltigeur resta comme pétrifié. J’ajoutai sur un ton amer :
— « Un vrai compère ne laisse pas tomber sa bande pour des bavosseries comme ça. Et toi, t’es parti, Voltigeur. Ne dis pas le contraire. T’es parti à cause de la karuja. Tu t’es vendu pour une maudite plante. Reviens avec nous, bouffres. Et si Frashluc te fumise, je le fumiserai, lui. Je te donne ma parole de gwak. Viens, » insistai-je.
J’attendis quelques secondes. Il ne dit rien ni ne bougea. Alors, je laissai échapper un juron, je lui tournai le dos et je partis.
J’avais trahi les Daguenoires et, ça, je l’assimilais. J’allais les trahir encore davantage et, ça… plus ou moins, je l’assimilais. Mais ce que je n’assimilais pas, c’est que le Voltigeur puisse être aussi isturbié. Alors qu’on s’entendait si bien, tous les deux ! Décidément, être un compère ne signifiait pas qu’on ne puisse pas être un parfait idiot.
Je levai les yeux vers le ciel nuageux et sombre, balayai la ruelle ténébreuse d’un regard encore troublé et murmurai :
— « Esprits, si vous êtes vraiment dans les parages, protégez le Voltigeur. Protégez-le bien et aidez-le, parce qu’il en a besoin. »
Et, au passage, aidez-moi aussi, ajoutai-je mentalement. Avec un soupir, je pris la direction du Bivouac. Une fois arrivé et réinstallé entre mes compères, je m’endormis aussitôt et je pionçai comme un ours lébrin. Ce fut le seul point positif des effets de la passiblanche : ils m’empêchèrent de trop penser à mon infâme trahison.