Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks
Un vampire, un vampire, un vampire, me répétai-je frénétiquement.
— « Tu aurais pu me dire qu’on allait à la Superficie, » soupira Arik.
Le vampire avait insisté pour que nous ne bougions pas de l’impasse tant que je ne lui aurais pas expliqué où diables il avait atterri. Je lui expliquai ce qu’était Estergat —il n’avait jamais entendu parler de la ville— et je lui dis qu’ici, les vampires étaient considérés comme des monstres. Il se contenta de m’adresser un regard moqueur. À présent, il avait de nouveau l’air absorbé.
Je secouai la tête.
— « C’est vrai que t’avais jamais vu le ciel ? »
— « Jamais. »
— « Et pourquoi t’es tout seul ? Je veux dire… Pourquoi t’es pas… avec les tiens ? »
Arik souffla, me jeta un coup d’œil et, après une hésitation, il expliqua :
— « Je n’ai plus de tribu depuis des années. Mon clan a été massacré par les saïjits. Moi, j’ai été mis en cage et vendu à un prince de Tamisabra. Je me suis échappé en volant ce que j’ai pu. Et ça fait des jours que je fuis mes poursuivants. » J’étais émerveillé par son histoire. Il grogna : « Ce prince ne s’arrêtera pas tant qu’il ne m’aura pas trouvé. Mais cette fois, ce sera différent. Cette fois, il ne me trouvera pas. »
Je me mordillai la lèvre, altéré. Nous nous étions assis derrière un escalier de pierre de l’impasse et nous voyions les gens passer dans l’autre rue. Au loin, on entendait de la musique. Cela provenait-il d’une taverne avec la porte ouverte ? Ça avait l’air très festif. Alors, je compris. Cinquième Jour-Jeune de Boues, avait dit Abéryl. Les fêtes du printemps approchaient et certains répétaient pour le défilé. C’est pour ça que je voyais plus d’agitation que d’habitude dans les rues.
Je me frottai la joue et pensai : fichtre, j’ai oublié la bouteille de radrasia de Rolg. Dommage, parce que, tout de suite, ça serait tombé à point. Je soupirai. Au fur et à mesure que j’assimilais l’idée d’être accompagné d’un vampire, je m’inquiétai de nouveau d’autres affaires. Ma famille. Frashluc. Inspirant d’un coup, je rompis le silence et fis :
— « Ton histoire est incroyable. Écoute, soyons amis. Moi, je te conduis à un endroit sûr et, toi, tu me prêtes la cape. Je te rends la pierre et je te prête la chemise pour qu’on voie pas ta figure. Et, toi, tu me rends le collier quand je te rends la cape. Ça marche ? » demandai-je en drionsanais.
Le vampire me jeta un regard curieux.
— « Ma cape est juste une cape elfique. Elle n’a pas autant de valeur que la pierre. »
Je grimaçai.
— « Mais j’ai besoin de la cape pour qu’on ne me reconnaisse pas ; par contre, des pierres, on en trouve partout. Prends-la, » insistai-je.
Je voulus lui donner la pierre noire, mais Arik se redressa brusquement.
— « Non, » répliqua-t-il. « Un marché est un marché. Et je ne te donnerai pas la cape. »
Je soupirai et haussai les épaules. Soit. Je gardai la pierre, enfonçai la casquette sur ma tête et me levai à mon tour.
— « Suis-moi, » lui dis-je.
Je sortis de l’impasse et, au bout de quelques instants, Arik me suivit. Il me demanda :
— « Pourquoi ils t’avaient enfermé ? »
Je perçus une pointe de curiosité dans sa voix. Je l’attrapai par la manche pour l’écarter du chemin d’une carriole et expliquai :
— « Parce que je le méritais bien. Ces types sont des confrères à moi. »
Je n’en dis pas plus et Arik ne posa pas plus de questions : ses yeux étaient trop accaparés, scrutant les alentours. Il était plus tendu qu’un gwak roué de coups. Quand nous débouchâmes sur l’Avenue de Tarmil, nous nous mêlâmes à la foule. Certains, en avance, avaient déjà des visages peinturlurés et portaient des chapeaux extravagants. Au printemps, Estergat devenait plus colorée que jamais. J’expliquai à Arik le pourquoi de toute cette agitation, mais je ne sais pas s’il m’écouta. À un moment, je le vis chanceler et je l’agrippai par le bras.
— « Qu’est-ce que t’as, shour ? » lançai-je en drionsanais, inquiet.
Le ton suffit pour qu’Arik comprenne ma question. Il répondit d’une voix faible et stridente :
— « J’ai soif. »
— « Oh ! » J’indiquai la Place de Tarmil, un peu plus haut. « Y’a une fontaine, là-bas. Viens. »
Arik émit un petit rire aigu.
— « Une fontaine de sang ? »
Je m’arrêtai net avec un frisson. Oh. Fichtre. Du sang. Bien sûr. La curiosité se mêla à mon appréhension.
— « Et si tu bois pas, tu te fumises ? » demandai-je. En voyant le regard d’incompréhension du vampire, je me rendis compte que j’avais parlé en drionsanais. Je traduisis : « Je veux dire, si tu ne bois pas, tu meurs ? »
Arik souffla. Il avait l’air d’avoir repris un peu de forces parce qu’il ne perdait plus l’équilibre.
— « Je n’ai pas bu depuis une semaine. La dernière fois, c’était un sireloke… Je suis resté sur ma faim. Si je continue comme ça sans boire, je commence à ne plus pouvoir bouger. Puis petit à petit, je reste immobile. Et je meurs. »
Je le contemplai, fasciné.
— « Bon. Et… et… ça marche aussi alors le sang de ces… sirelokes ? Vous buvez pas que du sang de saïjit ? »
Arik émit un sifflement et un mot que je ne compris pas.
— « Non, » dit-il. « Autrefois… oui, je buvais du sang de saïjit. Mais c’est mal. Je sais que c’est mal. C’est pour ça que ma famille est morte. La dernière fois que j’ai bu du sang de saïjit, c’était quand j’avais dix ans. Cette fois-là… je me suis jeté sur un maître à moi. Il m’aimait bien. Je ne l’ai pas tué et lui m’a épargné. Mais j’ai goûté son sang. Il était délicieux. » À ses yeux, je compris qu’il me souriait jusqu’aux oreilles. « Mais je préfère le sang d’anobe. »
Je ne savais pas du tout ce que c’était qu’un anobe, alors je dis :
— « Ça, y’en a pas par ici, mais y’a beaucoup de rats. Tu aimes les rats ? »
Arik haussa les épaules.
— « C’est mieux que rien, » assura-t-il. « Où est-ce qu’il y en a ? »
Je soupirai et, l’attrapant par la manche, je le traînai entre les passants. Nous sortions de nouveau de l’Avenue, nous dirigeant droit vers les Chats, quand le vampire me demanda :
— « Je peux te demander une chose ? Pourquoi tu n’as pas de sang dans ta main droite ? »
La question me laissa glacé durant quelques secondes. Je fus tenté de lui répliquer : et qu’est-ce que ça peut te faire ? Mais il s’était confié à moi et, bien qu’il n’ait pas voulu me prêter sa cape, je fus aimable et dis :
— « Parce qu’elle n’en a pas besoin. »
Nous entrâmes dans le quartier des Chats en suivant un groupe de jeunes masqués. Nous les laissâmes près de La Flamme Bleue et nous pénétrâmes dans le Labyrinthe. Je connaissais plusieurs endroits infestés de rats et nous ne tardâmes pas à arriver à l’un d’eux : l’impasse de la Grotte où mes camaros et moi nous étions cachés des Ojisaires l’été précédent. Manras l’avait baptisée le Couloir de la Peste. Il était plein de rats. Je les indiquai d’un geste vague : on les voyait même en plein jour.
— « Sers-toi, shour, » lui dis-je en drionsanais.
Le vampire me comprit et ne se fit pas prier : il s’approcha des rats. Je le vis un peu hésitant, comme s’il ne savait pas lequel choisir. Alors, plus rapide que je ne l’aurais cru, il se rua, en attrapa un et lui planta ses crocs dans le cou.
Je regardai autour de moi, inquiet, mais il n’y avait personne. Soulagé, je m’approchai, boitant encore un peu, et je m’accroupis près de lui sans un mot. J’attendis. Arik laissa finalement le rat et en prit un autre. Et je fus on ne peut plus surpris quand je vis qu’au bout d’un moment, le premier rat s’agitait de nouveau. Je sursautai.
— « Il n’est pas mort ! »
Le vampire fronça les sourcils.
— « Je ne vais pas les tuer. »
Je le regardai, réprimant mal mon sourire. Fichtre, sacré vampire. Il allait s’avérer être plus délicat que n’importe quel Chat d’Estergat. Les Chats, eux, ne se gênaient pas pour jeter des raticides de tous les côtés ! Sans parler de l’armée de chats poilus qui rôdaient autour des maisons. Et le vampire souterrien, lui, se montrait clément. Ben ça alors.
Après l’avoir vu se rassasier durant un moment, je lui dis :
— « Bon. J’ai des affaires. Si tu veux, tu peux rester ici, dans cette grotte qu’il y a au fond, et je viens te chercher quand je pourrai. Mais tout de suite je dois m’en aller. »
— « Ça, ce n’est pas le marché, » protesta le vampire. Il avait les joues toutes rougies de sang. « Et si des saïjits viennent par ici ? »
— « Ils ne viendront pas, » assurai-je. « Et si quelqu’un vient jeter quelque chose, il te regardera même pas. Mais c’est pour ça que je te disais : tu devrais t’habiller avec mes habits et, moi, avec les tiens. Comme ça, ils te prendraient pour un ‘gwak’, tu vois, comme moi, un… je sais pas, tu me comprends. Et, moi, les Daguenoires ne me reconnaîtraient pas. Que des avantages. »
Nous nous regardâmes dans les yeux. Je soufflai, levai les yeux au ciel et me redressai.
— « J’y vais. »
— « Attends, » me lança le vampire. « D’accord. On change de vêtements. »
Je souris. Et il me sourit à son tour, avec ses crocs bien visibles. Nous entrâmes dans la grotte et échangeâmes nos habits. Moi, je lui laissai mon énorme chemise et, lui, me laissa sa cape elfique et ses bottes élégantes. Un coin de mon esprit me disait : maintenant, je me carapate et ayô, adieu, vampire. Mais quelque chose dans le regard et le comportement d’Arik m’empêchait d’envisager sérieusement cette option. Je ne sais pas, c’était… cette confiance puérile qu’il me montrait, comme s’il ne pouvait pas imaginer qu’un marché puisse se rompre aussi vite qu’il se passait et que, de la bouche d’un gwak, il ne sortait pas que des vérités, loin de là.
De sorte que ce fut presque avec la crainte de trahir sa confiance que je lui dis :
— « Je dis que je reviendrai cette nuit, mais je ne peux pas te le promettre. C’est que c’est un peu la pagaille en ce moment. Mais j’essaierai, crois-moi. »
Le vampire acquiesça, me regardant avec des yeux interrogateurs. Il avait une allure étrange avec ces haillons et ce teint si pâle qu’il était presque translucide. Après une autre hésitation, je me raclai la gorge.
— « Ayô. »
Et je m’en allai. Je ne lui dis pas que j’avais laissé la pierre de sa mère dans la poche du pantalon. C’est que, qui sait où elle atterrirait s’il me la laissait. En enfer, à coup sûr.
Je partis de là en me demandant comment diables Arik devait se sentir maintenant, dans une ville avec un ciel au-dessus et entouré de saïjits. Peut-être que j’aurais dû le conduire à la Crypte. Ou avec mes compères. La simple idée m’arracha un sourire et je m’imaginais déjà disant : ayô, compères, je vous amène un nouveau, c’est un vampire, mais c’est un bon gwak !
Je m’esclaffai tout bas et soufflai :
— « Bonne mère. »
J’essayai d’avancer sans boiter, je grimpai des escaliers et des ruelles, pris des raccourcis et, enfin, j’arrivai à la Place Grise. Dissimulé derrière ma nouvelle cape elfique, je scrutai le lieu. La journée était ensoleillée et la place était animée. Mon regard se posa sur l’enseigne lointaine du Dragon Jaune. Je me mis en marche.
Plus je m’approchais de l’auberge, plus je ralentissais et plus j’avais l’impression d’agir mal. Très mal. Mais, en même temps, pourquoi Korther voulait que personne ne sache où était le tunnel ? Par avarice, parce qu’il voulait être le seul à marchander avec les villes des Souterrains. Bon, il valait mieux que ce soit lui que Frashluc, mais c’était tout de même ridicule qu’un tunnel aussi dangereux soit inconnu de tous sauf des Daguenoires.
J’arrivais à la porte de l’auberge. Je changeai de trajectoire et, au lieu de m’arrêter, je continuai à avancer dans la rue. Mon cœur battait chaotiquement. Je me mis à courir —en boitant— vers le haut, vers Atuerzo. Je passai devant la maison de Frashluc et continuai de courir vers l’école des Ormes. C’était l’heure de la sortie des étudiants et j’espérais trouver Lowen. Je tombai sur lui au bout de la rue, juste quand il disait au revoir à Zénira. Quand je vis la fille de Korther, je m’arrêtai et reculai vivement de plusieurs pas. Je n’avais nulle part où bien me cacher, aussi, je me contentai de me placer derrière un arbre sur le trottoir, de bien rabattre la capuche sur mon visage et de feindre de contempler quelque chose de rageusement intéressant dans la paume de ma main.
Quel plan avais-je eu exactement en tête en me dirigeant aux Ormes ? Plus ou moins, il s’agissait de demander à Lowen de servir de messager pour que je n’aie pas à parler directement avec ces criminels. Le problème, c’est que je n’avais pas pensé à Zénira en venant là. Alors, une petite bande s’approcha dans la rue. Certains me regardèrent bizarrement et, sans que je m’y attende, un elfe noir s’écria soudain, stupéfait :
— « C’est le frère du nabot ! »
Et lui, c’était Marg, le persécuteur de Samfen. Ce fut comme une avalanche. Je partis en courant, mais, en boitant, j’allais difficilement arriver nulle part. Ils m’entourèrent et me coincèrent. Je fermai brièvement les yeux, dépassé. Il ne manquait plus que ça.
— « Écartez-vous, » dis-je.
Marg me montra une petite boîte —une magara défensive de celles qui lançaient des décharges, semblable à celle des mouches. Il sourit.
— « Sors ton couteau maintenant, cuivré. Tu es venu sauver ton frère ? Trop tard, j’en ai peur, on l’a déjà laissé tout tremblotant dans l’impasse. »
— « D’où est-ce que tu sors cette cape ? » interrogea l’un, en l’agrippant. « Tu l’as volée ? »
— « Ce n’est sûrement pas son père qui la lui a achetée ! » se moqua l’un.
Ils continuèrent leurs moqueries et, incroyablement, je ne trouvais rien à dire. J’avais passé beaucoup d’heures sous des roches, j’avais marché et grimpé durant des heures sans rien avaler et je ne m’étais presque pas reposé. J’étais trop épuisé pour avoir une réaction un tant soit peu vivace. La seule chose que je faisais, c’était de marcher vers quelqu’un et d’attendre qu’il s’écarte. Ils ne s’écartaient pas, naturel, et, bousculé, je revenais toujours au centre du cercle. Marg rangea sa magara en lançant :
— « Alors ? Toi aussi, tu veux te faire architecte ? Ou alors rat des rues ? »
Plusieurs rirent. C’était curieux de voir comment, quand il s’agissait de se moquer de quelqu’un, n’importe quelle raillerie mal élaborée suffisait à arracher des éclats de rires stupides.
— « Ça suffit ! » s’écria une voix. « Vous êtes tous plus grands que lui. Vous êtes des lâches. »
Je ne pus voir qui parlait, mais Marg siffla, amusé.
— « Tiens donc. Princesse. Ne te fâche pas, ce demi-gwak, c’est celui qui m’a menacé avec son couteau quand j’étais désarmé. On ne fait que le remettre à sa place. »
— « Demi-gwak ? » répétai-je indigné, rompant mon silence. « Je suis gwak cent pour cent, isturbié. Lâche-moi. »
Il me donna un coup et j’allais me jeter sur lui, mais on m’attrapa pour m’en empêcher.
— « Tu vois, princesse ? Ce type est des bas-fonds. Il ne devrait pas rôder autour de l’école. Il est dangereux. »
Je réussis enfin à voir le visage de Zénira et celui de Lowen. La semi-elfe avait les sourcils froncés.
— « J’ai dit que ça suffit ! C’est vous qui avez l’air de racailles à l’entourer comme ça. Laissez-le tranquille. »
Marg roula les yeux et, m’attrapant par le col de la cape, il me traîna hors du cercle en disant :
— « Tu as de la chance que la princesse te protège. Qu’est-ce qu’on dit ? Merci. On dit merci, mademoiselle. »
Je répétai avec un soupir apathique :
— « Merci, mademoiselle. »
— « Bon. Si je te revois par ici, je dis à la police que c’était toi, celui du couteau. Ici, il y a des témoins. Tu m’entends ? Fiche le camp. »
Je jetai un regard assassin à Marg en me demandant si sa menace avait de la valeur et je m’éloignai en boitant. Je n’osai pas jeter un seul coup d’œil vers Lowen et Zénira. Je me dirigeai vers la rue qui descendait. Je me sentais trop humilié pour vouloir raconter quoi que ce soit à Lowen. Avec contrariété, j’entendis des pas approcher en courant derrière moi et les deux jeunes grippe-clous me rattrapèrent.
— « Draen ! » murmura Lowen, surexcité. « D’où est-ce que tu sors cette cape ? Tu l’as volée à la Harpe ? »
Je lui jetai un regard las et, après un silence, je dis :
— « Non. »
Ma réponse sèche ne le découragea pas. Il reprit :
— « Tu sais que j’ai appris par Zénira que c’était toi qui avais volé la Solance ? Mon père ne m’avait rien dit ! »
Je marmonnai entre mes dents et grognai :
— « Tu veux bien la boucler, isturbié ? À moins que tu veuilles m’envoyer au trou. Dans ce cas, je chante jusqu’à ce que j’aie plus de voix, tu sais ? J’en ai marre. »
J’en avais marre, oui ! j’en avais plus que marre. De Frashluc, de Korther, des mouches et de la peur. Cette peur qui me glaçait les entrailles, maintenant je la haïssais, je la repoussais, je l’envoyais chasser les nuages. J’en avais marre !
J’éclatai :
— « Arrêtez de me suivre, maudits grippe-clous, allez au diable ! »
Tous deux demeurèrent stupéfaits, quoique Lowen plus que Zénira : celle-ci se remit rapidement de la surprise et, les mains sur les hanches, elle me barra le passage en s’indignant :
— « Mais pour qui tu te prends ? »
Je restai impassible, mais, dans le fond, je me dis : tu as gaffé avec la shourine, Mor-eldal. Sa question ne demandait probablement pas de réponse, mais je répondis d’une voix étouffée :
— « Personne. Je suis personne. Je suis mort. »
Et, la contournant, je partis, pas en courant comme un écureuil mais en boitant comme le gwak boiteux que j’étais. Cette fois, ils me laissèrent tranquille.
Je parcourus les rues les plus larges, pour éviter que les Daguenoires ne m’attrapent, et je passai par l’Esplanade. Là, je vis le Vif installé avec sa casquette et sa jambe estropiée. Je le saluai en disant :
— « Saleté de journée ! »
Et je m’assis à côté de lui. Le kap me regarda avec curiosité.
— « Pourquoi ? » s’enquit-il enfin.
Je lui racontai ce qui s’était passé, sans plus me préoccuper de rien cacher au sujet de ce fameux tunnel. Au diable les secrets. Je lui dis même que j’avais connu un nouveau compagnon complètement orphelin et lui demandai s’il voulait le connaître.
— « Ah, ben naturel, doublet, » sourit le Vif. « Si tu crois que c’est un Sage, on l’adopte comme Sage. »
— « Ouais, bon, de là à le prendre dans la bande… » fis-je avec un raclement de gorge. « C’est un type un peu spécial. Dis, t’as peur des morts-vivants ? »
Le Vif me regarda d’un air troublé.
— « Mais qu’est-ce que tu racontes ? »
— « Et les dragons ? » m’enquis-je. « Les monstres de l’obscurité. Les fantômes. Ils te font peur ? »
Mon doublet souffla.
— « Tu te fiches de moi, shour ? Tu veux me dire que le nouveau compagnon est un dragon mort-vivant et invisible ? »
Je ris de bon cœur.
— « Non. Mais, si tu connaissais un dragon mort-vivant et invisible qui soit sympathique, tu l’accepterais ? »
Le Vif continua à me regarder, interloqué.
— « Fichtre, Débrouillard. Ch’sais pas. Qui c’est, cet ami à toi ? Une harpie ? »
— « Un vampire. »
Ça sortit tout seul. Et, voyant la réaction du Vif, je compris qu’il avait besoin de plus d’explications :
— « Il boit que du sang de rats, et il les tue même pas, tu te rends compte ! C’est un pacifiste comme ce cerbère des chroniqueurs. Il a… ch’sais pas, dans les douze, treize ans, qu’est-ce que j’en sais. Et il est plus perdu qu’un chiot dans un boubier. »
— « Bourbier, » me corrigea le Vif, songeur.
— « Voilà, c’est ça, » approuvai-je. « Il dit que des saïjits ont fumisé sa famille et qu’un prince souterrien l’a coffré dans une cage comme une bête. Arik s’est carapaté et, maintenant, le grippe-clous le cherche. Une embrouille ! » soufflai-je. Je fis une pause, scrutant le kap avec espoir. « Alors, ça court ? Il peut rester ? »
Le Vif me contempla, incrédule, et il s’esclaffa.
— « Mais comment tu fais, Débrouillard ? Tu te retrouves mêlé à toutes les embrouilles du monde. Prends un peu exemple sur moi, tu t’arranges une patte d’estropié, tu t’assieds et tu médites comme le dictent les Esprits. »
Je soupirai.
— « Ah, pour ça, t’inquiète pas, je boite déjà. Maintenant, je ferai deux fois moins de bavosseries qu’avant, parce que je vais deux fois moins vite. Alors ? Dis, qu’est-ce que tu dis ? »
Le Vif secoua la tête, mi-amusé mi-ennuyé.
— « Ça marche, » dit-il enfin. « Moi, j’ai pas de préjugés. Mais, s’il me plaît pas, je le fiche dehors et tu râles pas. »
Je souris largement.
— « Ben, oui, c’est toi, le kap. Il va être drôlement content ! Je crois pas qu’il ait eu beaucoup de compères là-bas en bas, » lui confiai-je.
Le Vif me donna une bourrade.
— « Allez, décampe, gwak, et laisse-moi mendier tranquille. »
— « Bon, bon, » acceptai-je, en me levant. Je le désignai d’une main théâtrale. « T’es un grand kap, Vif. Le meilleur des trois que j’ai. »
— « Lèche-bottes, » se moqua l’elfe roux.
— « Et le plus moche ! » ajoutai-je, en riant.
J’évitai le croche-pied qu’il voulut me faire et m’éloignai cette fois en direction du Labyrinthe. Le Vif me cria :
— « Amène le monstre au Bivouac à la sorgue ! »
Je levai une main pour dire que j’avais entendu et continuai de m’éloigner. J’arrivai au Couloir de la Peste alors que la nuit tombait déjà. Je fus presque surpris d’avoir fait tout ce chemin sans avoir croisé de Daguenoires, ou d’hommes de Frashluc, ou n’importe quel Chat désireux de s’emparer de ma jolie cape. Ça n’arrivait pas souvent, mais, parfois, la chance me souriait.
— « Arik ? » appelai-je.
J’enfonçai les bottes dans les immondices et parcourus l’étroite impasse jusqu’à la Grotte. Cela sentait la mort encore plus que d’habitude et on ne pouvait presque pas respirer. On n’entendait rien. Je fronçai les sourcils, craignant qu’il soit parti.
— « Arik ? » répétai-je.
La Grotte était déserte. Oh, diables. Il n’était pas parti, au moins ?
Alors, dans un coin près de la Grotte, j’aperçus une forme qui émit un grognement. Je me crispai.
— « C’est toi, Arik ? » demandai-je en caeldrique.
C’était lui. Le vampire leva les yeux. Sans comprendre ce qui lui arrivait, j’osai m’accroupir près de lui et l’attraper par la manche.
— « Tu vas bien ? »
Je le vis passer une main blanche sur sa bouche, se barbouillant de sang. Bouffres, il était encore plus cochon que le P’tit Loup. Il répondit enfin d’une voix hésitante :
— « J’ai trop bu. »
Je clignai des yeux. Fichtre. Le vampire avait tous les symptômes d’être saoul. Je l’aidai à se lever et il bredouilla :
— « Pourquoi… tu m’as laissé la pierre ? »
— « La pierre ? Fichtre, j’ai pas fait attention ! » mentis-je. Et, après avoir de nouveau accepté la pierre noire de sa mère, je m’assurai qu’il se couvre bien la figure et je le fis sortir du Couloir de la Peste. Nous arrivions déjà au Bivouac quand il se dégourdit un peu et demanda :
— « Où est-ce qu’on va ? »
— « Avec mes compères, » répondis-je, enjoué. « Comme ça, tu auras un bon endroit pour dormir. La Grotte, c’est en cas d’urgence. »
Le vampire s’arrêta net.
— « Com… pères ? Qu’est-ce que c’est ? »
J’avais employé le mot en drionsanais. J’expliquai :
— « Des amis. La famille. Moi, j’habite là-bas en haut, dans ces roches, avec eux. Allez. Tu vas voir, tu vas bien les aimer. Tu as été invité par le ‘kap’, ni plus ni moins. Par le chef, quoi. »
Arik me regarda, abasourdi.
— « Invité ? Mais… ce sont des saïjits. Je ne peux pas y aller. »
Je soufflai.
— « Diables, mais si, tu peux venir. Moi aussi, je suis un saïjit. Allez, ils ne vont pas te manger. Ne montre pas tes crocs et ça y est. Ce n’est pas si difficile que ça. »
Et je le tirai sans plus, parce que j’étais fatigué de parler et de marcher et, dans ma tête, je me répétais : je veux pioncer, je veux pioncer.
Quand nous arrivâmes au refuge, presque tous les compères étaient déjà là. Je dis : ayô, ayô. Je leur présentai Arik. Le Vif, curieux, tenta de communiquer avec lui par gestes et, moi, après avoir relaté à Rogan et à mes camaros mes misères avec une désinvolture due à l’épuisement, j’écoutai Manras raconter une histoire farfelue et je lui dis : fichtre, t’as une de ces imaginations, gwak, demain, tu m’en racontes une autre. Puis j’enchaînai avec un : ch’suis mort. Ainsi, enlaçant un P’tit Loup déjà profondément endormi, je me préparai à l’imiter. L’ennui, c’était que j’avais une faim vorace, aussi, avant de fermer les yeux, je dis : quelqu’un a quelque chose à se mettre sous la dent ? On me donna de la rodaria. Et je m’endormis, le bâton entre les dents tandis que le vampire et le Vif continuaient de communiquer dans les ombres. Ils ne pouvaient pas se dire grand-chose vu qu’ils ne partageaient pas la même langue, mais ils avaient l’air de bien s’entendre. C’est que, les gens avaient beau dire, les gwaks, nous étions plus ouverts, moins superstitieux et, bien que profondément ignorants pour certaines choses, nous étions savants pour beaucoup d’autres.
Ma dernière pensée, avant de me laisser entraîner par le sommeil, fut pour mes frères de sang. Ils ne méritaient pas qu’il leur arrive de mal par ma faute. Cependant, la fatigue effaça ma profonde inquiétude. Je voulais seulement dormir. Dormir auprès de mes compères. Et, après, s’il fallait mourir pour ma famille, je le ferais à l’aube. À l’aube.
À l’aube, à l’aube, à l’aube
L’oiseau chante à la joie
Les fleurs s’ouvrent déjà,
Et sur la terre flamboie
La blanche lumière de l’aube.
À l’aube, à l’aube, à l’aube !