Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks

16 Une offrande

D’abord, je décidai de passer au Bivouac. Discrètement, je mordillai le bâtonnet de rodaria caché dans ma manche… Je l’avais chipé au barbier quand il ne regardait pas. Que diables : il était à moi. Et il apaisait un peu la douleur. J’avais essayé d’accélérer la guérison avec des sortilèges, mais, pour cela, je devais me concentrer, et je crois que certains ne firent en fait qu’aviver la douleur et faillirent même me faire retomber dans un puits noir. Alors je me dis : bah, ça guérira bien tout seul.

À mi-chemin, Skrindwar demanda :

— « Il ne vaudrait pas mieux qu’on aille vers en bas ? »

— « Fais-moi confiance. C’est qu’avant, on va voir la bande, » expliquai-je. À travers les ombres de la rue, je perçus leur appréhension et j’assurai avec désinvolture : « Vous inquiétez pas : c’est tous des gwaks honnêtes. »

Je continuai à avancer d’un bon pas et mes deux gardes du corps ne protestèrent pas. Tout compte fait, j’étais le seul à connaître la zone. En arrivant au Bivouac, je leur dis :

— « Attention aux trous et aux pierres. Marchez où je marche. Allez, calquez le pas. »

Ils trébuchèrent quelques fois, mais rien de grave. Nous passâmes près de deux ou trois campements de gwaks et, finalement, nous arrivâmes au refuge des Sages. Comme il faisait déjà nuit, toute la troupe était de retour. Ils avaient un feu allumé et, assis autour de celui-ci, ils partageaient tranquillement des bouteilles de radrasia. Apercevant des silhouettes, le Vif se leva.

— « Qui va là ? »

— « C’est le Débrouillard ! » s’exclama Damba. Ayant été sokwata, il avait une meilleure vue.

— « Ayô, ayô ! » lançai-je en les rejoignant. « Je suis en pleine mission de recherche. Eux, c’est mes frères de chez le barbier. Ayô, P’tit Loup ! »

J’accueillis le petiot avec joie tandis que le Vif soufflait.

— « Bouffres. Tu t’es donné un sacré coup sur la calebasse cet après-midi, doublet, non ? »

Ils avaient sûrement dû voir le remue-ménage sur l’Esplanade et comment les mouches m’avaient poursuivi.

— « Une bûche bestiale, » avouai-je, en ôtant ma casquette. « Sûr que je vais avoir une bosse comme Manras, la lune passée. Pour un peu, ça me rendait isturbié. »

Le Vif s’esclaffa.

— « T’inquiète, on aurait pas vu la différence. » Il me donna une bourrade blagueuse et indiqua le feu. « Assieds-toi et on cause. »

J’allai m’asseoir entre mes camaros, poussant au passage le chapeau du Prêtre, et Lin me passa une bouteille. Après avoir bu une bonne gorgée, je demandai à Rogan d’examiner ma tête.

— « Ça saigne ? »

— « Fais voir, pousse ta main, sinon je vois rien. » Je l’enlevai et Rogan assura : « Ça saigne pas. »

— « Non ? »

— « Non. Y’a une croûte, » expliqua-t-il.

— « Pourquoi tu fais pas comme t’as fait avec Manras ? » demanda le petit Possu.

Cette question m’attira des regards curieux, car les compères me tenaient pour un grand magicien. Je me raclai doucement la gorge, retirai la main de ma tête et repris une gorgée de radrasia. Alors, je dis :

— « C’est pas si simple. »

Ils me crurent. Après tout, guérir n’était pas chose facile : c’était pas pour rien que les toubibs et les sorcières gagnaient tant et tuaient tant. Je levai les yeux et remarquai que le Vif était en pleine conversation avec Skrindwar. Fichtre. Je tendis l’oreille, mais les compères faisaient du bruit, alors je chuchotai à Rogan :

— « Cette nuit, y’a branle-bas. »

Et je me levai avec lui pour rejoindre mes frères, le Vif et Syrdio. Ce dernier cracha en me voyant approcher.

— « Débrouillard. Je te vois venir. Une chose est de chercher un compère et une autre, un fils à papa qui a fugué. Ceux-là, ils retournent toujours chez eux. Il en aura vite marre de dormir dans la rue. Et, sinon, c’est la faim qui le fera rentrer. J’ai pas raison ? »

Ça, c’était Syrdio cent pour cent. Je m’armai de patience et répliquai :

— « Toi, t’es pas obligé d’aider. Le seul truc, si t’as vu un gamin tout pareil que moi mais un peu plus petit, ben, tu le dis et c’est tout. »

— « Et pour quoi faire ? » répliqua Syrdio. « Toi-même, t’as dit que le barbier, c’était un isturbié. »

J’ouvris grand les yeux et, du coin de l’œil, je perçus le malaise de mes frères. Je m’indignai :

— « J’ai pas dit ça ! »

— « Si, tu l’as dit, » se moqua Syrdio. « Hein, Vif ? »

Le kap préféra ne pas se prononcer et je pris la mouche. Je poussai Syrdio. Celui-ci avait presque quatorze ans et il était plus grand, mais je savais bien que, parfois, ces choses n’étaient pas ce qui comptait le plus. Avoir du cran comptait davantage. Le problème, c’est que Syrdio ne manquait pas de cran non plus. Le gwak répondit en me bousculant lui aussi et en se moquant :

— « Me gonfle pas. T’as aussi dit que c’était ennuyeux bestial, chez le barbier. Alors, si ton frère, il revient pas, peut-être bien que c’est qu’il est mieux dehors. »

— « Ou qu’il a des problèmes, » rétorquai-je, en me calmant. « Tu parles sans savoir. »

— « Juste une question, Débrouillard, » intervint le Vif sur un ton de médiateur. « Tes parents payent une récompense ou c’est un travail caritatif ? »

Je fis une moue, hésitai et fis :

— « La récompense, c’est moi qui la donnerai. »

L’elfe roux prit un air intéressé et m’attrapa par les épaules pour qu’on s’éloigne un peu.

— « Combien ? »

Je haussai les épaules, indécis.

— « Cinq dorés ? »

— « Bouah. Cinq pour vingt gwaks ? » souffla le Vif. « Ça file en un après-midi. »

— « Ça fait vingt-cinq clous par tête, » protestai-je. « À l’Œillet, j’ai connu un petit fileur qui gagnait moins que ça et il travaillait treize heures par jour. Faut pas faire le grippe-clous non plus. T’es le premier à le dire… »

L’éclat de rire du Vif m’interrompit. Celui-ci hochait la tête, amusé.

— « Ça court. Cinq siatos. Mais parce que c’est toi, doublet. Je vais avertir la troupe. »

— « Merci, kap ! » lui lançai-je joyeusement, victorieux.

Quelques instants après, la plupart des compères quittaient le refuge avec pour instruction de demander après un gamin cuivré du nom de Sarova. Le Vif fit le kap fainéant et décida de rester avec Syrdio. Je voulus laisser le P’tit Loup à la charge de mes camaros, mais Manras protesta en disant que, lui aussi, il voulait aider, il m’effraya en me disant qu’Adoya connaissait le refuge du Bivouac et, finalement, vaincu, je marmonnai :

— « Bon, allons-y, ça court, faites comme vous voudrez. »

Et je m’éloignai avec mes frères, Manras, Dil, le P’tit Loup et le Prêtre.

— « D’où est-ce que tu vas sortir ces cinq siatos ? » me murmura Samfen.

Je soupirai. Il avait donc entendu la négociation.

— « Aucune idée, » avouai-je. « De quelque part. Je trouverai bien une idée. Pour le moment, on avance et on descend… Attention aux pierres ! »

Je bondis de roche en roche et atterris dans la rue boueuse qui bordait le Bivouac. Là, il n’y avait aucun réverbère. J’eus un léger vertige et, pensant que c’était dû à la blessure à ma tête, je ressortis la rodaria et la mordillai. Cela me raviva l’esprit. Rogan fut le suivant à me rejoindre avec le P’tit Loup sur les épaules et il me chuchota :

— « Dis, ils ont l’air sympathiques, non ? »

Je souris. Il parlait de mes frères.

— « Oui. Une autre culture, comme dirait Yabir. Mais sympathiques. Dis, Prêtre. Je sais pas d’où Syrdio sort que j’ai dit que le barbier était un isturbié. J’ai dit ça ? »

— « Euh… t’as dit ça, » me confirma le Prêtre. « Mais, juste comme ça, au passage, sans trop insister. Bah, Syrdio, il est comme ça, c’est un isturbié. »

— « Un peu, » approuvai-je.

Dès que mes frères et mes camaros furent en sécurité hors du Bivouac, je leur tournai le dos et me mis à descendre la rue avec Rogan.

Nous nous dirigeâmes directement au Labyrinthe. D’abord, nous passâmes par la Place Laine, mais j’aperçus des compères qui s’occupaient déjà d’interroger les gwaks qui ne dormaient pas et, après une hésitation et un coup d’œil circulaire, je fis :

— « On continue. »

Mes frères ne se séparaient pas de moi. J’accélérai le pas. Et ils accélérèrent. On les sentait inquiets. Je roulai les yeux et murmurai à Rogan :

— « Tu crois qu’ils auraient la trouille si on les emmène au Tiroir ? »

Le Prêtre souffla, étouffant un rire.

— « Y’a des chances. Mais je crois pas que ton frère soit entré là. »

— « Non, » convins-je. Et je plaisantai : « Ça, c’est pour les gwaks chevronnés. »

Nous évitâmes donc Le Tiroir et nous passâmes par les ruelles bruyantes et animées du « marché » principal du quartier. C’était un entrelacs d’escaliers, de cours et de galeries labyrinthiques plein de saïjits plus ou moins oisifs, de lampes aux couleurs chaudes et de toute sorte de bazar. C’était près du Grand Réfectoire souterrain de ceux de Frashluc, là où j’avais passé plusieurs jours à chanter et à lustrer des chaussures après l’attaque du Beauf.

Ici, les gwaks étaient monnaie courante et, pourtant, peu aimaient traîner dans ces parages. Trop de risques et de bagarres pour des gains douteux. Et, malgré tout, beaucoup de gwaks qui n’osaient plus pointer leur nez hors des Chats et qui ne voulaient pas entrer dans de grandes bandes terminaient là, réalisant tout travail qui s’offrait à eux. D’après ce que je savais, Guel la Devineresse, la sokwata amie de Slaryn, s’était fait ici une petite réputation de sorcière voyante et gagnait sa vie comme une championne. Mais tous n’avaient pas cette chance.

Je demandai à plusieurs gwaks que je croisai s’ils avaient vu un gamin qui me ressemblait beaucoup. Tous firent non de la tête. L’un d’eux, un garçon valléen, contempla Rogan avec des yeux ronds. Sous mon regard curieux, le Prêtre lui adressa un demi-sourire et passa près de moi en murmurant avec amusement :

— « Ce type, un jour, je l’ai maudit et, juste après, il a reçu un oiseau mort sur la tête. Depuis, je lui inspire une peur du Saint Esprit Patron. Laisse-le-moi, je m’en charge. »

Sans le toucher, le Prêtre s’approcha si près du Valléen qu’il semblait avoir l’intention de le dévorer. Le pauvre garçon écouta ses paroles susurrées et balbutia quelque chose. Rogan eut un sursaut.

— « En vrai ? »

Le Valléen acquiesça et jeta des coups d’œil nerveux alentour. Il murmura autre chose. Rogan souffla.

— « Parle en drionsanais, bouffres. »

— « Il parle la langue de la vallée ? » intervint Skrindwar.

D’un coup, mon frère prononça quelque chose d’incompréhensible. De ces : chkldejledekele. Le gwak valléen le regarda quelques instants et, alors, il répondit couramment dans sa langue maternelle. Comme je ne comprenais rien, je cessai de prêter attention, tournai la tête et… je vis Manras fourrer la main dans la poche de Skrindwar. Je n’en croyais pas mes yeux. Nos regards se croisèrent, je lui adressai une moue d’avertissement et le petit elfe noir s’écarta, obéissant. Aussitôt, je l’attrapai par le bras et lui grommelai à l’oreille :

— « C’est mes frères, démorjé. Eux, on leur pique rien. Tu captes ? »

Manras acquiesça d’un air innocent. Je soupirai et pris la main du P’tit Loup, qui jouait en fracassant le Maître contre la boue. Il lui avait cassé un bras et le petiot me le montra. Je roulai les yeux.

— « Ben, évidemment, si tu le traites comme ça, normal qu’il se casse en morceaux. » Je mis le bras squelettique dans la poche de son manteau et demandai : « Bon alors ! La causerie, y’en a pour longtemps ? Qu’est-ce qu’il dit ? »

Skrindwar secoua la tête, altéré.

— « Il dit que, ce matin, trois garçons de l’âge de Sarova sont venus. L’un d’entre eux était valléen. Il a parlé avec lui dans la langue de la vallée. Il ne lui a pas dit son nom, mais il a entendu ses compagnons dire que c’était ‘le Débrouillard’. Apparemment, c’est un jeune voleur magicien qui appartient à la confrérie des… Daguenoires. Sa description coïncide, mais… c’est impossible que ce soit lui, n’est-ce pas ? »

Je déglutis. Très rond. Ça ne pouvait pas être lui, parce que, celui-là, c’était moi.

Oh, bouffres. Qu’est-ce que Sarova fichait à se faire passer pour moi ?

— « Bouffres d’isturbié, » marmonnai-je.

Je regardai mes frères du coin de l’œil, puis l’autre Valléen qui m’observait avec une étrange attention.

— « Débrouillard, » murmura Samfen, saisi. « C’est… c’est comme ça que tes amis t’appellent, pas vrai ? »

Je restai sans savoir quoi dire. Je me tournai vers Rogan, vers mes camaros, je baissai les yeux sur le P’tit Loup… et, alors, Manras m’appela, le regard fixe :

— « Débrouillard. »

— « Quoi ? » répliquai-je.

Le petit elfe noir tendit le doigt sans aucune discrétion. Je me tournai et vis, en haut d’une volée d’escaliers, une silhouette appuyée contre le mur. Elle avait l’air d’être là depuis un bon moment. Je fronçai les sourcils et tentai de voir ses traits. Alors, je soufflai. C’était le Voltigeur. Voyant que je le regardais, mon ami me fit un signe. Il voulait me parler seul à seul. Intrigué, je lançai aux autres :

— « Attendez ici, ça court ? Je reviens tout de suite. »

— « Tu vas où ? » demanda Skrindwar.

— « Parler à quelqu’un, » répondis-je, évasif.

Et je grimpai les escaliers en courant. Je vis le Voltigeur s’éloigner vers une ruelle. Je restai en alerte, parce que, s’il voulait me parler, comme ça, d’une façon secrète, cela signifiait probablement qu’il avait été envoyé. Je savais bien que le Voltigeur était un gwak de Frashluc. Et, malgré ma confiance, cela me fit ralentir le pas quand j’arrivai en haut et je jetai un regard alentour. Là, on s’éloignait du marché et la ruelle était déserte et sombre.

— « Voltigeur ? »

— « Ici, » chuchota mon ami.

Je m’approchai de son ombre. Je souris.

— « Ayô, compère. Pourquoi tu fais tant de mystères ? »

Dans l’obscurité, on se voyait à peine. Le Voltigeur me répondit à l’oreille :

— « Ne va pas voir le Fauve Noir. Ton frère est pas avec lui. »

Je sentis un frisson. La simple idée que Sarova puisse être avec le Fauve Noir ne m’avait même pas effleuré l’esprit. Et, pourtant, c’était logique. Surtout si Sarova s’était fait passer pour moi. Bouffres, quand j’y pensais, quel isturbié…

Alors, les paroles du Voltigeur résonnèrent de nouveau dans ma tête, comme un écho, et j’inspirai d’un coup.

— « Tu sais où est Sarova ? »

Le Voltigeur soupira.

— « Oui. Mais je peux pas montrer l’endroit à ceux qui t’accompagnent. Rien qu’à toi. »

Je plissai les yeux, mal à l’aise.

— « Et… tu peux pas me l’amener ici ? J’ai le temps. »

— « Non, » répliqua le Voltigeur. « Viens tout de suite. Sinon tu reverras pas Sarova. C’est Frashluc qui l’a. Des isturbiés ont cru que c’était toi et ils l’ont chopé. Ils le lâcheront pas tant que tu te seras pas livré. »

Ceci me laissa à la fois atterré et confus.

— « Et pourquoi il veut me choper, Frashluc ? »

Le Voltigeur se racla la gorge.

— « Parce que t’es un Daguenoire. Frashluc est furieux contre Korther. Il croit qu’il va faire sauter tous ses tunnels souterrains… C’est ce que j’ai entendu dire. Mais sûr qu’il y a plus. Viens. »

Il m’agrippa par la manche et tira. Je protestai :

— « Attends, je vais leur dire, aux autres, que… »

— « Non, » grogna le Voltigeur. « Si Korther apprend où t’es par ma faute, ils me fumisent, Débrouillard. Je te promets… je te promets qu’une fois là-bas, je t’aiderai à te carapater. Je le jure. Mais tout de suite, amène-toi, compère. »

Il insistait tant et d’une voix si inhabituellement suppliante que je l’écoutai. Après tout, le Voltigeur était un grand compère à moi, il m’avait appris presque tout ce que je savais sur les combines du chapardage, nous avions travaillé ensemble à vendre de la dent-de-passion, nous avions joué à mille jeux et, enfin, je lui faisais presque entièrement confiance. En plus, ce n’était pas comme s’il ne m’avait pas averti : j’étais conscient que j’allais droit dans la gueule du loup pour en sortir Sarova et m’y fourrer, moi.

Nous n’eûmes pas beaucoup à marcher, mais nous tournâmes malgré tout plusieurs angles de rue. Finalement, nous entrâmes dans une impasse et nous nous arrêtâmes devant un vieux, assis sur un tonneau. Le Voltigeur lui chuchota quelques mots à l’oreille. Le vieil homme secoua doucement la tête et inclina la baguette qu’il tenait dans sa main droite. Voie libre, semblait-il dire. Le Voltigeur me tira par la manche et j’allais le suivre quand le vieux me barra le passage avec sa baguette.

— « Dis, gamin. Tu aimes le chocolat ? »

Je le regardai, l’air surpris, et acquiesçai.

— « Oui, m’sieu. Mais j’y ai goûté qu’une fois. »

— « Qu’une fois ? Sacrilège ! » s’exclama-t-il en chuchotant. Et, de son autre main, il me tendit quelque chose. « Prends. C’est le meilleur remède pour remonter le moral. »

Je pris ce qu’il me donnait. Je le sentis. J’hésitai.

— « C’est un cadeau ? »

Le vieux répondit et, à son ton, je devinai qu’il souriait :

— « Bien sûr, mon garçon. Un cadeau. Et maintenant, va avec Nat. »

Je mis le chocolat dans ma bouche et suivis le Voltigeur. Celui-ci passa par des escaliers extérieurs qui descendaient et, comme nous parcourions un étroit sentier, je demandai tout à coup dans un chuchotement :

— « C’était pas du poison, au moins ? »

Le Voltigeur laissa échapper un éclat de rire étouffé.

— « Du poison, penses-tu, shour. T’es plus méfiant qu’un chat échaudé. Non. Le vieux Bayl pense que tous les gamins, même les gwaks, on doit manger du chocolat de temps en temps. Il dit que ça éveille l’esprit. C’est un brave homme. Dommage qu’il ait la vue embrumée. »

J’arquai un sourcil. Embrumé ? Le vieil homme ne m’avait pas donné l’impression d’être aveugle. Mais, avec les vieux aveugles, on ne pouvait jamais être sûr. Sachant tout cela, je savourai encore davantage les derniers brins de chocolat qui me restaient dans la bouche.

Nous escaladâmes une échelle, traversâmes une petite terrasse et entrâmes finalement dans une maison qui s’enfonçait dans la roche. Le Voltigeur avait la clé de la porte. À l’intérieur, nous croisâmes plusieurs personnes que le Voltigeur ne salua même pas. Nous descendîmes par une trappe et nous arrivâmes enfin… au Grand Réfectoire souterrain de Frashluc. Je le reconnus tout de suite. Sauf que, contrairement à la dernière fois, ce jour-là, il était presque désert. Il y avait six personnes assises à une table et deux autres au bout d’une autre. Assis au milieu du premier groupe, je vis une petite silhouette enfouie sous le bras manchot et costaud du Fier-à-bras, un des hommes de main, qui était en train de dire :

— « Et alors, devine ce que j’ai fait ! Je me suis coupé moi-même la main pour que la Moucharde m’agrafe pas ! »

Mon cœur se serra quand je reconnus Sarova dans cette petite silhouette tremblante. Ah les maudits… Je laissai échapper bruyamment :

— « Mais qu’est-ce que tu lui chantes, Fier-à-bras ! Raconte pas de trucs bizarres à mon frère… »

— « Mais c’est le barde ! » s’exclama l’homme manchot d’une voix de stentor.

— « Et le vrai cette fois, » rit Fishka, un caïte brun ventru. « Amène-toi, amène-toi ! »

Le Voltigeur s’éloigna et me jeta un coup d’œil inquiet avant de disparaître dans un couloir. Je m’approchai de la table des six Chats sans me départir de ma mine renfrognée.

— « Je viens, mais vous lâchez Sarova de suite, » exigeai-je.

— « Mais oui, voyons, dès qu’on nous donnera la permission de le faire, » promit Fishka. « Pour le moment, il reste là. Il nous a raconté ses tourments et, nous, on lui a donné des conseils, pas vrai ? Dis, le barde. T’as dîné ? »

Je jetai un coup d’œil neutre à un Sarova mort de peur, je regardai une assiette qui était là avec des restes de bouillie de gruau et je fis non de la tête, circonspect.

— « Non. »

— « Bon ! » se réjouit Fishka. « Ben, tu vas nous chanter quelque chose, et on va voir si tu gagnes ton dîner. Attention, parce que, si tu chantes mal, on t’enchaîne, hein ? »

J’adressai au ventru un regard maussade.

— « Je croyais que Frashluc me voulait pour autre chose que pour brailler. »

Le Fier-à-bras se leva, se dressant devant moi comme un ogre. Je ne reculai pas. Il me saisit avec son unique main, me souleva en l’air et, me reposant debout sur la table, il lança :

— « Chante, gwak. »

Le Fier-à-bras était de ce genre de personnes qui, une fois une idée en tête, en changeait difficilement. Je pensai alors que, si je me mettais à chanter, ils s’adouciraient peut-être et laisseraient au moins Sarova s’en aller, et je consentis donc.

— « Ça court. Qu’est-ce que je chante ? »

Un de ceux qui étaient assis à l’autre bout de la salle brama :

— « Les belles du quartier ! »

Celle-là, je la savais si bien par cœur que j’aurais pu la chanter en dormant. Et comme cela faisait longtemps que je ne chantais pas à pleins poumons, je profitai de l’occasion. Ça me fit beaucoup de bien. Je modulai la voix, peut-être pas comme un grand chanteur mais avec une indubitable passion, je m’abstrayai du réfectoire et mon humeur grimpa comme une flèche. J’enchaînai avec la Kartikada, puis ils me demandèrent la chanson des deux tourterelles. Finalement, je gagnai la bouillie de gruau. Je l’avalai en un paix-et-vertu tandis que les Chats poursuivaient une partie de cartes, et je demandai :

— « Sarova peut s’en aller maintenant ? »

J’avais vu mon frère tenter de s’éclipser deux fois pendant les chansons, sans succès. Pour toute réponse, je reçus une taloche qui réveilla la douleur à ma tête et je fus pris de vertige. Machinalement, sans protester, je sortis le bâtonnet de rodaria et me mis à le mâchonner, de plus en plus perplexe. Pourquoi Frashluc m’avait fait attraper ? Je ne le savais pas mais, dans le fond, j’espérais que c’était une bonne nouvelle. Disons que j’ignorais ce que Frashluc voulait de moi, mais je pouvais peut-être… je ne sais pas, peut-être que je pourrais lui parler du Fauve Noir et d’Adoya et lui demander de l’aide. Korther ne m’en avait pas donné. Peut-être que lui m’en donnerait. Le seul risque, c’était que Frashluc mette des jours à daigner m’écouter. Et, en principe, si je n’allais pas voir le Fauve Noir cette nuit même, ma famille allait faire « poum ».

De temps à autre, des gens passaient dans le Grand Réfectoire. Les joueurs de cartes avaient l’air absorbés par leur jeu, mais je savais bien qu’ils gardaient toujours un œil sur nous. Cela ne nous empêchait pas de parler. Je pris Sarova par le bras et lui dis :

— « Viens. »

Je ne m’éloignai pas beaucoup. Juste suffisamment pour que les Chats adultes sachent que c’était une conversation privée. Et là, je lui lançai avec moquerie :

— « Alors, comme ça, toi aussi, t’es le Débrouillard maintenant ? »

Sarova ne desserra pas les lèvres. Son regard direct et son expression de gwak aguerri me firent sourire.

— « Et moi qui croyais que tu détestais les gwaks, » repris-je et, souriant, j’écartai les mains en avouant : « Je me sens flatté, frangin. C’est la première fois que quelqu’un se fait passer pour moi. C’était une idée de tes compères gwaks ? »

Sarova détourna le regard comme s’il était honteux et il haussa les épaules. Je me raclai la gorge.

— « Et alors, t’as avalé ta langue, shour ? »

Amusé, je lui donnai une bourrade sur la tête et j’allai m’asseoir contre un mur. J’attendis. Au bout d’un moment, Sarova vint s’accroupir près de moi.

— « On est prisonniers ? » murmura-t-il.

Je fis une moue désinvolte.

— « Bah. Mieux vaut être prisonnier ici qu’à l’Œillet, c’est moi qui te le dis. »

Il y eut un silence entre nous. La salle était animée par les éclats de rires et les exclamations occasionnelles des joueurs de cartes. Alors, Sarova fit :

— « Tu chantes bien. »

J’arquai les sourcils.

— « Oh. Bah, la vérité, c’est que cette fois je me suis vendu pour pas grand-chose. D’autres fois, j’ai gagné des pattes de poulet et de ces plats qu’on aurait dit des plats de roi. Les gens de Frashluc ont un bon coup de fourchette. Y’a qu’à voir ce gros là-bas. Mais, là, je suis tombé à un moment de pénurie, on dirait, » soupirai-je.

Je le vis esquisser un sourire et j’ajoutai en baissant le ton :

— « La sortie la plus directe, shour, c’est au fond de la salle à gauche. Y’a un couloir. Une porte. Et une maison. Et après tu sors dans une rue et, en descendant et descendant, t’arrives à la Rue de l’À-pic, tu sais, juste au-dessus de l’Hippodrome. Le problème, c’est qu’il y a probablement des yeux qui surveillent. Tu vas devoir les éviter. »

Sarova acquiesça de la tête. Il avait l’air bien éveillé et vif. Parfait.

— « Si t’arrives à te carapater, » poursuivis-je, « tu dis surtout pas où t’as été. Avec Frashluc, on moucharde pas, tu piges ? »

— « Je moucharde pas, » affirma Sarova avec dignité.

Je souris.

— « Bien. » J’hésitai et ajoutai : « Si tu veux pas rentrer chez le barbier, va au Bivouac, en haut des Chats, là où y’a la pierraille, et demande après le Vif. Dis-lui que tu viens de la part du Débrouillard. Il te laissera pioncer avec la bande. C’est bon ? »

Sarova acquiesça nerveusement et dit :

— « C’est bon. Mais… et toi ? Tu vas pas sortir d’ici ? »

— « J’ai des affaires, » expliquai-je.

Un éclat de curiosité naquit dans les yeux sombres de Sarova et je le voyais prêt à poser une question quand, soudain, Fishka s’écria :

— « Eh, gwak ! Va me chercher ce sac qui est là-bas, tu veux bien ? »

Si le sac avait été à l’autre bout de la pièce, j’aurais dit : mais naturel, bien sûr. Et j’aurais trouvé une façon de faire sortir Sarova de là, peut-être en utilisant les harmonies. Mais le cas est que le sac était à dix pas du ventru. Je soufflai.

— « Va le chercher toi-même, flemmard. »

Cependant, comme le ventru menaçait de me botter le derrière, je me levai et allai lui donner le sac. Il me flanqua une bonne taloche de toute manière.

— « Un peu de respect pour les aînés, morveux, » me lança-t-il.

Je chancelai, titubai… Ma tête résonnait comme un tambour. Fishka souffla, dégoûté.

— « Tonnerre. C’est du sang, ça ? »

Le gros avait la main couverte de sang. Ma blessure s’était donc rouverte. Curieusement, le seul fait de penser que j’avais la tête sanglante et que ce sang qui était sur la main du ventru était le mien me fit une telle impression que, d’un coup, mon esprit s’en alla au diable.

Quand je me réveillai, j’avais la langue en feu. Fichtre. Encore ? On m’avait mis du poivre de Lézia dans la bouche. Frashluc et ses méthodes pour dégourdir les gens…

Je sentais une pression sur ma tête. Parce qu’on me l’avait bandée. Et je ne me trouvais plus dans le Grand Réfectoire mais dans… une pièce de pierre avec deux hommes enchaînés et un autre debout devant moi, avec une torche. C’était l’Albinos, le grand ami du vieux Frashluc. Je ne connaissais pas les deux prisonniers. Il n’y avait pas trace de Sarova.

— « Bonjour, gamin, » me dit l’Albinos avec calme. « Je crois bien que tu es le suivant qu’on va interroger. Tu peux te lever ? »

Je clignai des yeux, hoquetant encore, la bouche en feu.

— « De l’eau, » balbutiai-je.

— « Je t’en donnerai là-haut, » me dit l’Albinos.

— « Et dites, c’est qui, ce garçon, en fait ? » intervint un des prisonniers, celui qui était un elfe noir. Comme l’Albinos ne répondait pas, il ajouta : « Frashluc est en train de perdre complètement la tête, Albinos. Nous interroger de cette façon… ! Fils de chien. Quand nos confrères vont apprendre ça… »

— « Non, Zarguik, » répliqua l’Albinos. « C’est votre kap qui débloque, pas Frashluc. »

Zarguik, me répétai-je. Il avait dit ‘Zarguik’ ? Malgré le poivre et mon hébètement, je finis par me rappeler et ouvris grand les yeux. Bien sûr ! Zarguik ! Je me souvenais que Yalet m’avait parlé d’un certain Zarguik surnommé le Baise-bijoux. C’était un expert pour voler des bijoux précieux à la haute société, et il ne s’était encore jamais fait prendre.

De sorte que… Je déglutis, contemplant les deux hommes enchaînés. De sorte que ces deux saïjits étaient des Daguenoires. Et on les avait interrogés. Bon. Mais… interrogés sur quoi ?

— « Lève-toi, gamin, » insista l’Albinos.

Sous les regards curieux des Daguenoires, je me dégourdis et me levai. L’Albinos posa une main sur mon épaule et, tandis que mille questions confuses tournaient dans ma tête, il me guida hors du cachot.

Ma confusion ne diminua pas quand, au lieu de me donner un verre d’eau, l’Albinos me donna un verre de radrasia. Il m’avait conduit en haut, à une petite pièce où se trouvait aussi un autre homme de Frashluc. Tous deux commencèrent à me poser des questions, mais je les interrompais en répétant : oùsqu’il est, mon frère ? Il est quelle heure ? Je veux de l’eau, je veux de l’eau…

L’Albinos, voyant que je n’arrêtais pas de répéter la même chose, répondit finalement à mes questions : ils avaient libéré Sarova et il était une heure du matin. Il m’apporta même un verre d’eau. Quand j’eus vidé celui-ci, ce fut l’autre homme qui reprit l’interrogatoire :

— « Qui sont ces hobbits avec qui tu as voyagé d’Onkada à Estergat ? »

C’était, je crois, la troisième fois qu’il me le demandait. Cependant, je l’entendis à peine. Je me répétai : une heure du matin ! Et Adoya devait sûrement m’attendre dans l’impasse des Ojisaires, qui sait avec combien de chiens…

— « Je veux parler à Frashluc, » fis-je avec fermeté.

Mes paroles arrachèrent une moue froncée à l’homme de Frashluc. J’expliquai :

— « J’ai un problème. Et, si Frashluc m’aide, je vous dis tout ce que je sais. »

Au bout du compte, je ne savais pas non plus grand-chose, et rien à propos des tunnels ouverts vers les Souterrains ne pouvait être aussi important que la sécurité d’une famille entière. Rien que de penser qu’à l’aube, Adoya pouvait faire sauter la boutique du barbier, je fus pris d’horreur et ma respiration s’accéléra.

— « Je parle sérieusement, » insistai-je.

— « Hmm, » médita l’Albinos. Il s’approcha de la chaise où j’étais assis et s’appuya sur le dossier en s’enquérant : « Tu as quel genre de problème exactement ? »

Je leur expliquai l’histoire avec Adoya et le Fauve Noir, je leur dis à mi-voix qu’ils allaient tuer ma famille et, finalement, l’Albinos demanda :

— « Et comment veux-tu que Frashluc arrange ça ? »

Je mordillai mes lèvres nerveusement, je pris l’air de celui qui n’en savait rien et qui, justement pour cela, demandait de l’aide, et l’Albinos réfléchit :

— « Les éliminer serait une solution. Et aucune grande perte pour personne. Ça te convient comme solution ? »

Je le regardai dans les yeux, me troublai, mon cœur s’accéléra et, horrifié, je me pris à acquiescer silencieusement. Oui, oui… ça me convenait. L’Albinos sourit.

— « Bon. Tu veux que le Fauve Noir et celui des chiens soient fumisés et que ta famille soit saine et sauve. En échange, tu parles et tu acceptes de travailler exclusivement pour Frashluc. Pense que Korther t’a beaucoup pardonné, mais il ne va pas te pardonner ça. Alors… ta vie pour celle de ta famille. Ça te paraît un marché juste ? »

Je me sentais hypnotisé par ses yeux rouges d’albinos. Dans mon esprit, je crus entendre de nouveau la voix d’Adoya me dire : “Ta vie ne vaut pas celles d’un barbier et de son honnête famille.” Et, convaincu de cela, sans plus d’hésitations, j’acquiesçai.