Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks
Le jour suivant, je me réveillai, dans le refuge du Vif, tremblant de froid. Je m’étais si bien habitué aux chaudes couvertures enchantées par mon maître et aux grosses couvertures de la maison du barbier que je frémissais maintenant comme une feuille. Seule la racine de rodaria que me passa Lin le Casse-cou réussit à étourdir le froid. Bon, Dakis aurait grogné s’il m’avait vu, mais le cas est que la rodaria était une bénédiction.
Comme Rogan n’avait encore rien dit au Vif, je me chargeai de parler à tous les compères au sujet du Fauve Noir, je les mis en garde et le Vif accorda que, tous les sokwatas, nous devrions éviter le Labyrinthe. Comme Manras et Dil n’apparaissaient toujours pas, le kap donna des consignes pour que, si quelqu’un les voyait, il leur dise d’aller à l’Esplanade. Moi, j’aurais aimé aller les chercher, mais je dus renoncer aux expéditions risquées à cause du P’tit Loup : le petiot refusait de me laisser partir seul et, quoique muet, il prit des mines si affligées chaque fois que je m’éloignais que je décidai finalement de l’emmener ; mais, bien sûr, avec lui, je ne pouvais pas entrer dans le Labyrinthe et espérer me carapater à temps.
De sorte que je m’employai à répondre à d’autres problèmes : je fis la manche au Grand Temple, avec Rogan et le Vif, je récoltai quelques clous et tuai la faim. J’étais assis avec des compères dans le bruyant marché de Riskel, jouant à la mourre et jetant des coups d’œil réguliers alentour quand, soudain, je vis une tête connue.
— « Braises, » dis-je. Et je m’écriai : « Eh, Davik ! »
Je surpris l’elfe gwak de la veille alors qu’il était juste en train de faucher un oignon à un étal. D’autres compères à moi s’en aperçurent et nous nous esclaffâmes en voyant la tête saisie de Davik. Je lui fis signe d’approcher et il s’avança. Il était seul.
— « T’es passé des tocantes aux oignons, compère ? » me moquai-je. « Ils t’ont pas gardé longtemps à l’ombre. Assieds-toi ! Tiens, un peu de pain, pour accompagner le pleurant, ça passe mieux. Figurez-vous que les chiens d’Adoya ont attaqué ce bon gwak l’autre jour, » expliquai-je aux autres. « Mais ce brigand, il s’en est tiré bien vivant, hein ? »
Davik, quoique légèrement méfiant au début, se détendit rapidement en notre compagnie. Je lui offris de la rodaria et de l’humerbe et il m’avoua qu’il n’avait jamais fauché aucune montre, qu’il était nul comme voleur et qu’il gagnait sa vie en vendant des coquillages et en cirant des chaussures. Il venait de la campagne, où une vieille femme s’était occupée de lui jusqu’à ses huit ans. Une fois cela raconté, il devint bientôt un nouveau gwak de la bande. On n’avait pas besoin de grand-chose pour être un Sage : il suffisait d’être sympathique et honnête. Et de ceux-là, quoi qu’en disent les gens, y’en avait beaucoup parmi les gwaks.
Vers cinq heures, nous nous déplaçâmes à l’Esplanade, je fis plusieurs tours avec le P’tit Loup pour demander aux crieurs de journaux et aux gwaks s’ils avaient vu un elfe noir et un gamin humain aux yeux de diable. Rien, tous faisaient non de la tête. Plus d’un gwak me raconta la même histoire que Davik, qu’ils avaient été assaillis par les chiens d’Adoya et que celui-ci leur avait posé les mêmes questions. Aucun ne mentionna qu’Adoya me cherchait aussi et je me demandai si l’un d’eux avait fait le rapprochement.
Finalement, alors qu’il était déjà presque six heures, je retournai auprès de mes compères, installés au pied du promontoire qui conduisait au Capitole. Possu et la P’tite Souris me suivaient. Je ne sais pourquoi bouffres les petiots me suivaient toujours, en particulier quand j’emmenai le P’tit Loup avec moi.
Je soupirai, déclarant aux compères :
— « Rien. Il a dû leur arriver quelque chose. C’est pas normal. J’ai demandé au moins à mille personnes. »
— « Pas possible, » articula le Vif.
— « Bon, au moins quarante, » rectifiai-je.
— « Non, non, » souffla le Vif en se levant. Et, l’expression amusée, il indiqua quelque chose du menton. « Les voilà. »
Sursautant, je me tournai, sondai les passants de la place et… je laissai échapper un bruyant :
— « Ah, ces gwaks, j’vous jure ! »
Je m’élançai vers Manras et Dil. Ils ne m’avaient pas entendu, ils étaient trop loin et, précisément, ils s’éloignaient sur la place en courant. Je les rattrapai, les contournai et leur barrai le passage en lançant joyeusement :
— « Bouffres de bouffres, shours ! Oùsque vous étiez passés ? »
Ils demeurèrent saisis par ma subite apparition et je dus les pousser pour qu’ils ne me rentrent pas dedans. Une fois arrêtés, ils regardèrent nerveusement en arrière et Manras fit :
— « Je croyais que t’étais chez le barbier ! On y est retournés et le barbier nous a dit : allez au diable. » Agité, il agrippa ma manche et signala une direction. « Tu le vois ? »
Je clignai des yeux, déconcerté.
— « Quoi ? »
Manras fixait la foule. Dil expliqua :
— « Adoya. Il nous a vus. C’est que… cette nuit, comme ton cousin était pas là et que tu nous avais dit de pas aller au Bivouac, on est allés à… »
— « À la maison des oiseaux ! » l’interrompit Manras sur un ton précipité. « Et, quand on est sortis de la forêt, un garde nous a renvoyés au dépôt. On s’est carapatés. Et Adoya… » Il se tut, inspirant profondément. « Il est là ! »
Il le signala sans aucune discrétion et ledit Adoya nous aperçut. C’était un humain de grande taille, au visage sec et aux cheveux châtains. Je ne l’avais vu qu’une fois à la lumière du jour, mais je le reconnus tout de suite au chien qu’il tenait en laisse. En plus, ayant vécu si longtemps avec les Ojisaires, Manras et Dil ne pouvaient pas se tromper.
Après nous avoir observés quelques secondes, il s’approcha. Je me tendis comme la corde d’un arc. Mon premier instinct fut de me carapater, mais, bouffres, finalement, pour aller où ? J’étais sur la plus grande place d’Estergat, entouré de gens et de mouches. Adoya ne pouvait rien nous faire. Et je me gardai bien de montrer ma peur à mes camaros.
Aussi, je nous fis avancer tranquillement vers l’endroit où se trouvaient les compères, sans perdre Adoya de vue. Celui-ci nous suivait. Bon. Je me plaçai entre Manras et Dil et regardai le criminel approcher, avec une expression de défi. Le chien sortait sa langue. Adoya s’arrêta, jeta un regard indifférent aux gwaks assis là et posa de nouveau les yeux, non pas sur Manras, mais sur moi. Ses yeux pâles étincelèrent.
— « Oui… » médita-t-il. « C’est toi. »
Et après un silence, il ajouta :
— « Viens à minuit, seul, dans l’impasse des Ojisaires. Si tu ne viens pas, ta famille souffrira. Pas celle-ci, » dit-il, en faisant un geste dédaigneux vers mes compères, « celle des… Malaxalra, » murmura-t-il.
J’écarquillai les yeux, glacé. Comment diables savait-il que je… ? Adoya s’inclina légèrement pour ajouter d’une voix basse de serpent :
— « Tes mains sont sales, gwak. Tu dois payer pour ce que tu as fait. Penses-y. Ta vie ne vaut pas celles d’un barbier et de son honnête famille. »
Il se redressa et, l’expression sardonique, il observa :
— « Si tu te conduis bien, peut-être que le Fauve Noir ne te tuera pas. Si tu te conduis mal et t’apparais pas avant l’aube… » Il souffla avec ses lèvres : « Poum. Adieu famille. »
Plus que de la cruauté, son expression reflétait un fatalisme et un désintérêt profond. Il s’assura que ses paroles avaient produit de l’effet et il tira alors sur la laisse du chien et s’éloigna sur la place. Il me laissa muet, stupéfait, horrifié… Je n’arrivais pas à concevoir une menace aussi absurde. Que bouffres le barbier et sa famille avaient-ils à voir avec le Fauve Noir ? Rien ! Absolument rien.
Après un silence durant lequel je ne bougeai pas un muscle, Manras et Dil se glissèrent devant moi avec des expressions inquiètes.
— « Ça va, Débrouillard ? » demanda le petit elfe noir.
J’inspirai et, brusquement, je lâchai :
— « Pourquoi il t’a rien dit à toi ? Hein ? Je croyais qu’il te cherchait, toi aussi. »
Ma voix parut dure, presque accusatrice. Je captai le visage saisi de Manras. À cet instant, les cloches sonnèrent six heures et je fronçai les sourcils. Je devais aller en quelque part à six heures, n’est-ce pas ? Ah, oui. Chez Yal. Je soufflai et donnai une légère bourrade à l’elfe noir.
— « Bah. Ayô. Je vais arranger ça, c’est sûr. Vous inquiétez pas. On se voit au Bivouac. »
Et je laissai les compères derrière moi. Nous étions juste au pied du promontoire du Capitole et la maison de Yal était proche. J’y arrivai rapidement. J’allais frapper à la porte quand, soudain, j’entendis derrière moi un :
— « Draen ! »
Yalet approchait vêtu comme un jeune fonctionnaire très correct. Il était accompagné de deux amis à la même allure, peut-être pas aussi grippe-clous que lui.
— « Tu es ponctuel, » observa-t-il, satisfait. « Je vois que tu n’as pas perdu les bonnes habitudes. On doit retrouver Naël en face de la Galerie. Cette nuit, il y a des spectacles. » Il hésita. « Tu as toujours envie de venir, n’est-ce pas ? »
Après avoir jeté un nouveau coup d’œil aux deux amis, je tirai Yal par la manche.
— « Je peux te parler un moment ? »
Je n’attendis pas qu’il réponde : je le tirai avec force. Avec une expression à la fois préoccupée et exaspérée, Yal s’éloigna avec moi de quelques pas et me demanda :
— « Qu’est-ce qu’il se passe maintenant ? »
Je lui expliquai :
— « J’ai vu Adoya. »
Yal cligna des yeux.
— « Adoya ? »
— « Celui des chiens ! » m’exclamai-je. « Il travaille pour le Fauve Noir. Et il a d-dit q-que… »
Yal posa une main apaisante sur mon épaule en voyant que je me bloquais. Il jeta un coup d’œil nerveux à ses deux compagnons qui attendaient avec impatience. Il dit à voix basse :
— « T’inquiète pas. J’ai parlé à Korther hier soir. Le Fauve Noir n’est pas un danger. Apparemment, il a été empoisonné. Et il est devenu fou. Personne ne l’écoute plus. Il est ruiné. »
Je secouai la tête. Le Fauve Noir était ruiné, ça court, et alors ? Adoya travaillait toujours pour lui. S’apercevant qu’il n’avait pas réussi à me tranquilliser, Yal ajouta :
— « N’entre pas dans le Labyrinthe et tout ira bien. Je t’assure, sari. Sans sa mine, ce fou n’a plus son mot à dire. Il est fini. »
Je voulus protester mais, alors, l’expression de Yal refléta si bien l’ennui que lui causait mon entêtement avec le Fauve Noir que je compris que je venais de lui gâcher la fête et une subite honte s’empara de moi. Je balbutiai en répétant :
— « Il est fini. »
— « Fini, » confirma mon maître avec un petit sourire apaisant.
— « Yal ! » appela soudain la voix d’un de ses amis. « Ma fiancée va m’essoriller si on arrive en retard. Allez, on y va et tu continues à parler au gamin en chemin, d’accord ? »
Yal acquiesça et se tourna vers moi.
— « Alors, tu viens ou tu ne viens pas ? Il va y avoir des danseurs, des chanteurs… Et, bien sûr, je te paie le dîner complet. »
Je baissai la tête, réellement tourmenté.
— « Désolé, élassar. Aujourd’hui, je peux pas. »
Mon maître ouvrait la bouche pour protester quand l’autre ami l’appela. Il soupira et, avant de s’éloigner, il me dit :
— « Prends soin de toi, sari. Si tu me cherches, tu sais où je suis. »
J’acquiesçai en silence et je le vis disparaître au milieu de la foule, accompagné de ses deux amis. Je laissai échapper un soupir. Bouffres. Et qu’est-ce que je faisais, maintenant ?
J’étais en train de réfléchir de façon chaotique, sans parvenir à aucun plan concret, quand j’observai soudain du mouvement sur la place. Les passants se tournaient vers deux mouches qui se dirigeaient… vers moi ? Du moins, ce fut mon impression. Pensant que l’un d’eux m’avait reconnu comme étant le gamin qui les avait bernés au commissariat, je filai vers les étals de la place. Il n’y en avait pas beaucoup, la plupart étaient à Riskel et pas sur l’Esplanade, mais cela me permit de confirmer mes craintes sans être attrapé : les mouches me poursuivaient.
Mais bouffres ? Depuis quand les mouches se préoccupaient de chercher un simple gwak évadé de cellule ?
Je partis en courant, les mouches commencèrent à me crier de m’arrêter et, moi, prévoyant qu’ils allaient me donner une bastonnade de mille démons, je ne les écoutai pas. J’arrivais à la Fontaine de la Manticore quand, tout à coup, sorti du néant, un troisième mouche surgit et, vlan, il me donna un coup de matraque dans le dos. Je m’effondrai, percutai de plein fouet la margelle et mon monde se changea en un puits sans fond.
* * *
Quand je repris conscience, j’étais transporté comme un sac de carottes sur la voie publique, sur le dos d’un mouche. J’avais l’impression que ma tête n’était plus qu’un melon empli d’eau bouillante.
Je ne compris pas tout de suite ce qu’il se passait. Je savais que les mouches m’avaient capturé. Je savais que j’avais une peur terrible des mouches. Et je savais que j’avais la tête blessée. Seules ces trois choses me venaient à l’esprit alors que l’agent de police me portait en descendant la rue —ou était-ce en remontant la rue ?— accompagné d’une jeune valléenne qui sentait les fleurs. Je mis un long moment à comprendre que cette dernière était ma sœur. Et nous entrâmes chez le barbier avant même que je ne prête attention à notre destination.
Je devais offrir un aspect lamentable parce que, malgré leur envie manifeste, ni le barbier ni la dame n’osèrent me punir pour m’être carapaté durant la nuit. Elle, elle m’installa sur une paillasse de la salle à manger et me nettoya le sang mécaniquement. Elle ne semblait pas s’inquiéter beaucoup de savoir si elle me faisait mal ou pas. Finalement, elle me marmonna quelque chose. Je ne la compris pas. Et, ne la comprenant pas, je m’inquiétai sérieusement. Est-ce que ma tête était restée abrutie ? Cette seule idée m’emplit les yeux de larmes d’épouvante. Ma mère me secoua l’épaule. Alors, une voix lança :
— « Il ne comprend pas la langue de la vallée, chérie. Comme ça, tu n’arriveras à rien. »
Le barbier avança dans la pièce. Je ressentis un tel soulagement en comprenant que, finalement, ma tête n’allait pas si mal, que je haletai et me levai en bredouillant :
— « Pourquoi, m’sieu ? »
Cette question signifiait tout à la fois : pourquoi vous avez envoyé les mouches me chercher ?, pourquoi vous me laissez pas tranquille ?, pourquoi… ? Pourquoi vous me regardez avec ces têtes d’enterrement ?
De fait, leurs expressions à tous deux me laissaient craindre le pire. Skelrog, le maître d’école, était là également, aussi sombre, aussi tendu. Petit à petit, mon esprit s’éclaircit et je vis sans l’ombre d’un doute qu’il se passait là quelque chose de bizarre. Quelque chose de très bizarre.
Sans répondre à ma question, le barbier répliqua :
— « Ta tête te fait mal ? »
Je déglutis et, sous son regard d’aigle, je mentis :
— « Non, m’sieu. »
Elle me faisait mal, mais j’avais déjà résisté à de pires douleurs du fait de la sokwata. Je pouvais le supporter. Le barbier fronça les sourcils, me scrutant, et il m’ordonna alors :
— « Assieds-toi. »
Il m’indiquait la table. J’allai m’asseoir avec des mouvements raides et Skelrog, le barbier et la dame en firent autant. Je les observai, pétrifié. Oh, bouffres… Leurs expressions me donnaient la chair de poule. J’essayai de ne pas le laisser paraître et je faillis leur crier : ne m’emmenez pas au centre, s’il vous plaît, laissez-moi partir ! Et une autre petite voix me disait : laissez-moi me livrer au Fauve Noir et vous n’entendrez plus jamais parler de moi…
Alors, ma mère, avec une rudesse inhabituelle, demanda :
— « Alors ? Où l’as-tu emmené ? »
La question me laissa confus. Où avais-je emmené quoi ? J’eus à peine le temps de réfléchir au sens de cette étrange question : presque aussitôt, on entendit la porte d’entrée s’ouvrir et des pas rapides rejoindre la salle à manger. Skrindwar, le verrier, apparut. Il balaya la pièce du regard et demanda avec urgence.
— « Il y a des nouvelles ? Il vous a dit où il est ? »
Skelrog secoua la tête.
— « Il ne nous a encore rien dit. »
Quatre paires d’yeux convergèrent vers moi. Je me sentais de plus en plus alarmé.
— « Je comprends pas, » avouai-je et, croyant soudain comprendre, je m’empressai de dire : « Eh ! moi, j’ai rien volé. Je le jure. Quand je suis parti, j’ai cassé le barreau, mais il était déjà presque cassé. Et je jure que j’ai dit à aucun mouche que vous étiez mes parents… »
— « Silence ! » tonna brusquement ma mère, en se levant. Je me redressai sur ma chaise, prêt à partir en bondissant comme un écureuil. Le visage de la dame du barbier était crispé et furieux. « Peu importent tes diableries : tout de suite, c’est mon fils qui est en danger. Mon fils ! »
Je clignai des yeux tandis qu’en pleurs, elle se laissait retomber sur la chaise, consolée par Skrindwar. J’étais totalement perdu. Son fils, avait-elle dit. Quel fils ? Kakzail ? Samfen ? Skelrog fut peut-être le seul à deviner que mon silence était dû à l’incompréhension et pas à la réserve. Le maître expliqua enfin sur un ton sombre.
— « Tu vois, Ashig. Sarova a disparu cette nuit. Ses compagnons de classe ont dit que, ces derniers temps, il avait des relations avec des gamins de la rue. Cela fait presque vingt heures qu’il ne donne pas signe de vie et la police n’a encore aucune piste. »
Je fronçai les sourcils, réfléchis et… écarquillai les yeux.
— « Vous pensez que c’est moi qui l’ai emmené ? »
Il y eut un silence lourd. Dans d’autres circonstances, je me serais esclaffé. Sarova ! Celui qui me regardait d’un air supérieur et épiait le moindre de mes gestes comme s’il cherchait un motif pour le rapporter au barbier. Lui ? Il était parti avec des gwaks ?
— « C’est une blague ! » protestai-je. « Moi, j’ai rien fait. Je lui parlais à peine… »
— « Où est-ce que tu étais ces vingt dernières heures ? » me coupa le barbier avec dureté. « Je veux savoir exactement ce que tu as fait. Sans mensonge. »
Je laissai échapper l’air de mes poumons. Fichtre. Ça ressemblait à un interrogatoire des mouches. Je déglutis. Et maintenant, que pouvais-je dire ? Je pris un air humble et acquiesçai lentement.
— « Ça court. Je me suis carapaté de la boutique. J’ai rencontré… des crieurs de journaux, des amis à moi. J’ai joué avec eux aux dés un moment. Et… après, je suis revenu au refuge de ma bande, » racontai-je, omettant le passage en cellule et chez Korther. « Et j’ai pioncé. Le matin, j’ai fait la manche au temple avec les compères. Et l’après-midi… » Je haussai les épaules. « De côté et d’autre. J’ai aidé à décharger des choses d’une charrette. Et j’ai travaillé pour gagner mon pain, » déclarai-je avec dignité. Je fouillai dans mes poches pour sortir les clous que j’avais gagnés… Je fis une moue. « Tonnerres de braises, ils me les ont raflés ! Ça, c’est les mouches, à coup sûr… »
Je me tus. Le barbier venait de poser des demi-clous sur la table. Bouffres, il m’avait donc fait les poches, et je ne m’en étais même pas aperçu… Il sortit un autre objet et le posa au milieu de la table. Son visage était impassible.
— « Tu peux me dire ce que c’est ? »
J’arquai les sourcils et acquiesçai.
— « C’est de la racine de rodaria. C’est bon pour le froid. »
Et pour la douleur et la faim, ajoutai-je mentalement. Bonne mère, comme j’avais mal à la tête… Le barbier frappa la table avec le poing, nous faisant tous sursauter.
— « La rodaria est une drogue, abruti. On commence avec la rodaria et on finit par prendre de la karuja. Je n’arrive pas à comprendre comment tu peux être aussi stupide, » siffla-t-il.
Je lui rendis un regard froid. Stupide, ta mère, grommelai-je. Et je dis :
— « La karuja, moi, j’y touche plus depuis des lunes. »
Ma réplique sembla leur faire un choc. Après un silence, ma mère dit d’une voix curieusement douce :
— « Dis, Ashig, si tu sais où est Sarova, dis-le-nous pour l’amour de tes ancêtres. »
Je secouai la tête, méditatif.
— « Ch’sais pas oùsqu’il est. » Et, comme elle s’assombrissait, j’ajoutai : « Mais je peux le découvrir. Si Sarova est allé aux Chats, ce sera simple comme ayô. J’ai des compères partout. Et pas seulement des gwaks. À coup sûr, je le trouve. C’est pas comme si les loups l’avaient dévoré. »
Le barbier avait les sourcils froncés. Skelrog secouait la tête. Skrindwar affirma avec force :
— « La police ne fait rien. Moi, je suis avec Ashig. »
— « Moi aussi, » intervint soudain une voix. Samfen sortit du couloir et entra dans la salle à manger. Il avait une expression décidée. « Les mouches ont les bras croisés : allons le chercher nous-mêmes. »
— « Sam ! » protesta la dame.
— « Ashig peut le trouver, mère, » affirma Samfen et il me regarda avec ferveur. « Pas vrai ? »
Les yeux de mon frère brillaient d’une telle confiance et d’un tel espoir que je n’osai pas hésiter une seconde et je dis :
— « Très rond. Je vais aller demander, » annonçai-je, en me levant.
— « Attends une minute, » tonna le barbier. « Tu ne vas pas y aller tout seul. »
J’arquai un sourcil et… je soufflai.
— « Ah, non, non. Vous ne pouvez pas venir avec moi, m’sieu. Les gwaks, ils seraient nerveux. À coup sûr, ils vous prendraient pour un mouche. Et, moi, pour un mouchard. Ça court pas… »
— « Skrindwar va t’accompagner, » répliqua le barbier.
Le jeune verrier eut un tressaillement.
— « Moi ? B-bon, » bégaya-t-il, en acceptant. « D’accord. »
— « Et moi ? » demanda Samfen avec ardeur. « Je veux y aller, père. S’il te plaît. Je peux me faire passer pour un gwak… »
— « Ne dis pas de bêtises, » le coupa le barbier. Cependant, après une brève pause, il céda : « Vas-y toi aussi. Je te laisse parce que je sais que tu es raisonnable. N’entrez pas dans des endroits dangereux. Skrindwar, je te fais confiance pour ne pas vous mettre en danger. »
Moi, j’attendais déjà à la porte de la salle à manger. Samfen ne tarda pas à me rejoindre. Skrindwar hésita.
— « Est-ce que ce ne serait pas une bonne idée d’emporter peut-être un couteau, au cas où ? » proposa-t-il.
Je souris jusqu’aux oreilles.
— « Et rageusement bonne, » assurai-je. « Vous avez des poignards par ici ? »
Le barbier me jeta un regard sombre et, après avoir fouillé un peu, il sortit un poignard et le tendit à Skrindwar. La mère embrassa le verrier et l’architecte, et je commençais secrètement à ressentir un brin d’envie quand la dame posa une main douce sur ma joue et me regarda avec intensité.
— « Trouve-le, mon fils. Ne le laisse pas se perdre. »
Dans mon esprit, je complétai par un : ne le laisse pas se perdre comme toi. Je détournai le regard et acquiesçai avec gravité.
— « Oui, m’dame. Vous inquiétez pas. »
Et, à ma stupéfaction, elle m’embrassa sur le front. Je ne pus éviter de lui montrer une expression mal à l’aise, mais, dans le fond, j’étais ému. Si, avant, j’avais eu la motivation d’aller chercher un petit frère qui n’avait aucune idée de ce que signifiait être un gwak, à présent, j’avais aussi celle d’apaiser les inquiétudes d’une mère prête à me donner sa tendresse. Je n’avais qu’à lui rendre un fils pour cela.
— « Ne faites pas d’imprudences et revenez avant minuit, sans faute, » nous prévint le barbier.
— « Sans faute ! » répliquai-je joyeusement.
Et, ainsi, les trois frères, nous sortîmes de la boutique du barbier, le plus jeune guidant les deux autres vers les mystérieuses profondeurs des bas quartiers.