Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 2: Le messager d'Estergat

10 Les Ravins

La rue était déserte. J’entrai dans l’impasse et frappai à la porte. J’attendis. Au bout de quelques instants, j’entendis qu’on retirait le loquet et le battant s’ouvrit.

— « Entre. »

C’était la voix de Korther. Je n’eus pas le temps de l’interpréter : j’entrai et demeurai un instant interdit. Il y avait quatre personnes dans la pièce. Korther, assis dans son fauteuil, près de la cheminée ; Abéryl, appuyé contre un mur, avec son cache-nez bleu relevé dissimulant son visage ; Yerris, assis à la table ; et Rolg, debout, près de la porte. Les yeux ahuris, je regardai le vieil elfe tandis que celui-ci refermait le loquet. C’est que je ne m’attendais pas à le voir là et si… différent. Il avait meilleure mine. Finalement je laissai échapper, incrédule :

— « Rolg ! Je savais pas que t’étais revenu. »

L’elfe démon esquissa un sourire, mais Korther ne le laissa pas répondre.

— « De fait, » dit ce dernier avec vivacité, « qui aurait pensé qu’il reviendrait avant toi. Approche, galopin. »

Je leur jetai à tous un nouveau regard tout en m’approchant du kap Daguenoire. Je m’arrêtai près du fauteuil et, sous les yeux reptiliens et attentifs de Korther, je murmurai :

— « Ayô. »

— « Hum, » marmonna Korther. « Tu en as mis du temps à trouver le chemin du Foyer. Je parie que c’est Yal qui t’a rafraîchi la mémoire. » Je jugeai prudent de ne pas répondre. Il ajouta : « Tends la main. »

Je tendis la main droite et il posa la pierre mauve dans ma paume. Immédiatement, je sentis l’énergie de la magara.

— « Dès que tu entends quelque chose, tu traduis à voix haute. Installe-toi là. »

La voix du kap, sans être bourrue, vibrait d’autorité. Je m’empressai d’acquiescer et je reculai jusqu’à la table, concentrant mon attention sur la pierre. J’entendis un léger sifflement indéfinissable à travers celle-ci, puis le silence revint. Je m’assis, jetai un regard à Yerris et fronçai les sourcils, surpris. Le semi-gnome tenait sa tête entre ses deux mains, et ses yeux semblaient égarés.

— « Yerris ? » murmurai-je.

Je tendis la main et, dès que je touchai le bras du Chat Noir, celui-ci sursauta brusquement sans tourner la tête et il souffla :

— « Shour… C-comment ça va ? »

J’arquai un sourcil, inquiet.

— « Euh… bien, maintenant que je suis libre. Et toi ? T’as l’air bizarre. Tu sais que j’ai croisé ton maître à l’Œillet ? Il m’a demandé de dire à Korther que t’étais pas coupable. Mais ch’sais pas de quoi il parlait. »

Je perçus le mouvement de tête de Korther et me tournai vers lui. Son expression gênée me laissa encore plus troublé. Je les regardai tous avec inquiétude.

— « Qu’est-ce qu’il se passe ? »

— « Al a vraiment dit que j’étais pas coupable ? » s’étonna Yerris.

Je déglutis et acquiesçai, mais j’eus l’impression que Yerris ne m’avait pas vu.

— « Oui. C’est ce qu’il a dit. Juste avant de s’évader. Qu’est-ce qu’il se passe ? » répétai-je.

Il y eut un silence. Abéryl avait une pose songeuse, Korther avait repris la lecture d’un livre qu’il avait sur ses genoux et, à ma grande déception, Rolg était sorti de la pièce, allez savoir quoi faire. Toujours sans me regarder, Yerris soupira.

— « Si tu savais. La semaine dernière, l’alchimiste a cru avoir trouvé un remède. Je l’ai testé. Et ça a fonctionné à peu près. J’ai encore besoin de sokwata, mais mon corps la fabrique tout seul, d’après ce qu’a dit monsieur Wayam. Mais malgré tout… tout ne s’est pas bien passé. »

Tandis que j’assimilais avec stupéfaction le sens de ces paroles, j’entendis soudainement à travers la pierre :

— « Je crois que nous nous sommes éloignés suffisamment. »

C’était Shokinori. Cependant, je ne dis rien, je feignis de ne pas avoir entendu et je ne baissai même pas les yeux sur la pierre mauve. Sidéré, je regardai Yerris, je passai alors ma main gauche devant ses yeux et laissai échapper un hoquet.

— « Bonne mère… tu peux pas me voir ? »

Yerris grimaça et secoua la tête.

— « Ni toi ni personne : c’est comme si j’avais constamment un voile rouge devant les yeux. Si au moins j’avais pas perdu mon harmonica pendant le voyage, je pourrais faire autre chose que rester assis à penser… » Il secoua de nouveau la tête, l’air de se moquer de lui-même, et, après une légère hésitation, il ajouta : « Mais ça, c’est pas le pire. Le pire, c’est que des fois… je perds le fil et je suis même incapable de penser. L’alchimiste dit qu’il m’aidera et trouvera un autre remède… Il me l’a promis. T’inquiète pas. Tout s’arrangera, » affirma-t-il avec un sourire qui ne me sembla pas très assuré. Il fit une pause. « Alors comme ça… t’as rencontré Al à l’Œillet ? Comment ça s’est passé pour toi, là-bas, shour ? »

Je haussai les épaules, me rappelai qu’il ne pouvait pas me voir et répondis :

— « Passable. » Je secouai la tête et croassai, altéré : « Fichtre, cet alchimiste se moque de nous ou quoi ? Il nous fait muter, il nous rend aveugles, il nous fait que des mauvaises choses… Diables, à la fin, il va finir par nous tuer. »

— « Eh, eh, du calme, shour, » répliqua Yerris. Il tâtonna et attrapa ma main. Il la serra avec force. « T’inquiète pas. Je me suis porté volontaire. Et je me porterai volontaire pour les prochaines fois. Quand monsieur Wayam trouvera le bon remède, on vous le donnera à tous. Et on ne reparlera plus de la sokwata ni de tout ce cauchemar… Crois-moi. »

Je le regardai sans voix. Je ne savais pas quoi lui dire. Merci de te sacrifier ? Tu es complètement cinglé ? J’avais aussi envie de lui demander s’il croyait vraiment que l’alchimiste trouverait quelque chose dans les vingt années à venir. Finalement, je murmurai :

— « Je te crois. »

Le Prêtre disait que la foi déplaçait les montagnes… eh bien, j’espérais qu’elle activerait aussi les neurones de l’alchimiste. Je me raclai la gorge et, après un silence, je déclarai :

— « Shokinori et Yabir sont en train de sortir d’Estergat. »

Ce fut comme un détonateur. Korther se leva d’un bond, abandonnant son livre, et il demanda :

— « Où ? »

Sous son regard impatient, je m’empressai de dire tout ce que j’avais entendu et pu tirer au clair pendant que Yerris me parlait :

— « Ils sont en train de longer une forêt. Ils disent qu’ils vont faire des calculs pour localiser la pierre. »

Korther échangea un coup d’œil avec Abéryl et marmotta :

— « La Crypte. »

C’était l’unique forêt dans les alentours. Korther attrapa sa cape en disant sur un ton énergique :

— « Draen : tu vas venir avec moi. Ab, suis-nous de loin. Rolg, reste avec Yerris. » Le vieil elfe était revenu dans la pièce et il opina du chef avec calme. Je vis Korther vérifier ses poches à la hâte et tâter une dague dans une botte et une autre dans sa manche avant d’ajouter : « En marche. »

Je ne posai pas de questions, je ne m’arrêtai même pas à penser, à vrai dire : tout fut trop rapide. Je murmurai un : « Ayô, Chat Noir… » Et le kap, Abéryl et moi sortîmes dans la nuit.

Abéryl se laissa rapidement distancer tandis que nous avancions dans les ruelles sombres. Nous descendîmes en longeant la rivière Timide jusqu’à l’Hippodrome et jusqu’au fleuve d’Estergat. La Gemme et la Lune dans le ciel n’étaient pas pleines, mais elles éclairaient malgré tout suffisamment notre chemin. Nous traversâmes le Pont Noir derrière une bande de jeunes assez éméchés et, dès que nous nous éloignâmes des fabriques, nous tournâmes à droite, directement vers la Crypte. Il nous restait une bonne heure pour atteindre la lisière. Tandis que nous franchissions des jardins potagers et des terrains en friche, Korther me demanda :

— « Qu’est-ce qu’ils disent ? »

C’était la troisième fois qu’il me le demandait. Je soupirai et répondis :

— « Eh ben… je sais pas, je les entends pas très bien. Ils parlent de je sais pas quel triangle. Shokinori accuse Yabir d’être un empoté. Et Yabir reconnaît qu’il est pas très adroit, mais que Shokinori le respecte un peu, il dit qu’il n’est pas n’importe qui, et qu’en plus le lien est en train de s’affaiblir, qu’il n’est pas un héros. Il dit aussi que, s’ils avaient mieux appris la langue de la Superficie, ils se débrouilleraient mieux. Et… »

— « Un indice pour savoir où ils se trouvent ? » m’interrompit Korther.

Je me raclai la gorge et avouai :

— « Non. Je les ai seulement entendus parler des arbres. »

— « Les arbres, » répéta le kap, en ralentissant légèrement. « Ils ont seulement dit ‘les arbres’ ? Non, parce que, les arbres, y’en a un peu partout, galopin : tous les arbres ne poussent pas dans une forêt. »

— « J’en suis presque sûr, » assurai-je. « À un moment, j’ai entendu un hibou. Bon, je crois que c’était un hibou, » nuançai-je.

Malgré l’obscurité, je perçus le regard pénétrant que me lança Korther.

— « Si on ne trouve pas ces Souterriens cette nuit, galopin, je vais être très déçu avec toi. Alors sois bien attentif à la pierre et accélère le pas. »

Moi, je faisais ce que je pouvais, mais j’avais passé tout l’après-midi à courir et mes jambes s’en ressentaient. Nous traversâmes le Chemin Blanc qui bordait la partie orientale de la forêt quand j’entendis un mot et lançai avec une pointe d’excitation :

— « Shokinori a parlé d’une côte. Ils doivent être en train de monter les Ravins ! »

Korther jeta un coup d’œil au chemin, puis vers le sentier sombre qui grimpait, longeant la lisière proche des Ravins. Il fit un geste et appela à voix basse :

— « Ab. Suis-nous par la forêt. »

Dès que nous nous étions trouvés loin de la vue des saïjits, le Daguenoire encapuchonné nous avait suivis de plus près. Je le vis avancer et acquiescer.

— « Fais attention, Kor, » dit-il. « Ces gens des Souterrains ont une autre culture. On dit qu’ils dégainent l’épée pour saluer. »

— « Alors, je sortirai mes dagues pour leur rendre le bonjour, » répliqua Korther, moqueur. « Ne perdons pas de temps. »

Nous nous remîmes en marche en suivant le sentier qui montait et, après un silence, je m’enquis avec curiosité :

— « Qu’est-ce qu’on fera quand on leur aura rendu la pierre ? »

Korther ralentit légèrement.

— « Mm. Avant tout, il faut que je veuille bien la leur rendre, galopin. D’abord, les présentations, ensuite les négociations et, après, viendra l’accord. Si tout va bien, » observa-t-il. « Et maintenant : silence. »

Je me mordis la lèvre, mais malgré tout j’osai dire :

— « Cet après-midi, j’ai vu la Wada à la Bourse de Commerce. C’est incroyable, non ? »

J’entendis le léger souffle de Korther.

— « Non, galopin. C’est tout à fait normal. Parfois, un Daguenoire doit savoir voler temporairement. Et maintenant, sérieusement : un mot de plus et je t’abandonne au milieu de la forêt, bâillonné et les mains liées, c’est clair ? »

J’acquiesçai de la tête sans oser ouvrir la bouche. Ça court, ça court, pensai-je en soupirant. Quoi qu’il en soit, je ne pouvais m’empêcher d’être déçu à l’idée d’avoir volé l’objet peut-être le plus précieux d’Estergat pour ensuite le rendre comme si rien ne s’était passé.

Le sentier se rétrécissait et le kap passa devant. Bon ! Korther avait donc l’intention de rendre la relique aux Souterriens en échange de quelque chose. De l’argent ? Des informations ? Peu m’importait tant qu’il ne me retenait pas toute la nuit pour lui servir d’interprète.

Cela faisait à peine un instant que nous gravissions les Ravins quand je sentis une soudaine vibration énergétique, j’inspirai profondément sous le coup de la surprise et la pierre mauve m’échappa. J’étouffai un juron et, comme Korther marchait à quelques pas devant, je m’empressai de me baisser pour chercher la pierre avant qu’il ne tourne la tête et s’aperçoive de quoi que ce soit. Grâce à mes yeux de sokwata, je parvins à la trouver, dangereusement proche de la chute du ravin, je la touchai et… poussai un cri étranglé en recevant une décharge brutale. Je me jetai par terre, secoué de spasmes nerveux.

Heureusement, Korther revint sur ses pas rapidement et m’empêcha de me jeter tout seul dans le ravin. Mais, la pierre… Bonne mère, où était passée la pierre… ? Korther me secoua.

— « Eh, galopin ! Ça va ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » s’enquit-il d’une voix inquiète.

Je ne répondis pas immédiatement. Quand je me fus calmé, il m’aida à me remettre sur pied. Cependant, prévoyant une prochaine avoinée, je reculai précipitamment vers la forêt et m’agrippai à un tronc en disant :

— « Ne me battez pas ! Je l’ai pas fait exprès ! Elle m’a échappé ! »

C’est alors que Korther comprit la catastrophe. Et, tout à son mérite, il ne me cria pas dessus. Il regarda le ravin et dit :

— « Va la chercher. »

Comme je n’obéissais pas immédiatement, il me sépara de force du tronc en soufflant et insista :

— « Tout de suite. Elle n’a pas dû tomber très loin avec toutes ces roches. »

Je m’approchai, appréhensif. Le ravin était escarpé, mais il n’était pas aussi vertical que je le pensais ni aussi profond qu’à d’autres endroits plus proches des mines. Je commençai à descendre et je lançai des sortilèges perceptistes à droite et à gauche, épuisant presque toute ma tige énergétique. Je parvins en bas et fouillai entre les arbustes, ouvrant grand les yeux, comme si je pouvais ainsi acquérir un sixième sens qui m’aiderait à trouver la pierre mauve. Je venais de m’accrocher à une racine pour remonter le ravin quand je vis soudain quelque chose lancer une étincelle d’énergie à quelques centimètres de ma main. La pierre. Je soufflai de soulagement, la pris et, sentant une énergie intense parcourir mon corps, je m’empressai de mettre la relique dans ma poche.

— « Espèce de pierre détraquée, » marmonnai-je. Et il semblait vraiment que la pierre était devenue folle : même fourrée dans ma poche, elle me lançait des décharges.

Alors, j’entendis une voix siffler en caeldrique :

— « Dakis, attrape ! »

Un instant, je demeurai immobile, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, parce que la voix que j’avais entendue était sans nul doute celle de Shokinori. Deuxièmement, parce que je venais d’entendre un profond grognement. Et troisièmement, parce que je compris que ce grognement ne pouvait provenir que d’un loup ou d’un chien ou… de quelque chose de gros, en tout cas. Quand je vis la grande forme quadrupède se précipiter sur moi, la panique m’envahit. Je lâchai la racine et partis en courant dans la direction opposée à celle d’où provenait la voix de Shokinori. Je n’avais pas beaucoup d’espoir. Là en bas, il y avait de grands buissons touffus, mais aucun arbre et, par conséquent, je pouvais difficilement grimper à quoi que ce soit. Et je savais bien que les chiens avaient un aussi bon flair que les lynx. C’est pourquoi, lorsque je sentis une énorme force me jeter à terre d’un coup, je ne fus pas surpris. Je ne m’effrayai pas, non plus. Ma peur allait déjà au-delà de celle de la mort. Je roulai sur la terre et me retrouvai bientôt sur le dos avec la bête sur moi. Ses grognements me firent revivre l’attaque des sept chiens d’Adoya et, ne souhaitant pas vivre ma propre mort, je m’échappai vers la vallée.

J’étais allongé près de mon maître, en train de regarder les étoiles. Le ciel était si constellé qu’on aurait dit un flot de perles.

— « N’est-ce pas un spectacle merveilleux, Mor-eldal ? » me demanda mon maître avec sérénité. « Ah, une étoile filante ! Tu as vu ? »

Je fus déçu et avouai :

— « Non. »

Moi, je ne voyais que deux grands yeux noirs et des étoiles en forme de crocs.

— « Il faut être attentif, » dit mon maître en souriant.

Il ne souriait pas exactement : c’étaient ses yeux verts et étincelants qui souriaient. Ils se tournèrent un instant vers moi avant de reprendre leur contemplation des étoiles.

— « Il est très important de savoir où l’on regarde, » poursuivit-il. « Parce qu’elles sont si fugaces qu’elles apparaissent et disparaissent plus vite que les écureuils. »

À ce moment, je vis une lumière déchirer le ciel étoilé et je souris en levant l’index.

— « Là-bas, j’en ai vu une, élassar ! C’était une étoile filante. »

J’eus soudain l’impression que la terre se mettait à trembler violemment et je me recroquevillai… Une branche tomba sur moi et m’empêcha de bouger. Je me débattis, mais la branche était trop lourde. Je criai :

— « Élassaaaar ! »

Cette fois, quelque chose tomba dans ma bouche et m’imposa silence. Il me sembla qu’une étoile filante s’y était logée et m’avait muselé exprès ; comme disait mon maître, les étoiles étaient les dames du silence. Je me demandais alors que bouffres il m’arrivait, juste au moment où j’entendis la voix de Yabir dire :

— « Il parle notre langue, Shok. Qu’est-ce qu’on fait ? »

Il y eut un silence et, le temps d’un éclair, à travers la branche et les étoiles de la vallée, je vis deux silhouettes encapuchonnées, l’une agenouillée près de moi, l’autre retenant par le cou l’énorme loup… À peine vis-je ce dernier que je fermai les yeux et retrouvai les étoiles. Une partie de mon esprit me disait : lève-toi et fuis. L’autre, plus raisonnable, me disait qu’il était inutile d’essayer d’échapper à une telle bête. Et une autre, celle qui prévalait, s’employait à créer des illusions harmoniques pour ne voir, sentir ou entendre que le vent de la vallée, le hibou nocturne et la voix apaisée de mon maître. Mais, malgré moi, je ne cessais d’entendre les grognements.

— « Nous avons la pierre, » dit Shokinori. « Emmener le garçon serait une folie. Allez, Yabir : en haut du ravin, il y a des gens. Ils venaient sûrement avec le garçon et ils ont dû l’entendre crier. Allons-nous-en d’ici avant que les choses ne se compliquent. »

— « Rends-toi compte qu’il nous serait d’une grande aide, Shokinori, » protesta Yabir. « En plus, que ce garçon parle notre langue n’est pas un hasard. Tu ne le vois pas ? Mille manticores ! Les gens qui ont trouvé la relique ont dû découvrir comment elle s’activait et ont écouté à travers elle en utilisant le garçon… Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Ce n’est pas si invraisemblable. Réfléchis. Pourquoi se seraient-ils promenés ici sinon ? Parce qu’ils nous cherchaient ! »

Ses paroles se perdirent, assourdies par celles de mon maître nakrus, qui me parlait à présent du nombre d’os qu’avaient les lapins. Soudain, je sentis que je me mettais à voler et je vis un yarack aux plumes multicolores passer au-dessus de moi et me dire :

— « Allez ! »

Je volai près de lui et me sentis emporté par un tourbillon confus entremêlé avec la respiration gutturale du chien.

— « Dakis dit qu’ils nous poursuivent, Yabir, » siffla Shokinori. « Ce garçon est en état de choc ou que sais-je, mais il ne va pas coopérer et je te rappelle qu’aucun de nous deux n’est un colosse… Laisse-le et fichons le camp d’ici. Ne sois pas idiot. »

Mon vol s’arrêta net et j’entendis un grommellement.

— « Idiot, idiot… ça ne me semblait pas si idiot. »

— « Cours. »

Les pas s’éloignèrent ainsi que la présence du chien, et je me recroquevillai, tentant de comprendre pourquoi… pourquoi j’avais ces crises harmoniques sans que je puisse les contrôler. Tout ça à cause des chiens d’Adoya. Je parvins à défaire plus ou moins les harmonies qui peuplaient la zone juste devant mes yeux et, quand j’entendis d’autres bruits de pas qui s’approchaient en courant, je roulai sur la terre et me cachai sous un buisson. C’étaient Abéryl et Korther, à coup sûr. Mais, bouffres, je ne voulais pas qu’ils me voient. Pas après que Shokinori et Yabir m’avaient volé l’orbe mauve et avaient disparu, les diables savaient où.

Je vis une lumière harmonique éclairer l’endroit où je me trouvais un moment plus tôt et j’entendis Korther dire :

— « Ils sont passés par ici. Bon sang. Ab, essaie de les pister. »

L’autre Daguenoire s’éloigna, mais la lumière demeura. À travers le ramage touffu du buisson, je vis Korther se pencher et je vis sa main suivre une ligne…

— « Je vais te tordre le cou, galopin, » marmonna-t-il. « Sors de là. »

Je restai figé. Après quelques secondes de profond silence, je compris qu’il ne me restait pas d’autre option que celle de lui répondre et je protestai :

— « C’est pas ma faute. Ils avaient un chien très grand… »

— « Sors ! » ordonna Korther.

Et il le fit d’une voix si sèche que j’en eus la chair de poule et je pensai qu’il avait réellement l’intention de me tordre le cou. Je tentai de faire le tour du buisson le plus discrètement possible, je me levai et partis en courant. Mais Korther devait avoir prévu mon astuce car il était préparé. Il réagit rapidement et me saisit par le poignet. Et, moi, je fis ce que, probablement, aucun bon sari n’aurait jamais dû faire : je lui donnai un coup de pied dans le tibia en criant :

— « Lâchez-moi ! »

Je reçus une claque qui me laissa la joue en feu, suivie d’une prise qui me laissa dans la même position qu’avant avec le loup. Sauf que, cette fois, c’était le kap des Daguenoires qui me maintenait au sol. Et celui-ci était furieux. Constatant que je ne me débattais plus vraiment et que je me couvrais juste le visage d’un bras pour prévenir tout hypothétique coup, Korther siffla :

— « D’abord, tu jettes la relique dans le ravin, puis tu laisses les Souterriens te voler et, après, tu te caches et, pour comble, tu essaies de t’enfuir et tu me donnes un coup de pied ? On est mal partis ! »

Il me força à écarter mon bras pour que je le regarde dans les yeux et ajouta :

— « Je n’ai pas l’habitude de perdre mon sang-froid. Mais tu vas finir par me le faire perdre, voyou. Et je ne te conseille pas d’être près de moi, ce jour-là. Cette relique signifiait beaucoup pour moi : elle signifiait que j’allais enfin pouvoir parler directement avec ces Souterriens. Qu’on perde leur piste ou non, tu vas devoir me payer ça, galopin, et très cher. Et, au fait, la prochaine fois qu’un Daguenoire t’informe que je veux te voir, ne sois pas en retard. Si tu veux être un Daguenoire pour de bon et ne pas avoir de problèmes à Estergat, galopin, tu vas devoir apprendre à ne pas te précipiter quand tu agis. »

Les paroles du kap me blessèrent autant qu’elles m’effrayèrent. Mon maître nakrus allait avoir raison quand il me disait : “Si seulement tu réfléchissais avant d’agir, Mor-eldal.” Alors, Korther ajouta sur un ton impératif :

— « Ne bouge pas d’ici. »

Je laissai échapper un halètement quand il me libéra et murmurai :

— « Je suis désolé. »

Mais Korther s’en allait déjà et il ne répondit pas. Peut-être qu’il ne m’entendit même pas. Quand je le vis disparaître entre les arbustes denses, je déglutis et me levai. Après un long silence, je marmonnai :

— « Tonnerres, braises et bouffres. Et bouffres. Et… bouffres, » répétai-je.

Je passai ma manche sur mes yeux, massai ma joue endolorie et serrai les dents. Diables, parfois je regrettais que Rolg m’ait remarqué ce jour de printemps, sur la Place Grise. Je me mis à marcher avec décision. C’en est fini avec les Daguenoires, pensai-je. C’est fini. Est-ce que j’avais demandé à Korther de me donner du travail, moi ? Non. C’est lui qui avait voulu m’utiliser parce que je parlais le caeldrique et, sans moi, il n’aurait même pas réussi à localiser Shokinori et Yabir. Était-ce ma faute si je ne courais pas aussi vite qu’un loup ?

— « Aux diables, » grommelai-je.

Pensant de nouveau au loup et supposant que, si Korther et Abéryl trouvaient Shokinori et Yabir, ils viendraient me chercher pour leur servir d’interprète, j’accélérai le pas et avançai presque en courant entre les arbustes plongés dans l’obscurité. Je laissai les arbustes derrière moi, descendis la colline, traversai une zone pleine de monticules de charbon et de charrettes et j’arrivai aux Canaux.

Quand je parvins au quartier des Chats, j’étais complètement remis de ce mauvais tour. Ou presque. Je cherchai le refuge que m’avait indiqué Rogan. Même si j’avais déjà erré de nombreuses fois dans le Labyrinthe, chaque fois que j’y entrais, je passais par des ruelles que je n’avais jamais empruntées, je grimpais des escaliers, des échelles, parcourais des passages inconnus et, presque instinctivement, j’évitais d’en prendre d’autres où l’on devinait des ombres et des silhouettes éveillées.

J’arrivai enfin à ce que le Prêtre m’avait présenté comme l’Escalier : un escalier de bois qui montait vers quelque endroit proche de la Place Laine et qui abritait une bonne dizaine de gwaks. La brèche entre le mur et l’escalier n’était pas très large, mais suffisamment pour passer. Je me glissai dessous et, incapable de voir dans une telle obscurité, je faillis écraser quelque chose de vivant. Mon arrivée ne généra aucune réaction de la part des gwaks : ils étaient tous profondément endormis. Je réussis à trouver un recoin près de ce qui, déduisis-je, devait être le Prêtre, vu l’objet en forme de chapeau haut-de-forme contre lequel je butai. Après avoir pensé à réveiller mes camaros et Rogan pour les conduire chez Yal, je me rappelai que celui-ci ne voulait pas qu’on le réveille au milieu de la nuit et, en plus, Korther devait certainement savoir où il vivait et, alors, il viendrait me chercher et il me ferait encore tout un discours, me disant que je faisais tout de travers et… Bouah. J’expirai longuement et, alors, j’entendis un murmure.

— « Débrouillard ? C’est toi ? »

C’était Rogan. Je saisis son chapeau et me le mis sur la figure en murmurant :

— « Tu me dois un cinclous, Prêtre. Hirondelle d’Estergat, pas moins. »

Rogan me prit le chapeau et souffla.

— « Mécréant. Tu ne sais pas qu’on ne prend pas d’argent aux prêtres mais qu’on leur en donne ? »

Il me donna une légère bourrade et je souris.

— « Alors, prête-moi le chapeau. »

— « Taisez-vous, » marmonna une voix inconnue et à moitié endormie.

Je me mordis la lèvre et entendis le murmure moqueur de Rogan :

— « On ne prête pas à un ami. Si tu vas être Hirondelle, tu vas avoir une casquette professionnelle, non ? »

Je fis une moue. C’était vrai. Je roulai les yeux et chuchotai :

— « Très rond, très rond. Demain, quand le soleil se lèvera, tu me secoues si je me réveille pas, hein ? Je veux pas arriver en retard au boulot. »

— « Je te traînerai jusqu’aux enfers s’il le faut, Débrouillard, » promit Rogan.

Je souris.

— « Merci. Dors bien, Prêtre. »

— « Bonne nuit, ô mon disciple, » répliqua le Prêtre avec une moquerie affectueuse.

Je fermai les yeux et pensai qu’heureusement que j’avais Rogan et mes camaros, parce que, sans eux, je me serais senti très seul cette nuit-là.