Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 2: Le messager d'Estergat
Je passai la moitié de la matinée à parcourir Estergat avec Manras, Dil et le Prêtre. De temps en temps, je feignais de chercher un travail. Je tendis le formulaire à un rémouleur qui ne savait pas lire, à un avocat qui me traita d’impertinent, à un secrétaire qui me dit qu’il ne se chargeait pas de ces choses-là, et à une dame grippe-clous qui passa son chemin sans s’arrêter.
— « Moi, si tu veux, je te le signe, » lança Rogan, moqueur, quand nous nous installâmes sur le perron du Capitole pour nous reposer. « Tu me remplis le formulaire comme je te dis, et je t’engage comme enfant de chœur, et on récite au public une prière de celles que je connais. Avec tes talents de barde et mes talents d’acteur… on ferait fortune ! »
Je soupirai.
— « Si seulement je pouvais. » Je fis une pause et pris une décision. « Bon, ça suffit. Je vais prendre les choses au sérieux. Je veux pas décevoir Kakzail. »
— « Parce que c’est ton frère ? » demanda Rogan.
Je leur avais raconté à tous les trois l’histoire du pendentif en essayant de ne pas lui donner beaucoup d’importance. Et Manras, désenchanté de la vie par sa propre famille, n’y avait pas accordé d’attention, mais Dil était demeuré pensif et cela avait inspiré au Prêtre plusieurs phrases sur la providence, le destin et l’union familiale. Je répliquai :
— « Non. Parce qu’il s’est bien conduit avec moi. C’est pour ça, c’est tout. Et parce qu’en plus, sinon, peut-être bien qu’on m’envoie au dépôt si je remplis pas ça. »
— « Comme si les mouches allaient s’embêter à te chercher, » se moqua Rogan.
Je haussai les épaules et me levai.
— « J’y vais. »
— « Où ? » s’enquit Dil.
— « Ch’sais pas, » avouai-je. « Mais mon papier sera rempli avant cette nuit. Je parie un cinclous. »
— « J’accepte le pari, » dit Rogan. « Bonne chance ! Et jette pas de pierres contre les vitres ! »
Je soufflai, amusé, les saluai, assurai Manras que je ne m’en irais pas pour une lune, et partis. J’allai de refus en refus. Je fis tous les magasins de la Grande Galerie avant de passer par les échoppes du marché, dont les propriétaires refusèrent de signer un contrat. Je pensai à Farigo, me souvins de ce qu’il m’avait raconté sur les filatures de Menshaldra et voulus tenter ma chance… mais, quand je pensai que, pour cela, il fallait traverser toute la ville, la flemme me prit. Je rôdai lisant les offres d’emploi, je demandai du travail à un maçon, mais on me dit que j’étais trop petit. Bonne mère… et après on disait que les gwaks, nous étions des fainéants !
— « Vive le monde du travailleur, » marmonnai-je, déçu.
Midi avait déjà sonné et je marchais dans une rue étroite de la partie nord de Tarmil, pensant déjà à me résigner et à aller voir Korther ou Yal —plutôt ce dernier que le premier, en fait— quand je vis sortir d’un porche un grippe-clous très convenable, avec un chapeau haut-de-forme, une pipe et des souliers lustrés. Il bruinait, de sorte qu’il s’empressa de déplier son parapluie noir et, ce faisant, son portefeuille tomba par terre. Je le regardai, en suspens, attendant qu’il se baisse pour le ramasser, mais l’homme ne s’en aperçut même pas. Alors je me dis : Prêtre, ce jour est mon jour de rédemption. Et je criai :
— « Monsieur, monsieur ! Vous avez fait tomber quelque chose. »
Je fis bien attention de ne pas m’approcher ; je ne voulais pas que le grippe-clous pense que j’avais voulu le lui chiper. L’homme constata qu’effectivement le portefeuille était le sien. Il le ramassa et dit :
— « Oh, ça alors. »
Il me tourna le dos et, moi, je souris légèrement, sentant mon cœur aussi pur que celui d’un saint. J’avais repris mon vagabondage quand quelqu’un m’appela. C’était l’homme au portefeuille. Il me tendit un billet.
— « Je suis si plongé dans mes pensées que j’en oublie de te remercier. Tiens. »
Je m’approchai et observai le morceau de papier, bouche bée. C’était un billet d’un siato.
— « Vraiment ? » laissai-je échapper. Avant qu’il me réponde, je pris le billet et l’examinai. Il y avait un visage de profil dessiné dessus. « Qui est-ce ? »
— « Lumières saintes, c’est le grand Stirxis Fiedman, celui qui a créé le Parlement en quatre-mille-quatre-cent-soixante-deux, » répondit le grippe-clous sur un ton indulgent.
— « Tous les billets ont des dessins ? » fis-je sur un ton dégagé.
— « Bien sûr, » répondit l’aimable gentilhomme. « Celui de dix siatos représente le Grand Temple et celui de cinq la Licorne de la Bonté, tu vois ? »
Il me montra les deux billets et j’écarquillai les yeux, abasourdi.
— « Ça alors ! Ça, c’est une licorne ? Ch’savais pas qu’elles existaient pour de vrai. »
Le grippe-clous se mit à rire, comme si j’avais dit quelque chose de drôle. Je le regardai attentivement. Il avait l’air sympathique. J’aurais parié un cinclous que, si je lui avais demandé le billet avec le Grand Temple, il me l’aurait donné. Mais, moi, comme j’étais dans ma phase de saint gwak, je me conduisis comme un gentilhomme et dis :
— « Ce n’est pas très juste que vous me donniez ce billet, m’sieu. Je me contenterais de quelque chose de plus raisonnable. » Le noble me regarda, la mine surprise, et, priant pour qu’il ne m’envoie pas chasser les nuages, j’ajoutai, très poliment : « Vous voyez, m’sieu. Ne dit-on pas : donnez une perdrix à quelqu’un et il mangera un jour, donnez-lui un arc et il mangera toujours ? Eh ben voilà. Je cherche du travail et cela m’aiderait beaucoup si vous me signiez ce papier. Rien qu’en remplissant ça, vous me rendriez un service énorme. »
D’autres, en entendant cela, auraient froncé les sourcils et m’auraient envoyé au diable. Mais ce merveilleux grippe-clous, qui dégageait tant de sympathie et de générosité, s’intéressa au formulaire de réinsertion, lui jeta un coup d’œil, fit une moue et dit :
— « Ah. Oh. Je comprends. Je ne peux pas te remplir ça, mais… je te donnerai une lettre de recommandation. Peut-être qu’ainsi tu réussiras à trouver un travail. C’est tout ce que je peux faire. »
Et c’était bien plus que ce que j’espérais. Je souris largement et il me fit entrer chez lui —une maison joliment meublée, avec quelque vase qui devait valoir autant que celui que j’avais cassé au Foyer. Pour moi, ce fut toute une épreuve d’héroïsme de demeurer les mains sagement jointes. Je ne touchai pas à la montre qui se trouvait sur l’étagère, ni au fin mouchoir abandonné dans une corbeille, ni à la pièce d’or qui brillait joliment sur le bureau du salon où s’installa l’homme. Tandis qu’il préparait sa plume et son encrier, je dis :
— « Vous avez une sacrée maison, m’sieu ! Cette chose doit valoir une fortune. Bonne mère, quel joli tableau ! Moi, j’ai connu un peintre qui a fait mon portrait, un jour. Il peignait des choses sacrément bizarres… Vous savez pas comme je vous suis reconnaissant de m’écrire cette lettre de recommandation. On peut avoir la meilleure intention du monde, mais, des fois, si on n’a pas un petit coup de pouce, même si on crie, personne n’écoute… »
Tandis que je papotais, j’en profitais pour me réchauffer et frotter ma main transie. Le grippe-clous me jetait des sourires compréhensifs. Il était déjà en train de plonger la plume dans l’encrier quand un jeune elfe blond vêtu d’un uniforme de serviteur apparut au pied des escaliers, plumeau en main, et, en me voyant, il fronça les sourcils.
— « Mère des lumières ! » s’exclama-t-il. « Monsieur Sardra, qu’est-ce que ce pauvre malheureux fait ici exactement ? Vous n’êtes pas en train de lui léguer la maison, j’espère ? » lança-t-il sur un ton sardonique.
Monsieur Sardra se mit à rire.
— « Saints Esprits, non, Rimys. Je lui écris juste une lettre de recommandation. »
— « Oh ? Et qu’est-ce que cet esprit candide a fait pour mériter une telle générosité ? »
Rimys me regarda, à l’évidence anxieux que je m’en aille au plus vite. Je lui adressai une moue innocente, mais celle-ci se changea en un sourire irrépressible quand je vis que monsieur Sardra commençait réellement à écrire la lettre. Il répondit :
— « Il m’a évité de perdre mes papiers, l’invitation au concert, le billet de loterie et cent-cinquante siatos. »
À ce moment, mon sourire se figea. Cent-cinquante, me répétai-je. Cent-cinquante siatos et, moi, je faisais quoi ? Je jouais les saints. Tout bas, je murmurai un :
— « Bouffres. »
Après m’avoir demandé mon nom, monsieur Sardra voulut savoir si je savais déjà à qui adresser la lettre de recommandation, ce à quoi je répondis, comme ça, à la volée, qu’il l’adresse à la Compagnie de Messagers de l’Hirondelle et qu’il ajoute que j’avais déjà de l’expérience comme messager, que j’avais travaillé presque un an pour un certain Miroki Fal.
— « Miroki Fal ! » s’exclama monsieur Sardra, stupéfait. « Est-ce bien vrai ? »
— « Je le jure sur mes ancêtres. » Et pour qu’il ne lui reste pas de doutes, j’ajoutai des détails : « Je travaillais avec Rux, son majordome. Monsieur Fal a terminé ses études au Conservatoire au printemps et il est parti pour Griada avec sa famille. Alors je me suis retrouvé sans travail. Mais j’ai de l’expérience. »
Si l’on pouvait appeler expérience le fait de porter des fleurs et des lettres romantiques à la bien-aimée de Miroki, ajoutai-je mentalement. Le grippe-clous secoua la tête.
— « Et il ne t’a laissé aucune sorte de recommandation ni rien ? »
Il semblait indigné. Comme un bon serviteur, je défendis mon ancien maître :
— « Oh, ce n’est pas sa faute, m’sieu. Les derniers jours, il avait d’autres affaires plus importantes en tête et il était très préoccupé. »
Je ne mentionnai pas qu’il avait tenté de se suicider et que je lui avais sauvé la vie. Je serais apparu comme un héros, mais peut-être bien que le grippe-clous ne m’aurait pas cru et tout serait tombé à l’eau.
Sans plus de questions, monsieur Sardra écrivit rapidement mais avec élégance, il signa, apposa même un sceau sur la lettre et me la remit.
— « J’espère que cela suffira. »
Je souris largement.
— « Naturel. Merci, monsieur Sardra. Si un jour vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à me demander. »
Je pris congé en m’inclinant comme un petit gentilhomme, j’adressai une moue moqueuse à Rimys et sortis. Ce grand monsieur Sardra ne s’était même pas aperçu que je ne lui avais pas rendu le billet d’un siato. Mais un siato, qu’est-ce que c’était pour lui, hein ? Je courus directement à un magasin de vêtements sur l’Avenue de Tarmil, où je m’achetai une chemise simple mais sans trous. Je la mis par-dessus l’autre et, ainsi paré, je montai en courant la rue jusqu’au bureau central des Messagers. Le matin, j’avais vu une offre d’emploi et je me réjouis quand je vis que le papier était encore collé sur le mur.
Je passai devant trois messagers d’une quinzaine d’années, qui se reposaient à l’entrée d’une impasse, mâchant de l’humerbe. Je les regardai avec effronterie. Ils portaient un uniforme et une casquette avec un numéro de chaque côté et un « L’HIRONDELLE » écrit en grand. Je souris tout seul. Quand Manras me verrait habillé comme ça, il allait rester bouche bée. J’entrai dans le bureau et je vis un employé assis derrière une écritoire couverte de papiers. Comme il ne me remarquait pas, je dis bien haut :
— « Bonjour ! Je viens pour l’annonce. Je cherche du travail. Et j’ai une lettre de recommandation de monsieur Sardra. »
J’ignorais si mon bienfaiteur était connu, mais je pris cette intonation de celui qui dit : vous avez vu les amis importants que j’ai ? Malgré tout, l’employé m’adressa une expression sceptique et ne l’effaça que lorsqu’il eut comparé le nom de la lettre avec celui de mon livret de sortie de prison. Après une hésitation, il m’envoya voir le directeur du bureau, qui me scruta, me fit asseoir et me demanda pourquoi je croyais que j’allais être un bon messager et ce genre de choses. Je répondis aussi bien que je pus. Il vérifia que je savais réellement lire, il me fit faire des exercices de calcul, me sonda sur mes connaissances des rues et se montra agréablement surpris par mon grand savoir en la matière. Enfin, il me demanda :
— « De sorte que tu es prêt à travailler dur ? »
— « Oui, monsieur ! »
Me voyant si motivé, le directeur ne put éviter de sourire. Il m’expliqua avec plus de détails en quoi consistaient les tâches d’un messager, il m’avertit aussi de tout ce que ne devait pas faire un messager et je l’écoutai avec attention, me rendant compte que tout cela n’allait pas être aussi simple que de porter des fleurs à Lésabeth.
Finalement, le directeur m’engagea, il se leva agilement de son fauteuil, ouvrit la porte et lança :
— « Yum ! »
Il attendit quelques secondes et grimaça.
— « Gamin. Tu vois cette porte, là-bas ? C’est la salle des messagers. Là, tu pourras te reposer pendant les temps morts… Ah, » dit-il alors avec satisfaction. Ladite porte venait de s’ouvrir et un elfe noir aux cheveux argentés et aux yeux verts saillants apparut. C’était un des trois messagers que j’avais vus en entrant.
— « Vous m’avez appelé, monsieur le directeur ? »
— « Oui. Voici Draen, il est nouveau et j’aimerais que tu le mettes au courant pendant quelques heures. Demain, il commencera le service. »
Yum acquiesça en me jetant un coup d’œil et sourit.
— « Bien sûr. Je l’emmène tout de suite. »
— « Bien, » approuva le directeur. « Avant, emmène-le voir Dermen, pour qu’il choisisse un uniforme à sa taille. » Il me tapota l’épaule. « J’espère que tu ne nous décevras pas, Draen Hilemplert. »
Un peu intimidé, j’acquiesçai et Yum me guida sans un mot jusqu’à ce dénommé Dermen, qui me fit essayer un uniforme, m’assigna une casquette avec le numéro quarante-deux et il était en train de m’expliquer que je devrais me charger de l’entretien de l’uniforme quand l’employé de bureau s’écria :
— « Les gars ! Magescrit urgent ! »
Yum, qui bâillait en entendant les consignes de Dermen, sursauta et lança :
— « Suis-moi, le môme. »
J’avais encore la casquette sur la tête et j’aurais aimé partir avec, mais Dermen me l’ôta.
— « Tu n’es pas encore de service, » me rappela-t-il.
Je roulai les yeux et suivis Yum avec une vive curiosité. Je le vis accepter de l’employé de bureau une note et quelques messages de plus, et je le suivis dehors. Je savais que les magescrits étaient des messages presque instantanés envoyés à travers de puissantes magaras depuis des lieux aussi éloignés que Kitra ou Véliria. Miroki Fal m’avait envoyé plus d’une fois remettre des messages de ce genre à l’Hirondelle l’année passée. Mais je n’avais jamais fait le chemin inverse.
Yum ne me laissa pas demander où nous allions : le jeune elfe noir partit en courant dans la rue et je le suivis sans dire un mot. Incroyablement, au bout d’un quart d’heure, je haletais et je dus m’efforcer pour ne pas perdre Yum de vue. Celui-ci alla remettre le magescrit à la Bourse de Commerce et, en entrant dans l’édifice, le souvenir de la Wada me fit lever inconsciemment les yeux vers l’endroit où la figure ornée de pierres précieuses se trouvait autrefois. Je sursautai et laissai échapper un souffle quand je la vis là, suspendue dans toute sa splendeur. Que bouffres la Wada faisait-elle là ?
Un financier corpulent qui se dirigeait vers la sortie me poussa « sans le vouloir » avec cette manie des grippe-clous de ne pas voir les autres et je faillis m’étaler. Yum me prit par le bras.
— « Tu es dans les nuages, nouveau ? » me lança-t-il. Visiblement, le messager avait déjà remis le magescrit. « C’est la première fois que tu entres dans la Bourse, hein ? » s’enquit-il. « Eh ! Réponds. »
Je secouai la tête.
— « Non. J’veux dire… Oui. On dirait, » murmurai-je, levant de nouveau des yeux troublés vers la Wada.
C’était comme si j’avais rêvé cette nuit d’hiver où j’étais entré par la coupole, attaché à une corde. Je m’aperçus alors que je n’étais pas en train de donner à Yum une impression, disons, très positive de ma personne et je lançai :
— « Désolé. C’est l’émotion. Pour le travail. Y’a encore beaucoup de messages ? »
— « Cinq. Je pensais les remettre en deux heures, mais, à ce rythme, on va avoir besoin de tout l’après-midi. Comment ça se fait qu’ils t’aient pris si tu ne sais même pas courir ? » demanda-t-il.
Je haussai les épaules sans m’offenser.
— « Je savais. Ce qu’il y a, c’est que… j’ai été malade. T’inquiète, vas-y, cours, moi, je te suis. »
Yum me jeta un coup d’œil sceptique.
— « Malade, hein ? »
Avec une surprenante rapidité, il mit la main dans ma poche et retira le formulaire que le directeur m’avait rempli. Je me retins de le saisir pour ne pas le déchirer et protestai :
— « Rends-moi ça ! »
Il leva le papier et lut d’une voix de héraut comme s’il voulait que tous les grippe-clous présents l’entendent :
— « Fiche de réinsertion de Draen Hilemplert, onze ans, qui a purgé sa peine le premier Jour-Tonnerre de Bourrasques après avoir été condamné à cinquante jours pour attaque avec violen… »
Petit à petit, il baissa la voix, de plus en plus stupéfait, et, finalement, il se tut, peut-être surpris que je ne proteste pas davantage. Je le regardai dans les yeux, silencieux. Il prit un air embarrassé et me rendit la feuille. Je la pliai, impassible, et lançai un simple et sec :
— « Merci. »
Yum se racla la gorge.
— « Désolé. Je… je pouvais pas imaginer ça. Je t’assure, ça me dérangeait que tu me mentes, c’est tout. Il vaudra mieux que nous allions délivrer ces messages… Dis, qu’est-ce que ça veut dire exactement ‘attaque avec violence’ ? »
Un moment, je fus tenté de lui dire que j’avais attaqué une banque, un poignard en main. Mais je réfléchis et, tandis que nous sortions de la Bourse de Commerce, je lui racontai l’incident avec le cocher. Yum se montra clairement soulagé de savoir que son nouveau compagnon n’était pas un dangereux criminel mais simplement un impulsif. Après cela, je passai un après-midi agréable. Yum m’apprit les astuces du messager, moi, je l’écoutai attentivement, je l’aidai à calculer les prix pour chaque message dont on le chargeait en chemin et, alors que la nuit tombait déjà, nous nous arrêtâmes devant le bureau et il me dit :
— « Eh bien, tu sais déjà l’essentiel. Il te reste à apprendre à traiter avec les clients. Et à ne pas trop stresser quand ils te bousculent ! » observa-t-il savamment. « Bon, je vais continuer à travailler. Moi, à ta place, je rentrerais chez moi. T’as l’air fatigué. Demain, je te présente à la compagnie. Tu verras, ils sont tous sympathiques. Certains sont plus sérieux que d’autres. Moi, je fais partie de ceux qui font semblant de l’être. C’est pour ça que le directeur m’appelle dès qu’il y a quelque chose à faire. Je vais même promener ses chiens le matin. Comme si, en plus de messager, j’étais le garçon à tout faire de la maison, » dit-il en souriant. « Au fait, ça ne t’intéresse pas d’aller promener les chiens du directeur les Jour-Sacrés ? C’est que ces jours-là, j’emmène mes petites sœurs au temple. Il paie six clous pour une promenade d’une heure. »
Je déglutis et fis non de la tête.
— « Non, non. Moi, j’aime pas trop les chiens. »
— « C’est vrai ? » s’étonna Yum. « Bon. Eh bien, je trouverai quelqu’un d’autre. Bonsoir ! »
— « Bonsoir et merci ! » fis-je.
Finalement, j’avais l’impression que j’allais aimer ce travail. Au moins durant un temps.
Comme il ne restait plus qu’une heure avant sept heures et que j’avais promis à Kakzail que je reviendrais à sept heures sonnantes aux Ballerines, la seule chose que je fis fut de laisser le formulaire au commissariat central et de traîner les pieds jusqu’à la taverne. Je ne vis pas Kakzail ni aucun de ses compagnons et, pour que la tavernière ne me mette pas à la porte, je commandai un repas et payai avec l’argent qu’il me restait du billet d’un siato. J’étais en train de terminer de dîner quand, soudain, quelqu’un s’assit devant moi et je sursautai.
— « Yal ! »
Mon maître me dit aussitôt à voix basse :
— « Que diables fais-tu, Mor-eldal ? Korther t’attend au Foyer depuis ce matin. Ce matin, il voulait te tirer les oreilles, mais je crois que maintenant il en est à l’étape de vouloir te tordre le cou. Il m’a raconté cette histoire d’orbe mauve. Je l’ai rarement vu aussi agité. »
Il fit une pause, me regarda, le visage interrogateur, et je répondis précipitamment :
— « J’allais y aller, en vrai, mais entre une chose et une autre… C’est que j’ai trouvé un travail. »
Yalet secoua la tête, étonné.
— « Un travail ? En un jour ? »
— « Oui, oui, messager à l’Hirondelle, » annonçai-je.
Yal esquissa un sourire en me voyant me redresser avec fierté.
— « Félicitations. En tout cas, je crois que Korther, ça va lui faire ni chaud ni froid, » me prévint-il. « Il est convaincu que ces deux étrangers sont à Estergat. Ça fait une semaine qu’il les cherche. Et il veut que tu traduises. »
Je soupirai et acquiesçai, repoussant l’assiette vide.
— « C’est bon, ça court, j’y vais. Mais j’ai promis à Kakzail que je serais ici à sept heures sonnantes… »
— « Je lui dirai que tu es passé, » assura Yal. « Il t’a laissé mon adresse, n’est-ce pas ? Et… tu as parlé avec lui ? »
Je compris, à son expression, qu’il était déjà au courant de cette histoire de famille et de pendentif. Je haussai les épaules.
— « Oui. »
Yal me scruta et fit une moue souriante.
— « Bon. Tu sais que maintenant je travaille comme secrétaire au Capitole ? Ce n’est pas passionnant, mais j’ai un bon salaire et je pourrais même me permettre un logement plus proche ; mais à vrai dire, pour le moment, la pension où je suis me convient à merveille. Si tu veux, tu peux venir y dormir. La propriétaire n’est pas aussi casse-pieds que celle de la Maison Darguet. Tant qu’il n’y a pas de raffut, elle laisse entrer dans son couvent des familles entières. »
J’ouvris grand les yeux, pas très sûr de comprendre.
— « Tu veux dire… que je peux emmener mes camaros ? »
Yal fit une moue.
— « Bon. Je les ai vus une fois. Ils ont l’air d’être des gamins sympathiques. Tant qu’ils ne font pas de raffut… »
— « Ils seront silencieux comme des roches ! » assurai-je, ému. « Ah, c’est trop sympa, Yal ! »
Mon maître s’esclaffa.
— « Oui, bon. J’ai fini par comprendre que, sans eux, tu ne resterais même pas dans la maison d’un prince. »
Je mordis ma lèvre, souriant.
— « T’as tout rond. Et… et Rogan ? Il pourra venir aussi ? Rien que lui. Rien que mes camaros et lui. Lui, c’est pas seulement quelqu’un de sympathique : c’est un saint. Regarde, il m’a offert ça, » dis-je, en lui montrant le collier de coquillages. « Joli, n’est-ce pas ? Et, bon, lui, il fait pas de raffut, il est très calme. »
Yal s’humecta les lèvres.
— « C’est bon, » céda-t-il finalement. « Mais pas un de plus. La chambre est plutôt petite. Et, si vous me réveillez en pleine nuit, je vous mets tous dehors. Et, maintenant, va voir Korther, sinon il va te tordre le cou pour de bon. »
J’acquiesçai et me levai encore enthousiasmé à l’idée d’emmener ma petite bande chez mon maître. J’hésitai, puis déclarai avec fermeté :
— « Je t’aime, élassar. Ayô ! »
Je le vis sourire, amusé, avant que je lui tourne le dos et sorte de la taverne à vive allure, en direction du Foyer. En vérité, je m’approchai de la confrérie des Daguenoires avec appréhension mais aussi avec curiosité. C’est que j’avais hâte de savoir si Shokinori et Yabir étaient réellement à Estergat. En plus, me rappelai-je, Alvon m’avait donné un message pour le kap. Et, comme nouveau Messager d’Estergat, je ne pouvais oublier de le délivrer.