Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 2: Le messager d'Estergat
Je passai mes derniers jours de condamnation à l’infirmerie. On me donna un calmant qui améliora légèrement mon état, quoique pas suffisamment pour que je cesse de souhaiter la mort à mes moments de relative lucidité. J’avais beau réclamer de la karuja à cris étouffés, on ne m’écouta pas, on me donna une soupe abominable et on me laissa mourir lentement. Les mots que j’entendais étaient pour la plupart incompréhensibles pour moi ; cependant, je saisis nettement une conversation quand des gardiens passèrent par là pour emmener un malade rétabli :
— « Et le garçon ? Il ne se remet pas ? » s’enquit un gardien.
— « Eh bien… Je crains que celui-ci ne sorte pas de prison sur deux pattes, » lui répondit le médecin.
Et, de fait, je ne sortis pas sur deux pattes, mais je sortis vivant. Deux jours plus tard, le premier Jour-Tonnerre de Bourrasques arriva et ma condamnation prit fin. Mais pas mon supplice. C’est à peine si je me rendis compte quand des gardiens me soulevèrent et m’emmenèrent hors de l’infirmerie jusqu’à la porte principale. Des visages familiers apparurent. Je reconnus le visage du barbu et celui du tatoué géant. Le premier me dit quelque chose que mon esprit engourdi par la souffrance ne comprit pas. Alors, le géant me prit dans ses bras et ils me sortirent de là.
Ils m’emmenèrent aux Ballerines. La taverne n’était pas très éloignée de la prison et le trajet me sembla court. En réalité, tout me semblait à la fois court et interminable. Ils m’allongèrent sur le même lit que la dernière fois et je vis le barbu ouvrir la bouche et la refermer. Il avait les sourcils froncés d’inquiétude. Il me posa une question. Puis la Bleutée s’approcha et me toucha le front. Elle recula presque aussitôt en poussant un cri aigu.
— « Il souffre, » haleta-t-elle.
Moi, j’essayai de leur expliquer pourquoi, mais aucun son ne sortait de ma gorge. Alors, il y eut du bruit dans le couloir. J’entendis des éclats de voix. Et quelqu’un grogna :
— « Laissez-moi passer ! Je le connais. Je sais ce qui lui arrive. S’il vous plaît, laissez-moi passer. »
Quelques instants après, je vis apparaître un visage très familier. C’était Yalet. Je le vis sortir une pastille noire et, bien que le barbu tente de l’en empêcher, il me la mit dans la bouche.
— « Mais, diables, que lui as-tu donné ? » s’écria le barbu.
Yal fit une moue et ne détourna pas les yeux de moi.
— « C’est un médicament, » dit-il enfin.
— « Un médicament, oui, ma barbe ! C’est de la drogue, ça, » siffla le barbu entre ses dents.
Yal ne répliqua pas et il sourit en voyant que je clignais des yeux et cessais d’avoir des convulsions. Mon cœur battait encore à toute vitesse. Je bégayai :
— « De l’eau. »
— « Je t’en apporte tout de suite, » dit la Blonde.
Yal me saisit par l’épaule.
— « Sari, comment vas-tu ? »
— « Élassar, » soufflai-je.
Je le vis secouer la tête et soupirer de soulagement.
— « Mères des Lumières, dans quels pétrins tu te mets. »
Je souris. À présent, je me sentais mieux, beaucoup mieux.
— « Le Voltigeur m’a dit que tout gwak qui se respecte séjourne à l’Œillet au moins une fois. »
Je me raclai la gorge, parce que ma voix me parut effroyablement faible, et je tentai de respirer avec plus de calme tandis que le barbu disait :
— « Qui es-tu ? Je te préviens que, si c’est toi qui as commencé à le droguer, tu vas sortir d’ici à coups de pied. »
Yalet tourna enfin la tête vers lui et émit un grognement exaspéré.
— « Et, moi, j’aimerais savoir qui vous êtes. J’attendais Draen à la sortie de l’Œillet et je vous ai vus l’emmener de cette façon… Diables, un moment, j’ai cru que vous l’emmeniez au cimetière. Qui êtes-vous ? D’où est-ce que vous connaissez Draen et pourquoi vous l’avez emmené ici ? »
Le barbu l’observa avec une moue songeuse avant de répondre :
— « Je suis Kakzail Malaxalra, un guerrier gladiateur évadé du royaume de Tassia. Et je me suis proposé comme tuteur de ce garçon durant un temps. C’est pour ça que je l’ai emmené ici : il est sous ma protection. Et, à mon avis, il en a besoin. »
Yal le regarda comme s’il attendait quelque autre explication. Sentant mes forces revenir, je levai les yeux vers les autres personnes présentes dans la chambre. Ils étaient tous là : les jumelles, le géant et le caïte roux. Ces deux derniers regardaient le jeune Daguenoire, l’expression méfiante, tandis que la Blonde se penchait à cet instant vers moi pour m’offrir le verre d’eau que j’avais demandé. Je me redressai en souriant.
— « Merci, m’dame. »
Je bus pendant que Yal inspirait, acquiesçant.
— « C’est bon. Je ne sais pas quel accord tu as avec Draen, mais je te demande de lui permettre de décider s’il veut rester ici ou… s’il veut venir avec moi. »
— « Impossible, » répliqua Kakzail. « Écoute, l’ami : les autorités avaient mis le garçon sur les listes pour l’envoyer au dépôt de mendicité. Sans mon intervention, il aurait été envoyé là-bas, alors, je regrette de te décevoir, mais le garçon reste ici. Je comprends tes réserves : on ne se connaît pas. Mais je t’assure que je prendrai bien soin du gamin. Et, en tout cas, ce n’est pas moi qui vais le droguer. »
Yal lui adressa une moue patiente et, avant qu’il n’ait le temps de répondre, j’intervins :
— « Yal. C’est pas de mauvaises gens. Ils cherchent quelqu’un et ils croient que je peux les aider, c’est tout. Et moi… je les aiderais bien. Vraiment. Mais ch’peux pas. »
— « Tu sais où est notre ami, » prononça la Bleutée. Elle se dressait au pied du lit, me regardant fixement. Ses yeux inhumains semblaient me dire : ne me mens pas.
Je déglutis et acquiesçai.
— « Je sais où il est. »
La Blonde venait de reprendre le verre d’eau et, en m’entendant, elle étouffa un souffle.
— « Démons… Tu sais où il est ? »
Je me sentis un peu honteux de voir que la Blonde m’avait réellement cru quand je lui avais dit que je ne savais rien. Ce n’était pas tous les jours qu’on trouvait quelqu’un prêt à croire la parole d’un gwak. Je soupirai et me tournai vers Yal. Celui-ci nous regardait tous, l’air perplexe.
— « Dis-nous où il est et on te laissera tranquille, » insista la Bleutée.
— « Calmez-vous, mes chéries, » intervint Kakzail. « Je ne sais pas si c’est le meilleur moment pour parler : le garçon vient de sortir de prison… »
— « Pourquoi tu ne peux pas nous dire où il est ? » s’enquit la Blonde, interrompant le guerrier.
Je baissai les yeux sur mes mains. Bouffres. Et que pouvais-je leur dire maintenant ? Je laissai échapper un long soupir et m’allongeai.
— « Parce que… » Je m’éclaircis la voix. « Parce que, s’il s’en va, trente-deux gwaks vont devoir passer leur vie à prendre de la karuja. Et la karuja, c’est pas donné. »
Il y eut un silence et, alors, Yal lança, incrédule :
— « Ne me dis pas… Vous parlez de l’alchimiste ? »
Tandis que l’attention générale se tournait vers Yalet, qui venait de confirmer qu’il connaissait Dessari Wayam, je me sentis exténué. Cela faisait, je crois, peut-être quatre jours que je ne dormais pas vraiment. Conscient que je venais de refiler le problème à Yal, je pris un air innocent et, m’abandonnant à mon épuisement, je fermai les yeux. Qu’allait faire Yal maintenant ? Tout leur dire ou se taire ? Bah, quoi qu’il dise, il se débrouillerait sûrement mieux que moi. J’étais si fatigué que je n’aurais même pas tressailli si, à cet instant, Estergat avait été engloutie dans les profondeurs de la terre.
Finalement, j’entendis Kakzail dire :
— « Il vaudra mieux qu’on laisse le garçon dormir. Si cela ne te dérange pas, jeune homme, je t’invite à prendre un verre. Je crois qu’on a des choses à se dire. Ou plutôt, Zoria, Zalen et toi avez des choses à vous dire. » Je sentis une main sur mon épaule. « Dors, mon garçon, et reprends des forces. »
Je fis semblant de dormir. Je n’entendis aucune réponse de la part de Yal, mais j’entendis des bruits de pas dans la pièce. Quand la porte se ferma, j’écoutai un moment le silence, j’ouvris un œil… et je croisai le regard de Sarpas, le géant tatoué. Il était assis sur le lit voisin, les coudes appuyés sur les genoux et l’expression pensive. Il m’adressa un léger sourire, puis il se fit grave et dit :
— « Drogues sont mauvaises. »
Il avait un accent horrible. J’acquiesçai doucement. Après un silence, je demandai :
— « Pourquoi tu as tant de tatouages ? »
— « Oh, » sourit Sarpas. « Un sorcier de Tassia m’a fait ça. Tout le corps. Avant… c’étaient des tatouages magiques. Maintenant… presque plus. »
Je laissai échapper un souffle en contemplant les étranges motifs sur sa peau découverte. Ça alors, tout le corps ?
— « Tu viens de Tassia ? » m’enquis-je.
— « Ah, oui, de Tassia, » affirma Sarpas. « Mais, quand j’étais petit, moi, du nord. Très au nord. On m’appelle Sarpas le Malou. Malou, c’est… nordique, en tassien. On m’a fait esclave. Kakzail et moi, nous sommes… nous étions gladiateurs. »
— « Gladiateurs ? » répétai-je. « C’est quoi ? »
— « Oh. » Il prit un air concentré, comme s’il cherchait une manière de l’expliquer. « Eh bien. Des guerriers qui sont dans un… enclos et, paf, ils combattent avec des armes, tu vois ? Nous faisions des spectacles. Nous étions des esclaves. Mais nous nous sommes libérés… en cachette, » sourit-il, imitant de la main la démarche d’une personne qui filait en douce. « Il y a moins de… d’un an. C’est pour ça, mon drionsanais est… assez mauvais, » avoua-t-il.
Il semblait heureux, malgré tout, de parler en drionsanais, et je lui rendis son sourire avant de refermer les yeux en soufflant :
— « Bouffres que je suis fatigué. »
— « Alors, dors, ushkra, » dit Sarpas. « Je me rappelle. Ma mère disait : le sommeil de l’enfant vole innocent et libre comme le yarack. »
Je souris, car c’était la première fois que j’entendais quelqu’un autre que mon maître et moi-même parler du yarack, l’oiseau multicolore des montagnes. Je me répétai les curieuses paroles du nordique et finis par m’endormir.
* * *
Quand je me réveillai, je me sentis reposé et terriblement bien. Je mis un moment à saisir pourquoi. J’ouvris les yeux, bâillai… et alors je compris. J’étais sur un matelas de plumes, dans une chambre chaude et je venais de dormir au moins douze heures de suite, sinon plus, vu qu’il faisait déjà nuit. Je souris tout seul. Et je jetai un coup d’œil autour de moi. Les autres lits étaient occupés. Tous dormaient. Sauf la Blonde : Zalen était assise sur le bord de la fenêtre. La lumière bleutée de la Gemme éclairait son visage opalin.
Après une hésitation, je me redressai, me laissai glisser au bas du lit et m’approchai prudemment.
— « Madame, » murmurai-je.
Les yeux de la Blonde se tournèrent vers moi. Contrairement à ceux de sa sœur, ils avaient l’air chaleureux et naturels. J’ajoutai :
— « Je peux sortir dans la rue ? »
Il me semblait correct de demander la permission. La Blonde se troubla.
— « Pourquoi veux-tu sortir dans la rue à cette heure ? » chuchota-t-elle.
— « J’ai faim, » expliquai-je.
La Blonde fit une moue compréhensive.
— « Bien sûr. Eh bien, avant, je t’ai apporté un plateau, au cas où tu te réveillerais pour le dîner. Comme tu ne te réveillais pas, Sarpas et Kakz l’ont mangé. » Elle sourit. « Mais ils t’ont laissé le pain. Il est là-bas. »
Elle m’indiqua la petite table et, sans pouvoir encore le croire, j’y allai et je constatai qu’effectivement, il y avait là un petit pain. J’arrachai une bouchée avant de revenir près de mon lit. Je terminai le petit pain et cela me sembla bien peu, mais cela apaisa ma faim et, petit à petit, les tiraillements se calmèrent. Je revins auprès de Zalen et me mordis la langue avant de demander :
— « Qu’est-ce qu’il vous a dit, Yal ? »
Zalen secoua la tête.
— « Beaucoup, mais pas suffisamment. Il a refusé de nous dire où se trouve l’alchimiste. Mais il nous a promis qu’il lui parlera de nous. »
Bouffres, murmurai-je intérieurement. J’espérais que Yal savait ce qu’il faisait… Je ne pensais pas que l’alchimiste soit un diable, mais je ne pouvais pas être sûr qu’il continuerait à chercher un remède pour des gwaks indéfiniment. S’il s’échappait, nous serions dans de beaux draps.
Je m’appuyai contre le mur et contemplai la Gemme pendant un moment avant que des nuages ne l’occultent. Alors, Zalen ajouta avec douceur :
— « Il nous a raconté pour la mine de salbronix et la sokwata. »
Je baissai les yeux, passai ma langue sur mes lèvres sèches et acquiesçai silencieusement. Je m’en doutais. Mais je n’avais pas du tout envie d’en parler.
— « Et mes camaros ? » demandai-je. « Ils sont venus vous voir, n’est-ce pas ? »
Zalen fronça les sourcils, sans comprendre.
— « Tes camaros ? »
— « Oh. Un petit elfe noir et un de ceux qu’on appelle yeux-du-diable, » expliquai-je. « C’est mes camaros des journaux. Je les ai envoyés vous avertir qu’on m’avait pincé. »
Zalen secoua la tête.
— « Je ne sais pas de qui tu parles. Un garçon est venu. Il a dit qu’il était un compagnon à toi. Un jeune… assez théâtral. Il portait un chapeau haut-de-forme, mais pour le reste il était aussi déguenillé que toi. Il n’a pas dit son nom. » Je perçus son sourire quand elle ajouta : « Il a dit que tu avais demandé à la gwakerie de nous dire que tu avais été enœillé. On a eu besoin d’un bout de temps pour comprendre ce que signifiait ce drôle de mot. »
J’avais beau tenter de deviner qui était ce gwak au chapeau haut-de-forme, je ne parvins pas à le découvrir.
— « Tu devrais continuer à te reposer, » ajouta Zalen après un silence. « Il reste encore deux heures avant qu’il fasse jour. »
Malgré l’envie que j’avais de sortir pour aller respirer l’air libre et chercher ma petite famille, je décidai d’écouter la Blonde et j’allais retourner dans mon lit quand la curiosité me retint.
— « Toi aussi, tu viens du nord ? » demandai-je.
Zalen esquissa un sourire.
— « Non. Pas du tout. Ma sœur et moi, nous venons de l’ouest. »
— « Des montagnes ? » m’enthousiasmai-je.
— « D’au-delà, » murmura-t-elle. « De bien au-delà. »
Ceci m’intrigua, mais, comme ses yeux s’égaraient vers la lumière de la Gemme, je la laissai tranquille et revins dans mon confortable lit. Je tâtonnai les couvertures et l’oreiller douillet. Bouffres, quelle différence avec la prison ! Je souris largement dans l’obscurité et tendis l’oreille pour écouter les respirations des autres qui dormaient placidement. J’étais sorti de l’Œillet. Et j’étais… libre, n’est-ce pas ? Le directeur de la prison n’allait pas apparaître le matin pour m’accuser de complicité dans l’évasion… n’est-ce pas ? Je repoussai mes appréhensions comme étant des bavosseries. J’étais libre, ma condamnation était achevée, et ils n’avaient rien prouvé. Je n’avais pas besoin de m’inquiéter ni besoin de me cacher dans le quartier des Chats. Je réprimai mes instincts de fuite et m’armai de patience.
Je ne dormis pas de tout le reste de la nuit, et la Blonde ne bougea pas de sa place. Visiblement, elle non plus n’était pas fatiguée. Quand le ciel commença à s’éclaircir, la rumeur de la ville s’intensifia et, alors, j’entendis du bruit dans la chambre et j’ouvris les yeux. Le barbu s’habillait. Je le vis boucler sa ceinture et, juste avant qu’il ne mette le bandeau violet, je remarquai la cicatrice qui sillonnait son front. Probablement, il se l’était faite durant ces “spectacles” de gladiateur. Je croisai son regard et le vis sourire tandis qu’il s’étirait.
— « Ah ! Bonjour, gamin. Comment vas-tu ? »
Je me redressai.
— « Vent en poupe, mais le ventre creux ; mais ça, ça s’arrange facilement, maintenant que ch’suis libre, » fis-je en souriant et je mis l’accent sur le dernier mot, en lui jetant un regard interrogateur.
Kakzail grimaça.
— « Oui. Écoute, avant que tu ne disparaisses va savoir où, je voudrais parler avec toi. Qu’est-ce que tu en penses si on règle le problème du ventre creux en même temps ? »
Je souris, ravi. Je n’allais pas refuser une aussi aimable proposition, hein ?
— « Ça court, » acceptai-je.
Avant même que les autres ne finissent de se dégourdir, nous sortîmes de la chambre et descendîmes à la taverne. La salle était déjà occupée par les lève-tôt qui venaient déjeuner et bavarder avant d’aller travailler. Que ce soit parce qu’elle ne se souvenait pas de moi ou parce qu’elle ne pouvait même pas s’imaginer que le gwak qu’elle avait mis à la porte de son local était le même que celui qui s’asseyait ce jour-là à une table, l’énorme aubergiste ne me reconnut pas. Elle sourit amplement au barbu et nous apporta un copieux petit déjeuner.
— « Merci, m’dame ! » fis-je, très poliment. Et j’arrachai une généreuse bouchée à un grand beignet. Je m’esclaffai la bouche pleine. « Bonne mère, c’est sacrément bon ! »
J’avais rarement avalé autant et aussi bien que ce matin-là. Je crois que j’effrayai même un peu Kakzail et, pariant que ce serait la dernière fois qu’il allait m’inviter à manger, je profitai de l’occasion. Après m’avoir contemplé un moment en silence avec une moue mi-amusée mi-médusée, il fit :
— « Vois-tu. Tout a à voir avec le pendentif. Avale, faudrait pas que tu t’étouffes de surprise, hein… »
Il fit une légère pause et, profitant qu’il tournait un instant la tête, comme pour mettre de l’ordre dans ses idées, je mis un petit pain dans ma poche.
— « J’ai déjà avalé, » informai-je. « De quel pendentif tu parles ? »
— « De celui que tu portes autour du cou. »
Je baissai les yeux, pris l’étoile du Daglat en bois de chêne, puis la petite plaque de métal.
— « Celui-ci ? Bon. Qu’est-ce qu’il se passe ? »
— « Eh bien voilà. » Kakzail joignit les mains sur la table et baissa la voix. « Il se passe qu’il porte inscrit dans l’ancienne écriture des sorciers de la vallée le nom ‘Ashig’ et que… il y a environ onze ans, une famille de la vallée a offert un pendentif très semblable à un nouveau-né. Dis-moi… d’où tiens-tu le pendentif ? »
Ceci me laissa un instant stupéfait. Jamais je n’avais pensé que cette petite plaque puisse importer à qui que ce soit à part moi… Je me raidis.
— « Écoute, j’ai rien volé, hein ? Ce pendentif, je l’ai depuis toujours. »
— « Ça se peut, » concéda Kakzail. « Yalet Ferpades, ton compagnon d’hier, m’a confirmé que tu venais de la vallée. »
Voyant que le barbu ne m’accusait pas de vol, je réfléchis et éclatai de rire.
— « Braises. Tu veux dire que ce pendentif… ? Enfin… que cette famille de la vallée, ce serait la mienne ? »
Kakzail acquiesça calmement.
— « Si tu t’appelles Ashig. »
Je me mordis la lèvre.
— « Ouais, ben… Ch’suis pas Ashig, en fait. Moi, c’est Draen. Je me rappelle rien d’autrefois, » avouai-je.
— « Rien de rien ? » Il secoua la tête, pensif. « Le nom de Skrindwar ne te dit rien ? Samfen ? Xella ? Skelrog, peut-être ? »
Je le regardai, perplexe, et m’agitai sur ma chaise.
— « Tu rigoles ? C’est qui, ces gens ? »
— « Tes frères aînés. Tu as neuf frères et sœurs au total, » précisa Kakzail. « Si tu es vraiment Ashig. Personnellement, je parierais un siato que c’est toi. Écoute. Si tu te souvenais juste d’un détail sur… la maison où tu vivais ou sur comment tu t’es perdu… »
Je plissai les yeux et secouai la tête, déconcerté.
— « Comment je me suis perdu ? » répétai-je.
— « Tu t’es perdu, » affirma Kakzail. « Et de la manière la plus stupide qui soit. C’est-à-dire, moi, je n’étais déjà plus avec vous, mais Skrindwar m’a raconté. Il y a à peu près cinq ou six ans, tes parents ont décidé de quitter le village pour Estergat, pour aider tes oncles et tenter leur chance… Quelques jours avant votre départ, ton frère Samfen est tombé malade, alors ta mère t’a envoyé au village d’à côté chercher un bocal de sirop. Et tu as dû trouver quelque chose d’intéressant parce que tu as quitté le chemin. Et tu t’es perdu. Ils t’ont cherché pendant des jours. »
Je fronçai les sourcils. Six ans… Cela coïncidait. Mais je ne me rappelais aucun de ces noms.
— « C’était en hiver ? » m’enquis-je.
— « Euh… Oui, oui, c’était bien en hiver, » confirma Kakzail, et il me regarda avec un léger sourire intrigué. « Tu te souviens de quelque chose ? »
— « Non, » admis-je très franchement.
Un moment, je pensai que le barbu me racontait toute cette histoire pour gagner ma confiance et que je lui parle de l’endroit où se trouvait l’alchimiste. Puis je réfléchis davantage et me dis qu’inventer quelque chose comme ça n’avait aucun sens. Il semblait juste que cette famille avait perdu il y a six ans dans la vallée un enfant de mon âge portant un pendentif avec le même nom… Je fis une grimace, marmonnai une imprécation, pris le beignet qui me restait et continuai à manger.
— « Si tu parvenais à te souvenir de quelque chose, » reprit Kakzail, « je pourrais prouver sans aucun doute qui tu es. Et tu pourrais les connaître. »
Je me troublai, mais je continuai de mâcher.
— « Qui ça ? » demandai-je.
— « Tes parents, bien sûr. Ils vivent à Estergat. Je leur ai déjà parlé de tout cela, mais pour le moment ils semblent sceptiques. Je leur ai montré le pendentif et Mère a admis que c’était très probablement celui de son fils Ashig. Peut-être que, s’ils te voient, ils te reconnaissent. »
Je le dévisageai quelques secondes, immobile, puis je continuai à mastiquer, j’avalai, pris le dernier petit pain qui restait et, sans penser à dissimuler, je le mis dans mon autre poche.
— « Quelles drôles de choses, » opinai-je. « T’es en train de me dire que j’ai des parents et neuf frères et sœurs ici, à Estergat, et que t’es… mon frère aîné ? »
La simple idée m’arracha un éclat de rire incrédule. Kakzail se racla la gorge, souriant.
— « Des choses plus étranges arrivent dans la vie, » assura-t-il. « Mais… tout n’est pas si merveilleux. Je dois t’avertir. Tes parents, comme je disais, sont… peu disposés, pour le moment, à… Bon… » Il se racla de nouveau la gorge et se lança : « Hier après-midi, j’ai voulu être franc avec eux et je leur ai montré ton livret de sortie de prison avec les annexes et tout et les impressions des gardiens sur toi… Tu ne dois pas être surpris s’ils sont, comme je disais, peu disposés à t’ouvrir leur porte. »
Au début, je ne compris pas ce qu’il voulait dire avec ce « peu disposés à t’ouvrir leur porte ». Puis je me rappelai ce que signifiait une famille pour ceux qui en avaient une avec des parents, des frères et des grands-parents, et je compris. Kakzail voulait dire que mes supposés parents étaient peu disposés à accepter de nouveau un fils perdu il y a six ans et qui venait de sortir de prison accusé d’être une personne antisociale et violente et qui avait été sur le point de se retrouver au dépôt de mendicité. Qui sait, peut-être même que les gardiens les avaient informés sur ma dépendance à la karuja. Il ne manquait plus que Kakzail leur ait raconté l’assassinat de Warok et, avec un tel dossier, je remportai la palme du fils le plus désirable d’Estergat.
Je roulai les yeux et, devinant que tout cela n’allait mener nulle part, je décidai de passer à autre chose.
— « Braises, ça ne fait rien, s’ils m’ouvrent pas la porte, ça m’est égal, t’inquiète pas. Moi, j’ai déjà une famille. Au fait, merci pour le déjeuner, hein. C’était délicieux. Et maintenant… je peux m’en aller, n’est-ce pas ? » Le barbu arqua les sourcils en voyant que je me levais, et j’expliquai : « C’est que j’ai des affaires. Ah, j’oublie pas que je t’en dois une, hein ? Je suis un gwak honnête. Tout ce que tu veux, t’as qu’à demander. » Comme il ne disait rien, j’hésitai et je déclarai : « J’y vais. »
— « Attends une seconde, » dit alors Kakzail. « Assieds-toi. »
Je soupirai et me rassis docilement.
— « Je ne voulais pas t’effrayer… »
— « Je suis pas effrayé, » assurai-je, amusé.
— « Oui, mais peut-être que je n’ai pas bien présenté les choses, c’est que je ne suis pas du tout la personne la plus indiquée pour parler de ce genre d’affaires, » reconnut Kakzail, avec une moue embarrassée. « Tout compte fait, moi aussi, je suis un fils égaré, mais… »
— « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » l’interrompis-je avec curiosité. « Pourquoi les Tassiens ont fait de toi un esclave ? »
Kakzail grimaça et, un moment, il ne sembla pas très disposé à raconter quoi que ce soit. Cependant, après avoir sorti une feuille d’humerbe d’une petite boîte et l’avoir mise dans sa bouche, il dit :
— « Parce que j’ai été idiot. » Il secoua la tête, souriant. « Tu avais à peine deux ou trois ans quand Père m’a envoyé à Onkada en apprentissage. Mon maître était… insupportable. Alors, au bout d’un an, j’ai écouté des… amis de mauvaise influence. Et je me suis enfui avec eux. J’ai mal tourné. À seize ans, je suis tombé dans les filets des Tassiens, je suis devenu gladiateur, j’ai connu Sarpas… puis j’ai connu Zoria, » ajouta-t-il avec un petit sourire.
Je souris, abasourdi.
— « Zoria est ta dame ? »
Fichtre. Je pouvais m’imaginer qu’il aime la Blonde, mais… la Bleutée ? Kakzail toussota.
— « Bon… Ma ‘dame’, c’est beaucoup dire. En tout cas, pour en revenir à notre sujet, quand on s’est évadés, on a cherché le père adoptif de Zoria et Zalen. On est arrivés à Estergat il y a à peine deux lunes. Et j’ai eu une sacrée surprise quand j’ai appris par l’oncle Markyr que toute la famille avait déménagé ici, avec quatre petits nouveaux frères et sœurs et tout. C’est une famille merveilleuse, vraiment. Ils n’ont pas une vie facile, et Père et Mère ont leur caractère, mais… Bon… disons que, en ce qui me concerne, ils ont leur vie et, moi, la mienne. Mais pour toi ça peut être différent. Je te demande juste de ne pas renoncer à quelque chose de si important… avant même d’avoir essayé. Si tu trouves un travail fixe et honnête et que tu arrives à prouver que tu peux être une personne ‘droite’ comme Père aime le dire… il se peut qu’ils t’acceptent et t’aident. De toute façon, un de l’Œillet m’a expliqué qu’idéalement, soit je te payais une inscription à l’école soit tu devais trouver un travail avec un contrat et tout, pour la réinsertion et ce genre de choses. Moi, j’essaie de t’aider, mais ma bourse s’est déjà bien aplatie cette lune, je travaille toute la journée et… je ne peux pas m’occuper de toi tout seul, tu comprends ? Alors… tu dois faire un effort. »
Je clignai des paupières et acquiesçai, songeur.
— « Oui, oui. Je comprends. Naturel. Toi aussi, t’as tes affaires. Alors… je dois trouver un travail avec un contrat ? Et… c’est quoi ça exactement ? »
Kakzail roula les yeux et sortit un papier de sa poche qu’il posa sur la table.
— « Tu montres ce formulaire à ceux qui veulent t’embaucher, ils le signent et, toi, tu le rapportes au commissariat central. Tout simplement. »
J’arquai un sourcil et je tendais une main vers le formulaire pour le prendre quand la porte s’ouvrit et je vis soudain apparaître un visage familier. Il portait un chapeau haut-de-forme, était pieds nus et ses yeux se promenaient sur les tables, comme s’il cherchait quelque chose. Il sembla trouver ce qu’il cherchait : la patronne, de l’autre côté de la salle. Il grimaça et il allait reculer quand je me levai en criant :
— « Prêêêêtre ! »
Je me ruai vers lui et le rejoignis en un clin d’œil. Emporté par l’émotion de le revoir comme ça, debout et en pleine forme, je ris tandis que je lui donnais une forte accolade et nous fîmes un tour complet sur nous-mêmes avant que je le lâche et m’exclame :
— « Bonne mère, je vois que t’es en forme ! »
Rogan s’esclaffa devant mon accueil enthousiaste.
— « Je vois que toi aussi. J’ai appris par Slaryn qu’on t’avait relâché de l’auberge. Et que ces types bizarres t’avaient emmené, en plus. » Il jeta un coup d’œil curieux à Kakzail, encore assis à la table, l’expression méditative, puis il se tourna vers la patronne, grimaça et me prit par les épaules pour me faire sortir de la taverne en disant : « Manras et Dil sont dehors. Braises ! » rit-il. « Tu peux pas t’imaginer combien j’ai prié pour toi, Débrouillard ! Au fait ! » dit-il, s’arrêtant net sur le seuil. « Moi aussi, je t’ai apporté un cadeau. Comme toi, tu m’en as apporté tellement en été… Regarde, regarde, qu’est-ce que t’en dis ? » Il me tendit un collier de coquillages et de petites pierres de couleur. Je l’acceptai, ébahi, tandis qu’il expliquait : « Je les ai trouvés sur la Plage des Coquillages et je les unis avec une ficelle. Ça te plaît ? Mince… j’avais pas pensé que t’aurais déjà deux colliers, » constata-t-il, déçu.
Je souris jusqu’aux oreilles et le mis aussitôt, l’admirant encore.
— « Même si j’en avais vingt, celui-ci serait le meilleur ! Sacré Prêtre ! Merci. »
Nous échangeâmes des sourires enjoués et Rogan allait ouvrir la porte quand je me souvins alors de Kakzail et lui dis :
— « Une seconde. Attends-moi dehors. J’arrive tout de suite. »
Je retournai près de la table du barbu et déclarai avec fierté en faisant un geste vague vers la porte :
— « C’est le Prêtre, un grand compère à moi. T’as vu ce qu’il m’a offert ? Il l’a fait lui-même. Il est incroyable, ce type. » Souriant encore, je pris le formulaire et ajoutai : « Je trouverai un travail. Promis, juré. Et, quand tu voudras, tu me montres cette famille et qu’il en soit selon la volonté des Esprits. J’y vais. »
Kakzail leva une main pour m’arrêter.
— « Euh… Attends. Prends : c’est le livret de sortie de prison. Peut-être que tu auras besoin de le montrer. Surtout, ne fais pas de bêtises, hein ? » Je roulai les yeux tout en mettant le livret dans ma poche et il ajouta : « Yalet m’a demandé de te donner sa nouvelle adresse. C’est celle-là. » Il me donna un petit papier où il était écrit : pension du Beau-Lieu, huit, rue de la Lune. J’ouvris la bouche pour le remercier, mais il se leva en se raclant la gorge et me demanda : « J’aimerais que tu reviennes ici ce soir. »
— « Naturel, ça court, » acceptai-je. « À sept heures sonnantes, je serai là. Ça va ? »
Kakzail acquiesça lentement, l’air d’être dépassé.
— « Oui. C’est bon. Une dernière chose. Tu ne pourrais pas… me dire au moins où tu vas ? »
Je pris une mine surprise.
— « Où je vais ? Eh ben, ch’sais pas. Comment veux-tu que je sache ? Je vais voir mes camaros. Après, on verra. En général, je vais, c’est le principal ! » Je ris. « Merci pour le papier. Et pour le déjeuner. Et pour tout le reste. Ayô et au plaisir ! »
Je sortis de là sous le regard froncé de la tavernière et, une fois dehors, le vent froid me frappa et je sifflai.
— « Bonne mère, qu’est-ce qu’il fait froid. » Mais j’oubliai aussitôt le froid quand, de l’autre côté de l’Avenue, j’aperçus Manras et Dil. Rogan les avait déjà rejoints. Je traversai la rue en trottant et saluai : « Ayô, ayô ! Le disparu est de retour. Vous savez pas tout ce que j’ai appris en une lune et demie. Des trucs de marché libre, de déterreurs, d’hérétiques, de journalistes, d’artistes, de maîtres voltigeurs… J’ai même parlé avec des étrangers. Et avec un prêtre ! Tu peux le croire, Rogan ? Il m’a appris des prières. Et, moi, j’ai appris aux compagnons quelques-unes de celles que tu m’as apprises. »
— « En vrai ? » s’esclaffa le Prêtre.
— « Oui, oui, en vrai et en drionsanais ! Je les ai tous épastrouillés avec tout ce que je sais. Et eux aussi ils m’ont épastrouillé. Disons que même au Conservatoire on n’apprend pas autant de choses en une lune, » assurai-je. « Et vous, shours ? Au fait, vous avez déjeuné ? » ajoutai-je, en sortant les deux pains de mes poches.
Alors qu’ils acceptaient le pain avec enthousiasme, ils se mirent à me raconter ce qu’ils avaient fait durant les cinquante jours que j’avais passés à l’Œillet. Bon, Dil hochait la tête, souriait et faisait des grimaces plus qu’il ne parlait, mais Manras, lui, comme un bon élève à moi, parlait comme un moulin. Apparemment, Rogan était tombé sur eux à peine un jour après que les mouches m’avaient pincé, il s’était chargé d’avertir Zoria et Zalen et, depuis lors, ils se retrouvaient toutes les nuits dans un refuge du quartier des Chats. Manras avoua qu’il s’était associé avec le Voltigeur, mais que tout avait changé voilà deux semaines.
— « Ils l’ont pincé ? » fis-je, surpris et attristé.
— « Oui et non, ils l’ont pincé, il s’est carapaté et il a quitté la Roche, » expliqua Rogan.
— « Il a dit qu’il allait chercher fortune en Raïwania, » ajouta Manras. « Il m’a demandé si je voulais aller avec lui. Mais, moi, j’ai dit que non, que sinon, peut-être que je revenais jamais. Alors, il est parti tout seul. »
Comme ils continuaient à me raconter des évènements divers, je pensai alors combien la vie du gwak était mouvementée. De ville en ville, de prison en prison, de rue en rue, de bande en bande et de péripétie en péripétie… Mais en y réfléchissant bien, jusqu’à présent, tout s’était assez bien passé pour moi et, à vrai dire, même si j’avais réellement des parents et des frères, ceci n’allait pas me changer la vie pour l’essentiel : c’est que, tant que les mouches ne me forçaient pas une nouvelle fois à rester derrière les barreaux, je n’allais pas m’éloigner de mes camaros ni du Prêtre. Ça, c’était très clair pour moi.
— « Débrouillard, » lança alors Rogan. « C’est quoi, ça ? »
Il montra le formulaire d’un geste du menton.
— « Oh. Un papier que je dois faire signer, » expliquai-je. « Ce qui me rappelle que je dois aller chercher un travail avec contrat. Toi, t’as pas dû faire la même chose quand t’es sorti de l’Œillet ? »
Rogan roula les yeux.
— « Eh ben non. C’est que, moi, ils m’ont envoyé au dépôt et, là, les ancêtres m’ont ouvert une fenêtre et m’ont dit : vole. Ch’suis parti en volant, et ces exploiteurs m’ont pas revu depuis. Fais voir, fais voir, » ajouta-t-il, en prenant ma main gauche blessée. « Hé ! Visiblement, ils ont pas changé les corvées du damné. »
Par crainte qu’il ne me prenne l’autre main, je me dérobai en fourrant les mains dans mes poches avec le formulaire plié. Je fis :
— « Mouais, eh bien, ça va beaucoup mieux maintenant, crois-moi. » Sous son regard curieux, j’ajoutai : « D’où est-ce que t’as sorti ce chapeau ? »
— « Oh. C’est une longue histoire, » avoua Rogan avec un petit sourire. « Il a appartenu à ma grand-mère, qui l’a donné à son frère, qui l’a donné à un ami, qui l’a perdu, un mendiant l’a ramassé, un jour le vent l’a emporté et l’Esprit Patron me l’a rendu. »
J’éclatai de rire.
— « Eh beh, il a toute une histoire, ce chapeau ! Ch’peux l’essayer ? »
— « Pas question ! » souffla Rogan. Je pris un air suppliant, mais il refusa, tout en passant une main affectueuse sur le bord de son chapeau. « Non, non, non. Va savoir quels dangers tu lui ferais courir. Si tu prends bien soin du collier pendant, disons, deux lunes, peut-être que je te laisserai mettre le chapeau deux secondes. »
— « Radin de grippe-clous, » lui lançai-je en lui donnant une bourrade amicale. Sa réaction me rappela un peu celle que Yerris adoptait chaque fois que je lui demandais de me prêter son harmonica et ceci me fit penser que je n’avais rien qui ait une réelle importance pour moi… à part mes camaros. La vérité, je me sentais soulagé de voir que, malgré mon absence, tous deux continuaient de me traiter, je ne sais pas, comme un frère aîné, peut-être ?
Je poussai la tête de Dil pour qu’il se dégourdisse et lançai :
— « Compères ! Ch’suis en train de me geler, remontons la rue. Qu’est-ce que vous proposez ? »
Rogan grimaça.
— « Ben… En fait, Sla nous a demandé de te dire que, dès que tu pourras, tu dois aller à… l’endroit que tu sais. Elle en a pas dit plus. »
Je roulai les yeux. J’imaginais déjà Korther en train de m’attendre dans le bureau avec sa pierre mauve et ses commentaires sûrement très élogieux… Je me grattai le cou et fis un sourire forcé.
— « Bon… Ch’prends note. Bah, sûr que c’est rien d’urgent, hein, total, un jour de plus un jour de moins… » Je m’éclaircis la voix. « Bon. À part ça, qu’est-ce que vous proposez ? »